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Dans les sociétés industrielles avancées, l’enfance est considérée comme une catégorie sociale particulière. Or, il n’en a pas toujours été ainsi. En effet, plusieurs travaux historiques ont mis en évidence que l’élaboration de la notion d’enfance comme étape différenciée du cycle de vie a été le fruit d’un long processus. Ariès (1973) avance que la conception moderne de l’enfance, une étape distincte de la vie, est lentement née en Europe au XVIIe siècle en même temps que les pratiques modernes associées aux notions d’éducation, de famille et de vie privée. Aussi bien en philosophie qu’en art, en morale, en médecine ou en économie politique, on est sensible à la fragilité de l’enfant, à son innocence qu’il faut préserver. C’est ainsi que l’on voit apparaître toute une série de publications plus ou moins scientifiques sur la meilleure manière d’élever et de soigner les enfants. En outre, bien que les besoins particuliers de l’enfant furent reconnus publiquement au XIXe siècle, il faudra attendre le tournant du XXe siècle pour que la condition de l’enfant s’améliore. « Au dix-neuvième siècle, l’enfant fournissait d’abord et avant tout une contribution économique à la famille. Aujourd’hui, un enfant est peu rentable économiquement mais il est central au plan « émotionnel » en tant qu’objet d’amour et de soins » (Zelizer, 1985, p. 278, traduction libre).

Du point de vue sociologique, cette différenciation de la représentation de l’enfance variable dans l’espace et le temps s’avère de toute première importance. Cette phase de la vie ne peut pas être appréhendée comme un universel, car elle apparaît clairement liée au contexte social d’une époque, aux changements familiaux, à l’intervention de l’État (mise en place d’institutions sociosanitaires, lois protectrices de l’enfance, écoles, services médicaux spécialisés, instances juridiques) et à la consolidation de la science. L’enfance apparaît comme le résultat d’une construction sociale plutôt que d’une catégorie biologique (Jameset al., 1998 ; James et James, 2004). Cette construction n’est pas un cas d’espèce isolé : elle s’intègre dans des configurations culturelles plus larges inhérentes au processus de rationalisation du social (Habermas, 1973, 1979 ; Berger et Luckmann, 1989). Cette rationalisation du social s’est matérialisée, entre autres, par les percées du savoir scientifique et technique et a conduit la culture des sociétés industrielles à valoriser ce type de savoir institué comme mode de connaissance cardinale ouvrant la porte à une professionnalisation accrue dans le champ de l’enfance (Halpern, 1988). Dans cette mouvance, la culture des sociétés modernes est entrée dans le règne de l’expertise. L’autorité des experts s’y impose en vertu de la légalité et d’une compétence fondée sur des règles institutionnelles établies rationnellement (Berger et Luckmann, 1989). L’enfance contemporaine devient ainsi de plus en plus régularisée par d’autres instances sociales que la famille. Dans le mouvement où de nouvelles règles institutionnelles prennent forme pour les acteurs sociaux, apparaissent un nouveau langage, des idées et des conceptions inédites au sujet de l’enfance. Cette expertise prescriptive et normative énonce de manière explicite la manière de se comporter avec l’enfant. On assiste ainsi à une jonction entre le registre médical et le registre social au sein d’une alliance qui réunit enfance, médecine et famille.

Depuis une dizaine d’années, nos travaux de recherche[1] consistent à interroger les espaces discursifs sociosanitaires et médicaux au travers desquels se construisent des représentations de l’enfant et des modèles de conduite. Nous analyserons deux modèles professionnels médicaux qui ont eu cours au Québec des années 1930 jusqu’à la fin des années 1970 et dont l’influence se prolonge jusqu’à nos jours. L’interrogation qui sous-tend notre démarche est la suivante : comment la production de connaissances scientifiques dans des domaines comme la pédiatrie et la psychologie intervient-elle dans la configuration de l’enfant et comment l’affecte-t-elle ? Pour ce faire, nous nous arrêterons brièvement, dans un premier temps, à la démarche méthodologique. Puis, nous décrirons les formes que prennent les représentations sociales dans les discours professionnels et identifierons les traits distinctifs de deux modèles médicaux prédominants de l’époque étudiée, à savoir la puériculture et la psychopédiatrie, tout en indiquant en quoi ils se différencient.

