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Le nom d’un fondateur d’une discipline scientifique ou d’une spécialité s’impose, croit-on souvent, tout seul : Freud pour la psychanalyse, Wundt pour la psychologie (expérimentale), etc. Pourtant, tout le processus de désignation des pionniers, de ceux qui ouvrent la voie et qui « défrichent » de nouveaux territoires, qu’ils soient des précurseurs ou des fondateurs, est loin d’être simple (Ben-David et Collins, 1966, p. 461-465)[1].

Dans toute histoire d’une discipline scientifique, se pose la question des précurseurs et des fondateurs – on dit souvent « pères fondateurs », comme si à l’époque de fondation des disciplines, il n’y avait pas de femmes. Certains choix font l’unanimité et sont quasi-définitifs, d’autres non.

Il y a évidemment des différences entre les disciplines, les plus « dures » (hard) ayant plus tendance à ignorer les contributions anciennes, voire à oublier leurs fondateurs. Par ailleurs, moins une discipline est unifiée autour d’un paradigme fort, moins le consensus autour d’une personne désignée comme fondateur est facile. Et la question se pose à chaque génération, comme on le voit bien en sociologie : certes, tous reconnaissent que le mot sociologie a été inventé par Auguste Comte et qu’il a eu plusieurs précurseurs. Pour sa part, Durkheim, qu’on présente aujourd’hui comme le fondateur de la sociologie en France[2], nomme, en plus de Comte, Saint-Simon et Montesquieu. Lorsqu’il s’agit de parler de fondateur, l’on désigne habituellement et spontanément plusieurs personnes : Marx, Durkheim et Weber. Certains ajoutent Simmel, d’autres Tocqueville, d’autres encore Pareto. Enfin, on établit une distinction entre les « classiques » de la sociologie – Marx, Durkheim et Weber[3] – et les autres théoriciens ou chefs d’école qui sont associés à différents courants ou approches : Parsons au structuro-fonctionnalisme, G. H. Mead à l’interactionnisme, Garfinkel à l’ethnométhodologie. Pour se convaincre de l’importance de l’enjeu que représente la désignation de précurseurs, de fondateurs et de chefs d’école, il suffit de dépouiller des livres d’histoire de la pensée sociologique, par exemple l’ouvrage de Raymond Aron (1967), des manuels de sociologie ou même des sites internet, par exemple Wikipedia.

S’agissant des « groupes théoriques » ou écoles de pensée, Nicholas Mullins (1973) introduit, dans son ouvrage Theories and Theory Groups in Contemporary American Sociology, une distinction entre le « leader intellectuel » (qui trouve les « bonnes idées », développe le cadre conceptuel et élabore un programme de recherche) et le « leader organisationnel » (qui trouve les fonds et les opportunités pour organiser la recherche et diffuser les résultats, procède au recrutement de chercheurs, consolide les réseaux, etc.). Un chercheur peut être à la fois l’un et l’autre, et il peut y avoir différents types de leaders organisationnels selon les étapes de développement de la discipline.

Pour chaque pays, la situation se présente évidemment différemment dans la mesure où il n’y a pas nécessairement de fondateur de discipline mais des leaders organisationnels de la discipline dans le pays. La sociologie a, dans chacun des pays du monde où elle se développe, une histoire qui est « nationale », et cette histoire est aussi l’objet de débats, voire de luttes plus ou moins vives selon le degré d’unification et de consolidation de la discipline ainsi que selon le degré d’unité politique ou linguistique du pays. Ces leaders organisationnels sont habituellement associés à l’histoire institutionnelle de la discipline, en particulier à la mise sur pied de départements universitaires et à la création de revues scientifiques. On dit aussi d’eux qu’ils sont des pionniers lorsqu’ils participent activement aux premiers développements d’une discipline. Lorsqu’au début des années 1970 j’ai entrepris mon enquête sur le développement des disciplines au Québec, j’ai eu l’impression que le Québec était une société particulière où l’on pouvait (encore) parler à des « pionniers », les toucher : le père Lévesque en sciences sociales, Esdras Minville en sciences économiques, le père Mailloux en psychologie, Jean-Charles Falardeau en sociologie, Denis Szabo en criminologie.

