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Il y a de plus en plus de Français qui immigrent au Québec, leur nombre étant passé progressivement d’une moyenne de 700 par année dans les années 1980, à une moyenne de plus de 2 500 dans les années 1990 et à plus de 3 000 dans les années 2000. Pour la période allant de 1998 à 2009, c’est plus de 39 791 Français qui ont immigré au Québec, ce qui fait de la France le premier pays de provenance des immigrants devant la Chine (29 120), l’Algérie (26 806), le Maroc (26 139) et la Roumanie (19 495)[2]. Cette immigration est volontaire et non forcée. Les Français qui viennent au Québec ne sont ni des réfugiés politiques ni des réfugiés économiques, ils viennent de plein gré pour vivre dans une société différente pour toutes sortes de raisons que nous examinerons plus loin.

Les recherches et les publications sur l’immigration au Québec ne ciblent pas cette population quand il est question des problèmes d’intégration, de discrimination et de racisme (voir par exemple Renaud, Germain et Leloup, 2004a ; Bourhis, Montreuil et Helly, 2005 ; Labelle, Field et Icart, 2007). Les études sur l’immigration qui incluent cette population d’immigrants français soulignent même qu’elle est favorisée par rapport à d’autres populations plus à risque sur ces questions, comme les minorités visibles. Apparicio, Leloup et Rivet (2007) notent, par exemple, que les Français appartiennent au groupe de pays dont les ressortissants sont le moins victimes de ségrégation résidentielle. Renaud et Fortin (2004, p. 38) affirment, à propos de leur insertion économique, qu’elle « peut être qualifiée d’excellente et relativement sans obstacle ».

Pourtant l’intégration des Français à la vie québécoise, notamment leurs relations avec les Québécois francophones, n’est pas si facile selon les principaux intéressés (comme nous le verrons plus loin), et selon les enquêtes portant spécifiquement sur leur immigration au Québec, ou celles sur les relations entre la France et le Québec dans plusieurs secteurs d’activités (économiques, éducatives, etc.). Les Français parlent souvent d’eux-mêmes comme d’une « minorité audible », en contraste avec les minorités visibles, pour exprimer le traitement particulier qu’ils reçoivent de la part de certains Québécois francophones, qu’ils décrivent de différentes façons (méfiance, fermeture, mise à distance, sentiment anti-français, etc.), et qui se manifeste souvent dès qu’ils ouvrent la bouche. Fortin (2002a, p. 235) a également noté l’emploi de l’expression de « minorité audible » par les Français dans son enquête sur les migrants français et franco-maghrébins à Montréal. Goizet (1993) l’a incluse dans le titre de son mémoire de maîtrise déposé à l’Université d’Angers.

Dans les recherches plus spécifiques sur l’immigration française au Québec comme sur celles portant sur les relations entre le Québec et la France dans plusieurs secteurs d’activités, nous trouvons fréquemment la présence d’un malaise dans les relations entre les individus des deux sociétés qui culmine parfois dans l’expression du « maudit Français », façon toute québécoise d’exprimer ce malaise[3]. Au coeur de ce que nous appelons un malaise, il y aurait des attitudes et des comportements défavorables de plusieurs Québécois francophones (Canadiens français à une autre époque) envers les « Français de France » comme nous le verrons plus loin dans la revue des écrits.

Nous avons nous-mêmes trouvé ce malaise bien vivant dans les entretiens que nous avons effectués auprès d’une vingtaine de professionnels français de la gestion vivant et travaillant au Québec (Dupuis, 2005). Nous avons voulu explorer davantage cette question par le biais d’une enquête effectuée au printemps 2009 auprès de Français résidant au Québec. Nous croyons que cette question mérite d’être examinée même s’il est évident que les Français ne sont pas victimes de racisme et de discrimination comme peuvent l’être les minorités visibles. Cette question touche leur intégration à la vie québécoise, notamment à leurs relations au quotidien avec des Québécois francophones.

Dans l’encadré qui suit nous avons regroupé des extraits de témoignages de Français, tirés de différentes enquêtes récentes, dont celle dont nous rendons compte dans ce texte, qui illustrent ce malaise dont nous parlons.

Plusieurs raisons justifient le choix d’étudier ce malaise, ces attitudes et ces comportements de certains Québécois francophones. D’abord, parce qu’il s’agit d’un phénomène qui a été peu étudié et qui mérite de l’être puisqu’il touche un des groupes d’immigrants les plus importants des dernières décennies. Aussi, parce que, selon plusieurs Français, il explique la décision de quitter le Québec de nombreux immigrants français (un débat entre les Français fait rage sur ce sujet depuis plusieurs années sur plusieurs sites Internet). De plus, même si le malaise, perçu ou réel, ne résume pas à lui seul les relations entre les Français et les Québécois francophones, il en constitue un moment fort, voire une clé d’interprétation des relations entre ces derniers. Et, comme il y a de plus en plus de Français qui viennent tenter leur chance au Québec, la question est importante.

Finalement, ce cas concerne aussi l’intégration d’une catégorie d’immigrants de plus en plus fréquente dans les migrations mondiales, soit les immigrants qualifiés (détenant un diplôme d’études supérieures[4]) provenant de pays développés, souvent issus de ce qu’on appelle la nouvelle classe moyenne, et qui sont à la recherche d’aventures ou de conditions de vie et de travail différentes, et qui n’hésitent plus à quitter leur pays pour vivre une aventure ou chercher une meilleure vie ailleurs (Nedelcu, 2009 ; Fernandez, 2002 ; Portes et Rumbaut, 1996). L’intérêt pour cette catégorie d’immigrants est de plus en plus grand chez les chercheurs et cette immigration soulève des questions nouvelles et pertinentes. Il s’agit en effet d’immigrants scolarisés, détenteurs de compétences et d’habiletés, que beaucoup de sociétés cherchent à attirer pour assurer leur développement (Chaloff et Lemaître, 2009). La palette de compétences couverte par ces immigrants est de plus en plus large selon Nedelcu (2009, p. 21-22) : « Les immigrations de personnes qualifiées se réfèrent désormais aux mobilités des professionnels, des cadres, des entrepreneurs, des étudiants, des sportifs de haut niveau, etc., tous au bénéfice de compétences entièrement transférables au sein des marchés globaux. » Dans le cas du Québec, il s’agit de plus d’une immigration francophone que le gouvernement québécois cherche à attirer et à conserver depuis plus de deux décennies (Gouvernement du Québec, 1991). Par contre, ces immigrants qualifiés sont très difficiles à retenir puisque ce sont des individus très mobiles (Mcleod, Henderson et Bryant, 2010 ; Nedelcu, 2009).

Ainsi, les immigrants qualifiés, comme les Français au Québec, n’émigrent pas à cause de la pauvreté, la misère ou la guerre comme de nombreuses générations antérieures d’immigrants. Ils proviennent de pays riches, stables et sécuritaires et choisissent souvent leur pays d’émigration en fonction de la qualité de vie qu’ils recherchent (Mcleod, Henderson et Bryant, 2010). Ainsi, si la situation ne leur plaît pas, ou tout simplement parce que d’autres possibilités s’offrent à eux dans leur pays d’origine ou ailleurs, ils peuvent facilement quitter leur nouveau pays d’adoption (Nedelcu, 2009).

Dans cette qualité de vie qu’ils recherchent, la qualité des relations qu’ils peuvent avoir avec les citoyens du pays dans lequel ils immigrent est parfois mentionnée mais rarement étudiée par les chercheurs. Prenons par exemple Mcleod, Henderson et Bryant (2010) qui incluent le fait de vivre dans un pays de « friendly people » dans leur définition du mode de vie néo-zélandais choisi par les immigrants qualifiés. Ils avancent ce facteur mais ils ne peuvent pas véritablement l’analyser parce qu’ils n’ont pas les données pour le faire. Ils souhaiteraient d’ailleurs voir apparaître des « indicators of dissatisfaction with life in New Zealand »[5] dans la banque de données qu’ils ont utilisée pour étudier la question des immigrants qualifiés.

Ainsi, la qualité des relations avec les habitants du pays d’adoption semble importante. Elle pourrait expliquer en partie la décision de rester dans le pays ou de le quitter. C’est, nous semble-t-il, une autre bonne raison pour étudier ce malaise que ressentent les Français au Québec dans leurs relations avec les Québécois francophones : il peut prendre une grande importance dans leur décision de s’établir de façon permanente ou de partir vers d’autres cieux.