Quelques remarques méthodologiques

Le discours que nous avons choisi d’étudier est de type professionnel. À la différence des discours de recherche, dont la fonction vise à faire avancer l’état de la connaissance d’un champ disciplinaire, le discours du spécialiste vise un objectif double : cognitif, car il s’agit de diffuser l’état de la connaissance dans un champ disciplinaire donné, et normatif, car il faut persuader le lecteur des actions à entreprendre ou à éviter compte tenu de l’avancement des connaissances. Discours ouvert entre pairs, il est amené à aborder plusieurs questions relatives à l’enfant qui intéressent toutefois un public plus large.

Période à l’étude et sélection des périodiques

Nous avons retenu la période 1930-1970 pour la constitution du corpus des textes écrits. Les années 1930-1950, qui précèdent la Révolution tranquille, sont en effet, marquées à la fois par la tradition et par l’émergence d’un pluralisme idéologique qui a exercé une influence majeure sur la société québécoise (Lamonde et Trépanier, 1986). Quant à la période 1950-1970, c’est une époque au cours de laquelle les enfants occupent une place centrale dans la vie économique et sociale du Québec. La forte natalité qui a caractérisé les années 1945-1960 (baby boom) a provoqué des bouleversements démographiques qui se sont répercutés sur l’enfance et la jeunesse. En 1961, plus de 44 % de la population était âgée de moins de 19 ans (Linteau, 1989). Les années 1950-1970 ont donc été profondément marquées par l’enfance et la jeunesse et par le climat d’ébullition qui les caractérisait. Ce climat s’est maintenu jusqu’aux années 1970 environ, avant de se résorber. En 1960, la natalité commença à descendre et elle chuta radicalement à partir des années 1970, pour laisser place à d’autres phénomènes associés à la maturité (Linteau, 1989).

Le corpus analysé est constitué de textes publiés principalement dans deux revues professionnelles, L’Union médicale du Canada et La Garde-malade canadienne-française (éditée par la suite sous le titre Les Cahiers du nursing). Des textes relatifs à la prévention et la promotion de la santé de l’enfant ont en outre été sélectionnés dans les revues Bulletin d’hygiène et Bulletin sanitaire. Le livre d’Ernest Couture (1941), La mère canadienne et son enfant, a aussi permis d’enrichir notre analyse.

Le découpage du corpus

La construction du corpus s’est effectuée en plusieurs étapes. Notre démarche a été constructiviste afin d’éviter de projeter sur les discours une chaîne dont les mailles seraient trop serrées à l’avance. Avant tout, nous désirions circonscrire la diversité des discours. Il s’agissait, en somme, de pouvoir parcourir le corpus en n’imposant pas un schéma rigide a priori. Comme il nous importait avant tout de connaître la représentation que l’on se faisait de l’enfant au regard de son être, de son faire et des principes éducatifs suggérés, le texte devait, par son contenu, s’intéresser de près à la problématique de l’enfant. Nous avons ainsi regroupé, dans une première exploration, tous les titres d’articles renvoyant à des réalités couvrant des domaines sémantiques très larges, comme ceux de l’alimentation, de l’exercice physique, de la mortalité infantile, des maladies infantiles, de la santé, de l’éducation ou, encore, de la pédiatrie, de la puériculture et de la psychologie. Certains textes étaient publiés sous forme de chroniques mensuelles, par exemple, Mère-enfant, Leçons de puériculture, Les Lettres post-natales, Maintenant, nous grandissons. Par ailleurs, nous avons mis de côté tous les articles dont le contenu était trop particulier (ex. les vitamines, etc.) et ceux qui traitaient des pathologies médicales infantiles (ex. traitement de l’occlusion intestinale, pneumonies, etc.).