Au Canada anglais, on parle rarement de fondateurs. On retient, dans chaque province, le nom de personnes, le plus souvent de formation sociologique, qui ont joué un rôle important, le plus souvent en milieu universitaire, dans la mise sur pied et le développement de la sociologie : Carl A. Dawson à l’Université McGill (Hall, 1964; Shore, 1987), S. D. Clark à l’Université de Toronto (Brym, 2002), etc. De Dawson, on dit qu’il est le premier professeur universitaire de sociologie au Canada. Les sociologues dont les noms retiennent le plus l’attention sont ceux ou celles qui ont fourni des contributions originales dans des domaines spécialisés, par exemple le nationalisme et le régionalisme, la stratification, les relations ethniques et le multiculturalisme, les femmes et le gender. Le nom du sociologue canadien le plus connu, dans les milieux universitaires comme dans le public, est sans aucun doute John Porter, l’auteur de Vertical mosaic (Helmes-Hayes, 2010).

Les deux solitudes

S’il y a au Canada « deux solitudes », pour reprendre l’expression de Hugh MacLennan, l’isolement entre les Canadiens anglais et les Canadiens français est, dans les années 1950-1970, moins grand dans la communauté scientifique que dans l’ensemble de la société : les sociologues québécois de langue française, comme d’ailleurs leurs collègues d’autres disciplines – économie (Otto et Livia Thur, André Raynauld), sciences politiques (Maurice Lamontagne, Maurice Pinard), etc. – sont alors, comme on le voit avec Guy Rocher, Jean-Charles Falardeau, Hubert Guindon, Jacques Brazeau et Marcel Rioux, présents et actifs au sein des associations, des revues et des institutions canadiennes[4]. Tous ont une excellente maîtrise de la langue anglaise et connaissent très bien les travaux des sociologues et anthropologues américains ainsi que ceux de leurs collègues canadiens-anglais.

Rocher, Falardeau, Guindon et Brazeau ont en effet fait leurs études dans des universités anglophones aux États-Unis et au Canada : Rocher à Harvard, Falardeau et Guindon à Chicago et Brazeau à McGill. Quant à Rioux, il a d’abord travaillé comme anthropologue au Musée de l’Homme puis il a enseigné à Carleton University.

Dans le cours magistral d’introduction à la sociologie qu’il donnait au milieu des années 1960, dans un grand amphithéâtre à l’Université de Montréal, à une audience de 200-250 étudiants qui l’écoutaient religieusement, Guy Rocher parlait évidemment de Talcott Parsons, qui avait été son professeur, il donnait comme lecture obligatoire l’ouvrage de Pitirim Sorokin (1928), Contemporary Sociological Theories, et il parlait aussi des travaux de son collègue canadien-anglais, John Porter. L’on entendait aussi parler de John Porter dans les cours de Jacques Dofny, qui travaillait alors sur les questions de stratification et de mobilité sociale, ainsi que d’Everett-C. Hughes, l’auteur de French Canada in Transition (1943), dans le cours de Pierre Dandurand. Et, aussi paradoxal que cela puisse sembler, dans le cours d’introduction à la sociologie québécoise dont était responsable Dandurand, le manuel utilisé était French Canadian Society, que venaient de publier en anglais Marcel Rioux et Yves Martin (1964). La version française ne paraîtra que sept ans plus tard, en 1971, chez Hurtubise-HMH.

Comme le note dans le compte rendu plutôt sévère que fait de l’ouvrage Vincent Lemieux (1964) dans Recherches sociographiques[5], le plan de l’ouvrage est « simple » : une première partie porte sur la société traditionnelle et comprend trois sections (les institutions traditionnelles, leur évolution et les interprétations sociologiques de cette évolution) et une seconde partie, consacrée à la structure sociale du Canada français, se subdivise aussi en trois sections (population et écologie, structure économique et stratification sociale, organisation sociale et culture).