Dans la première partie de ce texte, nous rendrons compte des écrits antérieurs qui nous informent sur ce malaise entre Français et Québécois francophones. Comme nous le verrons, plusieurs auteurs l’ont noté mais personne n’en a fait son objet principal de réflexion ou de recherche, ce que nous avons décidé de faire dans une enquête menée en 2009 auprès de plus de 900 Français. Nous présenterons notre démarche méthodologique dans la deuxième partie de ce texte puis les résultats que nous avons obtenus. Tout au long de cette dernière partie, nous analyserons les résultats à la lumière des études antérieures et des questions à l’origine de notre enquête.

Le malaise dans les recherches antérieures

Selon le géographe Jean-Louis Grosmaire (1981), ce malaise existerait depuis fort longtemps puisqu’il l’a rencontré fréquemment tout au long de l’histoire de l’immigration française au Québec, qu’il a étudiée dans le cadre de sa thèse de doctorat. Nous examinerons dans cette partie les travaux des chercheurs qui nous en apprennent le plus sur ce phénomène (le malaise). Notons également que des immigrants français l’ont aussi constaté et exprimé tout au long du 20e siècle (voir leurs témoignages dans Yon [1975], L’express [2002], Doucet [2004] ; et ceux de Fontaine [1964], Quoilin [1998], Gerbier [2001]).

Les travaux de Laperrière (1996, 1999, 2005) parlent d’un malaise dans le cas de l’établissement de nombreux religieux français au Québec au tournant du 20e siècle. Cette migration de religieux français, provoquée par les lois sur la laïcité adoptées en France à l’époque, a entraîné au Québec des frictions entre ces derniers et leurs homologues québécois. Il y a eu des moqueries de part et d’autre qui ont mené à des rixes, l’une d’entre elles provoquant le retour en France d’un religieux (Laperrière, 1999). Dans un autre cas, ce sont des religieux modérés qui ont obtenu le rappel en France d’un frère jugé trop dogmatique et trop zélé (Laperrière, 1996). D’autres ont quitté tout simplement faute de s’adapter à la culture locale (Laperrière, 1999). En fait, selon Laperrière (1999), ce qui a provoqué le malaise, c’est qu’« il arrive qu’on veuille plutôt réformer les Canadiens dans le sens des habitudes françaises plus strictes », et cela a choqué plusieurs d’entre eux à l’époque.

Pour la période plus contemporaine, nous avons un ensemble de travaux qui pointent dans la même direction, et ce, dans plusieurs milieux. Dupont a détecté un malaise chez les ouvriers dans les années 1950 à travers une enquête menée auprès de vingt immigrants français qui venaient d’obtenir le statut de citoyen canadien. L’objectif de son enquête était « de détecter les éléments d’adaptation du nouveau canadien » (Dupont, 1956, p. 37). Par rapport à la question qui nous intéresse, soit celle des relations entre les Canadiens français et les Français, l’auteur a constaté que :

La grande majorité des sujets que nous avons visités se sentent très bien acceptés par le milieu canadien-français, même si plusieurs d’entre eux disent que beaucoup de Canadiens français sont hostiles à l’Européen en général et peut-être plus encore au Français.

Dupont, 1956, p. 62 ; c’est nous qui soulignons.

En fait, il semble que cette hostilité proviendrait davantage de la classe ouvrière québécoise que de la classe professionnelle. Dans ce milieu, l’ouvrier québécois serait « en continuel état de défense et souffr[irait] d’un complexe d’infériorité vis-à-vis ce qui est français ou européen en général » (Dupont, 1956, p. 64). Les Français considèrent que la faute en revient souvent à des compatriotes « rendus détestables », qui « ont trop voulu rester français et transporter la France au Canada » et qui « ont trop critiqué » (Dupont, 1956, p. 63).

Brazeau, Goldenberg, Kellerhals et Martin (1967) ont trouvé un malaise similaire chez les cadres et les ouvriers dans les années 1960. Leur enquête a révélé, par rapport à la question qui nous intéresse, que « la majorité des Français estiment que les Canadiens ont d’eux une opinion défavorable » (Brazeauet al., 1967, p. 58). De leur côté, les cadres canadiens percevaient des frictions entre les ouvriers français et canadiens, et expliquaient que ces frictions étaient causées par « des airs de supériorité de l’immigrant français qui rendent difficile son acceptation immédiate » mais pas au point où « l’autorité doive intervenir » (Brazeauet al., 1967, p. 70). En fait, ces cadres soulignaient « que l’immigrant français ne s’entend pas bien avec ses camarades canadiens français » parce qu’il est demeuré trop attaché « aux moeurs et aux façons d’agir de son pays » (Brazeauet al., 1967, p. 75).

Quant aux compagnons de travail, ils avaient une attitude ambivalente vis-à-vis les immigrants français, à preuve les qualités qu’ils ont utilisées pour les décrire : arrogance, compétence et rigidité. Comme le notent les auteurs, il y avait « donc deux défauts » (Brazeauet al., 1967, p. 94) parmi ces qualités ! Ils expliquaient ainsi ce phénomène :

En gros, le refus d’accorder une culture supérieure au Français dénote chez le Canadien français une aversion pour l’image traditionnelle du colonisateur qui a puisé récemment aux sources culturelles et qui en est demeuré racé et supérieur. On le voit comme arrogant plutôt que cultivé mais sans nier sa compétence technique et en soulignant que ces deux qualités le rendent rigide et mésadapté aux conditions actuelles de son état.

Brazeauet al., 1967, p. 96.

Grosmaire (1981) a mené une enquête au milieu des années 1970, auprès de 686 Français, qui a confirmé l’existence d’un malaise entre les membres des deux communautés. Il a écrit, à propos des Français de son échantillon, « [qu’ils] jugent leur propre attitude relativement plus favorable alors qu’ils s’estiment moins payés en retour » (Grosmaire, 1981, p. 355) par les Québécois francophones. Il a avancé également « que l’intégration dans le monde du travail au Québec n’est pas aussi facile qu’on le prétend généralement » (Grosmaire, 1981, p. 370). Il semblait cependant que « les antagonismes sociaux naissent ici dans le haut de la pyramide sociale plutôt que dans le bas » (Grosmaire, 1981, p. 375). Grosmaire faisait allusion aux immigrants français généralement plus instruits et qui convoitaient des postes de responsabilités au travail. Ils auraient bénéficié davantage de leur insertion dans un réseau international pour s’approprier des emplois de direction, y compris dans des entreprises anglophones, ce qui aurait créé de la jalousie chez nombre de Québécois francophones. L’auteur concluait ainsi sur cette question :

Il semble que l’immigrant français sache qu’il ne laisse pas indifférent le Canadien français. Plus de la moitié de nos informateurs (52 %) croient cependant que les Canadiens français ont une attitude défavorable à leur égard. Quelles en sont les causes ? Nous rentrons là dans le maquis des préjugés. Il est difficile de répondre scientifiquement. Il faudrait en fait décortiquer ici l’origine de l’expression « maudit Français ». Sans refaire l’histoire de l’immigration, sa longévité reste significative d’un problème d’intégration.

Grosmaire, 1981, p. 407 ; c’est nous qui soulignons.

Comme Grosmaire (1981), Saire (1994) annonçait un essai sur la question de l’immigration tout en ciblant une population plus restreinte, celle des cadres français au Québec, et une période plus courte, celle des années 1980, soit tout de suite après l’enquête de Grosmaire (1981) qui lui a servi en grande partie de référence. Il se proposait ainsi d’étudier « la dynamique récente de l’expatriation des cadres français » (Saire, 1994, p. 7).

Saire a recueilli treize récits de vie de cadres, de professionnels et d’entrepreneurs dont il s’est assuré de la validité en ce qui a trait à la récurrence de certains aspects, auprès de dix autres personnes avec lesquels il a fait un entretien téléphonique. Il cherchait à mieux connaître ce type d’immigrants, à savoir pourquoi ils venaient au Québec et comment ils s’étaient intégrés. Dans son analyse, il notait la persistance d’un malaise dans les relations entre Québécois francophones et Français et du stéréotype du « maudit Français ». Plusieurs Français de son étude soutenaient que les Québécois francophones étaient « xénophobes » et animés d’un « sentiment anti-français » (Saire, 1994, p. 161). Comme il l’écrivait, pour synthétiser ses propos, « l’expression ‘maudit Français’ résume à elle seule l’ambiguïté d’une relation empreinte de méfiance, de curiosité et de sympathie » (Saire, 1994, p. 78). Il croyait cependant que le problème s’était déplacé, par rapport à l’étude de Grosmaire (1981), d’un antagonisme au sein des couches supérieures à l’un touchant davantage les basses classes.

