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Le titre de cet article est évidemment un clin d’oeil à la Genèse de la société québécoise de Fernand Dumont publiée en 1993. En nous inspirant de sa démarche, nous soutiendrons, bien plus succinctement et modestement, que les Acadiens se sont construits des repères et des symboles consolidant leur cohérence d’ensemble et leur caractère national dans la deuxième moitié du 19e siècle. En d’autres termes, nous montrerons qu’à l’instar de bien d’autres peuples, l’Acadie comme société, est née de l’édification d’une référence (Dumont, 1996 [1993], 1997). Après avoir présenté diverses interprétations de cette période dans l’historiographie acadienne et quelques balises théoriques qui soutiennent notre démarche, nous présenterons brièvement le contexte économique, politique et religieux du siècle où prend forme le discours national. Nous montrerons que l’abolition des restrictions envers les catholiques et l’essor économique permirent aux Acadiens de s’intégrer peu à peu dans les affaires politiques et économiques des Maritimes, même si cette intégration fut la plupart du temps difficile. L’industrialisation propulsa le développement de nouveaux moyens de communication, notamment le train et les journaux. L’Église catholique, qui avait été évacuée pendant les déportations, se réinstalla tranquillement dans les provinces maritimes et mit sur pied des institutions d’enseignement. Les prêtres, surtout des Canadiens français, formèrent la nouvelle élite lettrée à la source des premiers balbutiements d’affirmation nationale. Dans ce contexte, l’idéologie nationaliste se forgea d’abord grâce aux récits littéraires et historiques qui ont exemplifié le passé tragique des Acadiens, consolidant alors un mythe fondateur et formulant un idéal de vivre ensemble et des projets à mener collectivement. C’est sur la base de ces nouveaux modes d’interprétation que l’élite émergente commença à mettre sur pied des institutions et des projets nationaux structurant une cohérence d’ensemble propre, excluant de la sorte l’intégration complète aux rouages de la société anglo-saxonne ou à la nation canadienne-française. L’objectif de cet article n’est pas d’apporter une contribution théorique à la littérature portant sur le nationalisme, mais plutôt de jeter un éclairage sur les facteurs qui ont mené à l’édification nationale acadienne et surtout, de montrer que la société acadienne est un construit social datant de la deuxième moitié du 19e siècle.

Une « renaissance acadienne », vraiment ?

La fin du 19e siècle en Acadie est communément appelée la « renaissance acadienne ». À partir de 1860, sont nés en Acadie des journaux, des collèges et une nouvelle classe d’élites lettrées. Des membres de cette élite organisèrent en 1881 un grand congrès nommé Convention nationale acadienne, à l’image de ceux de la Société Saint-Jean-Baptiste. À la suite de vifs débats, on choisit une fête nationale propre aux Acadiens, soit la fête de l’Assomption célébrée le 15 août, refusant ainsi la proposition de certains participants d’adopter la fête nationale canadienne-française de la Saint-Jean-Baptiste. Lors de la deuxième Convention nationale acadienne de 1884, on adopta un drapeau, un hymne et un insigne. L’appellation « renaissance acadienne » pour faire référence à cette période de changements vient des discours des élites de l’époque et fut ensuite reprise par les historiens traditionalistes (Mailhot, 1969). Par la suite, les interprètes de cette période s’y réfèreront également comme une période d’« éveil » ou de « prise de conscience collective ».

Mailhot (1969) est l’un des premiers à avoir remis en question l’interprétation de la « renaissance ». Il écrit, sans élaborer sur l’importance de cette distinction : « de l’inventaire chronologique, de la critique historiographique et de l’étude des journaux, il se dégage que les années 1864 à 1888 marquent davantage une prise de conscience collective qu’une renaissance » (Mailhot, 1969, p. ii). Or, tant l’interprétation de la « prise de conscience collective » que celle de la « renaissance » reposent sur l’idée de l’existence antérieure d’une société acadienne. Selon cette interprétation, la naissance de l’Acadie correspond à la fondation d’un établissement français à Port-Royal en 1604 par Du Gua de Mons et Champlain. Une société aurait graduellement pris forme à partir de la colonisation, qui a surtout eu lieu dans les années 1630, pour ensuite voir une part importante de sa population déportée à partir de 1755. Les Acadiens se seraient alors réinstallés silencieusement après le traité de Paris de 1763. L’avènement du nationalisme dans la deuxième moitié du 19e siècle apparaît alors comme une « renaissance », un « éveil » ou une « prise de conscience » d’un ensemble sociétal cohérent formé bien avant le début des déportations. L’historienne Naomi Griffiths est devenue le porte-étendard de cette conception en élaborant la thèse selon laquelle : « the Acadians built a distinct community[2] for themselves during the seventeenth century, one that was separate from other colonies in North America and that had a large measure of independence from Europe » (Griffiths, 1973, p. xi). Cette interprétation est par ailleurs reprise par l’historien Léon Thériault dans son essai La question du pouvoir en Acadie (1982) dans lequel il tente de démontrer la constance d’une quête d’autonomie dans le parcours des Acadiens. Michel Roy est l’historien qui a le plus explicitement critiqué ces interprétations :

Beaucoup d’historiens voient là un peu les éléments d’une genèse du nationalisme actuel et prêtent inconsidérément aux Acadiens de 1730 une volonté « consciente » de vouloir vivre collectivement, une sorte de contrôle rationnel sur la démarche d’ensemble, une capacité à se percevoir comme entité vraiment distincte et à définir les orientations politiques qui eussent résumé l’agir collectif et engagé un avenir national. Mais rien n’est aussi difficile à circonscrire que les racines d’un nationalisme et la moindre banalité à caractère soi-disant distinctif peut être retenue et servir toutes les fins. […] Cette utilisation du passé aux fins de la situation présente est une constante majeure de l’historiographie acadienne.

Roy, 1981, p. 96-97

Si Roy est le premier historien à réfuter la genèse d’un nationalisme antérieur au milieu du 19e siècle, il parle tout de même de « société acadienne » pour faire référence aux Acadiens d’avant cette période. Dans la même veine et plus récemment, les historiens Landry et Lang (2001) dans leur synthèse de l’histoire de l’Acadie parlent également de « société acadienne » bien avant la deuxième moitié du 19e siècle. Pour ces auteurs, les Acadiens élaborent un « nouveau projet de société » au début des années 1880, ce qui suppose qu’ils avaient formulé des projets sociétaux auparavant. Magord (2008), pour sa part, parle d’une société cherchant une manière de vivre autonome depuis la période pré-déportation. Selon ce dernier, la convention nationale de 1881 marquerait alors surtout le début d’un mouvement clérico-nationaliste.