La parution de ce recueil de textes a été, pour ma génération, capitale : nous y trouvions, étudiants et jeunes chercheurs en sociologie, les textes des sociologues américains Robert Redfield, Horace Miner, Norman W. Taylor et Everett-C. Hughes, mais aussi ceux d’un démographe-statisticien canadien, Nathan Keyfitz[6], et de sociologues, démographes et historiens québécois, de Léon Gérin à Fernand Dumont et Guy Rocher en passant par Albert Faucher, Jean-Charles Falardeau, Jacques Henripin et Gérald Fortin. De plus, nous avons été introduits à la première grande controverse qui oppose alors les sociologues québécois au sujet du caractère « archaïque » du Canada français : le Canada français dit traditionnel était-il, pour reprendre l’expression de Robert Redfield, une folk society? Philippe Garigue s’y opposa vivement, qualifiant d’ailleurs la société de la Nouvelle-France de société urbaine. Tout en s’opposant à Garigue (qui devint son doyen à l’Université de Montréal), mais agacé par l’utilisation de la notion de folk society pour parler de la société canadienne-française traditionnelle, Marcel Rioux proposa la notion de peasant society. Tout en découvrant les caractéristiques socioculturelles d’une société rurale « traditionnelle » qui avait disparu ou disparaissait, nous suivions distraitement ces discussions quelque peu abstraites : ce qui nous intéressait, c’était le changement, en un mot la modernisation, qui bousculait le Québec depuis l’après-guerre. Nous étions des enfants du baby-boom, portés par la Révolution tranquille, en pleine mobilité-mobilisation.

La redécouverte de Léon Gérin

Le texte de Léon Gérin que retiennent Rioux et Martin (1971) dans La société canadienne-française est « La famille canadienne-française, sa force, ses faiblesses », dont le sous-titre est « Le paysan de Saint-Irénée, hier et aujourd’hui ». Ce texte a été d’abord présenté dans une conférence en 1931 à l’Institut pédagogique de Montréal, avant d’être publié l’année suivante dans la Revue trimestrielle canadienne. Léon Gérin y présente les résultats d’observations qui ont été réalisées d’abord en 1861 et 1862 par M. Gauldrée-Boileau, un adepte de Le Play alors consul de France à Québec, puis en 1920 et 1929 par Gérin lui-même. En guise d’introduction à ce texte, Rioux et Martin écrivent :

À propos de la famille canadienne-française, c’est un texte de Léon Gérin, le fondateur de la sociologie au Canada, que nous avons retenu. Bien que son style et son point de vue diffèrent de ceux des autres études, l’article de Gérin, plus monographique d’allure et plus personnel, rend bien le climat culturel des institutions qu’il décrit.

Rioux et Martin, 1971, p. 4

Léon Gérin fondateur de la sociologie au Canada, voilà alors, pour nous, une révélation : nous pouvons enfin lire un texte de celui qui était « physiquement » présent au département de sociologie de l’Université de Montréal. Le département a en effet en sa possession une plaque commémorative ‒ un bas-relief en bronze de petit format ‒ représentant la tête de Léon Gérin et qui a d’abord été accroché dans l’aile S du pavillon central (aujourd’hui Pavillon Ernest-Cormier) puis au département de sociologie, au pavillon Lionel-Groulx, tantôt dans le Centre de documentation tantôt dans le bureau du directeur. La cérémonie de dévoilement, fort intime, a eu lieu le 13 décembre 1963 sous la présidence de Paul Gérin-Lajoie, ministre de la Jeunesse et petit-neveu de Léon Gérin[7]. Guy Rocher, directeur du département, y a pris la parole pour rendre hommage au premier sociologue canadien, et il a aussi tenté de comprendre ce qu’il appelle alors le « mystère Léon Gérin » : « Comment expliquer que le Canada français ait eu son sociologue avant qu’Émile Durkheim n’ait […] entrepris ses premiers travaux? Comment se fait-il que Léon Gérin ait commencé ici des recherches sociologiques avant que les universités américaines n’ouvrent leurs chaires à cette nouvelle science »? Tout tient, selon Rocher, au contexte intellectuel dans lequel a vécu Gérin (cotoyant les Parent, Bouchette, etc.) et surtout à sa « puissante motivation » de vouloir connaître et changer la société canadienne-française, en particulier dans le domaine de l’éducation. Et Rocher de conclure :

Sans doute, voulons-nous aujourd’hui honorer la mémoire d’un chercheur que nous respectons, d’un homme que nous aimons, d’un Canadien français dont nous sommes fiers et – je me plais à l’ajouter – d’un catholique qui a su allier sa foi à la liberté intellectuelle nécessaire à la recherche scientifique. Mais ce n’est pas tout. Nous voudrions que cette figure de Léon Gérin que nous croiserons tous les jours dans ce corridor devienne un symbole concret du lien qui nous unit à une tradition de recherche et de pensée. Nous voudrions que cette plaque nous rappelle chaque jour, à nous professeurs et à nos étudiants, que les sillons ont déjà été tracés, que d’autres avant nous se sont penchés sur les problèmes de notre milieu et ont parfois su les comprendre avec une étonnante lucidité[8].