Représentatif de la période étudiée, l’ensemble du corpus analysé répond aussi aux critères d’homogénéité et d’exhaustivité. Il constitue un matériel riche et considérable comportant à la fois des informations factuelles, des conseils, des prescriptions ou encore des interprétations de certains types de situations ayant trait à l’enfance. De plus, ces discours ont circulé dans une période significative pour le Québec.

L’analyse des discours

Enfin, l’analyse des discours s’est appuyée sur des méthodes sociosémiotiques. Il nous importait de saisir non seulement le contenu des idées, mais également les formes langagières à travers lesquelles se manifestent la matérialité du texte réflexif et ses contraintes afin de repérer progressivement les mécanismes du discours (Molino, 1969). Nous avons cherché, à partir de quatre procédures d’analyse, à élaborer des modalités de lecture qui tiennent compte des divers niveaux de fonctionnement de la langue, à savoir l’énonciation et les formes langagières subjectives (les interlocuteurs, les oppositions), l’intertextualité et la polyphonie énonciative (figures d’autorité), la pragmatique ainsi que les formes interactives (les verbes) et les récits de pratiques (métaphores) (Fossion et Laurent, 1981).

Le modèle pédiatrique de la puériculture : 1930-1950

Avant d’examiner le modèle de la puériculture, il est utile de décrire brièvement le contexte social de la première moitié du XXe siècle afin de montrer comment le discours médical, loin d’évoluer en vase clos, est tributaire de la société dans laquelle il s’inscrit en même temps qu’il l’influence. Lorsqu’on parcourt les travaux historiques, on constate que les premières décennies du XXe siècle inaugurent une période de remise en question profonde au Canada (Sutherland, 1976 ; Comacchio, 1993). Les difficultés économiques et sociales amènent, pour la première fois, un mouvement dit progressiste à se pencher sur la nature de la société et à s’interroger sur son évolution marquée par une industrialisation et une urbanisation sans doute trop rapides, qui provoquèrent de profonds bouleversements dans la structure familiale.

Pour plusieurs médecins québécois de l’époque, la population ouvrière montréalaise souffrait de pauvreté et était exposée aux influences néfastes du travail industriel. La condition sociosanitaire de la population était jugée précaire, la constitution malingre des enfants était déplorée et la misère engendrait, selon eux, des comportements dangereux pour la survie des nouveau-nés (Copp, 1978 ; Baillargeon, 2004). Au tournant du siècle, « le quart des enfants nés vivants mouraient avant d’atteindre leur premier anniversaire » (Henripin, 1961, p. 3). Même si la baisse de la mortalité infantile, que l’on nommait la grande faucheuse d’enfants, est importante durant le premier quart du siècle, le Québec se classe au dernier rang parmi les provinces canadiennes, tant en 1926 qu’en 1936 avec des taux de 142 et 82,6 pour mille naissances vivantes. En pleine Révolution tranquille, le Québec n’a pas encore comblé l’écart qui le sépare du reste du Canada. À vrai dire, l’Ontario ne sera tout à fait rattrapée qu’en 1974 (Turmel et Hamelin, 1995).

Dans la foulée des mouvements hygiénistes américains et européens (Meckel, 1990 ; Rollet, 1994), les réformistes canadiens et québécois ont publié des articles et des récits taxant de pathologie sociale la vie dans les grandes villes du pays. L’un des thèmes qui revenaient le plus fréquemment au cours de ces débats publics, remarque Sutherland (1976), fut la conservation du capital humain. On tenta de conscientiser la population à des réformes sociales pour le mieux-être des enfants. Mais cette prise de conscience fut une tâche complexe et n’a pu être réalisée que très lentement, au moyen d’une série de tâtonnements successifs. On préférait encore, au début du siècle, voir le secteur privé, plutôt que les gouvernements, apporter des solutions aux problèmes sociaux. Progressivement, précise-t-il, les attitudes changèrent. « […] Les Canadiens ont commencé à porter un regard nouveau sur la manière d’élever leurs enfants » (Sutherland, 1976, p. 27, traduction libre).