De nos jours, il semblerait plutôt que les conflits les plus violents apparaissent dans les classes basses de la hiérarchie sociale et proviennent de malentendus culturels. On peut souligner notamment les problèmes qu’engendre la maîtrise supérieure de certaines habiletés sociales et principalement de la langue : il peut être difficile pour un contremaître d’échanger avec un ouvrier français qui parle comme le font les « patrons ». On retrouve ce problème également dans le cas d’autres immigrations francophones (haïtienne, africaine francophone, etc.). Ce type de difficulté s’atténue au fur et à mesure que l’on monte dans la hiérarchie sociale et que le milieu possède un capital linguistique similaire.

Saire, 1994, p. 80.

Citons également la recherche de Fortin (2002a et 2002b) portant sur les trajectoires de seize immigrants français (8) et franco-maghrébins (8) dont le projet était « de faire la lumière sur les modalités d’établissement (et la construction de liens sociaux et éventuellement des appartenances) de migrants qui s’inscrivent dans une dynamique de majoritaires malgré la migration » (Fortin, 2002a, p. 74). Dans sa recherche, elle note ce malaise mais juge « ces sentiments marginaux chez le ‘groupe’ constitué pour les fins de [son] étude » (Fortin, 2002a, p. 232). Pourtant, malgré ce caractère marginal, cette question reste présente dans son esprit et dans sa recherche puisqu’elle écrit :

Mais la relation France-Québec, au-delà des questions démographiques et d’immigration, est une relation complexe, inscrite dans une dimension historique mais qui, au quotidien, se traduit par une relation à la fois de proximité et de distance. Le rapport à la langue française et l’accent semble cristalliser cette dynamique. Cette mise à distance n’est pas générale et est activée selon les circonstances […] variable selon les enjeux (et selon les rapports de pouvoir qui placent les uns en situation de minoritaire, les autres en majoritaires).

Fortin, 2002, p. 104-105.

Finalement, une dernière recherche, celle de Papinot, Vultur, Martin et Vilbrod (2009, p. 9), a comme objectif « d’offrir quelques éléments d’analyse quantitative et qualitative concernant l’insertion professionnelle des jeunes Français au Québec ». Dans ce contexte, ils ont rencontré 43 jeunes Français ayant quitté la France avant 30 ans dont 25 sont installés dans les régions de Québec et de l’Outaouais au moment de l’enquête et 18 qui sont revenus en France après une expérience professionnelle d’au moins une année. Sur la question qui nous intéresse, ils écrivent :

L’expression « maudit Français » intervient à plusieurs titres et à plusieurs niveaux dans les récits recueillis. Elle peut servir à témoigner de l’ostracisme dont les Français disent parfois être victimes. Ils rendront compte alors de celle-ci comme catégorie attributive utilisée dans des interactions où ils ont été partie prenante ou témoin. Elle peut aussi constituer une catégorie mobilisable comme emblématique des difficultés d’insertion rencontrées et du malentendu sur l’accueil. Le recours à l’expression peut enfin servir idéologiquement une décision de retour.

Papinot et al., 2009, p. 74.

Rappelons, en terminant cette revue, qu’aucun de ces auteurs n’a fait de ce malaise son objet principal de recherche. Nous apprenons malgré tout certaines choses sur ce malaise, d’abord sa persistance dans le temps, puis ensuite la façon dont il se manifeste (frictions, hostilité, sentiments anti-français, méfiance, etc.), mais comme ce n’était pas l’objet de leur recherche, aucun de ces auteurs n’a cherché à mieux cerner le phénomène.

Nous avons avancé une première interprétation[6] de ce malaise dans un article écrit en 2005. Selon nous, pour comprendre ce malaise, il fallait examiner l’histoire des relations entre les deux groupes depuis la cession de la Nouvelle-France à l’Angleterre en 1763, notamment les bouleversements qu’a connus la France pendant et après la Révolution de 1789 et les relations très discontinues entre les deux pays durant la période 1763-1850 qui les rendaient de plus en plus étrangers l’un à l’autre (Savard, 1977). Durant cette période, notamment au tournant du 19e siècle, la France révolutionnaire et laïque a été diabolisée par le clergé québécois et par le clergé français trouvant refuge au Québec. Ces religieux fuyant la France ont été nombreux à venir au Québec, près de 3 000 selon Laperrière (1996, 1999, 2005). Ils ont créé et développé au Québec de nombreuses congrégations religieuses ainsi que plusieurs institutions d’enseignement. Ils étaient très conservateurs et faisaient la promotion des valeurs de la vieille France. Plusieurs voulaient « réformer les Canadiens dans le sens des habitudes françaises plus strictes » (Laperrière, 1999, p. 272). Ces comportements ont choqué de nombreux Canadiens et ont refroidi les relations entre les deux groupes, bienveillantes jusque-là. Par exemple, l’évêque de Montréal, Mgr Bruchési, dans une lettre datée de 1903, « s’en prend, de manière expresse, au caractère trop français de certaines maisons et, même, au caractère français tout court ». Selon lui, « elles sont tenues, sinon en défiance et antipathie, au moins en défaveur par le clergé et par le peuple » (cité dans Laperrière, 1999, p. 263).

Après cette immigration importante de religieux français, et après l’accalmie 1914-1945 où peu d’immigrants français sont venus au Québec, une autre vague d’immigration a eu lieu dans les années 1950-1960. À cette époque, la situation n’avait pas beaucoup évolué. Autrement dit, il ne s’était rien passé durant cette période qui aurait pu rapprocher les Français et les Québécois francophones. Or, il s’agissait de la plus importante vague d’immigration française de l’histoire au Canada qui voyait plus de 75 000 Français s’y installer (Pénisson, 1986, p. 114). Elle était constituée d’un grand nombre d’anciens coloniaux en provenance d’Indochine et d’Afrique du Nord qui venaient renforcer les préjugés et les frictions[7]. Plusieurs de ces coloniaux se voyaient comme des représentants de la culture française et, à ce titre, ils ont voulu jouer un rôle « d’éducateur » auprès de la population, notamment en ce qui concerne la langue parlée et les connaissances générales. Ils se sentaient investis d’une mission : ramener ce petit peuple de francophones perdu aux confins des Amériques vers les manières de faire et de parler propres à une certaine France, ce qui a heurté de nombreux Québécois francophones.

Ainsi, selon nous, beaucoup de Québécois francophones réagissent à partir de ce construit historique sans bien souvent prendre la peine de connaître les Français de la présente vague d’immigration qui sont très différents de ceux des vagues précédentes. Ils sont jeunes, ouverts, dynamiques et admiratifs du Québec contemporain et fuient souvent une France qu’ils trouvent conservatrice et ankylosée, comme l’avance le sociologue français Henri Mendras (2002). Plusieurs d’entre eux viennent au Québec, non pas pour reproduire cette société française, mais pour en sortir comme l’indiquent nos entretiens de 2004 et les commentaires écrits de la présente enquête.

C’est l’absence de recherches portant spécifiquement sur ce sujet qui nous a amené à en faire le coeur de notre enquête de 2009. Nous avons exploré cette question à partir du point de vue des Français mais nous cherchons tout de même à répondre à plusieurs questions plus objectives : quelle est la proportion des Français qui ressentent ces sentiments défavorables des Québécois francophones ? Quels Français se sentent plus particulièrement touchés par ce phénomène ? Est-ce fréquent ? Dans quel contexte en particulier se manifeste-t-il ? Quel sens attribuent-ils à l’expression « maudit Français » utilisée par de nombreux Québécois francophones ? Et comment réagissent-ils à l’utilisation de cette expression ?

D’autres questions, rejoignant notre problématique sur les immigrants qualifiés, se posent dans le cas du Québec : dans quelle mesure le rapport des Québécois francophones aux Français s’est-il modifié au fil du temps, notamment au regard des transformations socioéconomiques du Québec et des caractéristiques nouvelles de l’immigration française ? Ne serait-il pas paradoxal que les relations soient restées aussi ambivalentes et problématiques alors que, d’une part, le Québec s’ouvre à l’immigration qualifiée et que, d’autre part, les nouveaux immigrants français apprécient les réalisations du Québec ?

Notre enquête

Nous avons construit un questionnaire fermé d’une cinquantaine de questions portant sur l’intégration des Français à la vie québécoise et sur leurs perceptions du fonctionnement des organisations québécoises. Les personnes pouvaient également laisser un commentaire personnel sur ces sujets dans la dernière partie du questionnaire. Plus de 45 % des 930 répondants retenus, soit 427 personnes, se sont prévalus de cette possibilité et les commentaires varient de quelques lignes à plusieurs paragraphes. Ces commentaires qui représentent plus de 60 pages de texte sont riches et fort utiles pour compléter les réponses aux questions fermées.