Il ne faut cependant pas conclure que l’influence de Léon Gérin a été grande sur les sociologues de ma génération. Mais son nom (qui va, à partir de 1977, être associé au Prix du Québec en sciences humaines[9]) ne nous était pas inconnu.

Léon Gérin s’est d’abord vu attribuer le statut de « précurseur ». Dans son « Esquisse historique de la pensée sociale au Canada français », Arthur Saint-Pierre (1957) retient, parmi ceux qui « avaient le goût et le loisir de se livrer aux études désintéressées ou qu’un sens aigu des problèmes de l’heure portait à l’action sociale », trois noms : ceux d’Edmond de Nevers, d’Errol Bouchette et de Léon Gérin. Saint-Pierre considère ces trois penseurs sociaux comme des « sociologues canadiens ». À ces trois noms, il ajoute aussi un jésuite français, Édouard Hamon, qui, disciple de Le Play, publie en 1891 Les Canadiens français de la Nouvelle Angleterre. Il parle aussi rapidement d’un professeur de philosophie au Collège de Joliette, l’abbé F.-A. Baillargé, qui donne des cours d’économie sociale et qui en 1892 publie un Traité classique d’économie politique selon la doctrine de Léon XIII. Mais seul, à ses yeux, Gérin « fut, et reste sans doute encore à l’heure actuelle, l’un de nos sociologues les plus authentiques et les plus remarquables […]. Son oeuvre, relativement considérable, est originale et précieuse surtout par les monographies qu’il a consacrées aux milieux agricoles de traditions françaises » (Saint-Pierre, 1957, p. 316-317).

Dès son retour des États-Unis[10], Jean-Charles Falardeau, qui est le premier professeur de sociologie de langue française dans une université québécoise, établit une filiation entre Léon Gérin et la nouvelle génération de spécialistes en sciences sociales de l’Université Laval : « Il est grand temps que nous nous mettions, avec patience et sincérité, à l’étude de notre société […]. L’essentiel est de nous mettre à la besogne, en recommençant à la suite de Léon Gérin, une série de recherches qui nous apprendront à ouvrir les yeux et à comprendre les réalités sociales qui nous entourent. » (Falardeau, 1944, p. 5).

Ce n’est qu’au début des années 1960, à un moment où la sociologie entre dans ce qu’on appellera son « âge d’or », qu’on assiste à la redécouverte de Léon Gérin, qui se voit alors attribuer le titre de « premier sociologue canadien », voire de fondateur de la sociologie au Canada. L’année 1963 marquera le centenaire de sa naissance, et Falardeau est le principal instigateur du mouvement de commémoration-reconnaissance. « Les années 1960 me ramènent, écrira-t-il dans son « Itinéraire sociologique », vers de nouveaux soucis de recherches » (Falardeau, 1974, p. 225). L’une de ses nouvelles préoccupations est alors de fournir à la sociologie une assise plus proprement universitaire ou académique en créant une revue spécialisée centrée sur le Québec, Recherches sociographiques, en organisant des lieux de discussions (colloques de la revue, dont le premier porte sur La situation de la recherche sur le Canada français) et en construisant une tradition sociologique. Cette dernière préoccupation, qui est d’accroître la légitimité de la sociologie en lui découvrant une histoire, amène Falardeau à réhabiliter l’oeuvre de Léon Gérin et à reconstituer une histoire des idées depuis le 19e siècle (voir Falardeau, 1964 et 1975). Il propose en 1960, dans le deuxième numéro de la nouvelle revue Recherches sociographiques, une « introduction à la lecture de l’oeuvre de Léon Gérin », où il explique que ses monographies sont aussi « (son) activité la plus originale et la plus féconde » (Falardeau, 1960a, p. 130). Quelques années plus tard, Guy Rocher, à l’invitation de Falardeau, publie dans Recherches sociographiques un long article sur la sociologie de l’éducation dans l’oeuvre de Léon Gérin (Rocher, 1963).

