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Dans la tradition sociologique anglo-saxonne, l’étude de l’école envisagée comme lieu de travail (workplace) au sein duquel interviennent différents groupes d’agents s’est surtout centrée sur le personnel enseignant, lequel occupait jusqu’à récemment, il est vrai, une position dominante aussi bien en ce qui concerne le nombre que les fonctions et les tâches[1]. Du côté francophone (France, Suisse, Québec, etc.), le « travail scolaire », c’est-à-dire le travail accompli par l’ensemble des agents scolaires, enseignants y compris, a suscité peu d’études jusqu’à maintenant, bien que les choses commencent à changer : de manière générale, ce sont la sociologie de l’institution scolaire (et de ses composantes : politiques, structures, programmes, idéologies, etc.) et la sociologie de la profession enseignante qui ont pris à peu près toute la place. Dans ce contexte, le travail du personnel scolaire non enseignant qui, d’une manière ou d’une autre, intervient auprès des élèves ou des enseignants eux-mêmes (psychologues scolaires, orienteurs, conseillers pédagogiques, animateurs, techniciens en éducation spécialisée, travailleurs sociaux, etc.) est apparu périphérique, voire minoré par rapport à la centralité de l’enseignement régulier.

Pourtant, autant en Europe qu’en Amérique du Nord, l’évolution des systèmes éducatifs et de la composition de leur personnel contredit de plus en plus cette vision traditionnelle du travail enseignant et de l’organisation scolaire. En fait, cette évolution débute après la fin de la Seconde Guerre mondiale lorsque se met en branle le vaste processus d’édification des systèmes scolaires de masse d’abord au primaire, ensuite au secondaire et enfin dans l’enseignement postsecondaire. À partir des années 1960, on observe dans la plupart des pays industrialisés une augmentation ainsi qu’une différenciation et une spécialisation croissantes des agents scolaires non enseignants (Tardif et LeVasseur, 2002). En Amérique du Nord, si dans les écoles des années 1930 ou même 1950 l’organisation scolaire se confondait encore largement avec l’enseignante qui devait enseigner à des élèves d’âges différents l’ensemble des matières, exercer la discipline et la surveillance, administrer les premiers soins en cas de maladie ou de blessure en plus de voir à l’entretien physique de la classe (ménage, chauffage), l’organisation scolaire d’aujourd’hui comprend des enseignants par niveau, par champs et par matières, des professionnels non enseignants (orthopédagogues, psychoéducateurs, psychologues, orthophonistes, conseillers d’orientation, conseillers pédagogiques, travailleurs sociaux, etc.), des administrateurs et du personnel technique (administratif et manuel), mais également du personnel technique de soutien (aux élèves et aux enseignants) ainsi que du personnel paratechnique.

Or, certaines catégories d’emploi du « personnel de soutien technique et paratechnique » (PSTP) ont connu au cours des années 1980 et surtout 1990 une croissance tout à fait spectaculaire, notamment les techniciens en éducation spécialisée, sans qu’aucun avis ministériel et encore moins une politique officielle n’aient affirmé la nécessité de recourir à ce type de personnel dans les écoles primaires et secondaires. Malgré son poids grandissant au sein du personnel scolaire, aucune recherche n’a encore été menée au Québec sur les grandes finalités que poursuit ce PSTP, sur la façon dont ces agents interviennent auprès des élèves et des enseignants, sur les tâches qu’ils doivent assumer auprès d’eux et, par conséquent, sur la façon dont leur travail d’ordre technique, en périphérie de celui des enseignants, se coordonne avec lui.

En nous inspirant des travaux de Dubet (2002) en France et de Devine (1996) aux États-Unis, nous avançons l’hypothèse suivante : la présence grandissante des techniciens et paratechniciens depuis le début des années 1990, a contribué, de diverses façons, à modifier l’organisation du travail scolaire, et de ce fait, à transformer l’équilibre entre les missions d’instruction et de socialisation de l’école. Ce rééquilibrage se ferait au profit de la socialisation, et particulièrement de la socialisation des élèves ayant des troubles de comportement ou qui, pour des raisons extrêmement variées, éprouvent des difficultés à fonctionner dans le cadre scolaire. Certaines catégories du PSTP travailleraient au renforcement du lien scolaire pour ces élèves.

Pour confronter ces idées au terrain de recherche, nous avons mené des entrevues semi-structurées d’une durée d’environ une heure avec une trentaine de techniciens et paratechniciens ainsi qu’avec quatre représentants syndicaux. Ces données d’entrevues sont complétées par des observations du travail quotidien des PSTP. Nous avons également dépouillé diverses sources documentaires portant sur ces agents : énoncés de politique et plans d’action ministériels, avis d’organismes consultatifs, rapports de groupes de travail, publications syndicales, conventions collectives, plans de classification, banques de données du ministère de l’Éducation sur le personnel scolaire, articles scientifiques locaux et étrangers (québécois, français, britanniques et américains).

L’article comporte trois parties. Nous présenterons, dans un premier temps, certaines données sur l’importance grandissante du PSTP au sein de l’école québécoise. En second lieu, nous situerons le PSTP en regard d’autres groupes importants d’agents scolaires (professionnels non enseignants – PNE – et enseignants). En troisième lieu, en nous basant sur notre matériel empirique, nous décrirons les finalités poursuivies par le PSTP dans ses rapports avec les élèves. Nous montrerons que ces finalités s’articulent à la gestion du lien scolaire et à sa fragilisation pour une partie grandissante des élèves.

1. La croissance du personnel technique et paratechnique

Quelle est l’importance des agents techniques au sein de l’institution scolaire ? Le tableau 1[2] présente l’évolution comparée des effectifs de la formation des jeunes (incluant les élèves handicapés ou en difficulté d’adaptation et d’apprentissage – EHDAA –), de celui des enseignants ainsi que de l’effectif des catégories du PSTP dont le travail consiste à offrir des services aux élèves et, enfin, de l’effectif des « professionnels non enseignants » (PNE). À la différence des techniciens et paratechniciens, ces PNE (psychologues scolaires, orienteurs, conseillers pédagogiques, psychoéducateurs, etc.) possèdent une formation universitaire.

Tableau 1

Effectifs des élèves, des enseignants, du personnel non enseignant (PNE) et du personnel de soutien technique et paratechnique (PSTP) offrant des services à tous les élèves, secteur public, commissions scolaires, équivalent temps complet (ETC), Québec, 1990-2000.