Les écrits sociohistoriques portant sur la société acadienne reposent ainsi souvent sur une vision essentialiste de la nation cherchant typiquement les fondements d’une société dans la période pré-déportation. En d’autres termes, les écrits sur l’Acadie présument la plupart du temps une continuité historique entre une conscience sociétale d’avant les déportations et la création d’institutions collectives un siècle plus tard. Or, la thèse d’une identité collective traduisant un vivre ensemble datant d’avant les déportations est entachée d’anachronisme. Les établissements acadiens ont longtemps été dispersés et puisque l’immigration a toujours été relativement faible, la plupart des individus regroupés localement étaient liés par des liens de sang, de mariage ou d’autres liens de proximité. Les mécanismes de régulation sociale restaient très localisés et cette population n’était dotée d’aucune institution collective avant les années 1860. Il n’y avait donc pas d’organisation collective fournissant une cohérence d’ensemble institutionnalisée qui justifierait d’en parler en tant que société. De plus, on ne peut pas parler d’une conscience sociétale ou nationale, car cette population ne produisait pas de discours sur elle-même. Les moyens de communication étaient très limités, il n’y avait pas encore de journaux de langue française et peu d’écrits circulaient. Dans ces conditions, une identité collective structurant une société ou une nation peut difficilement être envisageable. Ainsi, comme J.-Y. Thériault l’a souligné, « s’il y a des Acadiens dans la période de l’avant-1860, il n’y a pas d’Acadie entendue dans le sens d’une communauté identitaire. Il n’y a pas de société acadienne, il n’y a pas encore de lieu mythique, fondateur, où le fait d’être en société prend sens, prend forme » (Thériault, 1995b, p. 223).

En cherchant la genèse de la société acadienne avant l’avènement d’un discours sur soi et d’institutions collectives, plusieurs historiens de l’Acadie s’inscrivent ainsi dans le paradigme primordialiste de l’interprétation de la nation. Dans ce paradigme, la nation est conçue comme un groupe qui se forme naturellement en raison de caractéristiques culturelles telles que la langue, la religion, des coutumes et des traditions (Ichijo et Uzelac, 2005). Selon cette approche, la formation d’un tel groupe est intrinsèque chez l’humain, on peut donc trouver des groupements nationaux à toutes les périodes de l’histoire. Comme le font remarquer Ichijo et Uzelac (2005) : « the emergence of a new nation is, then, often explained as an ’awakening’ of a dormant entity » (Ichijo et Uzelac, 2005, p. 51). L’avènement d’un nationalisme acadien est en effet souvent interprété comme un « éveil » de la conscience nationale, comme nous l’avons vu.

Or, le caractère naturel du groupement national est aujourd’hui généralement réfuté. Si c’est le paradigme moderniste qui domine aujourd’hui dans les écrits sur la nation et le nationalisme, c’est qu’il se dégage un consensus autour du caractère construit de la nation, dont l’apparition concorde avec l’avènement de la modernité. Les plus importants travaux portant sur le nationalisme (Anderson, 2006 [1983] ; Gellner, 1983 ; Giddens, 1985 ; Hobsbawm et Ranger, 1983) reconnaissent que le nationalisme est un phénomène moderne qui concorde entre autres avec l’industrialisation, la montée du capitalisme et le développement de l’État moderne (Ichijo et Uzelac, 2005).

J.-Y. Thériault (1995a, 1995b) est le premier, et un des rares, à critiquer les interprétations essentialistes ou primordialistes de la société acadienne. Il souligne avec justesse, en prenant l’exemple de l’analyse de L. Thériault (1982), que dans ce type d’interprétation l’acadianité est a-historique, car elle se déploie comme un « ’organisme’ en expansion doté d’une dynamique propre » (Thériault, 1995a, p. 55). C’est dans la foulée de ces critiques que nous nous inspirons de la thèse de Fernand Dumont (1996 [1993]) afin d’expliciter le processus d’édification de la nation acadienne.

Précisons d’abord que Fernand Dumont, à l’instar de Benedict Anderson (2006 [1983]), définit la nation comme un groupe dont les individus n’entretiennent pas de relations concrètes, mais où « les individus se reconnaissent une identité commune à certains signes et symboles » (Dumont, 1996 [1993], p. 16). C’est en ce sens qu’Anderson parle d’une « communauté imaginée », car les individus se reconnaissent entre eux sans nécessairement se connaître personnellement. Ce dernier soutient que ce type de communauté a commencé à émerger avec la modernité, notamment avec le développement du capitalisme, des langues vernaculaires et de l’imprimerie. Dumont soutient pour sa part que l’industrialisation, l’extension des marchés et les nouveaux moyens de communication ont participé à la production d’idéologies, car ces transformations suscitent de nouveaux modes d’interprétation (Dumont, 1996 [1993]). Les thèses de Dumont et d’Anderson se rejoignent sur l’importance d’une médiation dans l’édification de la nation. La médiation par l’intervention du discours permet à un groupe de développer le sentiment collectif de former une communauté et c’est sur cet aspect que nous voudrions mettre l’accent pour expliquer l’édification de la nation acadienne. En d’autres termes, « la véritable naissance d’une nation, c’est le moment où une poignée d’individus déclare qu’elle existe et entreprend de le prouver » (Anne-Marie Thiesse, 1999, p. 11). Ce discours identitaire se construit selon Dumont à travers les idéologies, l’histoire, la littérature et ajoutons les médias. C’est ce qu’il appelle la construction d’une référence :

Par les affrontements des idéologies, ont émergé une mémoire et des projets collectifs. Alors, la société a été vraiment fondée : avec une référence à laquelle des individus et des groupes ont pu se reporter, une identité qu’il leur a fallu définir, une conscience historique qui leur a donné le sentiment plus ou moins illusoire de faire l’histoire et la faculté plus ou moins assurée de l’interpréter.

Dumont, 1996 [1993], p. 9.