Le premier ouvrage consacré entièrement à Gérin paraît en 1960 : il s’agit de l’ouvrage d’Hervé Carrier (1960), Le sociologue canadien Léon Gérin, 1863-1951[11]. De Léon Gérin, qu’il présente comme un « chercheur émérite » et « l’une des figures les plus attachantes de sa génération », Carrier dit que son nom est « désormais associé aux origines de la sociologie canadienne ». C’est un « initiateur », un « pionnier ». Et Carrier d’ajouter : « Léon Gérin est redevenu actuel dans la mesure où la sociologie canadienne s’affirme, progresse […]. Léon Gérin, estimons-nous, se révélera comme l’un des plus grands parmi les devanciers de la recherche sociale au Canada » (p. 10-11). Dans le compte rendu qu’il fait de ce livre, « un livre de modestes proportions » (153 p.), Jean-Charles Falardeau félicite l’auteur d’avoir écrit « un ouvrage qui condense intelligemment l’oeuvre du pionnier de la sociologie canadienne » (Falardeau, 1960a, p. 160). En conclusion, Falardeau souhaite que se réalise le voeu qu’exprime Carrier à la fin de son ouvrage, à savoir que soit publiée une collection complète des oeuvres de Gérin : « l’ouvrage du P. Carrier, déjà, constitue une des plus belles formes d’hommage que pouvait rendre la sociologie canadienne à son premier maître » (Falardeau, 1960b, p. 373).

Pionnier, premier maître de la sociologie canadienne : voilà deux titres que Falardeau attribue à Léon Gérin. Dans l’ouvrage qu’il publie en 1964, L’essor des sciences sociales au Canada français, Falardeau consacre le premier chapitre à la présentation de quelques précurseurs qu’il appelle les « Don Quichotte du XIXe siècle », à savoir F.-X. Garneau, Étienne Parent, Arthur Buies, Edmond de Nevers, Léon Gérin et Errol Bouchette. Ce sont « des penseurs hardis et novateurs qui, en avance sur les courants de leur époque et quelques fois très informés de l’une ou l’autre des sciences sociales telles qu’elles existaient alors, ont été littéralement les précurseurs de nos entreprises et de nos réussites actuelles » (Falardeau, 1964, p. 11; voir aussi Falardeau, 1975). Quatre noms retiennent plus particulièrement son attention : Edmond de Nevers, Étienne Parent, Errol Bouchette et Léon Gérin. Gérin se voit attribuer le titre de « premier sociologue », sans que soit précisé si c’est au Canada ou au Québec, mais l’ouvrage porte sur les sciences sociales au Canada français. « Il nous introduit, ajoute brièvement Falardeau, à la pratique d’une sociologie authentique » (p. 18). Falardeau dit ailleurs de Gérin qu’il est « le premier observateur scientifique de la société canadienne-française » (Falardeau, 1960a, p. 123). Enfin, en collaboration avec Philippe Garigue, Falardeau édite quelques années plus tard les principaux textes de Gérin sous le titre Léon Gérin et l’habitant de Saint-Justin. (Falardeau et Garigue, 1968) Il peut paraître curieux que Garrigue participe à cette édition. Dans son ouvrage, en note de bas de page, Hervé Carrier se montre critique face aux quelques sociologues américains – il pense ici à Horace Miner – qui, travaillant au Canada français, ont minimisé indûment les recherches sociologiques de Léon Gérin. Il fait le même reproche à Philippe Garigue, malgré l’intérêt de ses travaux et son estime réelle pour Gérin : « Nous avouerons en toute sincérité, écrit-il, ne pas être d’accord avec lui, lorsqu’il accuse Gérin d’avoir procédé à des généralisations trop hâtives à partir de Saint-Justin et d’être ainsi à l’origine du « mythe » de notre « société paysanne ». Sans vouloir infirmer a priori la thèse de M. Garigue, nous avouerons ne pas être convaincu par son argumentation et par le contrôle qu’il est allé faire sur place, en 1955, dans ce village de Saint-Justin que Gérin avait étudié à la fin du siècle dernier »[12] (Carrier, 1960). Il est vrai que Garigue vient alors de « revisiter » Saint-Irénée et de publier une importante bibliographie sur les « Études du Canada français » (Garigue, 1956a).

