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À l’heure où la pensée féministe, encore et depuis longtemps ignorée hors des cercles initiés, est sujette au discrédit des bien-pensants et à l’opprobre médiatique, l’ouvrage monumental de Micheline Dumont et Louise Toupin offre une illustration remarquable de l’ampleur et de la diversité, de la richesse et du bien-fondé de cette pensée multiforme qui persiste et résiste contre vents et marées. Cette anthologie nous fait parcourir la trajectoire du XXe siècle, « le siècle des femmes » (Robertine Barry, 1895) et comprendre que le féminisme l’a marquée de son empreinte indélébile comme aucune autre pensée politique. Loin d’assister à sa chute, comme l’ont annoncée plusieurs, la lecture de cette oeuvre de 750 pages nous fait découvrir une pensée qui, nonobstant les étiquettes utilisées pour l’appréhender : « féminisme chrétien, maternel, réformiste, social, libéral, humaniste, radical, « de la différence », lesbien, « culturel », pose les femmes « comme sujets de l’histoire, et comme sujets révoltés » (p. 21).

Cette position des auteures qui ont voulu faire comprendre « comment les femmes des générations précédentes ont formulé leur révolte, comment elles ont expliqué la cause de leur subordination, comment elles ont structuré leurs revendications » (p. 22), permet de plonger au coeur de la pensée de plus de cent trente femmes et groupes de femmes, parfois anonymes, qui habitaient le Québec, étaient engagées dans l’action concrète ou qui s’exprimaient à partir d’une pratique relevant du féminisme. On suit ainsi l’évolution de la pensée féministe à travers cent quatre-vingt-six textes, regroupés selon trois grandes périodes historiques témoignant de cette évolution : le féminisme et les droits de la femme, 1900-1945 ; le féminisme comme groupe de pression, 1945-1985 ; le féminisme comme pensée radicale, 1969-1985. Les thèmes abordés associés aux grands enjeux pour les femmes sont ceux du droit à l’instruction et au travail, des droits civils et civiques et du droit criminel, des droits sociaux, de l’engagement et de la représentation politique et plus récemment du corps envisagé sous les angles de l’avortement et de la contraception, de la reproduction et de la santé, de la violence et du viol, de la pornographie, de la sexualité, de l’érotisme et de l’amour, ainsi que les questions de l’hétérosexualité et du lesbianisme, du travail invisible, de la marginalisation, de l’action communautaire et du pouvoir, de la politique et du pacifisme. Tous les textes présentés sont insérés dans leur contexte de production et dans le contexte historique plus large avec sobriété, voire avec retenue, les auteures se gardant de juger les propos qu’elles présentent.

Il faut lire ce que disent ces femmes à propos du féminisme. Joséphine Marchand-Dandurand écrivait en 1901 : « À quoi vise cette agitation dont le mouvement comme une marée puissante s’étend à tous les pays du monde ? Que signifie cette levée volontaire d’une armée active, ardente mais pacifique ? Ce mouvement, c’est un réveil de la responsabilité féminine » (p. 46). Idola Saint-Jean affirmait pour sa part en 1937 : « Le grand courant auquel le féminisme doit son impulsion première et le renouvellement continuel de ses énergies est bien le sentiment de la solidarité sociale » (p. 58). Entre 1958 et 1961, Adèle Lauzon exprimait le point de vue suivant : « Je ne crois pas non plus que la femme en tant que telle ait un rôle particulier à jouer dans la société. Elle a un rôle à jouer en tant qu’individu et que citoyenne » (p. 437). Plus récemment, d’autres militantes témoignaient d’une pensée qualifiée de « radicale » et exprimée ainsi par le Front de libération des femmes en 1970 : « Notre mouvement s’inscrit dans la lutte de libération du peuple québécois. Nous appartenons à une société de classes (exploiteurs-exploités). Nous nous définissons comme « esclaves des esclaves ». Nous considérons que les femmes ne pourront se libérer qu’à l’intérieur d’un processus de libération globale de toute la société » (p. 466). Une position plus autonomiste était affirmée par le Centre des femmes en 1972 : « C’est qu’un mouvement de femmes peut justement servir à "faire de la lutte des femmes une revendication de la classe ouvrière". Reste à savoir comment » (p. 470). Le collectif les Têtes de pioche écrivait en 1977 : « Nous exigeons la reconnaissance et le respect pour nous femmes, nous exigeons l’abolition de toutes formes d’esclavage existant dans le monde. Nous voulons la libération des femmes, parce que nous croyons que seule cette libération pourra changer la condition de tous les opprimés : enfants, et vieillards, noirs, jaunes, ouvriers, etc. » (p. 479).