La théorie que Dumont déploie dans la Genèse de la société québécoise (1996 [1993]) peut en effet très bien s’appliquer au cas acadien. Il a d’ailleurs jeté les bases de cette interprétation de l’édification de la nation acadienne dans « Essor et déclin du Canada français » (Dumont, 1997). Il y souligne qu’ « [a]vant les années 1860, l’Acadie n’a […] que peu de cohésion d’ensemble » (Dumont, 1997, p. 423) et que :

l’avènement d’une référence commune surviendra grâce à l’émergence d’institutions débordant le niveau local. Au vrai, on assistera à une espèce de mouvement circulaire : les institutions favoriseront l’apparition des discours définiteurs de la nation ; les discours engendreront eux-mêmes des institutions.

Dumont, 1997, p. 423.

Il rappelle alors l’importance de la fondation des collèges classiques et de la formation d’une élite acadienne qui s’en suivit, ainsi que l’arrivée des écrits mettant en scène la Déportation, la fondation des journaux et la tenue des Conventions nationales acadiennes.

Avant de construire sur ces éléments théoriques et d’approfondir l’amorce d’analyse de Dumont (1997), présentons d’abord le contexte économique, politique et religieux afin d’expliquer comment celui-ci a favorisé le développement de moyens de transport et la création d’établissements d’éducation, permettant la création d’une élite lettrée acadienne et la mise en circulation de livres et de journaux de langue française qui seront à la base de la production d’idéologies mobilisatrices.

Contexte économique, politique et religieux

Afin de clarifier dans quelles circonstances prend forme le discours national, il est essentiel de rappeler certains éléments de contexte. Soulignons que le 19e siècle est une période de relative prospérité dans les Maritimes. Le triangle commercial entre la Nouvelle-Angleterre, la Grande-Bretagne et les Antilles, la construction navale et le commerce du bois avaient engendré une importante croissance économique. Par ailleurs, le Traité de réciprocité signé avec les États-Unis en 1854 avait donné un élan à l’économie des Maritimes en facilitant l’exportation du poisson, du bois et d’autres ressources telles que le charbon et le gypse. Cependant, l’extinction de ce traité, la Confédération canadienne et l’apparition des bateaux à vapeur et du chemin de fer réorientèrent le marché. Les politiques du gouvernement central favorisant l’Ontario et le Québec, l’absence de centres urbains importants et la déficience du réseau routier entre le Canada et l’Atlantique ont grandement nui au développement économique des Maritimes (Savoie, 2006). Néanmoins, pendant plus d’un demi-siècle, de nouvelles possibilités émergeaient dans les Maritimes en pleine industrialisation. Bien que le développement économique de la région pendant cette période fût plutôt orchestré par la population anglophone, il profita également aux Acadiens en facilitant l’accès à des marchés pour leurs produits.

Le Madawaska, région agricole, fut vite bien plus prospère que les autres régions francophones des Maritimes et, étant situé proche du Québec, une classe de gens éduqués s’y forma également plus tôt. Pourtant, l’essor institutionnel et économique des francophones de la province se fit dans la région du Sud-est, qui s’urbanisait beaucoup plus rapidement (Andrew, 1996a). Dans les autres régions acadiennes, longeant pour la plupart les côtes, la principale activité économique était la pêche. Le contrôle du marché par quatre compagnies étrangères ne permettait cependant pas à la plupart de ces collectivités d’améliorer significativement leurs conditions de vie (Landry et Lang, 2001, p. 154). Les activités forestières telles que la coupe et le sciage employaient également un certain nombre d’Acadiens. Quelques collectivités, notamment celles du sud-ouest de la Nouvelle-Écosse, profitaient également de l’industrie de la construction navale. Il n’y avait à cette époque que très peu de commerçants francophones.

L’arrivée du chemin de fer changea considérablement les possibilités de communication et de commerce, car avant, la circulation se faisait surtout par voie maritime, les routes étant soit inexistantes, soit en piteux état. Par exemple, « pendant plusieurs mois de l’année, il était impossible de passer de l’intérieur du Westmorland afin de se rendre dans le comté voisin de Kent » (Mailhot, 1973, p. 31). En 1876, le chemin de fer qui reliait Halifax à Québec, en passant par Dorchester, Moncton, Bathurst, Beresford et Campbellton, était complété. Il ne faut toutefois pas surestimer l’impact du train sur les communications entre les différents établissements acadiens. Le transport était cher et il ne se rendait à proximité que de quelques villages acadiens.

Cette période de croissance économique permit sans aucun doute à plusieurs Acadiens de s’intégrer quelque peu aux rouages de l’économie de marché anglo-saxonne des Maritimes. De plus, la levée progressive des interdictions imposées aux catholiques engendra également une certaine intégration politique. Avec l’accord du droit de vote aux catholiques en 1810 au Nouveau-Brunswick et à l’Île-du-Prince-Édouard, l’influence des Acadiens se fit de plus en plus sentir, surtout lorsqu’ils s’alliaient aux Irlandais et Écossais catholiques, comme dans le cas de la crise scolaire (Andrew, 1996a)[3]. En Nouvelle-Écosse, ce droit était acquis depuis 1789. Cependant, c’est surtout lorsqu’il leur fut possible d’élire des leurs avec l’abolition du serment du Test[4] en 1829 que leur influence commença réellement à déranger. Beaucoup de circonscriptions acadiennes continuèrent néanmoins à élire des anglophones pour les représenter, d’autant plus que la corruption et la fraude électorale étaient chose courante, rendant difficile l’élection d’Acadiens (Mailhot, 1973). Les Acadiens avaient évidemment très peu de poids politique sur la scène provinciale pendant la période abordée. En 1870, seulement quatre députés acadiens – sur quarante sièges – siégeaient à l’Assemblée législative et ce nombre ne sera dépassé qu’en 1890. Les Acadiens avaient bien entendu encore moins de poids sur la scène fédérale, bien qu’ils aient élu dès la Confédération un instituteur français pour représenter le comté de Kent. Compte tenu du peu de pouvoir qu’ils détenaient, leur représentation dans la fonction publique fut très faible pendant de nombreuses années. À l’échelle locale cependant, les Acadiens avaient une place plus importante. Ils occupaient des postes dans les comtés et les paroisses civiles et ils participaient activement aux débats (Thériault, 1993).