Le double enjeu

Toute relecture de Gérin comporte, aujourd’hui comme hier, un double enjeu, scientifique et institutionnel. D’abord, scientifique : Gérin propose une méthode de recherche, l’observation et l’étude monographique, proche de l’ethnographie. Quel est son héritage? Qui sont ses héritiers? Gérin n’a eu ni élève ni disciple. Mais il y a bien dans la sociologie au Québec une tradition ethnographique, des enquêtes de Marcel Rioux à l’île Verte (Rioux, 1954) et à Belle-Anse (Rioux, 1957) en Gaspésie et de Collette Moreux (1982) à Douceville en Québec à celles de Marc Lesage (1997) à Microcité et de Frédéric Parent (2009) à Somerset, en passant par des observations participantes en milieux urbains de Marie Letellier (1971) et Pierre Pagé (qui a réalisé plusieurs documentaires, dont « Porteurs d’espoir »). Mais, sauf chez Frédéric Parent (voir Parent et Sabourin, 2010), la référence explicite à Léon Gérin est absente. Gérin a toujours sa place dans les cours d’introduction à la sociologie du Québec (Gilles Houle et moi l’avons fait pendant plusieurs années à l’Université de Montréal), mais qui en parle dans les cours de théorie, d’épistémologie ou de méthodologie?

Ensuite, un enjeu institutionnel. La sociologie comme discipline ne peut se passer d’un pionnier ou d’un premier sociologue, comme on le voit dans le livre de Jean-Philippe Warren (2003), qui couvre un siècle d’histoire de la sociologie au Québec, de Léon Gérin à Marcel Rioux. Dans ma thèse de doctorat, réalisée sous la direction de Pierre Bourdieu et défendue à la Sorbonne en 1974, j’ai consacré un chapitre entier aux deux pionniers que sont Léon Gérin et Marius Barbeau, le premier pour la sociologie et le second pour l’anthropologie (Fournier, 1974).

Gérin est un travailleur isolé qui « gagne son sel » comme secrétaire de ministre puis comme chef de la traduction des débats de la Chambre des Communes à Ottawa (Falardeau, 1960a, p. 129). Mais il fait partie d’un groupe de chercheurs ‒ un réseau international, peut-on dire ‒ qui, réunis autour de l’abbé Henri de Tourville, d’Edmond Demolins et de la revue française La science sociale, entendent poursuivre, tout en le corrigeant et l’améliorant, le programme de recherche de Frédéric Le Play dit « des monographies de familles », et qui consiste, nomenclature en main, à observer très minutieusement des familles choisies comme typiques d’un milieu, tantôt ouvrier tantôt rural, et à les étudier sous tous leurs aspects[13].

Gérin ne détient pas de diplôme universitaire en sciences sociales ni ne bénéficie d’une chaire universitaire. Il ne cherche pas non plus à se faire l’« organisateur » de la discipline au Canada. Cependant, il contribue, par la diffusion de ses travaux et par ses interventions publiques (journaux, revues), à mieux faire connaitre la « science sociale » au Canada. On l’invite à donner des conférences en milieu universitaire et il est élu à la Société Royale du Canada, dont il devient le président. C’est dans les Mémoires de cette société savante qu’il publie plusieurs résultats de ses recherches.

Pour l’étude de l’institutionnalisation d’une discipline comme la sociologie, la référence à un personnage comme Gérin est d’autant plus « utile » qu’elle permet de mettre en évidence la coupure entre un « avant » et un « après », avec tout ce que cette coupure a d’arbitraire : Gérin apparaît comme un « amateur » qui ne devient sociologue, pour reprendre l’expression de Falardeau, que « par surabondance de zèle en dehors et en outre de sa vie professionnelle » (Falardeau, 1963, p. 285). On ne peut pas ignorer l’importance de cette « coupure » dans l’histoire de la sociologie au Québec. Se modifient, dans les années 1940-1950, les conditions d’accès et d’exercice de la profession de sociologue : à la génération des Léon Gérin va succéder celle des sociologues professionnels qui, détenteurs de diplômes universitaires, ont des postes dans l’enseignement universitaire ou dans la fonction publique. Cette génération va organiser des programmes d’enseignement, publier des manuels, fonder des revues scientifiques, mettre sur pied des associations savantes, organiser des colloques, etc. L’un des enjeux les plus importants est l’autonomie de la discipline face aux pouvoirs politique, religieux, économique ou médiatique, et sa conquête demeure, comme on le voit pendant les années dites noires du gouvernement de Duplessis, fragile.