Dans ce texte, nous ne rendrons compte que de la partie de notre enquête portant sur l’intégration des immigrants français, plus particulièrement sur l’existence d’un malaise qui entourerait les relations entre Québécois francophones et Français au Québec. Une vingtaine de questions cherchaient à cerner ce malaise. L’enquête qualitative que nous avions menée en 2004 auprès d’une vingtaine de professionnels français de la gestion (Dupuis, 2005) nous a servi pour construire ce questionnaire. En fait, nous cherchons à explorer certaines assertions de nos informateurs de l’époque, tout comme certaines se retrouvant dans les études antérieures.

Notre enquête a été faite par Internet en passant par différents organismes français qui desservent les Français venus vivre au Québec ou les réunissent d’une façon ou d’une autre. Nous avons contacté autant des organismes à vocation générale qu’à vocation spécialisée. Nous avons contacté 18 organismes ayant des activités au Québec et 10 ont répondu positivement en envoyant notre invitation à participer à notre enquête sur Internet à leurs membres[8]. Notre message a été envoyé à environ 3 000 personnes. De plus, ces dernières étaient invitées à faire circuler l’information auprès de compatriotes au Québec. Il faut croire que cette demande a porté fruit puisque le tiers de notre échantillon est composé d’individus qui n’ont jamais utilisé les services d’un organisme français depuis leur arrivée au Québec.

Notre questionnaire a été en ligne pendant six semaines, soit de la fin mai au début du mois de juillet 2009. 1 254 personnes ont ouvert notre questionnaire, et la très grande majorité l’ont rempli. Nous avons tout de même éliminé plus de 300 questionnaires qui n’étaient pas remplis ou dont les personnes ne correspondaient pas au profil de l’enquête qui ciblait les Français de 18 ans et plus actifs sur le marché du travail. Certaines questions nous permettaient de repérer les personnes non admissibles et de les retirer de notre échantillon, c’est le cas par exemple des étudiants à temps plein. Nous avons finalement retenu 930 questionnaires remplis, bien que dans certains d’entre eux quelques questions soient restées sans réponse. On retrouvera les principales caractéristiques de notre échantillon dans le tableau 1.

Contrairement aux enquêtes antérieures qui comptaient toujours une forte majorité d’hommes (en général plus de 70 %), la nôtre contient presque autant de femmes que d’hommes. La très grande majorité de nos répondants ont entre 25 et 44 ans, ce qui est normal étant donné que nous cherchions des personnes de 18 ans et plus actives sur le marché du travail. Nous avons une bonne répartition quant à la région de provenance, le nombre d’années de présence au Québec et le secteur d’emplois.

Tableau 1

Caractéristiques de l’échantillon

Caractéristiques de l’échantillon
*

Nous donnons le nombre de répondants (R) quand le nombre est différent de 930.

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Nous avons utilisé les catégories de Statistique Canada pour le secteur d’emploi. Étant donné le petit nombre de personnes dans les trois derniers secteurs, nous les avons regroupés sous l’appellation « autres ». Il s’agit des trois secteurs suivants : Métiers, transport et machinerie ; Professions propres au secteur primaire ; et Transformation, fabrication et service d’utilité publique.

-> Voir la liste des tableaux

Une grande proportion des Français, soit 49,8 %, sont venus principalement au Québec pour la qualité de vie ou l’expérience culturelle contre seulement 16,7 % pour le travail, 14,6 % pour suivre un conjoint ou un parent, 7,3 % pour les études (11,6 % pour d’autres raisons). Ce qui ne veut pas dire qu’ils n’y travaillent pas mais seulement que ce n’est pas pour le travail qu’ils sont d’abord venus au Québec. Beaucoup de Français, soit 48,1 %, avaient l’intention de s’installer en permanence au Québec au moment de leur départ de France.

La très grande majorité d’entre eux, soit 72,3 %, se sont installés en milieu francophone, et 14,5 % en milieu mixte franco-allophone. Ils travaillent majoritairement (72 %) dans un milieu francophone québécois avec des collègues québécois francophones. Ils utilisent surtout le français dans la majorité des cas (51,3 %) avec un peu d’anglais à l’occasion. Ils ne sont que 20 % à n’utiliser que le français au travail, alors que 20 % utilisent autant l’anglais que le français. À l’exception de ce dernier groupe, l’anglais au travail est surtout utilisé pour parler avec les clients ou les fournisseurs (55,3 % des cas). L’usage d’une autre langue que l’anglais et le français est présent dans près de 24 % des organisations où ils travaillent, ce qui reflète bien le caractère multiculturel de la ville de Montréal où ils vivent et travaillent très majoritairement.

La question de la méfiance des Québécois francophones envers les Français

Nous avons décidé de qualifier ce malaise pour mieux l’explorer. Il renvoie, comme nous l’avons vu, à des attitudes et des comportements défavorables de Québécois francophones envers les Français. Nous avons choisi la notion de méfiance pour qualifier ce malaise. C’est après un examen attentif des expressions utilisées dans les enquêtes précédentes, des transcriptions de la vingtaine d’entretiens faits en 2004 et de longues discussions avec des collègues et des amis français, que nous l’avons choisie. En fait, nous avions le choix, en nous appuyant sur les recherches antérieures, entre plusieurs expressions dont hostilité, antagonisme, sentiment anti-français, xénophobie et méfiance. La plupart de nos interlocuteurs trouvaient trop fortes les expressions comme hostilité, antagonisme, sentiment anti-français et xénophobie. Selon eux, peu de Français choisiraient une de ces notions pour décrire leurs relations difficiles et ambigües avec les Québécois francophones. La méfiance semblait l’expression la plus appropriée, ou la moins inappropriée, puisqu’elle rendait compte d’un comportement défavorable de la part de Québécois francophones envers les Français sans aller jusqu’à l’hostilité ouverte ou au racisme. Ce choix permettait, selon nous, de qualifier le malaise avec une notion acceptable pour la plupart des Français. Ce choix est évidemment contestable, mais nous l’assumons, et c’est cette expression qui apparaît dans notre questionnaire.

Dans plusieurs enquêtes précédentes (Dupont, 1956 ; Brazeau, Goldenberg, Kellerhals et Martin, 1967 ; Grosmaire, 1981), les résultats étaient souvent paradoxaux. D’une part, les Français s’intégraient bien à la société québécoise et d’autre part ils étaient victimes d’attitudes et de comportements défavorables de la part de beaucoup de Québécois francophones ou de Canadiens français selon l’appellation de l’époque. La dernière étude qui comptait sur un échantillon de bonne taille, celle de Grosmaire (1981, p. 407), avançait, comme nous l’avons déjà dit, que « plus de la moitié de nos informateurs (52 %) croient cependant que les Canadiens français ont une attitude défavorable à leur égard ».

Dans notre enquête, nous avons plus de 65 % de nos répondants qui disent avoir ressenti de la méfiance de la part de certains Québécois francophones depuis leur arrivée au Québec en y incluant ceux qui disent l’avoir ressentie de temps en temps (tableau 2). Ils ne sont par contre que 27,1 % à le ressentir fréquemment ou constamment, et seulement 12,7 % soutiennent ne l’avoir jamais ressentie.

Tableau 2

Méfiance ressentie par les Français de la part de Québécois francophones à leur égard depuis leur arrivée au Québec

Méfiance ressentie par les Français de la part de Québécois francophones à leur égard depuis leur arrivée au Québec

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Nous avons demandé à ceux qui avaient ressenti cette méfiance[9], si elle s’adressait à eux personnellement ou aux Français en général. Plus de la moitié des répondants indique que cette méfiance était communiquée indirectement et s’adressait aux Français en général et pas à eux directement, seulement 27,7 % se trouvant dans ce dernier cas. Cependant plus de 65 % de ceux qui disent vivre cette méfiance constamment considèrent qu’elle se manifeste directement à eux (incluant « Tant directement à vous et qu’indirectement »). Cette méfiance se manifestait concrètement par des moqueries et des blagues (58,9 %), par un refus de discuter ou de rendre service (18 %), par de l’agressivité verbale (7,9 %) ou d’une autre façon (15,7 %). On peut penser que c’est la blague typique sur les « maudits Français » qui est en cause dans le premier cas, ce que semblent confirmer plusieurs commentaires écrits à la fin du questionnaire (45 personnes font référence à cette expression, soit un peu plus de 10 % de ceux qui ont laissé un commentaire écrit).