Effectifs des élèves, des enseignants, du personnel non enseignant (PNE) et du personnel de soutien technique et paratechnique (PSTP) offrant des services à tous les élèves, secteur public, commissions scolaires, équivalent temps complet (ETC), Québec, 1990-2000.

a) Enseignants : emplois qualifiés (réguliers et à temps partiel).

b) Professionnel non enseignant offrant des services à tous les élèves : agent de réadaptation, psychoéducateur ou orthopédagogue ; animateur de la vie étudiante ; animateur de la pastorale ; conseiller d’orientation ou conseiller en formation scolaire ; travailleur social ; médecin ; animateur de vie spirituelle l’audition ; psychologue ou conseiller en rééducation ; ergothérapeute, physiothérapeute ou agent de réhabilitation.

c) Personnel technique et paratechnique offrant des services à tous les élèves : technicien en éducation spécialisée, technicien en travail social, technicien en loisirs, technicien en psychométrie, technicien en écriture Braille, technicien en toxicomanie, surveillant d’élèves, éducatrice en service de garde en milieu scolaire, responsable de service de garde en milieu scolaire, préposé aux élèves handicapés.

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Ce premier tableau montre que, en nombres absolus, l’effectif des élèves a diminué de 1,3 % au cours de la décennie 1990-2000 et celui des enseignants de 1,7 %, tandis que l’effectif des PNE a augmenté de 16,3 % et celui des PSTP de 141,6 %. Bref, alors que le nombre d’élèves et d’enseignants réguliers diminue, le nombre de professionnels et de techniciens croît. Cette évolution contrastée a des incidences importantes sur la composition du personnel scolaire et l’encadrement des élèves.

En effet, en 1990, les PNE et les PSTP représentaient 10 % de l’effectif enseignant (respectivement 3,5 % et 6,5 %), alors qu’à peine dix ans plus tard, ils représentent désormais 20 % (respectivement 4 % et 16 %). Au cours de la même décennie, le poids relatif du personnel enseignant parmi l’ensemble des agents scolaires qui travaillent avec les élèves est passé de 90 % à 83 %. Cette évolution se reflète sur le taux d’encadrement des élèves par les agents scolaires. En 1990, on comptait un agent scolaire pour 16,4 élèves, et en 2000, un pour 14,6 élèves. Concrètement, tout cela signifie que l’école offre, par l’intermédiaire d’agents autres que les enseignants, de plus en plus de services aux élèves.

Par ailleurs, l’augmentation du nombre de PNE et surtout du PSTP n’est pas uniforme car elle repose surtout sur la croissance de certains groupes (voir le tableau 2).

Tableau 2

Croissance de certains groupes d’agents du personnel non enseignant (PNE) et du personnel de soutien technique et paratechnique (PSTP), Québec, 1990-2000.

Croissance de certains groupes d’agents du personnel non enseignant (PNE) et du personnel de soutien technique et paratechnique (PSTP), Québec, 1990-2000.

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Deux groupes se distinguent particulièrement. Premièrement, les éducatrices des services de garde, avec une croissance de 240,3 % en dix ans. Cette croissance s’explique essentiellement par la politique gouvernementale de créer des services de garde en milieu scolaire (Ministère de la Famille et de l’Enfance, 1997). Deuxièmement et le cas qui retient le plus notre attention, c’est celui des PSTP et des PNE qui interviennent auprès des élèves handicapés et / ou en difficulté d’adaptation ou d’apprentissage (EHDAA) et des élèves qui vivent des situations de crise sur les plans scolaire, personnel ou social. Les techniciens en éducation spécialisée ont enregistré une croissance de 155 % au cours des années 1990. Certaines des catégories de personnel non enseignant qui interviennent avec les mêmes élèves ont également connu une augmentation importante. Par exemple, les psychoéducateurs et les orthopédagogues ont augmenté de 93,1 %, tandis que l’effectif des élèves pour la même période diminuait de 1,3 % et celui des EHDAA de 7,9 %[3]. Par ailleurs, on notera aussi la croissance des surveillants d’élèves (38 %) qui constituent le troisième groupe en importance sur le plan numérique parmi le PSTP. Comme on le verra plus loin, une bonne part du travail des surveillants d’élèves concerne aussi la gestion des situations problèmes avec les élèves.

Les causes de la croissance du travail technique

À quoi attribuer la croissance de ces agents techniques et paratechniques et, dans une moindre mesure, du personnel non enseignant ? Outre la création des services de garde, une des principales raisons tient à la politique d’intégration dans les classes régulières des EHDAA instaurée en 1979 à la suite de la publication du rapport COPEX (Ministère de l’Éducation, 1976). La politique de l’adaptation scolaire mise en place en 1999, qui se situe dans la foulée de la réforme de l’éducation entamée par les États généraux sur l’éducation (1996), réaffirme les principes de la politique de 1979, dont celui de l’intégration du plus grand nombre d’élèves en classe régulière (Ministère de l’Éducation, 1999, p. 17). Cette politique a bien sûr des conséquences extrêmement importantes, non seulement pour les enseignants qui doivent accueillir et maintenir en classes régulières des élèves qui en étaient traditionnellement exclus pour toutes sortes de raisons (troubles plus ou moins graves de comportement, difficultés d’apprentissage les plus diverses, etc.), mais aussi pour l’ensemble du système scolaire et de ses agents qui doivent offrir à ces élèves et à leurs enseignants des services adaptés à leurs besoins particuliers.

Or, il semble que les crises budgétaires de 1982 et de 1995 aient constitué un des facteurs majeurs dans la modification du profil d’embauche des agents offrant des « services complémentaires » aux élèves. Dès le lendemain de la réforme Parent des années 1960, ou à tout le moins au début des années 1970, le monde de l’éducation a eu recours aux PNE afin de répondre aux besoins (d’apprentissage, de comportement, d’orientation) des élèves. Avec les crises budgétaires que nous venons d’évoquer, le monde de l’éducation a cherché à endiguer la prolifération des PNE (au profil universitaire) dans les écoles, et suivant les impératifs d’une conjoncture économique difficile, a graduellement remplacé ceux-ci par du PSTP (au profil collégial et secondaire) moins bien rémunéré et dont le statut d’emploi est souvent précaire. Ainsi, de 1993 à 1996, les psychoéducateurs et orthopédagogues (PNE), la catégorie de professionnels qui a le plus augmenté dans les années 1990, a diminué de 6,1 % (ETC), tandis que pour la même période, les techniciens en éducation spécialisée augmentaient de 20,4 %. En chiffres absolus, de 1990-1991 à 1999-2000, les psychoéducateurs et les orthopédagogues (PNE) ont augmenté de 396 individus, mais les techniciens en éducation spécialisée de 4 554 individus. Bref, des motifs d’ordre économique ont joué un rôle important dans l’évolution de la composition interne du personnel des services complémentaires et ont favorisé la croissance numérique de certaines catégories de personnel de soutien technique et paratechnique (PSTP)[4]. Cependant ce ne sont pas les seuls.

