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L’intégration des femmes dans le marché du travail et la libéralisation des pratiques sexuelles ont considérablement bouleversé les normes et les usages de l’argent et des biens au sein des familles. Pour évaluer ce changement, l’ouvrage collectif Aimer et compter ? a regroupé des chercheurs de Belgique, de France, du Québec et de Suisse afin de comparer les liens d’entraide familiaux en fonction de l’évolution des droits juridiques des dernières décennies. Les auteurs abordent principalement des questions sur le besoin grandissant d’autonomie financière, d’égalité des droits et de liberté de culte chez les couples contemporains. C’est au Québec que l’on constate la plus grande mutation des valeurs. Cette province canadienne a, en effet, enregistré, en 2007, la proportion de naissances hors mariage la plus élevée (62 %), une forte augmentation du nombre de divorces et de familles recomposées dans les années 2000 et la proportion la plus considérable de conjoints non mariés du monde (33 %). Comment expliquer ces statistiques particulièrement importantes au Québec, mais observées également dans l’ensemble des pays à l’étude ?

Au plan juridique, Jean-Louis Rochon explique que l’institution du mariage n’est plus inébranlable. En Belgique, cette institution est récemment passée de la forme rigide et indissoluble vers un pacte sui generis renouvelé au jour le jour. L’abandon de l’intérêt pour la tradition, pour l’autorité et la responsabilité face à la notion de « contrat de mariage » montre clairement le désir des conjoints d’institutionnaliser de nouvelles préférences. En fait, « l’ère n’est plus aux solidarités conjugales obligées », elle a été remplacée par le mariage d’amour fondé sur la liberté du sentiment. Marianne Kempeneers va dans le même sens. Elle avance l’idée selon laquelle il s’est produit une transition d’une solidarité familiale dite mécanique (faible division du travail et conscience collective forte) vers une solidarité organique (division du travail plus élaborée et culte de l’individualisme). Ce transfert a eu pour conséquence principale de transformer les rapports entre conjoints, passant d’un modèle « pourvoyeur/ménagère » vers le modèle « à deux apporteurs ». D’une part, les lois ont dû évoluer pour pallier de nouvelles formes de solidarité conjugale présentes dans les situations de divorces (résidence en alternance, familles recomposées). D’autre part, les solidarités conjugales ont dû s’adapter avec le principe d’égalité, qui se manifeste, par exemple, par le partage de l’argent et des biens qui doit permettre le respect de la liberté, de l’individualisme et de l’autonomie chez les deux conjoints. De plus, Agnès Martial et Thuy Nam Trân Tran font remarquer un point particulier : sur le plan successoral, les liens de solidarité au Québec font bande à part, du fait que le Code civil emprunte à la fois des règles et des principes du Code français (qui prévoit un ordre de succession) et de la Common Law (qui accepte le principe de liberté testamentaire). Cependant, en 1989, des limites indirectes à la liberté de rédiger son testament ont été apportées en ce qui a trait au patrimoine familial et à la survie de la créance alimentaire. Cela contraste avec la France où les législateurs commencent timidement à accorder le droit à la liberté de faire son testament, permettant à un deuxième ou à un troisième conjoint d’être inclus dans la succession.

En bref, cet ouvrage contribue à décrire et à définir la notion de « solidarité conjugale » qui se situe entre les univers de la sociologie et du droit. Les quelques analyses d’entrevues permettent une réévaluation des liens d’interdépendance entre les conjoints ainsi que des rapports de genre. De plus, la méthode comparative rend possible une discussion du droit familial dans quatre régions francophones du monde. En bref, Aimer et compter ? ouvre des pistes de réflexion sur les liens de solidarités familiales dans le contexte contemporain. L’étendue des travaux de cet ouvrage est vaste et d’autres chercheurs pourront y revenir et compléter les analyses.