L’examen de ce qu’entendent les répondants par la blague sur les « maudits Français » nous montre bien qu’il y a là, parfois, l’expression d’une méfiance, sinon d’un commentaire critique sur les comportements des Français. Nous avons soumis à nos répondants des choix de réponses que nous avions recueillis dans notre première enquête et que nous avons testés auprès d’autres Français par la suite avant de les inclure dans notre questionnaire. Il ressort que l’expression est surtout comprise comme une marque de sympathie dans 54,3 % des cas, bien qu’une large majorité d’entre eux y voient en même temps une certaine critique des comportements des Français (tableau 3). Par contre, près de 38 % des répondants interprètent cette expression comme une plaisanterie de mauvais goût ou comme une attaque personnelle.

Nous le voyons, les Français sont fortement divisés sur le sens, positif ou négatif, à accorder à l’utilisation de cette expression par les Québécois francophones tout en reconnaissant que le sens peut varier selon le contexte.

La notion de « maudit Français » est le plus souvent utilisée par nos amis québécois, plus pour nous taquiner et rire des préjugés qui existent dans nos deux cultures, que dans une réelle expression de la méfiance collective.

Française [#181] travaillant dans le secteur de la gestion.

De l’aveu même de certains Québécois, le terme « maudit Français » n’est pas une plaisanterie mais une insulte ; en fait, c’est comme se faire traiter de sale bougnoule en France, chose à laquelle je ne m’étais jamais habituée en France étant issue moi-même de l’immigration. En comparaison, je trouve que cela est pire au Québec qu’en France car il n’y a pas d’associations militantes comme en Europe. Même nos enfants de 5 et 11 ans ont subi des agressions, violence et propos vexants.

Française [#825] travaillant dans le secteur des Affaires, finance et administration ; voir aussi l’extrait de la Française [#160] dans l’encadré en introduction.

Pour le « maudit Français », tout est question de contextes. Mes collègues et amis m’appellent comme cela pour me taquiner alors je sais que ce n’est pas méchant. Mais c’était une insulte plusieurs fois où j’ai demandé (très courtoisement) à une personne assise dans le métro de bien vouloir céder sa place à une femme enceinte ou à une personne âgée.

Français [#579] travaillant dans le secteur des Affaires, finance et administration.

Tableau 3

Sens donné à l’expression « maudit Français »

Sens donné à l’expression « maudit Français »

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En fait, ceux qui ne ressentent pas ou rarement la méfiance des Québécois francophones ont tendance à interpréter positivement le sens de cette expression (respectivement 69,7 % et 52,5 % des répondants) par leurs « cousins » québécois, tandis que ceux qui la ressentent fréquemment ou constamment la voient plutôt négativement (respectivement 50,0 % et 68,9 %). Ainsi, au-delà du contexte, il semble bien que certains Français la ressentent plus négativement que d’autres la plupart du temps.

La qualité des relations qu’entretiennent les Français avec les Québécois francophones et la capacité de se faire des amis sont aussi de bons indicateurs de l’état de la situation. Or, le sentiment de méfiance est fortement corrélé avec la capacité de développer de bonnes relations avec les Québécois francophones. Ceux qui ont ressenti constamment de la méfiance sont en effet ceux pour qui les relations avec les Québécois francophones ne se sont que peu ou pas du tout développées, dans la plus grande proportion (56,8 %), depuis leur arrivée au Québec. À l’inverse, ceux qui n’ont jamais ou rarement ressenti cette méfiance sont peu nombreux dans cette situation, soit à peine 12,2 %.

De la même façon, ceux qui jugent ces relations comme étant plus ou moins bonnes (41,1 %) et assez ou très mauvaises (32,8 %), dans la plus grande proportion (73,9 %), sont ceux qui ont vécu constamment cette méfiance alors qu’à peu près personne d’autre ne les juge ainsi parmi ceux qui n’ont jamais vécu ou rarement vécu cette méfiance, 6 % seulement les jugeant plus ou moins bonnes, assez et très mauvaises. Ces derniers les qualifient donc d’excellentes dans une proportion de 94 %.

Le nombre d’amis québécois francophones qu’ils se sont faits est aussi une bonne indication de leurs relations avec les Québécois. Par exemple, parmi les répondants qui sont ici depuis plus d’une année mais moins de quatre ans, 30 % de ceux qui ressentent constamment de la méfiance n’ont pas d’amis québécois francophones alors que cette proportion n’est que de 6,7 % chez ceux qui ne la ressentent jamais ou rarement. On comprendra alors que le sentiment de méfiance et la capacité de développer de bonnes relations avec les Québécois francophones, y compris celle de se faire des amis parmi eux, sont de bons indicateurs de l’intégration sociale des Français au milieu francophone québécois.

C’est surtout dans le milieu de travail que les comportements de méfiance se produisent : 43,4 % des individus mentionnent principalement ce milieu comme le lieu où se manifeste cette méfiance alors que 38,5 % la voient dans tous les milieux (services publics, commerces, voisinage), incluant celui du travail. Dans les autres milieux, les répondants sont beaucoup moins nombreux à ressentir cette méfiance. En fait, dans les commentaires écrits les répondants parlent surtout du travail et peu des autres milieux. Il est vrai que, dans certains de ces milieux, comme les commerces et les services publics, les contacts sont plus éphémères et plus superficiels. Nous pourrions aussi soutenir qu’il est plus difficile d’évaluer correctement l’attitude des personnes dans ces situations. D’une façon ou d’une autre, il est très significatif que ce soit dans le milieu de travail que se ressente davantage la méfiance, là où une majorité de répondants ont des contacts quotidiens avec des Québécois francophones, et où ils peuvent développer des relations plus « senties » avec eux. Ces données rejoignent les résultats de l’enquête sur la diversité ethnique au Canada de Statistique Canada (2003, p. 23) qui indiquent que la discrimination et les traitements injustes se produisent le plus souvent dans le milieu de travail[10].

Dans le cas des individus qui ressentent la méfiance dans tous les milieux, la proportion de ceux qui se disent constamment victimes de la méfiance des Québécois francophones est plus grande (plus de 50 % d’entre eux) que dans les cas où ceux-ci le sont rarement (32,4 %) ou de temps en temps (35,8 %). Ce qui est tout à fait cohérent. En effet, pour être considérée comme constante la méfiance doit se manifester dans tous les milieux.

Finalement, et contrairement à ce que l’on pourrait penser, le fait d’avoir passé plus de temps au Québec ne réduit pas la perception de ce sentiment, bien au contraire (voir le tableau 4). Ce sont ceux qui sont au Québec depuis le plus longtemps (plus de 15 ans) qui perçoivent le plus fréquemment cette méfiance (38,6 % disent la ressentir fréquemment ou constamment) alors que ceux qui y sont depuis moins d’un an la perçoivent moins fréquemment (20,5 % disent la ressentir fréquemment ou constamment).

Tableau 4

Lien entre la durée du séjour et la perception des Français de la méfiance des Québécois francophones

Lien entre la durée du séjour et la perception des Français de la méfiance des Québécois francophones

Différences significatives[11] p<0,001

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Ainsi, le malaise dans les relations entre les Québécois francophones et les Français semble toujours vivant au Québec. Il est vrai cependant qu’il touche certains Français plus que d’autres. Nous estimons, à partir des données avancées jusqu’ici, que de 20 à 30 % des Français qui immigrent au Québec vivent assez fortement ce malaise. Outre les questions sur la méfiance, la question sur la qualité des relations entre Québécois francophones et Français, telle que perçue par ces derniers, nous permet de faire cette estimation.

Dans le même sens, signalons que 26,7 % des 424 commentaires écrits par les répondants à la fin du questionnaire rendaient surtout compte d’une (ou de plusieurs) expérience(s) négative(s) au Québec contre 13,3 % qui rendaient surtout compte d’une (ou de plusieurs) expérience(s) positive(s) et 21,5 % qui présentaient les aspects positifs et négatifs de leurs expériences[12]. Plus des deux tiers (68,4 %) de ces commentaires surtout « négatifs » ont été écrits par des Français qui ressentaient fréquemment ou constamment de la méfiance de la part des Québécois francophones.