Une autre raison de la croissance de ce personnel de soutien (PSTP), toujours en lien avec la philosophie générale à l’origine de la politique d’intégration des élèves en difficulté, tient à la nécessité de venir en aide à une fraction de plus en plus importante d’élèves aux prises avec des problèmes personnels et sociaux qui contrarient leurs chances de réussite scolaire. Dans différentes zones urbaines et rurales du Québec, certaines écoles se caractérisent par un indice de défavorisation élevé (Ministère de l’Éducation, 2004). Les établissements scolaires doivent maintenant composer avec des réalités sociales extrêmement lourdes : accroissement de l’indice de pauvreté, affaiblissement du tissu social, dysfonctionnement de certaines familles (pour des raisons d’indigence, de violence, de drogue, d’abus sexuels) et augmentation de la monoparentalité. Par ailleurs, l’immigration a modifié ces dernières années la composition ethnique et culturelle de plusieurs quartiers et agglomérations, particulièrement dans la grande région urbaine de Montréal. Dans certaines écoles montréalaises, les élèves viennent majoritairement de groupes ou de cultures minoritaires dont les habitus scolaires et le capital culturel sont parfois fort éloignés de ceux de la majorité blanche et francophone. Encore là, l’école et les agents scolaires doivent offrir des services particuliers à ces élèves et soutenir leur intégration. Comme l’indiquent les tableaux 1 et 2, certaines catégories de techniciens jouent un rôle de premier plan dans l’encadrement offert à une partie importante de la population scolaire touchée par ces transformations sociales.

En fait, devant l’accroissement de cette population scolaire en difficulté ou à risque, il semble que les milieux scolaires aient rapidement constaté certaines limites du travail des PNE et de ses exigences (Ministère de l’Éducation, 1976), notamment les interventions de type clinique qui nécessitent des rencontres individuelles et des rendez-vous suivis avec les élèves présentant des problèmes particuliers. Par exemple, dans les années 1970, la plupart des orthopédagogues utilisaient une approche psychomédicale[5], mais celle-ci s’est avérée rapidement lourde et coûteuse en raison de l’augmentation rapide du nombre d’EHDAA (Ministère de l’Éducation, 1976). En effet, il devenait difficile de maintenir des services de type professionnel / clients tandis que les clientèles d’EHDAA se multipliaient et que les problèmes se généralisaient au sein d’une école de masse. Or, dans les années 1990 (et encore aujourd’hui), les enseignants ont réclamé un nouveau dispositif de soutien aux élèves et à eux-mêmes, que ne pouvaient offrir, selon eux, les professionnels (psychologues, psychoéducateurs, travailleurs sociaux, etc.), compte tenu de leur petit nombre et de leur modèle d’intervention[6]. Ce dispositif requérait une intervention ponctuelle auprès d’élèves qui pour des raisons diverses réclamaient une aide immédiate, alors que souvent, au même moment, le professionnel de l’école s’employait à définir ou à évaluer un plan d’intervention avec un élève.

En définitive, la massification de l’éducation, l’accroissement des problèmes sociaux des élèves, la volonté institutionnelle d’en tenir compte, l’effort des années récentes afin de retenir dans le giron scolaire des élèves ayant des problèmes d’apprentissage et de comportement diversifiés, la politique ministérielle d’intégration des élèves handicapés ou ayant des difficultés d’adaptation et la demande des enseignants à l’égard d’un type de ressource qui puisse répondre aux besoins des élèves dans des situations d’urgence ont donc conduit à la croissance d’intervenants en milieu scolaire, particulièrement de techniciens en éducation spécialisée.

2. La division du travail entre les groupes d’agents scolaires

Comme le montrent les tableaux 1 et 2, la croissance du personnel de soutien technique et paratechnique amène ces agents à occuper une place plus importante au sein de l’organisation du travail scolaire ; par le fait même, ils sont amenés à définir leur propre travail et territoire d’interventions en regard des autres agents déjà en place. Commençons donc par situer le travail technique dans le champ plus large du travail scolaire et plus particulièrement celui auprès des élèves en difficulté ou à risque. Actuellement, l’offre de services à ces élèves semble évoluer en fonction d’une division du travail entre les enseignants, les professionnels et les techniciens.

Les enseignants réguliers

Les enseignants réguliers travaillent avec la masse des élèves. Compte tenu de leur poids numérique parmi le personnel scolaire, et aussi de leur place centrale dans l’école, les enseignants constituent le « groupe de référence » à partir duquel les professionnels et les techniciens doivent inévitablement définir leurs propres fonctions et responsabilités. En réalité, on ne peut pas comprendre l’évolution actuelle des services professionnels et techniques sans la relier aux transformations du travail enseignant. Actuellement, celles-ci semblent marquées par deux tendances potentiellement contradictoires[7]. D’une part, depuis à peu près le début des années 1980, l’école demande aux enseignants réguliers de jouer un rôle grandissant dans l’intégration des élèves en difficulté et plus largement dans l’offre des services complémentaires à tous les élèves. Selon l’article 1 de la Loi sur l’instruction publique (Ministère de l’Éducation, 2002), ces services comprennent, pour les enseignants, la promotion de la participation de l’élève à la vie éducative, l’éducation aux droits et aux responsabilités, l’animation d’activités sportives, culturelles et sociales, l’encadrement et la surveillance des élèves. Bref, les services complémentaires se situent en droite ligne avec la mission de socialisation et d’éducation de l’école conçue comme milieu de vie pour les élèves. Or, dans les années 1980 et 1990, les compressions budgétaires ont entraîné une réduction de certains de ces services et de leurs agents, obligeant du même coup les enseignants à y prendre une part plus active. Dans le même sens, depuis les années 1980, l’intégration des élèves handicapés ou en difficulté (EHDAA) en classes régulières a forcé les enseignants à jouer un rôle plus important auprès de ces élèves.