Ce trop bref aperçu des propos des militantes témoigne avec éloquence d’une continuité dans la pensée féministe au XXe siècle, à savoir que le mouvement féministe est susceptible d’améliorer, voire de transformer, l’ensemble de la société. Posée dès le début sous l’angle de la place des femmes dans le monde (Marie Gérin-Lajoie, 1922), la pensée féministe a supporté des luttes majeures pour que les femmes s’y taillent des places aujourd’hui jugées banales. « Je rêve mieux encore, je rêve, tout bas, que les générations futures voient un jour […] des chaires universitaires occupées par des femmes. Et ce ne serait pas la première fois d’ailleurs » (Robertine Barry, 1895, p. 63). En ce qui concerne la législation protectionniste à l’égard des femmes, Julia Drummond soutenait déjà en 1896 : « Nous devons reconnaître que c’est l’irritante question de la « compétition » plutôt que la sauvegarde des générations futures qui a suscité tant d’appels en faveur de la protection de la femme » (p. 83). S’insurgeant contre le sort fait aux institutrices rurales, Thérèse Casgrain exprimait sa colère en 1933 : « Mais combien est lourd le fardeau moral et national que portent les gens influents dont la faiblesse de caractère, la lâcheté, le manque d’esprit national et social, voire d’esprit chrétien tout court, et il en est qui ne sont pas des laïques, laissent se perpétuer cet état de choses… » (p. 110). Concernant la contraception, il faut entendre Éva Circé-Côté déclarer en 1920 : « Payez-vous donc le luxe d’une trâlée de mioches quand il existe une entente tacite entre les propriétaires pour ne pas louer leur maison à des gens qui ont des enfants !… » (p. 203). Ou encore Louise Laurin, en 1961, sur le mariage : « Les professionnels souvent désirent plus des ornements pour leur maison que des épouses. Ils ont cette réaction instinctive du mâle qui veut dominer, ils craignent une femme intelligente » (p. 288).

À partir de la fin des années 1960 sont abordées de nouvelles questions. Ainsi le touchant témoignage de Lise Payette en 1969 sur l’avortement s’exclamant : « Messieurs, aucune femme normalement constituée et saine d’esprit ne se fait faire un arrêt de grossesse par caprice » (p. 364). Le Centre des femmes en 1972 relevait différentes formes d’oppression spécifique aux femmes : « garde à plein temps des enfants, charge des travaux domestiques sans rémunération, surexploitation sur le marché du travail, double journée de travail, dépendance économique vis-à-vis du mari, objectivation sexuelle, etc. » (p. 469). Sous la plume des groupes militants dits radicaux, on peut constater, si besoin est, outre la dénonciation de cette oppression spécifique, les idées et les actions posées, dès le début des années 1970, concernant les garderies, les cliniques d’avortement, les centres de dépannage pour les femmes battues, violées, mais aussi diverses formes d’expression artistique et culturelle de femmes : théâtre, vidéo, musique, peinture, etc. Sur « ce féminisme qu’on dit radical », Micheline Carrier remettait les pendules à l’heure : « Au lieu de brandir comme un épouvantail le féminisme radical, les hommes devraient y voir une occasion de se libérer. Car ce féminisme suppose qu’hommes et femmes s’assument en tant que personnes, se prennent en charge, se responsabilisent. […]. On ne voit pas en quoi ces exigences constituent un complot pour exterminer les hommes ; à moins […] que renoncer à la domination sexuelle et à l’oppression soit, pour eux, synonyme de mort » (p. 493-494). Celle-ci soutenait, par ailleurs, à propos de la pornographie, qu’elle ouvrait la porte à d’autres formes de violence. On peut également lire les propos de femmes amérindiennes, de femmes immigrantes, de militantes lesbiennes, de religieuses.

Ces quelques exemples laissent à peine voir la richesse de cette collection de textes unique, de mots et de paroles de femmes. On est frappé par l’humanité, la cohérence et la pertinence des propos tenus par des femmes d’opinions et de provenances diverses, se rapportant à la pensée féministe. Certes, des choix ont été faits, on pourra constater des manques, tant les voix de femmes furent nombreuses à se faire entendre. La plupart des 186 textes retenus le sont pour la première fois, une somme monumentale, considérant que plusieurs anthologies retiennent 25, 50 ou 75 textes. On peut souligner la rigueur mise dans la présentation de chacun d’eux. Mais encore, cette anthologie retrace les moments charnières de la trajectoire de la pensée féministe au XXe siècle par une introduction générale, une pour chacune des trois grandes périodes identifiées et une encore pour situer chacune des thématiques retenues. Au terme de l’étude, un épilogue retrace brillamment l’héritage de la pensée féministe, rappelant les principales constatations faites et pointant ses principaux apports, tout en exposant les éléments clés de la conjoncture historique à partir de 1985. Suivent une bibliographie fort utile des principales revues et périodiques, des ouvrages et articles permettant l’étude de la pensée féministe au Québec, ainsi qu’un index des noms, des revues ou des associations. Visiblement, les auteures ont voulu apporter une dimension pédagogique à cette anthologie.

Nul doute que cette anthologie de la pensée féministe au Québec puisse permettre une meilleure connaissance et diffusion d’une pensée encore largement méconnue et partant, de pousser plus loin l’analyse d’importantes questions posées par des générations de militantes dont plusieurs sont d’une vive actualité. L’expertise scientifique et la longue expérience des auteures – Micheline Dumont, à qui l’on doit une carrière de recherche et d’écriture sur l’histoire des femmes et du féminisme et de multiples communications auprès notamment de divers groupes de femmes, et Louise Toupin, militante du Front de libération des femmes à la fin des années 1960, politologue, chercheure et enseignante sur l’histoire et la pensée politique du féminisme – sont garantes de la crédibilité et du caractère achevé de cette publication. Modeste dans sa facture, avec ses photographies en noir et blanc de militantes et sa couverture molle, sans doute pour des raisons d’accessibilité, cette anthologie est à lire et à offrir à qui s’intéresse aux grandes questions de société.