Pendant le 19e siècle, la population des Maritimes s’était presque autant accrue que dans les Canadas. Comme les familles acadiennes étaient plus nombreuses et moins touchées par l’émigration engendrée par l’industrialisation, la proportion de la population d’origine française augmenta encore davantage. Selon les estimations de l’époque, il y avait moins de 10 000 Acadiens dans les Maritimes au début du 19e siècle (Rameau de Saint-Père, 1859), alors qu’il y en avait environ 87 000 en 1871 (Roy, 1980).

Si certains pensent que c’est à partir de leur retour d’exil que les Acadiens s’organisèrent autour des institutions religieuses, en réalité, l’Église était peu présente en Acadie avant le milieu du 19e siècle. Plus précisément, ce n’est qu’à la fin du 18e siècle que les autorités britanniques acceptèrent que des prêtres soient déployés pour les Acadiens[5]. Ce n’est cependant que vers les années 1840-1850 que « l’organisation des missions et des paroisses [fût] chose acquise » (Thériault, 1993, p. 446) et que le clergé occupa une importante place dans l’organisation locale acadienne. De plus, ce n’est que graduellement que s’effectua le déploiement des prêtres francophones dans les paroisses acadiennes, et les évêques étaient toujours anglophones. L’Église catholique, en tant qu’institution, ne jouait donc pas un rôle structurant dans l’édification nationale en Acadie, comme ce fut le cas au Canada français. Elle eut de la difficulté à dépasser l’échelle locale, car le clergé de langue française demeurait sous l’emprise de la hiérarchie irlandaise et de plus en plus de frictions entre ces deux parties s’installaient. Néanmoins, le catholicisme est sans aucun doute un élément définiteur central de la différence acadienne et les institutions religieuses étaient somme toute importantes en raison de l’éducation qu’elles procuraient.

Sans chercher à diminuer l’importance de la fondation d’écoles dans les villages acadiens, c’est surtout l’ouverture d’un établissement d’instruction avancée qui a constitué un facteur important dans l’avènement d’un nationalisme acadien. En effet, le Collège Saint-Joseph qui a ouvert ses portes en 1864 dans la vallée de Memramcook, dans le sud-est du Nouveau-Brunswick, a créé une nouvelle classe d’élites clérico-professionnelles. En 1870, il n’y avait que deux Acadiens de professions libérales : Alexandre-Pierre Landry, médecin formé à Boston, et Pierre-Amand Landry, avocat formé à Saint-Joseph dans les premières classes (Mailhot, 1973). En 1880, 630 élèves y avaient été instruits ; un nombre important de ceux-ci retournaient à la ferme familiale ou se mettaient au commerce, mais « 4 avocats, 5 médecins, plusieurs instituteurs dont un inspecteur d’école et un professeur de français à l’École Normale de Frédéricton, des fonctionnaires du Service Civil, des députés dont un fédéral et un ministre provincial [P.A. Landry] et 19 prêtres » avaient également été formés (Richard, 1960, p. 81). Cela dit, la plupart des individus qui ont participé à la mise en place des institutions nationales étaient rattachés au collège Saint-Joseph de près ou de loin. Notons cependant que si plusieurs des personnes éduquées à ce collège contribuèrent au développement d’un cadre sociopolitique acadien, il ne faut pas pour autant négliger le fait que cet établissement était bilingue et que bon nombre d’Irlandais et d’Écossais le fréquentaient également. L’éducation avancée dans une institution bilingue facilitait ainsi tout autant l’intégration des Acadiens dans les milieux anglophones (Mailhot, 1973). L’éducation et la création d’une classe de gens lettrés, selon C.-A. Richard (1960), expliquaient en partie la « prise de conscience nationale ». Mais bien qu’il s’agisse de facteurs importants à l’édification de la nation, nous montrerons dans les prochaines sections comment il a fallu que cette élite s’approprie les idéologies puisées dans des récits littéraires et historiques pour ensuite formuler un projet de société.

Les récits unificateurs

Comme le soutient Dumont (1997, 1996 [1993]), et contrairement aux présupposés du courant primordialiste, la langue et la religion ne sont pas suffisantes, ni d’ailleurs nécessaires, pour en arriver à l’édification d’une nation distincte. En effet, l’Acadie est « une nation dont la configuration est singulière [et…] [i]l serait difficile de trouver un cas plus extrême où l’importance d’une référence ait été aussi considérable » (Dumont, 1997, p. 420). C’est par une médiation extérieure, principalement par les écrits d’un Américain, d’un Français et de Canadiens français, ainsi que par celle du nouveau journal de langue française qu’une référence a pu émerger. À partir de ces récits, l’élite formula une définition et des projets collectifs dépassant les liens de proximité et les liens familiaux.

Comme le souligne Clarke, les témoignages recueillis par Rameau de Saint-Père dans la deuxième moitié du 19e siècle nous enseignent que « la Déportation et ses suites, si elles n’avaient pas été oubliées, n’étaient plus au coeur de la mémoire collective » ; il n’y avait que des personnes très âgées qui étaient dépositaires de quelques anecdotes à ce propos (Clarke, 1994, p. 15). De plus, on ne mentionne pas la déportation dans les chansons de composition locale qui datent d’avant les Conventions nationales (Clarke, 1994). La mémoire des déportations comme mythe fondateur s’est d’abord construite avec la diffusion d’oeuvres littéraires et de récits historiques venus de l’étranger (Dumont, 1997). Deux ouvrages en particulier vinrent susciter un nouveau mode d’interprétation et de conscience historique chez les Acadiens : Evangeline de Longfellow paru en 1847, par l’entremise de la traduction[6] de Pamphile LeMay publiée en 1865, et La France aux Colonies de Edme Rameau de Saint-Père publiée en 1859, qui joua également un rôle primordial dans la définition de l’« utopie ». Ce dernier publia également Une colonie féodale en Amérique, portant spécifiquement sur les Acadiens. Évangeline a certainement eu un impact plus important sur l’imaginaire acadien en offrant une histoire poignante et plus accessible, mais l’ouvrage de Rameau de Saint-Père a grandement participé à l’idéologie nationale, car il proposait le chemin à suivre pour revivifier la « nationalité acadienne », c’est-à-dire pour formuler des projets collectifs. Son ouvrage et son implication personnelle ont eu une grande influence sur l’action du clergé canadien-français et des nouvelles élites clérico-professionnelles acadiennes.