Cependant, d’autre part, au cours des deux dernières décennies, diverses pressions sociales et institutionnelles se sont exercées pour recentrer l’enseignement régulier sur sa mission fondamentale, à savoir l’instruction des élèves et leur réussite scolaire (Lessard, 1991, p. 36-37 ; Ministère de l’Éducation, 1997a, 1997b). Dans cet esprit, les enseignants doivent d’abord s’occuper des élèves en classe en prenant leurs apprentissages scolaires comme base d’intervention. Sans être contradictoires entre elles sur le plan des grands principes éducatifs, il est clair cependant que la mission d’instruction au sens étroit (faire acquérir aux élèves les savoirs et compétences formant les contenus des programmes scolaires), dans un contexte limité en personnel, en ressources et en temps, peut fort bien entrer en contradiction ou du moins en tension avec la mission de socialisation et d’éducation au sens large. Dans les dynamiques du travail quotidien, cette tension débouche concrètement sur des problèmes de division des rôles et des tâches entre les divers agents scolaires et de coordination de leurs activités individuelles et collectives. Dans certaines écoles, le personnel technique hérite des tâches plus difficiles tandis que les enseignants se centrent sur les activités d’apprentissage et les professionnels se cantonnent dans leur rôle officiel ; dans d’autres établissements, les enseignants et les professionnels participent davantage à la gestion du milieu de vie et à la régulation des problèmes des élèves. Les divisions et spécialisations parmi le personnel scolaire fluctuent souvent et sont négociées en fonction des ressources disponibles et des urgences mais aussi des traditions locales et des rapports de force entre les agents.

Les professionnels non enseignants (PNE)

Un nombre important d’élèves éprouve des « difficultés d’apprentissage » (problème de lecture, d’arithmétique, de prononciation, d’élocution, de rétention, etc.). Traditionnellement, ces élèves, lorsque les enseignants réguliers ne peuvent régler leurs problèmes, sont pris en charge par des professionnels ayant une formation universitaire (orthopédagogues, enseignants spécialisés en adaptation scolaire, orthophonistes, psychologues, etc.). Ce type de problèmes affecte d’abord l’élève lui-même dans son cheminement scolaire ; ensuite, il est à résolution lente et fait appel à des connaissances de haut niveau (psychologie de l’apprentissage, théories de l’apprentissage de la lecture, de l’écriture, des nombres, théories du développement, modèles cognitifs et affectifs de l’enfant, etc.) et exige, sur le plan pédagogique, des transformations à long terme. Les élèves éprouvant de tels problèmes sont habituellement dépistés par les enseignants et ensuite adressés à des spécialistes, lesquels proposent des plans d’intervention qu’ils vont mettre en oeuvre bien souvent avec la collaboration des enseignants.

Le personnel de soutien technique et paratechnique (PSTP)

Tout comme l’aire des services professionnels, le territoire du travail technique en milieu scolaire comporte plusieurs types d’agents et différentes fonctions régies par diverses finalités. Les techniciens en documentation gèrent le fonctionnement des bibliothèques ou des centres multimédias, les techniciens en psychométrie, à la demande des psychologues, administrent des tests psychométriques à des élèves en attente de classement, les techniciens en travaux pratiques encadrent les élèves dans leur travail de laboratoire en cours de sciences, les techniciens en loisirs animent la vie scolaire et parascolaire par de nombreuses activités culturelles, ludiques et sportives, les techniciens en écriture Braille transcrivent ou modifient les textes afin de les rendre accessibles aux élèves non voyants ou semi-voyants et les techniciens en informatique assurent le fonctionnement du réseau informatique. Les techniciens en éducation spécialisée, en travail social et en loisirs assument auprès des élèves une présence éducative ; entendons par là une fonction qui consiste à leur transmettre des valeurs ou des règles élémentaires de civisme, à favoriser le développement chez les élèves de compétences communicationnelles ou sociales, d’un certain contrôle de soi, d’une capacité de réflexion leur permettant de comprendre la portée de leurs paroles et de leurs gestes sur les autres, à les écouter, à les conseiller au regard de leur vie personnelle, de leur parcours scolaire, de leur vie de futur citoyen et de futur travailleur. Certaines autres catégories de techniciens exercent également une grande influence sur les enseignants en les déchargeant d’une partie de leur travail. Les techniciens en éducation spécialisée et même certains surveillants d’élèves[8] affectés au « local de retrait »[9] assument une partie de la gestion des élèves difficiles, laquelle, il y a peu, relevait le plus souvent des enseignants et de la direction.

Le travail technique est donc différencié et ses agents poursuivent, à travers leurs tâches et fonctions concrètes, différentes finalités au sein des établissements. Nous nous sommes plus spécifiquement intéressés aux catégories de PSTP qui interviennent auprès des élèves, qui leur offrent un soutien éducatif et qui, de ce fait, favorisent le renforcement du lien scolaire : les techniciens en éducation spécialisée, les techniciens en loisirs, et les surveillants d’élèves.

Le lien scolaire peut se définir comme ce qui retient l’élève à l’école ou ce qui lui permet d’intégrer la norme scolaire, entendons ici ce que l’institution attend de l’élève (discipline, coopération, ponctualité, assiduité du travail, créativité, etc.). Différents facteurs entrent dans la composition de ce lien scolaire. Il comporte une dimension juridique dans la mesure où le régime de scolarisation est obligatoire. Pour une large part, la tâche de différents agents scolaires consiste à faire en sorte que les élèves intériorisent cette obligation et l’acceptent. Ce qui ne va pas nécessairement de soi. En effet, le lien des élèves à l’école, au-delà de sa dimension juridique, est façonné par leurs expériences, attentes et croyances personnelles face à l’école, aux enseignants et aux autres acteurs scolaires. Ces phénomènes dépendent pour une part du milieu familial et social de l’élève mais aussi de sa propre trajectoire scolaire et des interprétations et évaluations qu’il peut en faire au fur et à mesure de sa progression dans le système. Selon Bourdieu et Passeron (1970), les élèves provenant de milieux populaires ont nettement tendance à exercer leur propre « autosélection », en anticipant la possibilité de leur échec ou du moins de leur faible réussite, ce qui les amènera dans certains cas à développer des stratégies de résistance ou de retrait à l’égard de ce jeu scolaire dont ils savent à l’avance qu’ils n’en tireront pas profit. En effet, tout indique qu’un nombre important d’élèves éprouve ce que les spécialistes appellent des troubles de comportement. D’autres encore, sans être étiquetés de la sorte, vivent au cours de leur cheminement scolaire des situations de crise ou des expériences (drogue, violence, bandes, etc.), qui, d’une façon ou d’une autre, compromettent leurs chances de réussite à l’école. Dans certains cas, c’est l’intégrité personnelle de l’élève qui se voit menacée.