Au Québec, l’action des réformistes s’est actualisée principalement autour de la lutte pour la survie des enfants (Baillargeon, 2004), autour de l’abolition du travail des enfants et de la fréquentation scolaire obligatoire[2] (Hamel, 1984) et autour de la protection de l’enfance (Joyalet al. 2000).

C’est dans ce contexte social trop brièvement décrit que la pédiatrie québécoise tente de s’affirmer et de consolider sa pratique dans la première moitié du XXe siècle. On peut schématiquement en distinguer deux facettes intimement liées : la pédiatrie clinique, qui s’intéresse aux pathologies et aux traitements des maladies infantiles, et la puériculture, qui en est son volet préventif.

Créée par un médecin français, le Dr. Caron, la puériculture a été promue à la fin du XIXe siècle au rang de discipline scientifique pour asseoir l’autorité de la profession médicale sur la prévention de la maladie (Neyrand, 2000). Elle signifie par ses racines latines « élevage des enfants » et elle se propose d’assurer la progression régulière de la croissance de l’enfant et son plein épanouissement.

Au Québec, l’analyse du corpus révèle que, dès 1930, les médecins étaient des adeptes de cette discipline associée à la pédiatrie. Modèle professionnel dominant jusqu’à l’après-guerre, la puériculture s’articule à une norme médicale prescriptible régularisant la vie quotidienne des enfants afin de s’assurer que les mères ne suivent plus les préceptes traditionnels transmis de mère en fille. Dans les articles consacrés à la puériculture sont présentées, d’une façon ordonnée, simple et concrète, les notions qu’une jeune mère doit connaître sur la fragilité du nouveau-né et le développement de son enfant. Les règles sont édictées sous une forme impersonnelle et le ton impératif est généralisé : « Protégez votre enfant des rhumes et de ses conséquences graves », « évitez de l’amener avec vous », « consultez votre médecin régulièrement », etc. Et les verbes modaux « il faut », « on doit » rythment invariablement les discours.

Pour rendre compte de la façon dont les discours médicaux ont pu contribuer, dans un premier temps, à la formation et au renforcement d’une certaine conception de l’enfance puis, dans un deuxième temps, à sa régulation, examinons d’abord comment ces discours savants portent au jour des représentations sociales de l’enfant qui se structurent à travers les grandes dimensions anthropologiques que sont le temps, le corps et l’espace. Puis nous décrirons les traits distinctifs de ce modèle professionnel qui esquissent des paramètres éducatifs.

Représentations sociales de l’enfant

Comment parle-t-on de l’enfant au cours de cette période ? Comment le décrit-on ? Comment les discours médicaux structurent-ils le temps au regard de l’enfance ? Et qu’en est-il de son environnement ?

L’enfance : une référence à l’avenir de la nation

Une première forme de la représentation de la temporalité de l’enfant s’énonce dans la dualité « vie-mort » (Turmel, 1997). Le discours professionnel est marqué à la fois par une lutte pour la survie de la nation et contre le fatalisme vis-à-vis de la maladie et de la mort des tout-petits. L’enjeu pour la survie de la nation paraît particulièrement fort jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Le discours médical est uniformément nataliste ; il énonce ainsi un choix fondamental que toute société doit assurer : procréer et donner la priorité aux enfants en leur assurant une protection. La considération particulière portée à la survie de l’enfant s’explique dans une société préoccupée par des taux élevés de mortalité infantile. L’expertise médicale construit ainsi un modèle culturel de l’enfance sous le registre du prolongement, de la vitalité qui dit la primauté de la vie sur la mort. Tout en ménageant l’orthodoxie catholique, pour laquelle il existe une vie meilleure dans l’au-delà, on refuse d’accoler à l’enfant la métaphore radicale de rédempteur. La malédiction, prônée parfois par le discours religieux en ce qui a trait à la mort des enfants, est ainsi réfutée. On a tenté de briser l’adéquation fatalisme, maladie et mort des enfants encore parfois bien présente dans la culture de l’entre-deux-guerres. « Nous ne pouvons trop nous élever contre le préjugé qui règne dans l’esprit du peuple, qu’il est inutile de faire soigner les enfants. Cette erreur coupable devrait disparaître, maintenant que la science médicale a comblé les lacunes du passé » (UMC, 1936, p. 885).