Avant de traiter de ces deux ouvrages, mentionnons que la fondation d’un journal contribua également à la construction de repères communs et d’une certaine cohésion sociale. Le premier journal de langue française des Maritimes, Le Moniteur acadien, fut fondé à Shédiac en 1867 par un Canadien, Israël Landry, avec l’aide de Rameau de Saint-Père. La presse de langue anglaise est déjà centenaire et bien qu’elle soit lue par certains Acadiens, elle ne pouvait jouer le rôle que tiendra Le Moniteur acadien. La fondation d’un journal de langue française permit non seulement la communication d’information dans diverses régions et dans différents milieux acadiens, mais servit également à la médiation des idéologies dominantes. C’est d’ailleurs ce journal qui diffusa largement le poème Évangeline en Acadie.

Évangeline

La première publication d’Evangeline de Longfellow en 1847 fut un succès immédiat. « L’année suivante, cinq éditions, de 1000 exemplaires chacune, furent vendues. Cent ans après sa première édition, le poème en connut au moins 270 autres et quelque 130 traductions » (Griffiths, 2009 [1982], p. 264). Il est impossible de savoir si le poème original avait atteint quelques élites francophones dans les Maritimes, comme ce fut le cas dans les milieux intellectuels au Québec ; nous savons cependant que la traduction du Canadien français Pamphile LeMay publiée en 1865 a été largement diffusée. Cette traduction a été immédiatement introduite au programme du Collège Saint-Joseph.

Le père Camille Lefebvre, qui devint directeur du Collège Saint-Joseph en 1864, peut fort bien avoir été celui qui a fait connaître le poème de Longfellow aux Acadiens. […] L’accent mis dans le poème sur la sainteté du prêtre de paroisse et l’obéissance louable d’Évangéline à l’autorité du clergé peut avoir trouvé écho dans la vision religieuse d’hommes tels que Lefebvre, qui encouragèrent l’étude du poème parmi les Acadiens.

Griffiths, 2009 [1982], p. 275.

Pascal Poirier, l’un des instigateurs des Conventions nationales et premier sénateur acadien, aurait d’ailleurs affirmé : « pendant deux ans [alors qu’il était étudiant au Collège Saint-Joseph vers la fin des années 1860] j’ai porté sur moi le poème Évangéline, là sur mon coeur, et pendant mes promenades j’en récitais à haute voix des chantiers entiers » (cité dans Martin, 1936, p. 222, repris par Griffiths, 2009 [1982], p. 272). Le Moniteur acadien distribua également la traduction d’Evangeline dans ses premiers numéros. Par ailleurs, « ses éditoriaux utilisaient ce dernier comme source d’illustration des messages concernant l’unité acadienne » (Griffiths, 2009 [1982], p. 272). Il semble donc que la traduction canadienne-française a eu très vite une diffusion relativement large dans les milieux acadiens. Ainsi,

ce que Longfellow accomplit sans le vouloir a été de présenter le drame de la Déportation des Acadiens, dont la tragédie personnelle des amants devient l’exemple de la souffrance d’un peuple. Évangeline personnifie l’innocence des Acadiens.

Griffiths, 2009 [1982], p. 263.

Mais est-ce réellement l’accomplissement de Longfellow ? « Pour Longfellow, le contexte de la guerre et de la politique ne formait que la trame de son drame. L’Histoire de la déportation présentée dans Evangeline est dénuée de complexité politique ou de profondeur sociale » (Griffiths, 2009 [1982], p. 270). Ne voulait-il pas tout simplement écrire l’exemple le plus remarquable de « fidélité et de constance » d’une femme ? Comme Viau le montre, LeMay a modifié très librement le poème « en accord avec l’âme canadienne-française » (Viau, 1998, p. 68). Il traduit par exemple, « flagons of home-brewed ale » par « flacon tout plein de cidre frais ». Évangeline apparaît également avec une « épaisse et longue chevelure », « les cheveux dénoués paraissant sans doute à Le May plus près du goût français que les sages tresses familières aux lecteurs protestants » (Demers, 1996, p. 153). De plus, dans sa première traduction, il fait mourir l’héroïne ! Selon Paluszkiewicz-Magner (2002), « un tel choix ’précipite’ l’union des amants malheureux dans le bonheur de l’au-delà et donne à l’héroïne une aura de sainteté » (p. 42). C’est également une fin qui concorde davantage avec une certaine tradition de la pensée catholique du 19e siècle (Griffiths, 2009 [1982]). La mort de son héroïne irrita évidemment Longfellow qui l’écrivit à son traducteur. C’est probablement pour cette raison que LeMay lui redonna vie dans ses deux autres versions. Par ailleurs, fidèle au contexte étatsunien de l’époque, la quête d’une identité nationale américaine traverse l’oeuvre de Longfellow. Or, LeMay, « afin de ne pas trahir l’idéologie canadienne-française », « s’abstient de traduire les phrases qui exemplifient le rêve américain » (Paluszkiewicz-Magner, 2002, p. 42). En somme, c’est surtout à travers les traductions de LeMay que le poème de Longfellow eut une grande incidence sur l’imaginaire collectif des Acadiens. À travers ce poème, les Acadiens renouent avec leur passé et se rappellent que les Anglais ont tenté de les chasser. Leur présence dans les Maritimes et la participation de certains des leurs à des carrières de prestige prennent alors un sens providentiel. Les ancêtres deviennent des héros en ayant réussi à survivre à l’affront. Le moyen d’assurer leur survivance ne peut alors qu’être puisé dans la tradition. Bien entendu, c’est surtout la tradition catholique qui sera mise de l’avant dans cette idéologie. La version originale et les traductions qui suivirent laissèrent également leurs traces dans l’historiographie, dont les écrits de Rameau de Saint-Père.

La France aux colonies et Une colonie féodale en Amérique

Conservateur catholique et nostalgique de l’Ancien Régime, François-Edme Rameau de Saint-Père était bien au fait de l’utilité de l’histoire dans la montée des nationalismes en Europe. « Personne, en Europe, n’ignore le rôle considérable que l’école historique, patronisée par les rois de Prusse depuis un siècle, a joué dans la régénération et l’organisation du peuple allemand », écrit-il à Benjamin Sulte, journaliste et historien canadien-français (Clarke, 1993, p. 78). Il comptait sur la même stratégie pour faire « ressusciter » la « nationalité » acadienne et mettre de l’avant « la puissance de ’reconquête’ spirituelle du peuple canadien-français » (Bock, 2008, p. 169).