Nos résultats confirment ainsi les constats les plus récents de Grosmaire (1980) et de Saire (1994) sur l’existence d’un malaise toujours présent sur le territoire québécois dans les relations entre Français et Québécois francophones. Dans cette partie, nous avons pu mieux cerner la proportion de la population immigrante française s’établissant au Québec qui ressent vivement ce malaise. Nos résultats diffèrent de ceux de Fortin (2002a, p. 232) qui juge « ces sentiments marginaux chez le ‘groupe’ constitué pour les fins de [son] étude ». Elle attribue le ressentiment de sa seule informatrice[13] exprimant fortement ce malaise « aux difficultés d’insertion professionnelle [qu’elle a connues] (…) [et qui auraient été causées selon elle par] une expérience de travail désuète dans son domaine » (Fortin, 2002a, p. 270). C’est fort possible. Le problème cependant c’est que son échantillon ne compte que huit Français (il compte également huit Franco-Maghrébins mais ceux-ci « échappent, dans une certaine mesure, à cette dynamique [France-Québec] » [Fortin, 2002a, p. 286]). Ce qui est un nombre bien insuffisant, comme elle le dit elle-même dans sa thèse[14], pour généraliser à l’ensemble de la population française ce qu’elle appelle « ces sentiments marginaux ». Pour nous, il ne s’agit pas de simples sentiments marginaux, ou de simple exclusion symbolique (Fortin, 2002b, p. 91) mais, pour une bonne minorité de Français, d’un isolement social, voire d’une exclusion des réseaux de relations sociales des Québécois francophones.

Qui sont ces Français qui ressentent plus fortement la méfiance des Québécois francophones ?

Nous avons cherché à savoir qui sont ces Français qui ressentent le plus fortement et le plus fréquemment de la méfiance de la part des Québécois francophones. Nous n’avons constaté aucune différence significative en ce qui concerne le sexe, la région de provenance et le métier des répondants, ce qui est étonnant au regard des entretiens puisque certains de nos répondants avaient émis une hypothèse à ce propos. Ils croyaient en effet que les Parisiens seraient plus touchés que les autres à cause de leur attitude jugée plus arrogante. En fait, selon ces répondants, ce seraient eux les « maudits Français » que les Québécois, mais aussi de nombreux Français, n’aimeraient pas. Nous voyons ici qu’il s’agissait d’un préjugé de certains Français envers les Parisiens puisqu’il n’y a pas de différences significatives sur cette question entre les Français sur la base de leur lieu de provenance en France. En fait, seul l’âge a été un facteur significatif parmi les facteurs sociodémographiques. Ainsi ce sont les Français plus âgés qui l’ont davantage ressentie comme le montre le tableau 5.

Tableau 5

Pourcentage des Français ayant ressenti fréquemment et constamment de la méfiance chez certains Québécois francophones en fonction du groupe d’âge

Pourcentage des Français ayant ressenti fréquemment et constamment de la méfiance chez certains Québécois francophones en fonction du groupe d’âge

Différences significatives p < 0,000

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De plus, ceux qui sont ici depuis plus longtemps ressentent davantage ce phénomène que ceux qui sont arrivés plus récemment comme nous l’avons indiqué précédemment. Il semble que ce soit après quelques années de séjour au Québec que la perception change. C’est parmi ce groupe que nous trouvons aussi la plus forte proportion de personnes qui interprètent négativement l’expression du « maudit Français ». En effet, 53,5 % de ceux qui sont au Québec depuis 15 ans et plus l’interprètent négativement contre seulement 27,4 % chez ceux qui y sont depuis moins d’un an.

Nous pouvons faire deux hypothèses face à ces résultats. La première hypothèse serait que le phénomène de méfiance, incluant l’usage de l’expression du « maudit Français », est en recul au Québec puisque les jeunes Français le ressentent beaucoup moins fortement et beaucoup moins fréquemment. La deuxième hypothèse avancerait plutôt que le phénomène est assez subtil et que ce n’est qu’après plusieurs années de résidence au Québec que les Français réaliseraient que beaucoup de Québécois francophones sont vraiment méfiants envers eux. En fait, si nous pondérons les données de l’âge avec celle de la durée du séjour pour discuter de la méfiance que perçoivent les Français, nous arrivons à combiner ces deux hypothèses. Dans le tableau 6 nous voyons que l’âge des répondants joue toujours mais qu’après la première année de séjour au Québec, l’écart entre les plus jeunes et les plus vieux diminue. Il reste que cet écart est toujours significatif après cinq années et plus de séjour au Québec.

Tableau 6

Pourcentage des Français ayant ressenti fréquemment et constamment de la méfiance de la part de Québécois francophones en fonction de l’âge et de la durée du séjour au Québec

Pourcentage des Français ayant ressenti fréquemment et constamment de la méfiance de la part de Québécois francophones en fonction de l’âge et de la durée du séjour au Québec

Différences significatives p< 0,05 dans les cas extrêmes (Moins d’un an [p=0,003] et 5 ans et plus [p=0,017]

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Outre les individus plus âgés, ce sont ceux qui sont venus plutôt pour le travail (33,4 %) que la qualité de vie ou pour vivre l’expérience culturelle québécoise (23 %) qui ont davantage ressenti cette méfiance. Si nous combinons l’âge et les raisons de venir, nous voyons que ce sont les plus vieux qui sont venus pour le travail qui ont le plus ressenti la méfiance des Québécois francophones (tableau 7).

Tableau 7

Pourcentage des Français ayant ressenti fréquemment et constamment de la méfiance de la part de Québécois francophones en fonction de l’âge et des raisons de venir au Québec

Pourcentage des Français ayant ressenti fréquemment et constamment de la méfiance de la part de Québécois francophones en fonction de l’âge et des raisons de venir au Québec

Différences significatives p<0,05

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Il semble que l’âge et le fait de venir spécifiquement pour travailler soient des facteurs importants dans la perception de la méfiance ressentie par les répondants français. Or, l’âge est assurément un indicateur de l’expérience de travail que peut posséder un individu. Il semble donc logique d’avancer que les Français avec le plus d’expérience au travail et qui viennent d’abord au Québec pour y travailler ressentent davantage cette méfiance. Nous avons des indications qui vont dans ce sens dans les commentaires écrits à la fin du questionnaire : 73 de nos répondants qui ont parlé du travail ou de l’emploi dans leurs commentaires étaient insatisfaits par rapport à ces aspects de leur immigration contre 24 qui les jugeaient satisfaisants[15]. Ces répondants jugent qu’ils n’ont pas réussi à trouver un emploi satisfaisant, ou qu’il est bien difficile de trouver un emploi, de faire reconnaître ses diplômes ou ses expériences de travail au Québec. Or la majorité de ces récriminations, soit 49 cas sur 73, proviennent de Français qui ont ressenti fréquemment ou constamment de la méfiance de la part des Québécois francophones contre seulement 4 cas sur 24 en ce qui a trait aux répondants satisfaits de leur travail et de leur trajectoire professionnelle au Québec. Si l’on ajoute ceux qui l’ont ressentie de temps en temps, on arrive à 67 cas sur 73, soit 91,8 % des cas, chez les insatisfaits et 11 cas sur 24, soit 45,5 % des cas, chez les satisfaits. Il y a ici une différence significative mais qui n’explique pas tout puisque certaines personnes satisfaites de leur travail, et qui ont pris la peine de l’écrire dans leurs commentaires, ressentent de temps en temps ou fréquemment de la méfiance de la part des Québécois francophones.

Si nous poussons plus loin l’analyse statistique[16], nous pouvons dégager trois profils de notre échantillon. Un premier profil comptant 257 individus, autant des hommes que des femmes, âgés en moyenne de 35 ans et plus. Ils ont tous choisi de venir au Québec pour la culture et la qualité de vie et se sont fait, en moyenne, plus d’amis que les autres. Ils ont, en général, plus souvent travaillé en France avant leur départ et ils ont une appréciation positive de la gestion des entreprises québécoises. Ils ont été, en général, moins victimes de comportements méfiants que les individus ayant un autre profil. Nous qualifierons ces Français de « ouverts et sociables ».

Le deuxième profil est composé de 413 individus qui sont, en moyenne, moins âgés que le premier groupe (35 ans et moins). Ils sont arrivés plus récemment au Québec (près de 70 % y sont depuis 4 ans et moins) et ils ont tous fait appel à un organisme français depuis leur arrivée. En moyenne, ils ont moins d’amis au Québec et ils ne perçoivent pas trop mal l’utilisation de l’expression « maudit Français ». Nous les désignerons par l’appellation « jeunes et nouveaux ».

Finalement, le dernier profil compte 260 individus et comprend des hommes et des femmes de tous âges. Ils sont au Québec depuis un bon moment (60 % depuis 5 ans et plus). Aucun n’est venu au Québec pour la culture ou la qualité de vie comme première motivation. Ils ont, en général, moins travaillé en France avant leur départ. Ils ont une vision beaucoup moins positive de la gestion des entreprises que les individus des deux autres profils. De plus, ils ont été, en général, plus souvent victimes de comportements méfiants de la part des Québécois. Nous les qualifierons d’« habitués et désenchantés ».