L’idée qu’il devenait dorénavant possible avec des mesures préventives et les avancées de la science de sauver les enfants du péril de la mort et de les faire vivre en bonne santé sera réitérée avec vigueur tout au long de la période étudiée. Particulièrement, les chances de survie d’un nouveau-né sont décrites comme étant étroitement dépendantes des pratiques maternelles. Le Dr Beaudoin, dans ses cours d’hygiène (1931), passe en revue les causes de la mortalité infantile[3]. La cause qui résume toutes les autres, note-t-il, c’est l’ignorance des mères (UMC, nov. 1950). Prescriptions médicales et sociales s’efforcent donc de modifier les conduites des mères envers leur nourrisson : régime alimentaire, promotion de l’allaitement, suivi médical, visites postnatales des infirmières à domicile grâce aux unités sanitaires, mises en place des cliniques de nourrissons[4] etc. Tout un dispositif socio sanitaire a donc été mis en place pour parfaire leur éducation[5]. À cet égard, rien ne peut mieux formuler l’idée que le savoir médical[6] a contribué à améliorer le sort des jeunes enfants que ce discours, publié en 1950 : « La consultation des nourrissons (…) a été (…) de toutes les mesures prises, la plus importante pour réduire la mortalité infantile, par l’éducation des mères et la lutte contre l’ignorance et la pauvreté » (UMC, novembre 1950, p. 1326).

Au-delà de la maladie, valeur négative qu’il faut combattre et même éradiquer, c’est la santé de l’enfant, valeur positive, qui est mise à l’avant-scène. Dans ce contexte, comment parle-t-on alors du corps de l’enfant ?

L’enfant : un être fragile et influençable

Tout d’abord, le discours professionnel assigne au corps de l’enfant une forme déterminée par des composantes biologiques. Il en explique les relations et en dévoile une image précise : l’enfant est un être fragile et impuissant que l’on doit protéger. Il est comparé à « une fleur délicate dont l’odeur suave embaume le foyer » (GMCF, avril, 1936, p. 176). Il est construit comme un être neuf, incomplet, vulnérable, très mobile dans son progrès mais qui est encore bien éloigné de la résistance et de l’équilibre relatif de l’adulte.

Dès 1933, une série de textes est publiée par les spécialistes du Conseil canadien de la sauvegarde de l’enfance dans la revue GMCF qui définissent une norme de l’enfance et dictent un ensemble de conseils pour assurer le bien-être et la protection de l’enfant. Chacune des phases du développement, de la naissance à l’âge de six ans, fait l’objet d’une attention particulière. Tout d’abord, Douze lettres postnatales décrivent minutieusement les pratiques que l’on doit mettre en usage pour que le corps de l’enfant se développe harmonieusement au cours de la première année. Suit un ensemble d’écrits de même nature intitulés Maintenant, nous grandissons qui s’intéressent aux enfants de un à six ans. C’est en observant les règles d’hygiène prescrites, précise-t-on, qu’il est possible de combattre la fragilité de l’enfant et de lui assurer une croissance normale.

Par ailleurs, le regard clinique est centré sur les besoins physiques et la maturation de l’enfant et le discours pédiatrique interprète les premiers âges de la vie sans vraiment établir de passerelles avec le psychique. L’articulation « corps-psyché » s’avère en quelque sorte un processus à sens unique, en ce sens qu’un corps sain est vu comme la clé de voûte d’un développement mental adéquat : « La première vigilance s’exercera sur la croissance normale de l’enfant (…) et cela ne sera pas sans effet sur son psychisme » (GMCF, octobre 1934, p. 537). Il faudra attendre le tournant des années 1950 pour voir se profiler dans les écrits la reconnaissance et la prise en compte des besoins psychologiques des enfants.