Dans La France aux colonies. Études sur le développement de la race française hors de l’Europe. Les Français d’Amérique, Acadiens et Canadiens (1859), Rameau de Saint-Père dressa un portrait des populations d’origine française en Amérique et écrivit des synthèses de l’histoire des Canadiens et des Acadiens. Il ne s’en tint cependant pas qu’à l’histoire. Sans même avoir mis les pieds en Amérique, il y présenta également des portraits de la situation actuelle et ne se priva pas d’émettre ses recommandations. Il fut l’un des premiers à développer l’idée d’une vocation apostolique des Français d’Amérique et cet ouvrage influencera « par la suite de nombreux penseurs traditionalistes » (Bock, 2008, p. 169). Par ailleurs, selon Clarke, « parmi la succession d’historiens qui, au dix-neuvième siècle, remémorèrent l’histoire acadienne et fondèrent l’historiographie de ce pays – les Haliburton, Murdoch, Moreau et al. –, un seul fit du passé acadien une vision globale d’avenir : Edme Rameau de Saint-Père » (Clarke, 1993, p. 70). D’ailleurs, dans La France aux colonies, il ne se cache pas de vouloir « voir s’élever ainsi parmi eux le concert d’une action commune vers le but commun de la résurrection de leur nationalité » (Rameau de Saint-Père, 1859, p. 114-115). Dans son chapitre sur l’État actuel des Acadiens – leur avenir, il prône l’occupation du sol et l’agriculture. Il lance un appel aux Canadiens et spécialement à son clergé afin qu’ils viennent « remplir les devoirs » de leur rôle de « tuteurs naturels de la famille française dispersée et abandonnée en Amérique » (Rameau de Saint-Père, 1859, p. 119). Il souligne également le besoin d’éducation et de former des prêtres acadiens. Il recommande aussi l’adoption d’un signe de ralliement : la création d’un journal, d’une société telle que la Société Saint-Jean-Baptiste, le choix d’un patron, d’un emblème et d’un jour de fête nationale. Voilà tout le programme des idéologues du 19e siècle ! Le collège Saint-Joseph est fondé en 1864 par des prêtres canadiens-français, un premier journal est fondé en 1867, la Société nationale l’Assomption est née en 1890[7], la fête nationale a été choisie lors de la première Convention nationale en 1881 et la patronne comme l’emblème, lors de la deuxième en 1884. Il serait probablement naïf de penser que Rameau de Saint-Père ait identifié lui-même, à partir de sa lointaine France, tous ces « besoins », car il entretenait une correspondance avec des Canadiens et au moins un Acadien. Après la publication de son livre, il entretint une correspondance assidue avec plusieurs des idéologues acadiens, les soutenant personnellement en amassant des fonds pour divers projets, dont la fondation du Moniteur acadien et du Collège Saint-Joseph. Ainsi Rameau de Saint-Père est vite devenu le « grand ami des Acadiens » (Robidoux, 1907). Il se rendit en Amérique à deux reprises. La première fois en 1860-1861 et la deuxième en 1888.

En 1877, Rameau de Saint-Père publia un deuxième ouvrage, Une colonie féodale en Amérique (l’Acadie, 1604-1710), cette fois entièrement consacrée à l’Acadie. Il s’agissait encore d’étudier « la transplantation des populations européennes en Amérique » et « le but était toujours de démontrer que l’Acadie avait de quoi sauver la France » (Clarke, 1993, p. 79). Selon lui, la fécondité, l’organisation sociale, la distance de l’État et des valeurs matérielles anglo-saxonnes faisaient de l’Acadie le portrait même de la France de l’Ancien Régime et l’illustration de la possibilité de sauvegarder les traditions. Le livre en question avait été très attendu et les élites lettrées lui accordèrent une grande importance. Le deuxième tome d’Une colonie féodale arriva en 1889, plusieurs années après la première Convention nationale. Outre l’histoire qui dépeint les Acadiens comme peuple féodal, il y relata glorieusement les derniers avancements jusqu’en 1881 : journaux, colonisation, les hommes politiques, la fondation des collèges et les luttes scolaires. Mais, comme le note Clarke, « c’est [surtout] l’aspect religieux et moral du devenir acadien qu’il souligne, et, ici, le glissement idéologique de l’auteur, amorcé vingt ans auparavant, atteint son terme » (Clarke, 1993, p. 85). Rameau de Saint-Père ne manque pas de porter à l’attention les difficultés reliées à la domination des Irlandais au sein de l’Église catholique des Maritimes. Il posait ainsi encore une fois les jalons du prochain projet politique : l’acadianisation de l’Église.

Autres récits

Quelques autres écrits de cette époque ont également contribué à consolider le sentiment de distinction des Acadiens en interprétant des pans de leur histoire, mais leur importance est secondaire comparativement au poème de Longfellow et aux ouvrages de Rameau de Saint-Père. Mentionnons la parution du roman Jacques et Marie de Napoléon Bourrassa qui avait été publié en feuilleton en 1864 et 1865. Ce roman historique n’est pas sans rappeler Evangeline ; c’est aussi une histoire d’amour, de séparation et de retrouvailles de deux amants pendant la période des déportations. Reprenant les thèmes traités par Longfellow, il trouva un certain écho et sera réédité à plusieurs reprises. Il y eut également le livre de Pascal Poirier, Origine des Acadiens, paru en 1874. Comme Poirier était le premier Acadien à publier un livre, cet ouvrage reçut une attention particulière. D’abord publié en une série de huit articles dans la Revue canadienne, il s’agissait d’une réponse à Benjamin Sulte qui avait proclamé dans une conférence que le sang acadien était « un mélange de sang français et de sang sauvage » (Maillet, 1983). La réplique en était en fait également une à Rameau de Saint-Père et Célestin Moreau qui avaient tenu essentiellement les mêmes propos dans leurs ouvrages respectifs, quoique Rameau de Saint-Père se rétracte sur cette question dans son deuxième livre.