Or, ces différents troubles de comportement et ces diverses situations et expériences, lorsqu’ils se manifestent, appellent habituellement des solutions rapides et ad hoc. Un élève qui se querelle avec l’enseignant, celui qui est en train d’abandonner l’école, celui qui vend ou consomme de la drogue, l’élève violent ou perturbateur, l’élève qui vit des problèmes personnels ou familiaux graves, celui qui se livre au taxage, l’adolescent suicidaire, etc., réclament une intervention de la part des autorités scolaires fréquemment indexée d’une certaine urgence. C’est sur cette ligne de feu qu’interviennent les techniciens en éducation spécialisée : ils doivent résorber des crises, trouver immédiatement des solutions à des situations de débordement, aider les élèves à surmonter des conflits ou des expériences difficiles ou graves, protéger leur intégrité personnelle ou physique, ou encore les soutenir malgré leurs projets d’abandonner l’école. Ces élèves font l’objet d’un travail de construction du lien scolaire : non seulement faut-il chercher à les retenir physiquement dans l’école, mais encore faut-il les inciter à y rester, susciter leur adhésion, essayer de construire avec eux une représentation positive de l’école et favoriser leur engagement dans un parcours scolaire qui ait un sens pour eux.

3. Les finalités du travail technique : la construction du lien scolaire ?

Nous venons de dégager brièvement quelques éléments et facteurs qui contribuent à la division du travail entre le personnel enseignant, professionnel et technique. Nous allons maintenant nous intéresser aux finalités que les PSTP poursuivent. Pour nous, une « finalité » renvoie à l’étude des activités réelles ainsi qu’aux orientations pratiques et normatives d’actions effectivement suivies par les agents scolaires à travers leurs tâches concrètes ; une finalité ne se confond donc pas avec les fonctions d’administration, d’enseignement et de soutien qui servent à classer les personnels scolaires selon une vision prescriptive de leur travail. En effet, au-delà du travail prescrit par les conventions collectives, les techniciens, on le verra, assument des rôles, poursuivent des finalités que laissent dans l’ombre les définitions formelles de leur travail (CPNCF, 2000). Par exemple, la description technique la plus fine des tâches d’un surveillant d’élève ou d’un technicien en loisirs ne dit rien de leur rôle en tant que personne-ressource pour des élèves qui refusent de s’identifier à certains enseignants qui incarnent selon eux un pouvoir institutionnel dont ils se sentent les victimes.

Nous avons dégagé trois principales finalités poursuivies par certaines catégories des PSTP (particulièrement les techniciens en éducation spécialisée, les techniciens en loisirs et les surveillants d’élèves) et dans lesquelles s’inscrivent leurs tâches et rôles en lien avec la déliquescence du lien scolaire : 1) intégration scolaire des élèves ; 2) intégration sociale des élèves ; 3) soutien personnel et social des élèves. Les finalités permettent de mettre en relief les différentes modalités de régulation par lesquelles l’institution scolaire cherche à remédier, ou à tout le moins gérer, les différentes formes du lien scolaire. Ces différentes finalités sont transversales au territoire scolaire du travail technique plutôt que clairement divisées entre les catégories de techniciens. Un même technicien peut poursuivre diverses finalités y compris lors d’une seule et même rencontre avec un élève.

L’intégration scolaire

La finalité d’intégration scolaire consiste à maintenir l’élève en classe ou à l’école. Il s’agit de rétablir un lien brisé soit entre l’élève et son enseignant, soit, plus largement, entre l’élève et l’institution scolaire. Certains élèves peuvent refuser de faire leur travail ou un devoir, enfreindre le règlement scolaire, se montrer indisciplinés, impolis, agressifs soit physiquement, soit verbalement, à l’endroit de leur enseignant ou d’un élève. D’autres élèves peuvent tout simplement ne plus fonctionner sans pour autant afficher un comportement perturbateur. Dans tous ces cas, une intervention devient nécessaire afin de réparer le lien brisé, bref, afin de permettre à l’élève et à l’enseignant de reprendre le cours normal de leurs activités d’apprentissage et d’enseignement. L’essentiel du travail des techniciens en éducation spécialisée (TES) consiste à rétablir ce lien brisé entre l’élève et son enseignant et à favoriser son retour le plus rapidement possible dans la classe. Lorsqu’un enseignant expulse de cours un élève, le TES l’accueille et lui permet de décanter la situation.

Si le jeune fait des crises, je dis à l’enseignant de le laisser sortir à mon bureau sans permission. Mon bureau lui sert de soupape, n’importe quand, sans préavis. Plutôt que de verser son agressivité et sa violence sur les autres, il vient à mon bureau […] et se contrôle beaucoup plus.

Un autre TES affirme qu’il s’efforce de voir ce qui a pu conduire à l’expulsion de l’élève et de lui offrir un moyen de réintégrer sa classe au plus vite : « Parce que le but c’est en fait qu’il soit le plus souvent possible assis dans la classe à fonctionner, si on veut qu’il fasse ses apprentissages. » Le TES a également à déterminer la cause de l’incident ou du comportement de l’élève qui a été jugé inacceptable par l’enseignant :

Tout l’aspect psychosocial du jeune, j’y touche. Si l’élève envoie promener son professeur, il a une sortie de classe pour impolitesse. Il va s’en venir à mon bureau. Moi j’essaye de voir ce qui a provoqué cette impolitesse-là. Est-ce que c’est dû à un désordre qui s’est passé à la maison la veille, est-ce parce qu’il s’est juste levé mal luné, parce qu’il a eu une interaction avec ses amis puis que ça n’a pas fonctionné, est-ce qu’il est en rupture amoureuse, est-ce qu’il est malade, est-ce qu’il a un problème d’argent, et qu’à l’adolescence il sait pas comment le dire, est-ce qu’il a un problème d’identité ? Or c’est tout ça que je travaille avec les jeunes.