À la lumière des données exposées jusqu’ici et des profils mis au jour, une interprétation saute immédiatement aux yeux : ce sont les Français venus pour d’autres raisons que la culture et la qualité de vie québécoises qui ressentent le plus ce malaise, notamment ceux qui sont venus pour le travail. Pour ce groupe de Français venus spécifiquement pour le travail, nous pourrions tenter une première explication : les Français les plus qualifiés, notamment ceux scolarisés dans les grandes écoles françaises (HEC, ENA, École des Mines, Poly, etc.), et les plus expérimentés sur le marché du travail, seraient les plus insatisfaits parce qu’ils ne peuvent pas monnayer au Québec le prestige de leur(s) diplôme(s) ou l’expérience acquise en France alors que ceux qui ont un diplôme moins élevé, ou d’une institution moins prestigieuse, ou qui ont le moins d’expérience de travail à faire valoir, seraient les plus satisfaits parce qu’ils peuvent obtenir au Québec des postes, des promotions et des salaires qu’il leur serait impossible d’obtenir en France où la tyrannie des diplômes est encore souvent la règle[17]. Voici deux témoignages qui illustrent ces différences de vécus.

En 9 ans, j’ai rencontré mon mari (québécois), eu deux enfants, suis devenue propriétaire, ai bâti une solide carrière. Une entreprise m’a laissé ma chance et après avoir eu maintes promotions, je suis en voie de devenir gestionnaire alors que mes diplômes sont dans un domaine tout autre… chose quasi impensable en France de nos jours.

Française [#465] travaillant dans le secteur des sciences naturelles et appliquées et professions apparentées.

L’intégration passe par l’acceptation d’une soumission aux règles et insultes des Québécois en général. Il faut accepter de repartir à zéro dans votre vie professionnelle en oubliant votre expérience professionnelle européenne car, pour eux, seule la québécoise compte.

Français [#141] travaillant dans le secteur des sciences naturelles et appliquées et professions apparentées.

Il est à noter que le Québec n’est pas la seule société où des immigrants considèrent que leur diplôme ou leur expérience de travail ne sont pas reconnus à leur juste valeur. En fait, c’est le cas dans presque tous les pays de l’OCDE (Chaloff et Lemaître, 2009). Par ailleurs, le fait que la publicité du gouvernement du Québec en France insiste sur le grand besoin d’immigrants qualifiés pour assurer le développement de la société québécoise et que les immigrants français soient admis sur cette base (forte sélection de diplômés universitaires par exemple) augmente la frustration de ces immigrants. Plusieurs accusent le gouvernement de faire de la fausse publicité sur les besoins réels du Québec puisque certains n’arrivent pas toujours à trouver un emploi correspondant à leur compétence (les commentaires écrits à ce sujet sont nombreux), ce qui est le cas de plusieurs travailleurs qualifiés dans les pays de l’OCDE (Chaloff et Lemaître, 2009).

Le vérificateur général du Québec a souligné lui-même récemment l’inadéquation entre ce discours et les pratiques réelles du gouvernement du Québec. En fait, les besoins sont bien réels mais la sélection des immigrants admis ne les comble pas. Les candidats recrutés, bien que très scolarisés, ne possèdent pas toujours les compétences recherchées. Le vérificateur souligne même les cas de dossiers d’admission qui n’auraient pas dû être acceptés en vertu de la politique québécoise. Il blâme d’ailleurs sévèrement les décideurs politiques et les fonctionnaires pour ce laxisme dans l’admission des candidats. Il demande que le gouvernement apporte, dans les plus brefs délais, les correctifs nécessaires pour que les immigrants qualifiés admis comblent les véritables besoins de main-d’oeuvre de la société québécoise (Vérificateur général du Québec, 2010).

Une conséquence majeure

Cette méfiance perçue par de nombreux Français influence leur intention de s’établir au Québec de façon permanente. Lorsque nous examinons leur intention au départ de la France on constate que 48,2 % avaient l’intention de s’installer au Québec de façon permanente, et il n’y aura pas à ce moment de différence significative sur cette intention entre ceux qui percevront plus tard davantage de méfiance des Québécois francophones à leur égard et ceux qui en percevront le moins. Par ailleurs, lorsque questionnés sur leur état d’esprit au moment de l’enquête, des différences significatives apparaissent quant à leur intention de s’établir au Québec, notamment entre ceux qui ont perçu davantage de méfiance et ceux qui en ont perçu le moins (voir le tableau 8).

Tableau 8

Proportion de ceux qui pensent passer toute leur vie au Québec en fonction de leur perception de la méfiance des Québécois francophones à l’égard des Français

Proportion de ceux qui pensent passer toute leur vie au Québec en fonction de leur perception de la méfiance des Québécois francophones à l’égard des Français

Différences significatives p< 0,001

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Globalement, l’intention des Français de rester toute leur vie au Québec ne représente que 18,4 % des répondants et bien sûr plusieurs facteurs ont pu jouer dans cette chute dramatique, de 48,2 % avant leur départ à 18,4 %. Même en incluant la réponse « toute leur vie professionnelle », l’écart reste considérable (48,2 % à 28,9 %), d’autant plus que plusieurs restaient aussi ouverts à cette possibilité d’y passer toute leur vie : ils étaient 17,3 % au moment de leur départ qui aurait pu s’ajouter aux 48,2 %, soit un potentiel de 65,5 % des répondants. Nous pouvons ainsi avoir un aperçu de l’impact de cette méfiance des Québécois francophones telle qu’elle est ressentie par les Français. En fait, plus ils ont le sentiment que les Québécois francophones se méfient d’eux, plus la perspective de rester toute leur vie diminue.

Si nous examinons uniquement ceux qui avaient l’intention de s’installer en permanence à leur départ de France, soit 438 personnes, nous constatons qu’aujourd’hui ce sont les individus qui n’ont jamais ou très rarement ressenti de la méfiance de la part des Québécois francophones qui ont le moins changé d’opinion sur leur projet de s’installer en permanence au Québec : 55,6 % d’entre eux pensent toujours, au moment de l’enquête, rester toute leur vie ou toute leur vie professionnelle au Québec contre seulement 32,5 % parmi ceux qui ont ressenti fréquemment ou constamment de la méfiance (tableau 9). Notons cependant que 46,8 % de ces 438 répondants ne savent plus s’ils veulent rester au Québec toute leur vie maintenant qu’ils y sont.

Tableau 9

Pourcentage de Français qui pensent toujours s’installer en permanence au Québec par rapport à ceux qui pensaient le faire à leur départ de France en fonction de la méfiance ressentie

Pourcentage de Français qui pensent toujours s’installer en permanence au Québec par rapport à ceux qui pensaient le faire à leur départ de France en fonction de la méfiance ressentie

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Le sentiment de méfiance et la capacité de développer de bonnes relations avec les Québécois francophones semblent, ainsi, des facteurs importants dans le changement de décision de nombreux Français de s’établir en permanence au Québec. L’effet est général, touchant tous les individus ressentant fréquemment ou constamment de la méfiance de la part des Québécois francophones peu importe les raisons pour lesquelles ils sont venus au Québec, que ce soit pour le travail, pour la qualité de vie ou l’expérience culturelle, les études, ou pour suivre un parent ou un conjoint. Ce sont les individus qui ressentent le plus de méfiance qui sont le moins susceptibles de s’établir en permanence au Québec.

Il est difficile d’évaluer l’évolution du malaise dans le temps puisque peu de recherches se sont penchées sur le phénomène, et encore moins d’auteurs ont cherché à le mesurer avec précision, ni ne l’ont mesuré de la même façon s’ils l’ont fait. Les auteurs (Dupont, 1956 ; Brazeauet al., 1967, et Grosmaire, 1981) qui avancent une estimation parlent de ce que les Français pensent en général des comportements des Québécois à leur égard. Ils ne mesurent pas la proportion de ceux qui ressentent ce malaise personnellement comme nous le faisons. Nos données sont donc difficilement comparables. Au mieux, nous pouvons noter une persistance du malaise dans le temps et cerner la proportion de ceux qui le ressentent au moment de l’enquête.

Nous pouvons également penser que ceux qui se trouvent dans le profil « jeunes et nouveaux » atterriront dans un ou l’autre des deux autres profils (« ouverts et sociables » ou « habitués et désenchantés ») avec le temps, ou ils auront quitté le Québec entretemps. En effet, nous pensons que ce profil est transitoire, le temps de l’exploration et de l’apprentissage de la culture québécoise et des rapports avec ces citoyens francophones.