En parallèle, à cette exacerbation de l’importance accordée à la petite enfance comme espace du sujet en devenir, une image insistante est dévoilée sur la nature de l’enfance : c’est un être souple et influençable. Cette image nous introduit notamment à la métaphore de la tabula rasa qu’il faut remplir, métaphore que l’on doit au philosophe Locke. Pour prendre la mesure de cette parole normative, arrêtons-nous sur quelques énoncés :

De cinq à six ans, l’enfant est un réceptacle. Que recevra-t-il ? Ce qu’on y versera (…). Un enfant peut s’améliorer ou se contaminer selon les circonstances, mais l’éducation doit être donnée dans un sol vierge, pendant l’enfance, où les habitudes du bien, du droit, du juste, du beau sont prises avec des racines profondes qui font qu’on peut les oublier momentanément, mais jamais totalement.

GMCF, 1936, p. 546

Combien facile au contraire est l’éducation de l’enfant : son cerveau est une cire plastique, et la jeunesse est si propice à la formation d’habitudes.

Bulletin Sanitaire, novembre-décembre, 1941, p. 62-63

L’enfant est alors regardé à travers les promesses que sa plasticité recèle, perçu comme un être en progrès constant. Les métaphores de « sol vierge » et de « cire de plastique » sont indicatives de l’oeuvre à fabriquer, à mouler, à partir d’une sorte de degré zéro. Cette conception de l’enfance conduit aussi sans doute à considérer que, face au déterminisme génétique, l’éducation et l’environnement sont décisifs pour son développement.

L’environnement de l’enfant : un espace relativement clos

Par ailleurs, l’environnement de l’enfant d’avant les années 1950 prend forme autour des syntagmes de l’enfermement, des espaces surveillés et souvent clôturés. La cour, le parc, le pensionnat, le carré de sable, l’école, la famille représentent la centralité de l’espace enfantin. D’un lieu à l’autre, on l’encadrait, le dirigeait, l’éduquait, le surveillait, le protégeait. La famille est décrite comme la pierre angulaire sur laquelle repose l’éducation des enfants. Le père, bien que sous-représenté dans les textes de la première moitié du XXe siècle, est vu comme le « pourvoyeur, la tête dirigeante, le phare éclairant » de la vie familiale. En revanche, la mère occupe une place centrale dans le corpus. Tenue pour responsable de l’éducation des enfants, elle est la cible privilégiée du discours professionnel. Elle est épouse, « reine du foyer » à temps plein et promue grande responsable de la préservation de la vie de sa descendance et ce, jusqu’aux années 1970.

Somme toute, les discours véhiculés sur l’enfant pour la période 1930-1950 mettent en avant une conception d’un être passif intégré à un « nous communautaire » qui édifiait pour lui un parcours de vie souhaitable. Son droit de parole était limité. On a fait peu de cas de l’enfant comme sujet et comme acteur de son histoire, pour reprendre les termes de Gavarini (2001). Examinons maintenant les traits distinctifs du modèle éducatif de la puériculture.

La puériculture : les traits distinctifs

Dans la mesure où l’enfant était construit comme un être fragile et vulnérable, qui avait besoin constamment d’un adulte pour le diriger, les conseils éducatifs émis par le modèle de la puériculture ont épousé une ligne très directive. L’essentiel de la réflexion médicale consistait à promouvoir auprès des femmes un modèle éducatif centré sur une pratique à observer. Quatre traits distinctifs caractérisent ce modèle : l’asepsie, la régularité et la discipline et la mesure.

L’asepsie

L’alimentation au biberon exige une dextérité aseptique : le lait de vache non pasteurisé doit être propre, pur, bouilli pendant 30 minutes à 65o C. « Les microbes nocifs sont tués et les vitamines restent encore bien vivantes » (GMCF, juillet 1933, p. 417-418). Il faut mettre les enfants à distance des foules, aucun lieu public n’étant adéquat pour eux : tramways, cinémas, anniversaires d’enfants répandent les maladies. Face à la menace bactérienne, la femme est tenue responsable de la propreté du foyer : les maisons mal entretenues sont propices à la propagation des germes ; négliger d’entretenir sa maison est signe d’insouciance envers l’enfant. L’entretien de la maison ne peut donc pas se faire en dilettante ; il devient un devoir moral. La chambre des enfants doit être d’une propreté idéale, aérée et bien rangée. La cuisine doit reluire ; aucun microbe ne devrait s’introduire dans son enceinte. Afin que les femmes puissent suivre méticuleusement les conseils édictés et organiser convenablement leur maison, elles ont été encouragées à suivre des cours d’arts ménagers. C’était un moyen sûr de contrer l’imprévoyance et le désordre. Ainsi, s’affirme l’idée d’une gestion rationnelle de la maison à travers laquelle toutes les tâches familiales sont décortiquées et doivent se faire à des heures précises.