En prenant ainsi en charge les élèves expulsés de cours, les TES soulagent les enseignants d’une partie de leur travail, ils assument un rôle de soutien à l’enseignant :

Quand un enfant refuse de travailler pendant deux jours de temps, puis : « non je le ferai pas », puis qu’il lance son cahier et qu’il veut rien savoir, le prof a besoin d’aide. Le prof, il en a vingt-cinq dans sa classe, il a pas le temps de s’asseoir, il en a vingt-cinq ! […] Ça fait que j’aide le prof parce que je sors l’enfant, puis je fais décaler le comportement puis le stress des deux.

Les TES assument également un rôle de médiation entre un élève et un enseignant qui ne se parlent plus ou qui ne savent pas comment établir un bon climat de communication. L’enseignant peut adresser maladroitement ses doléances à l’élève et celui-ci peut avoir du mal à lui communiquer ses attentes. Le TES écoute ainsi les deux parties et les aide respectivement à trouver un terrain d’entente.

Il n’y a pas que les TES qui assument une fonction d’intégration scolaire. Les techniciens en aide sociale et en loisirs le font également. Souvent critiquée pour son éloignement des activités d’apprentissages, la technique de loisirs cherche à se donner une légitimité à travers sa fonction de rétention des élèves en voie de décrochage :

Il faut qu’on rapproche les élèves de l’école, qu’on donne une meilleure vision de l’école, que je fasse une vie étudiante, comme si l’école avait une mission sociale… Faut qu’on leur montre que c’est le fun l’école, qu’on les encourage à venir à l’école. Parce que nous autres, on a un gros taux de décrochage scolaire, d’environ 65 %.

Les techniciens en loisirs ont conscience de la dimension sociale de leur travail. Dans certains milieux, les directeurs d’école mettent tout en oeuvre afin de maintenir une certaine catégorie d’élèves à l’école. Les équipes de sport, par exemple, peuvent susciter l’intérêt d’élèves en situation d’échec. D’ailleurs, des techniciens affirment que des élèves attribuent aux loisirs la raison de leur engagement scolaire :

Je leur dis que de participer à des projets comme ça, ça va les tenir et les stimuler énormément. Puis, à chaque année il y en a qui viennent me voir et me remercient de les avoir soutenus. Ils me disent : « C’est tel projet qui m’a gardé à l’école cette année. J’avais le goût de venir à l’école ».

Pour leur part, les surveillants d’élèves ont fortement intégré le mot d’ordre du maintien des élèves à l’école. Le travail des surveillants a longtemps consisté à contrôler les élèves et à suspendre ceux qui refusaient de se conformer au règlement scolaire. Le contexte socioculturel ayant évolué, les élèves étant plus réfractaires à l’autorité et plus enclins à s’engager dans des pratiques de résistance, les surveillants évitent l’imposition radicale du règlement. Ils doivent plutôt négocier une entente avec l’élève, trouver coûte que coûte un moyen de concilier la volonté de l’individu avec l’impératif d’ordre institutionnel :

Si tu dis à l’élève : « Va-t’en chez vous ! », tu ne règles pas le problème! Ils viennent à l’école, c’est pour rester à l’école et apprendre. Notre but, c’est de le garder à l’école sans qu’il dérange les autres et qu’il fonctionne dans le cadre de l’école. S’il a une patch, il faut que je trouve le moyen de le garder à l’école dans le respect des règles. En mettant son chandail à l’envers, il est dans le respect des règlements. On voit pas sa patch, puis il reste à l’école. Tout le monde est content. C’est toujours dans le respect là ; il faut qu’il reste dans le cadre de l’école et nous autres, on veut le garder à l’école.

Une autre surveillante d’élèves affectée au local de retrait où se dirigent les élèves expulsés de cours incite fortement les élèves à bien se comporter en classe et à persévérer dans leurs études :

À un élève qui me dit : « je veux lâcher l’école », je vais dire : « si tu lâches l’école, tu punis personne d’autre que toi-même. Parce qu’aujourd’hui ça en prend des études, puis t’es capable, donne-toi la chance de réussir, mets-y du tien ».

En somme, la fonction d’intégration scolaire s’inscrit tout à fait dans le prolongement de la politique de réussite scolaire relancée dans les années 1990 par le Plan Pagé (Ministère de l’Éducation, 1992) et qui affirmait la nécessité de tout mettre en oeuvre en vue d’orienter les élèves vers la réussite scolaire. Cela s’est traduit dans la pratique par un effort de tous les instants afin de maintenir les élèves en classe le plus longtemps possible et de créer des incitatifs, en dehors des heures de cours, ce qui leur rendrait la vie scolaire plus attrayante. Certes, il ne suffit pas de monter une équipe de football pour réaliser cet objectif, mais un tel dispositif peut contribuer à prémunir quelques élèves contre le décrochage scolaire et même les inciter à poursuivre leurs études au niveau collégial où les activités sportives sont généralement de très haut niveau. Il ne suffit pas enfin de multiplier les postes de techniciens en éducation spécialisée, lesquels s’occupent des élèves qui ont du mal à fonctionner en classe. Mais, par de telles mesures, l’institution scolaire permet au plus grand nombre d’élèves non seulement de demeurer physiquement présents en classe, mais de trouver un sens à leur parcours scolaire souvent marqué par l’échec, de renforcer le lien qui les retient à l’école.

L’intégration sociale

Cependant l’école, dans les missions qu’elle assume, va au-delà de l’ambition de maintenir les élèves aux études. Elle veut également mieux les préparer à réaliser leur intégration dans la société pendant et après leur passage à l’école. Aussi, une seconde finalité du PSTP concerne les élèves qui maîtrisent mal les règles élémentaires du civisme et pour qui sont compromises leurs chances d’insertion sociale. Ces élèves, violents, insolents, impolis, non ponctuels, irresponsables, désordonnées, ont de la difficulté à fonctionner dans un cadre social ou une institution comme l’école ; cela non seulement compromet leur réussite scolaire, mais également, on le présume, leur insertion dans le monde du travail. Il s’agit donc de les outiller afin qu’ils puissent s’intégrer socialement, ce qui s’avère pour le moment une entreprise risquée.