Mais la question demeure de savoir si Gérin est un modèle. La génération des Falardeau et Rocher l’ont cru : « Je ne sache pas, affirme Rocher, que Léon Gérin ait eu au Canada des disciples. Mais il a des admirateurs. Il est pour nous un modèle et une inspiration; c’est ainsi que sa vie de recherche se continue à travers nous. Nous traçons notre sillon au bout du sien, dans des terres neuves qui s’ouvrent à l’horizon » (Rocher, 1963, p. 301-302). Cette génération a fait de Gérin le modèle du sociologue qui utilise des méthodes de recherche rigoureuses pour mener ses enquêtes « sur le terrain ». « Plus de théorie! Du positif, du positif », tel est, aime-t-on rappeler, son slogan. Le pionnier qu’il est devient même un avant-gardiste, qui refuse d’assujettir la sociologie à la doctrine sociale de l’Église et qui ne se gêne pas pour critiquer le système d’enseignement, et en particulier son institution-pivot, le collège classique. Sans oublier qu’il invite ses concitoyens à s’intéresser à ce qui se passe hors de la nation et qu’il souhaite l’éveil de l’initiative personnelle qui fait, comme le démontre son maître français, Edmond Demolins, la supériorité des Anglo-Saxons. On le lui reproche. Dans la critique qu’il fait de l’ouvrage de Demolins, À quoi tient la supériorité des Anglo-Saxons? (Demolins, 1897), l’abbé J. A. M. Brosseau, vicaire de la paroisse de Saint-Louis de France à Montréal, écrit : « Ne soyons pas jaloux de la supériorité des autres races. Restons donc ce que nous sommes, gardons nos tendances intellectuelles et artistiques. Gardons la foi des aïeux avec la foi en notre mission (religieuse et intellectuelle) » (Brosseau, 1904, p. 245). Dans ce qui apparaît comme son plus vigoureux article de controverse, Gérin réfute immédiatement, dans le numéro suivant de la revue, les interprétations sommaires de l’abbé Brosseau, en rappelant les exigences de la méthode que suit Demolins dans son étude (Gérin, 1904). Il se montre particulièrement irrité face à cet abbé qui a une conception étriquée de la science sociale et pour qui « toute question sociale est une question morale comme toute question morale est une question religieuse »[14]. « La science sociale, rétorque énergiquement Gérin, ne se confond pas plus avec la morale et la religion qu’elle ne se confond avec la psychologie et la physiologie ». Et il émet le voeu suivant,

C’est qu’on implante chez nous le plus tôt possible l’étude de la science sociale. Aucun peuple, aucun groupement de population n’aurait plus que nous besoin de connaître les lois qui régissent les phénomènes sociaux et les groupements humains, les facteurs qui assurent la prospérité et la force des nations; et pourtant aucun peuple ne néglige plus que nous l’étude de cette science […]. La science sociale serait pour nous un agent puissant de réforme et de progrès. Hâtons-nous de combler cette lacune de notre éducation avant qu’il soit trop tard.

Gérin, 1904, p. 356

Gérin participe peu aux grands débats politiques, et s’il prend la parole en public, c’est habituellement pour défendre la science sociale et pour présenter – vulgariser, dit-il – les résultats de ses recherches. Tout comme son père le fut, il entend, ce qui apparaît rare à l’époque et donc rétrospectivement exemplaire, être « religieux sans fanatisme, patriote sans chauvinisme » (Gérin, 1925, p. 321).

Quelques énigmes

Nous avons donc eu et nous aurons donc, sociologues québécois et canadiens, toujours quelques bonnes raisons de ne pas oublier Léon Gérin. Cependant, tout n’a pas été dit sur lui, loin de là. Quelques énigmes n’ont pas encore été percées.

Lors de mes recherches, je me suis étonné que ce soit un Canadien français qui ait été premier sociologue canadien. On peut se poser la même question pour Marius Barbeau en anthropologie. Tous les deux ont d’ailleurs une caractéristique commune : celle d’avoir en quelque sorte trouvé « refuge » à Ottawa, capitale du Canada, vivant dans un milieu de fonctionnaires et d’intellectuels composé de francophones et d’anglophones[15]. Il faudrait mieux analyser ce milieu.

Il y a, s’agissant de l’époque, une autre question incontournable : pourquoi Le Play et non pas Durkheim? Une question de hasard, peut-on répondre : « Un jour de novembre, confie Gérin, mes yeux furent attirés par l’annonce d’un cours que devait professer M. Edmond Demolins à l’Hôtel de la Société de géographie, boulevard Saint-Germain, sur ’La constitution des pays qui tirent leurs principales ressources des exploitations agricoles, forestières et minières’. Voilà, me dis-je, quelque chose de nature à intéresser au Canada, et je me fis inscrire » (Gérin, 1912, p. 5). On peut aussi parler de l’influence de son père, qui se serait, selon Arthur Saint-Pierre, servi de la méthode d’observation de Le Play pour son Jean Rivard, sorte de monographie romancée d’un milieu rural entre la tradition et la modernité (Saint-Pierre, 1951)[16].