En somme, l’histoire des Acadiens s’est cristallisée en « mythe fondateur » à partir du moment où elle fut écrite et diffusée. Les récits littéraires et historiques, en particulier le poème Évangeline, créèrent des images fortes, non seulement pour la culture orale, mais aussi pour l’élite lettrée (Clarke, 2009 [1989]). La base de l’idéologie acadienne devint alors la réminiscence des déportations qui donnait un sens providentiel à la présence de cette population dans les Maritimes et catalysait l’importance de sauvegarder la langue et la foi. Dans le discours des élites, ces images seront utilisées pour répandre le sentiment de distinction, à l’égard des autres peuples comme les Canadiens français et les Irlandais, qui n’ont pas vécu cette expérience et renforcèrent le sentiment d’altérité à l’égard des Anglais. Ainsi, nous constatons que le médium était nécessaire à la réflexivité et à la construction d’une cohérence d’ensemble ; autrement dit, la culture seconde et l’identité collective se sont clairement construites par la médiation. Faute d’espace, il ne nous est pas possible d’élaborer plus longuement sur le développement par l’élite de discours nationalistes et de leur transmission, notamment dans les journaux. Ce qu’il importe de retenir, c’est que l’industrialisation et la mise en place de collèges classiques contribuèrent à la formation d’une classe d’élites lettrées qui élabora de nouveaux modes d’interprétation à partir des écrits à propos de l’histoire des Acadiens et de la déportation. En d’autres termes, les écrits littéraires et historiques ont alimenté la formulation du discours qui propagea le sentiment collectif de former une communauté d’histoire et qui déploya les idéologies ayant permis aux membres du groupe de se projeter collectivement dans l’avenir. Ainsi, si la mémoire définit des repères, par exemple : « une langue, une religion, des institutions juridiques, des organisations diverses, parfois un statut juridique » (Langlois, 2002, p. 10), la nation se caractérise autant par sa capacité de projeter collectivement dans l’avenir. Dumont soulignait d’ailleurs que « pour renouer avec le passé afin d’affronter les tâches d’aujourd’hui, il faudra la projection de l’utopie. Inversement, c’est aussi l’utopie qui inspire le retour vers l’histoire, de sorte que le projet d’avenir se façonne une tradition à sa mesure » (Dumont, 1997, p. 426). Or, « dans le quotidien de l’histoire, l’action est plus prosaïque : elle se ramène à d’incessantes revendications pour l’enseignement français, pour des examens scolaires dans cette langue, [éventuellement], pour la radio française… Par-dessous le raccord du passé mythique et de la grandiose utopie, c’est à l’organisation de la marginalité que l’on doit oeuvrer » (Dumont, 1997, p. 426-427). Cela dit, il faut jeter un regard sur le premier projet de société acadien que fut le premier congrès rassemblant l’élite, puisqu’il incarne symboliquement la consécration de la nation et qu’il jeta les bases des actions collectives suivantes.

La Convention de 1881

Les Acadiens étaient liés aux Canadiens français, surtout depuis la Confédération, même si ce lien fut longtemps ambigu. Il semble que par l’entremise de quelques prêtres, un début d’intégration au projet canadien-français était en effet en train de s’effectuer. Par exemple, avant la Convention de 1881, la Saint-Jean-Baptiste était fêtée en grand à Rustico (Î.-P.-É.), à Memramcook et à Bouctouche dans le sud-est du Nouveau-Brunswick. Cependant, lors du Congrès canadien-français de 1874 qui avait eu lieu à Montréal, les Acadiens avaient été relégués au rang des « nationalités étrangères » au même titre que les Écossais, Irlandais et Anglais. Comme le rapporte Mailhot (1973), « cette réception bless[a] profondément Landry et Poirier [deux idéologues fort influents] qui s’attendaient à un accueil chaleureux après les trois années de lutte sur l’Affaire des Écoles » (Mailhot, 1973, p. 197). Ils ne se voyaient pas étrangers aux Canadiens français, du moins politiquement, et ce même si la mémoire ravivée de la déportation les en distinguait. Au congrès de 1880 à Québec, on réajusta le tir. Une section fut réservée pour étudier spécifiquement le cas des Acadiens. La délégation acadienne, beaucoup plus nombreuse que lors du congrès précédent, constitua jusque-là le plus grand rassemblement d’Acadiens réunis pour discuter de leur sort. On discuta d’éducation et d’unité et c’est là que se mit en branle le projet d’organiser une Convention acadienne à Memramcook l’année suivante. Rappelons que l’élite acadienne avait reçu les ouvrages de Rameau de Saint-Père, le premier en 1859 et le deuxième trois ans avant cette convention, dans lesquels il invitait les Acadiens à poursuivre l’objectif « de la résurrection de leur nationalité ». L’inspiration des écrits de Rameau de Saint-Père est tangible dans la formulation d’une idéologie nationaliste, c’est-à-dire l’idée de former un peuple distinct et de mettre en place ses propres projets collectifs, comme en témoigne cette citation d’un des idéologues les plus influents :

Écoutons M. Rameau, il nous dira sous quelles conditions et dans quelles circonstances un peuple détache des parties intègres de sa population pour les transporter, branches pleines de sève et de vie, sur un sol étranger ; prend substance la plus vigoureuse, la plus rapprochée de son coeur, pour en former un autre peuple plein de vitalité et rempli de sa propre vertu […]

Poirier, 1877, cité par Clarke, 1993, p. 82.

Les participants à la Convention de 1881 étaient surtout des membres de l’élite cléricale et professionnelle du Sud de la province. La messe d’ouverture a toutefois attiré environ 5 000 personnes. Les thèmes choisis étaient un peu plus précis qu’à Québec et ne sont pas sans rappeler ceux abordés par Rameau de Saint-Père (1859) : le choix d’une fête nationale et la promotion de l’éducation, de l’agriculture, de la colonisation et de la presse. Les débats ont amené l’élite acadienne à aborder la question de leur définition identitaire, notamment lors des débats entourant le choix d’une fête nationale. Selon les analyses de C.-A. Richard (1960), les questions relatives à la définition comptaient pour presque 30 % des thèmes abordés lors de la convention. En ordre d’importance, viennent ensuite l’éducation et la survivance. La colonisation, la religion, le passé, l’agriculture, la presse, l’émigration et la politique ont chacun compté pour moins de 10 % des thèmes (Richard, 1960).

