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Ce livre est une traduction française d’un ouvrage paru en anglais. Son affirmation la plus manifeste étonnera plus d’un Québécois francophone. On peut la formuler ainsi : il fait bon vivre au Canada ; on y est mieux que dans les autres pays. Si une telle déclaration laisse normalement perplexes bon nombre de Canadiens à l’extérieur du Québec, au Québec francophone, elle est généralement inadmissible. Les Jean Chrétien ont beau la rabâcher, on les entend sans les écouter ; on en fait de la matière à cynisme.

L’auteur du livre, Joseph Heath, n’en fait pas une thèse. Il justifie parfois sa position, par exemple en rappelant les classements des Nations unies ou en présentant des statistiques comparées sur les dépenses en santé, mais il s’agit pour lui d’un fait acquis. L’objectif de son livre n’est donc pas de démontrer qu’il en est bien ainsi mais plutôt d’en trouver la cause. Or cette cause se révèle dans le caractère efficient de la société canadienne. L’essentiel de cet essai consiste à expliquer ce qu’est l’efficience et, ce faisant, l’auteur perd souvent de vue la société canadienne. Hormis l’assertion récurrente qui veut que le Canada soit mieux que les autres, la réflexion porte moins sur le Canada que sur l’efficience, elle consiste moins à montrer comment l’efficience influe sur la situation canadienne qu’à la définir. Et comme la plupart des essais de définition, l’ouvrage est intéressant autant que contestable. Il est contestable parce qu’on peut difficilement reprocher à un auteur de donner à un terme une définition particulière quoiqu’on pourrait en fournir une autre ; de la même manière, quand ces définitions ont trait à des sémantiques collectives, on peut admettre avec un auteur qu’elles interviennent dans les représentations des acteurs sociaux aussi bien qu’on peut relativiser la portée qui leur est accordée ou même douter qu’elles agissent réellement – et la suspicion est d’autant plus souhaitable que l’analyse ne repose sur aucune enquête.

Qu’entend Heath par efficience ? L’efficience, c’est une philosophie, une manière de comprendre la société, une façon de concevoir le devenir d’une nation, un système de valeurs ; c’est aussi la qualité des compagnies qui produisent au meilleur coût et des nations où l’on sait conjuguer le droit de la personne et l’intervention de l’État. Le Canada est efficient parce qu’on a su, là, générer dans les mentalités des citoyens et dans les politiques publiques un compromis entre l’obsession des Étatsuniens pour les libertés individuelles et celle des Allemands pour l’appareil étatique. En conséquence, le revenu moyen des Canadiens est moins élevé que celui des premiers et l’inégalité des revenus est plus marquée entre les Canadiens qu’elle ne l’est entre les seconds ; cependant, au Canada, « nous obtenons le maximum en réduisant l’effort et le gaspillage » (p. 10).

L’efficience apparaît parfois à l’intersection de deux tendances. Elle est au carrefour du capitalisme et du communisme, de la gauche et de la droite. Aux yeux de Heath, l’économie de marché est nécessaire pour minimiser des coûts de tous ordres tout en assurant une bonne circulation des biens ; paradoxalement, c’est souvent l’État qui est le mieux à même d’assurer au moindre coût l’offre de certains services, en outre, il est le mieux placé pour minimiser les effets pervers d’une économie strictement fondée sur la concurrence. Le capitalisme n’a pas supplanté le communisme, comme le veut une analyse rapide de l’évolution du monde depuis le démembrement de l’Union soviétique. Dans les États les plus efficients, communisme et capitalisme coexistent. La gauche a raison de faire valoir le rôle de l’État ; la droite celui du désengagement de l’État. Elles ont tort toutes deux de présenter leurs visions comme mutuellement exclusives.

On trouve aussi des signes d’efficience dans les grandes entreprises ou dans les bureaucraties. Les multinationales ou les appareils d’État n’incarnent pas le mal, si décriés, et souvent de façon perspicace, que soient les premières par la gauche, les seconds par la droite. Certes ces immenses organisations posent des problèmes aux sociétés, mais c’est souvent en elles que s’effectuent les productions les moins coûteuses, que se développent les appareils de gestion les plus sophistiqués, ce dont bénéficient les sociétés dans leur ensemble.

L’efficience, selon Heath, ce n’est pas la perfection absolue ; c’est ce qu’on peut faire de mieux de façon contingente. S’en approcher dans les pratiques collectives, accepter de prendre ses distances par rapport aux idéologies absolutistes, c’est se permettre de construire des sociétés où l’on fait le mieux avec ce dont on dispose, c’est croître, c’est s’ouvrir à la tolérance.