Ce qui intéresse Léon Gérin chez Le Play – qui a écrit un texte sur « La Confédération canadienne » (Le Play, 1872), qualifié par la rédaction de la revue comme « extrêmement flatteur pour le Canada et fort exact » (p. 278) –, c’est moins son orientation idéologique (catholique et monarchique) que son objet d’étude, la famille, et ses méthodes de recherche en science sociale. Par ailleurs, force est de reconnaître que la Société internationale de science sociale que viennent alors de fonder Edmond Demolins et l’abbé de Tourville est beaucoup plus ouverte et facilement accessible que ne peut l’être le groupe qu’Émile Durkheim a réuni autour de L’année sociologique et qui se compose pour une large part d’agrégés et d’universitaires se consacrant à plein temps à l’enseignement et à la recherche (Clark, 1968; Fournier, 2007). Gérin va lui-même discuter de la perspective durkheimienne, regrettant que la démarche de Durkheim, tout comme d’ailleurs celle de Comte, se fonde sur des réflexions philosophiques : « À la vérité, c’est en suivant la trace de M. Durkheim ne serait-ce que durant une période relativement courte de sa carrière intellectuelle, qu’on a l’impression la plus vive de l’état de division et d’anarchie de la sociologie contemporaine » (Gérin, 1914, p. 347).

L’influence de l’école durkheimienne au Canada est plus forte en anthropologie : elle passe par Marcel Mauss et Marius Barbeau, lequel, fort intéressé par le phénomène social total qu’est le potlatch, suit les cours de Mauss à Paris. Barbeau entretient une correspondance avec son maître français, l’invitant même à venir mener des enquêtes auprès des Algonquins, et il intervient aussi pour faciliter l’engagement de l’un des étudiants et collaborateurs de Mauss, Henri Beuchat, dans la fameuse expédition scientifique canadienne dans le Grand Nord. On est en droit de se poser la question : et si Mauss était venu au Canada à l’invitation de Marius Barbeau, et si Henri Beuchat n’était pas mort en 1914 en Alaska au tout début de l’expédition, tout cela n’aurait-il pas changé le cours de l’histoire de la sociologie et de l’anthropologie au Canada?

Épilogue

Alors même que j’entreprenais, à la suite des commentaires des deux évaluateurs de la première version de mon texte, d’apporter quelques corrections, j’apprenais la très belle nouvelle que le Gouvernement du Québec m’attribuait le prix Léon-Gérin 2014 en sciences humaines et sociales. Le plus beau prix que je pouvais espérer obtenir pour l’ensemble de mes travaux. Le prix qui porte le nom du premier sociologue québécois et canadien.

La cérémonie de la remise des Prix du Québec s’est déroulée début novembre 2013 dans le Salon rouge de l’hôtel du Parlement à Québec en présence de la Première Ministre, Madame Pauline Marois. Pendant que le ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche, de la Science et de la Technologie, M. Pierre Duchesne, faisait mon éloge, il m’est venu en mémoire un souvenir de jeunesse que j’ai, en prenant la parole pour les remerciements, raconté avec émotion :

Jeune, à Plessisville, ma ville natale, dans les Bois-Francs, je passais souvent, plusieurs fois par semaine, que ce soit à pied ou à bicyclette, devant l’Hôtel de Ville, qui était situé sur la rue Saint-Calixte. Chaque fois, je jetais un coup d’oeil sur une statue en plâtre blanc qui avait été érigée en face de l’Hôtel de Ville et qui représentait un homme, grandeur humaine, debout et tenant dans la main droite un livre et de la main gauche la poignée d’une charrue. Et sur une plaque, on avait écrit : « Jean Rivard, économiste et défricheur ». Or, Jean Rivard est le titre du roman qu’a écrit Antoine Gérin-Lajoie, le père de Léon. La légende (locale) veut que le personnage du roman ait vécu dans la région des Bois-Francs…

Se trouvait assis à ma gauche Paul Gérin-Lajoie, lauréat du Prix-Georges-Émile-Lapalme pour sa contribution exceptionnelle à la qualité et au rayonnement de la langue française. Il est le petit-neveu de Léon Gérin. La boucle est ainsi bouclée, et doublement bouclée.