Ainsi, si la plupart des Acadiens se distinguaient clairement des anglophones, la différenciation d’avec les Canadiens français n’était pas aussi nette. La position de certains participants dont d’influents Acadiens comme Pierre-Amand Landry et Philéas Bourgeois en est un exemple puisqu’ils favorisaient d’abord l’adoption de la Saint-Jean-Baptiste comme fête nationale, plutôt que l’Assomption. Les arguments pour l’une ou l’autre des fêtes portaient sur les relations entre les Canadiens français et les Acadiens, sur la particularité de l’histoire des Acadiens, ainsi que sur la meilleure saison pour chômer une journée. Le désir de se différencier des Canadiens français était très fort. Un prêtre posa d’ailleurs directement la question à la foule : « Voulons-nous, messieurs, nous allier avec les Canadiens[8] de manière à ne plus être reconnus comme peuple distinct, mais comme ne formant qu’un seul et même peuple avec lui ? » (S.J. Doucet, transcrit dans Robidoux, 1907, p. 48). Finalement, c’est le curé de Saint-Louis-de-Kent, M.F. Richard, qui défendit le mieux le choix de l’Assomption. Dans un discours passionné, il mit l’accent sur la distinction et il rappela que les Acadiens ne reçurent pas l’appui recherché pendant les luttes scolaires. Un extrait de ce discours montre par ailleurs une conscience d’avoir une emprise sur l’histoire :

Votre vote est appelé à jouer un rôle important dans l’avenir de notre pays et j’ai confiance qu’aucun de vous ne souillera cette page si importante de notre histoire par un vote de trahison contre la cause acadienne. […] Rappelez-vous que nous avons besoin à part la bienveillance et l’appui de nos frères du Canada, de nous organiser pour défendre nos droits religieux et nationaux

M.F. Richard dans Robidoux, 1907, p. 63.

L’adoption d’une fête nationale est très importante dans la construction nationale, car elle devient une marque de l’identité et du caractère distinct de la communauté politique, malgré une langue et une religion communes et malgré les liens soudés par la Confédération. Ainsi, « si l’on diffère d’opinion sur le choix de telle ou telle fête, on s’entend sur l’importance d’une fête nationale » (Richard, 1960, p. 61). Adopter le jour de l’Assomption, fête nationale de la France à l’époque où leurs ancêtres ont traversé l’Atlantique, concordait mieux avec l’idéologie dominante de l’époque. De plus, l’histoire récente des crises scolaires avait montré que les liens entre les Canadiens français et les Acadiens n’étaient pas si étroits qu’on avait pu le penser.

Outre la question de la fête nationale, des résolutions portant sur l’éducation et la colonisation ont également été adoptées. Les intervenants insistaient sur la nécessité pour les Acadiens de s’instruire dans leur langue et sur l’importance d’avoir des institutions et des écoles de langue française (Robidoux, 1907). Ils reconnaissaient en outre que le niveau d’instruction de la population acadienne était nettement inférieur à celui de la population de langue anglaise. De plus, dans le rapport sur la colonisation, les délégués avaient fait le bilan de l’état des colonies et ils adoptèrent une résolution proposant qu’un comité de colonisation soit mis sur pied et que tous les curés en fassent automatiquement partie. Si certains prônaient dans leurs discours la mise en réserve des Acadiens par la colonisation, d’autres semblaient cependant penser que l’avancement du peuple se ferait en participant à la nouvelle dynamique socioéconomique. Malgré ces quelques divergences, le diagnostic était posé, un constat d’infériorité politique et économique était établi.

En somme, ce congrès fut l’occasion de faire le bilan de la situation des Acadiens et constitua la première initiative d’organisation ayant comme but d’agir sur leur devenir collectif. Les Acadiens se reconnaissent officiellement comme formant un groupe distinct, se différenciant des anglophones, mais également des Canadiens français par l’adoption d’une fête distincte. « Symboliquement tout au moins, la rupture avec le Québec est consommée » (Dumont, 1997, p. 424) et ce, même si l’idéologie qui forgeait le projet de sauvegarde de la « nationalité » était largement calquée sur son discours ecclésiastique.

Il était important de montrer l’édification du projet de nation acadienne, car il n’est pas le fruit d’une évolution naturelle sous-entendue par la grande majorité des écrits interprétatifs à propos de la société acadienne. Avant les années 1860, cette population ne produisait pas de discours sur elle-même et il n’y avait pas d’organisation collective qui permettait de parler de société, de communauté politique ou de nation. Le développement industriel augmentait considérablement les contacts et les échanges entre les divers groupes culturels des Maritimes, tout comme la Confédération. Les Acadiens auraient pu tranquillement s’intégrer à la société anglo-saxonne, comme l’ont fait les Écossais, les Irlandais et d’autres groupes ethniques présents à cette époque. Dans un tel cas de figure, la langue et la religion ne seraient alors devenues que des facteurs de différenciation secondaires (Thériault, 1995b). Pourquoi ne fut-ce pas le cas ? Selon Mailhot (1973), l’un des importants facteurs du maintien de la différence acadienne a été l’incapacité des anglophones de la province à intégrer les Acadiens et le maintien de la discrimination à leur égard. Or, il faut ajouter que la formulation d’un sentiment collectif s’est surtout produite par la médiation des écrits venus de l’extérieur relatant l’« histoire » de la déportation, qui deviendra la base de la mémoire collective. Ainsi par le détour du regard de l’Autre et de la reconnaissance qui s’y échangeait, se renforçait alors une cohérence d’ensemble essentiellement basée sur le souvenir de l’expérience commune. L’établissement de collèges classiques, dans la deuxième moitié du 19e siècle, fut également central dans cette édification nationale, car il en ressortit une élite lettrée qui formula et diffusa les idéologies à partir de ces écrits et s’en inspira pour mettre sur pied les premiers projets collectifs, notamment la première Convention nationale acadienne. Les discours tenus lors de ce premier congrès rendent tangible la capacité des Acadiens de se définir collectivement, ainsi que leur désir de s’organiser et d’avoir prise sur leur histoire. Il s’agit ainsi ici d’un point de rupture important d’avec l’organisation sociale précédente, car une double différenciation à l’égard des Anglo-Saxons et des Canadiens français s’établit avec clarté et les premiers projets collectifs y germèrent.