La proportion de Français qui ressentent ce malaise aujourd’hui est de 20 à 30 % selon notre étude. Est-ce une quantité normale dans un groupe d’immigrants ? Est-ce peu ou beaucoup ? Se cache-t-il une forme de racisme ou de discrimination derrière cette méfiance comme le pensent certains Français ? Si nous regardons l’enquête sur la diversité ethnique menée en 2002 par Statistique Canada et qui cherchait à mesurer l’étendue de la discrimination ou des traitements injustes en fonction des caractéristiques ethnoculturelles, nous voyons qu’il y a une proportion de 10 % de la population canadienne qui « ont déclaré se sentir mal à l’aise ou pas à leur place parfois, la plupart du temps ou tout le temps à cause de leurs caractéristiques ethnoculturelles » (Statistique Canada, 2003, p. 18).

Cette proportion varie en fonction des groupes évidemment, la plus grande proportion de personnes touchées au Canada se retrouvant chez les minorités visibles avec 24 % (Statistique Canada, 2003). Nous retrouvons une proportion semblable chez les Français qui sentent fréquemment ou constamment un malaise, de la méfiance avons-nous dit, dans leurs relations avec les Québécois francophones. Ils ne se considèrent pas bien sûr comme une minorité visible mais ils utilisent volontiers l’expression de « minorité audible ». La langue ou l’accent peut être un facteur très fort chez les Canadiens qui n’étaient pas une minorité visible comme le souligne l’étude de Statistique Canada (2003). Bien sûr ici on fait référence non seulement aux allophones mais aussi aux relations souvent difficiles entre anglophones et francophones au Canada et au Québec, notamment au travail comme dans le cas de nos répondants français.

La discrimination [au Québec] est vécue le plus souvent au travail et au moment de présenter une demande d’emploi ou d’avancement et ce, surtout chez les répondants allophones (57 %), mais aussi chez ceux dont la langue maternelle est l’anglais (47 %) et dans une moindre mesure chez ceux dont la langue maternelle est le français (42 %).

Bourhis, Montreuil et Helly, 2005, p. 15 ; ce sont les auteurs qui soulignent.

Nous ne savons pas cependant si les Français se trouvent spécifiquement pris en compte dans cette enquête, s’ils sont inclus « chez ceux dont la langue maternelle est le français ». Par ailleurs, les enquêtes portant sur l’intégration des Français au Québec, Goizet (1993) par exemple, ont noté, chez plusieurs Français, ce fort sentiment de faire partie d’une minorité audible.

Est-il possible de parler de racisme dans le cas de ce que vivent les Français au Québec ? Une telle affirmation nous apparaît très forte, trop forte à première vue, même si certains Français l’affirment. Par contre, si l’on s’appuie sur la définition de Renaud, Germain et Leloup (2004b), pour qui le racisme aujourd’hui est plus caché, et se manifeste de façon plus indirecte, la situation qu’ils décrivent pourrait bien s’appliquer à ce que vivent une forte minorité de Français. Voici comment ils décrivent le phénomène :

il apparaît évident que le racisme se manifeste moins que par le passé dans des actes violents, exceptionnels et délibérés. Il marque plutôt d’une manière diffuse et souterraine les relations sociales, les interactions et les inégalités, d’où aussi la difficulté qu’éprouvent les sciences sociales à le saisir en tant qu’objet d’enquête et d’analyse, les chercheurs hésitant à en parler par crainte de le produire là où il n’existerait pas. En fait, le racisme deviendrait peut-être une forme de « liant social » dans lequel baigneraient les interactions et les échanges, une « atmosphère », une « ambiance », un « climat » ou un « milieu » qui passe principalement au travers des regards échangés, des murmures, des lapsus et des non-dits.

Renaud, Germain et Leloup, 2004b, p. 25.

C’est bien cette réalité que nous décrivent plusieurs de nos répondants français. Par ailleurs, les études récentes (Renaud et Fortin, 2004 ; Apparicio, Leloup et Rivet, 2007) montrent que les Français se trouvent un travail assez facilement par rapport à d’autres communautés et qu’ils ne sont pas victimes de discrimination dans l’accès aux logements comme nous l’avons souligné d’entrée de jeu. Mais il faut bien admettre, qu’au-delà des chiffres et des études statistiques, ce qu’ils ressentent a une certaine importance. Pour eux, ce comportement de méfiance des Québécois francophones est inattendu, difficile à comprendre et douloureux à vivre au quotidien. C’est ce sentiment vécu par de nombreux Français d’un malaise, d’une méfiance, que révèlent les résultats de notre enquête. Nous pouvons le mesurer, notamment par la chute importante de ceux qui envisagent de s’installer en permanence par rapport à leur projet d’origine, par la difficulté de plusieurs d’entre eux à nouer de bonnes relations avec les Québécois francophones et à se faire des amis parmi eux, par la signification négative qu’ils donnent à l’expression « maudit Français ». Tous ces éléments montrent bien le malaise qu’ils ressentent au Québec, le mal-être qui existe pour une bonne proportion d’entre eux.

Finalement, la question de savoir s’il est normal qu’une minorité d’immigrants d’une communauté ne s’adapte pas, ne s’intègre pas, n’ait pas de bonnes relations avec les habitants du pays de leur émigration, et qu’elle s’y sente mal, reste entière. Par ailleurs, à travers notre enquête, nous savons mieux pourquoi elle le vit ainsi, du moins dans le cas des Français. La question est toutefois importante puisqu’ils représentent une immigration qualifiée que le Québec cherche à attirer et à conserver. Ce malaise ressenti dans les relations avec les Québécois francophones n’aide pas à la réalisation de ce projet du gouvernement du Québec. Et il ne correspond pas non plus aux intentions des uns, les Français qui viennent, et des autres, les responsables politiques et gouvernementaux qui les attirent. Il y a assurément nécessité d’une réflexion plus large à faire de la part de ces derniers sur leurs politiques d’immigration et d’intégration de ces immigrants qualifiés que sont les Français qui viennent aujourd’hui très souvent pour s’établir au Québec.

Il reste bien sûr plusieurs questions[18] sans réponse qu’il faudra explorer dans de futures recherches. Par exemple, qui sont ces Québécois qui se méfient des Français, qui refusent d’entrer en relation avec eux, ou qui les agressent verbalement, au travail mais aussi hors travail ? S’agissant des rapports de travail, quelles catégories de Québécois pourraient se sentir davantage menacées dans leurs intérêts professionnels par la présence d’immigrants en général et de Français en particulier ? Y aurait-il un lien avec des secteurs d’activités requérant une maîtrise particulièrement avancée de la langue française ? Des entreprises de taille plus réduite où la pression de conformité est plus forte ? S’agissant des rapports sociaux, en général, qu’en est-il du terrain scolaire et de l’intégration des enfants de ces immigrants français ? De leur jugement sur la façon dont les professionnels québécois de l’éducation socialisent (normalisent ?) leurs enfants ? Qu’en est-il du rôle des enfants pour s’intégrer à travers les rencontres entre parents d’élèves et les invitations croisées ? Par ailleurs, y a-t-il un phénomène plus récent lié à la croissance de l’immigration au Québec cette dernière décennie et s’adressant sans distinction d’origine à tous les nouveaux arrivants ? On aimerait aussi bien en savoir plus sur ceux qui fraternisent plus facilement avec les Québécois francophones, peut-être en réaction avec la lourdeur administrative et la difficile mobilité professionnelle – comme le laissent entendre nos résultats – dont ils ont fait l’expérience dans leur pays ?

Pourquoi les Français souffriraient-ils d’une intégration inférieure à celle qu’ils espéraient au départ ? Peut-être à cause de leurs difficultés à s’identifier comme immigrants dans une société francophone ? Il serait intéressant à ce sujet de voir ce qu’il en est aux États-Unis, pays perçu comme très différent culturellement par les Français, où l’idée qu’un travail d’intégration est absolument nécessaire pour se faire accepter serait au départ plus facilement admise.

Pourquoi enfin se manifesterait à la fois chez les Français et chez les Québécois le souhait que les minorités immigrantes s’intègrent vite et bien ? N’y a-t-il pas, sous-jacent à cette posture, soit, pour les Québécois, l’idéal des sociétés communautaires (nous autres), soit, pour les Français, la référence au modèle d’intégration républicaine ? D’autres sociétés d’accueil (la Grande-Bretagne par exemple) et d’autres immigrants accueillis (les Chinois par exemple) ne mettent pas, semble-t-il, toujours la barre aussi haute.