Cette fonction, en regard du personnel technique et paratechnique, relève presque exclusivement des techniciens en éducation spécialisée (TES) (et des techniciens de l’aide sociale). Tous les TES rencontrés ont affirmé la nécessité de favoriser chez les élèves ce qu’on pourrait convenir d’appeler des habiletés sociales, communicationnelles ou intersubjectives. L’un d’eux a mentionné à cet égard que les individus ne s’éloignent pas des normes sociales par volonté mais par ignorance. Des élèves n’auraient pas forcément conscience du caractère inacceptable de ce qu’ils disent à leur enseignant ou à leurs confrères de classe. Quand l’enseignant dit de son élève qu’il ne veut pas se conformer ou bien se comporter, l’éducateur affirme non pas que l’élève ne veut pas mais qu’il ne sait pas se comporter dans certains cas :

Les enseignants vont souvent parler de refus, de mauvaise volonté. Ils vont considérer l’élève comme quelqu’un qui ne veut pas faire les choses. Selon moi, il s’agit plutôt de capacités qui n’ont pas été apprises.

Un autre éducateur va dans le même sens. Selon lui, les élèves se comportent mal mais ne le savent pas ou ne savent pas comment bien se comporter. Ils ne peuvent pas non plus reconstituer la trame des événements qui ont provoqué le conflit, le plus souvent, avec leur enseignant :

Les élèves ne voient pas toujours toutes les conséquences de leurs actes, ni la séquence des événements qui conduisent à l’expulsion. Nous, on les écoute et on essaye de leur montrer qu’ils ont peut-être parlé un peu trop…

Mise à part l’insistance sur le développement des habiletés sociales, l’éducateur peut également transmettre aux élèves les règles élémentaires de la vie sociale, des normes comportementales relatives aux habitudes de vie, à l’hygiène, aux pratiques sexuelles, à l’alimentation, etc. :

J’interviens au niveau du maintien, de la tenue, de l’habillement, des comportements, des taquineries excessives, des batailles, dans tout le quotidien d’un jeune. J’assume les dîners à la cantine, je vois à l’ordre, à la propreté, à ce que les gens mangent bien, à ce que les jeunes mangent des repas chauds, pas uniquement les gâteaux et les sucreries, je vois à ce que… sans les forcer évidemment, mais à leur expliquer les bienfaits d’un bon légume avec une viande, un corps sain dans une âme saine… J’essaie de voir au développement des jeunes.

Il s’agit en fait d’amener certains élèves à mieux se contrôler, à respecter les autres, à se comporter convenablement en société. Cette finalité d’intégration sociale, en favorisant l’acquisition de règles de civisme et d’hygiène, rapproche l’élève de la norme scolaire et favorise son insertion sociale. En cela, elle constitue le pendant de la mission de socialisation de l’école et poursuit la politique d’intégration des élèves difficiles.

Le soutien personnel et social de l’individu

La troisième finalité concerne les élèves en péril psychologique, personnel, social, élèves ayant des problèmes de drogue, de violence, d’instabilité psychologique, vivant des crises aiguës, des candidats au suicide, des victimes d’agressions sexuelles. Les élèves expulsés de cours pour dysfonctionnement ou encore parce qu’ils vivent des moments de crise en classe sont adressés séance tenante aux techniciens en éducation spécialisée qui, le cas échéant, les orienteront vers des services professionnels à l’intérieur ou à l’extérieur de l’école. Les TES ont à travailler régulièrement avec des élèves en perte d’intégrité personnelle :

Faire en sorte que l’élève se sente bon, mais pas juste au niveau scolaire, il faut qu’il se sente quelqu’un de bien. C’est clair que les familles éclatées, ça n’a pas aidé les jeunes. Peut-être que c’est là que les éducateurs viennent remplir les manques à la maison, pour valoriser les jeunes, pour remonter l’estime de soi, pour qu’ils aient confiance en eux. Les jeunes qui ont des vécus scolaires de doublage, d’échec, ils n’ont pas une très haute opinion d’eux-mêmes, il faut les amener à voir qu’il y a pas juste l’école dans la vie : « t’as quoi d’autre comme talent, comme passion ? ». Le pire que je puisse rencontrer, c’est un élève passionné de rien, même pas de Nintendo. S’il en mange du Nintendo, au moins il mange de quelque chose, mais un élève qui est éteint, c’est ce que je rencontre de plus triste.

La perte d’intégrité personnelle se rencontre chez les élèves en proie à des idées suicidaires. Les TES leur accordent une attention minutieuse. Dans le cas d’une situation jugée préoccupante, ils en glissent un mot à des spécialistes situés à l’intérieur ou à l’extérieur de l’école :

Si j’entends parler d’une lettre suicidaire, je cours rencontrer le jeune le plus rapidement possible, puis là je le confronte et je lui pose la question : « Est-ce que t’as déjà eu des pensées suicidaires ? » […] Il faut tisser une toile de protection pour la situation de crise. Pendant que l’élève est à l’école, il est sous notre surveillance.

Les TES assument également auprès de certains jeunes, notamment issus de familles disloquées, un rôle de complément familial, de figure tutélaire, de référence parentale :

On demande aux enseignants une très grande compréhension, de la souplesse, de faire performer les jeunes. C’est pour ça qu’il y a de plus en plus d’intervenants : les jeunes ont de plus en plus de difficultés. Avec l’appauvrissement, la perte de la cellule familiale, les jeunes ont besoin d’adultes qui vont les encourager, les stimuler et les accepter comme ils sont.

Cette figure tutélaire peut également, selon les milieux et l’identité professionnelle de chaque TES, prendre la forme d’un secours offert aux élèves les plus carencés sur le plan matériel :

Mon rôle en gros c’est de voir à ce que l’élève ait tous les services pour réussir. Je fais des levées de fonds, s’il n’a pas la base, à manger, à dormir, s’il n’est pas habillé décemment… Les jeunes ici ne manqueront pas l’école parce qu’ils manquent de lunettes ou qu’ils ont mal aux dents… Ils ont besoin qu’on s’occupe d’eux.

L’école travaille donc à l’établissement d’un filet de sécurité pour élèves en grande difficulté, procède au dépistage et à l’identification de cas sociaux lourds et les achemine vers des services professionnels ou ressources communautaires appropriés.

Au-delà de la construction du lien scolaire, la construction du sujet par lui-même

Somme toute, l’analyse de notre matériel empirique montre qu’il existe diverses formes de fragilisation ou de risque de rupture du lien scolaire, qui varient en importance et en intensité, allant du simple refus de se conformer au règlement scolaire à la dépression profonde qui contrarie toute possibilité de fonctionnement normal en classe. Des catégories de PSTP (particulièrement les techniciens en travail social, les techniciens en loisirs, ceux en toxicomanie, ceux en éducation spécialisée et les surveillants d’élève) travaillent à réguler des situations où se trouvent mises en jeu diverses formes de désintégration (ou risques de désintégration) du lien des élèves à l’institution scolaire.

Or, les différentes catégories de personnel technique se distinguent les unes des autres quant à la priorité à accorder aux trois finalités que nous avons identifiées : intégration scolaire, intégration sociale et soutien personnel et social de l’élève. Le surveillant, bien que prêt à négocier avec l’élève, cherche d’abord à lui faire valoir la légitimité du règlement scolaire et la nécessité de s’y conformer. En ce sens, l’intégration scolaire vient au premier rang de ses préoccupations et le renforcement du lien scolaire passe nécessairement par le respect de l’ordre scolaire. Le technicien en éducation spécialisée souscrit également à la finalité d’intégration scolaire, mais cette intégration doit s’inscrire dans un modèle d’action sociale centrée sur l’expérience (Dubet, 1994) ; en effet, ce technicien aide l’élève à trouver les raisons qui justifient sa persistance aux études, et plus largement, il l’aide à retisser des registres d’action en tension qui affectent sa vie personnelle : les pressions en vue de la réussite scolaire, le respect de l’autorité, la volonté d’y résister, la réalisation d’un projet d’avenir, la construction d’une identité personnelle, l’affirmation selon des modalités qui peuvent contrarier l’investissement dans les études, l’établissement de liens significatifs avec le groupe de pairs, la participation à la culture de la jeunesse, le scepticisme face à un marché de l’emploi inégalement favorable à l’insertion professionnelle selon les conjonctures, etc. Le but de l’intervention du technicien en éducation spécialisée consiste d’abord à intervenir, à la demande d’un enseignant, auprès d’un élève, souvent dans un contexte tendu, et à aider par la suite cet élève à donner un sens à des situations qui échappent à son contrôle, qui provoquent chez lui de la confusion et éventuellement du désespoir, à l’amener à percevoir de façon plus positive son séjour à l’école et l’importance de celle-ci dans la construction de sa propre identité et de son avenir. Certes, les TES exercent un certain contrôle social, travaillent à l’établissement de liens policés entre les élèves et les professionnels de l’école (enseignants et directeurs) et entre les élèves eux-mêmes, instruisent les élèves sur les méfaits de la consommation de la drogue, sur la mauvaise hygiène de vie en général (sommeil, alimentation, sexualité, etc.), mais ne leur imposent pas de sens, ne les obligent pas à se conformer à un ordre scolaire qu’ils rejettent. Ils les aident plutôt à découvrir une voie qui leur permet de réduire les tensions entre des exigences diverses qu’ils vivent comme des contradictions aux effets paralysants, quitte à recommander à l’élève d’abandonner ses études, ou d’y surseoir le temps qu’il parvienne à remettre un peu d’ordre dans sa vie personnelle. Nous avons cité précédemment les propos suivants d’un TES : « Il faut que l’élève se sente quelqu’un de bien, mais pas juste au niveau scolaire ». Un autre TES affirmait : « C’est clair que moi, ce que je veux essayer de créer chez les jeunes, c’est qu’ils trouvent leur propre bonheur puis qu’ils fassent tout ce qui est en leur pouvoir pour y accéder. Je pense que l’école a ce but-là, encore plus que le fait de montrer des choses au niveau académique. » En ce sens, la finalité de soutien personnel et social de l’individu, dans la mesure où elle implique la construction de soi, dépasse en importance, pour ce technicien en éducation spécialisée, les finalités d’intégration scolaire et d’intégration sociale. Le lien scolaire ici se subordonne en importance à la construction du sujet par lui-même. Le premier ne constitue pas une fin en soi mais une modalité d’accès à la seconde.

Selon nous, l’évolution du territoire du travail technique au sein de l’école, avec ses différenciations et ses divisions entre agents, doit se comprendre en rapport avec la complexification et la fragilisation du lien scolaire qui affecte une partie de plus en plus importante d’élèves. Cette fragilisation du lien scolaire a favorisé (avec les autres facteurs présentés à la section sur les causes de la croissance du travail technique) l’essor de certaines catégories de travail technique et paratechnique dont les effets se font sentir à un double niveau, celui de l’institution et celui de la classe. Premièrement, il faut rappeler que l’école québécoise a été pendant longtemps une institution d’exclusion pour un grand nombre d’élèves (principalement les filles et les enfants de milieux ouvriers et ruraux, ainsi que les enfants éprouvant différentes difficultés d’apprentissage ou ayant divers handicaps physiques). Avec la Révolution tranquille, l’école se dote d’un visage plus accueillant et entreprend d’inclure en son sein tous les élèves le plus longtemps possible. L’enjeu est alors de modifier en profondeur les missions traditionnelles de l’école, notamment d’instruction et de socialisation et de les rééquilibrer en fonction d’une fragilisation d’un lien scolaire qui n’était légitimé traditionnellement que par le travail d’instruction et d’acquisition de savoirs scolaires et de compétences qualifiantes. Bref, l’école, à cause des différentes évolutions sociales que nous avons présentées précédemment, se voit désormais dans l’obligation de tisser, de construire le lien scolaire pour différentes catégories d’élèves. L’idée que l’école doit devenir un milieu de vie faisant sens pour les élèves se situe dans le prolongement de ce rééquilibrage des missions scolaires. Deuxièmement, alors que l’institution scolaire suit le mouvement d’un élargissement de ses missions, l’enseignant en classe continue certes d’instruire et de socialiser les élèves, mais de plus en plus, il délègue la partie la plus ardue de la gestion de classe à des techniciens, ce qui lui permet de consacrer plus de temps et d’énergie à ses fonctions d’enseignement. Une seconde phase de notre recherche vise précisément à déterminer la façon dont les enseignants définissent le rôle des techniciens en éducation spécialisée, utilisent leurs services et estiment que leur travail redéfinit le leur.