La régularité et la discipline

Ces deux normes, la régularité et la discipline, qui s’opposent au plaisir et à la tendresse pour la mère et l’enfant, s’imposent comme second trait distinctif (Ehrenreich et English, 1982). Cette approche éducative s’inscrit dans la lignée de la théorie du behaviorisme développée par le psychologue américain Watson, un peu avant les années 1920. Watson était émerveillé devant la malléabilité de l’enfant et était persuadé qu’un conditionnement approprié pouvait permettre aux parents et aux enseignants d’obtenir les comportements qu’ils souhaitaient voir se manifester chez l’enfant, allant jusqu’à déclarer qu’il « était possible de dresser l’enfant à agir comme une machine ou, du moins, à s’ajuster à un monde qui exigeait autant de régularité et de discipline qu’une machine »[7].

L’impératif de la régulation du corps de l’enfant s’obtient par l’acquisition d’habitudes pour lesquelles les mères doivent apprendre en détail l’art de nourrir les enfants, de les habiller, de les toucher, de les mouvoir, etc. Tout, à vrai dire, paraissait être devenu objet de régulation normative dans la vie de l’enfant au moyen de règles de comportements : l’horaire des bains et de l’alimentation était aussi scrupuleusement découpé et fragmenté que celui des promenades à l’extérieur. L’initiation à la propreté suit également un rituel : l’apprentissage doit commencer tôt, dès l’âge de 9 mois, et l’enfant doit être initié toujours aux mêmes heures. La temporalité à l’égard du rapport à l’enfance se scande ainsi sur un horaire quasi immuable, sur une image métaphorique mécanique du temps de production de la société industrielle[8]. « Pour conserver votre bébé en santé, il faut lui donner des soins à des heures régulières. Dès le premier mois, le bébé, à l’heure fixée, s’attendra à ce qu’on le baigne, le nourrisse et qu’on lui donne ses autres soins. Le bébé doit prendre son repas à intervalle régulier. Même s’il dort, il faut le réveiller » (GMCF, février 1933, p. 90-91).

À une époque où le recours à l’expertise médicale n’est pas une habitude, le discours prescrit le recours indispensable au médecin pour tout changement concernant l’horaire de l’enfant ou l’apparition d’un symptôme. « À cinq mois, il ne faut pas augmenter le nombre de bouteilles sans l’avis du médecin » (GMCF, juillet 1933, p. 416).

L’inculcation d’habitudes de discipline touche également l’hygiène mentale. Un enfant malléable peut être façonné dès le jeune âge. Une règle énonce que les parents doivent laisser pleurer l’enfant pour former son caractère. « Ne jamais bercer le bébé ni rester près de lui (…). S’il s’éveille et pleure durant la nuit, ne lui donnez jamais le sein. Changez-le de position et donnez-lui un peu d’eau bouillie » (GMCF, février 1931, p. 91). D’autres prescriptions ne sont pas moins strictes : laisser l’enfant dormir six heures de suite la nuit sans boire ; le laisser crier jusqu’à ce qu’il obéisse ; lui inculquer les vertus de ponctualité et de civisme. L’art d’élever les enfants n’appartenait pas au registre des sentiments, mais à celui de la raison. Apparaît ainsi en filigrane dans les discours le pouvoir de la norme médicale dans la relation parent-enfant, obligeant à de nouvelles délimitations du temps social. Autorité, hiérarchie et régularité sont ainsi construites comme conditions essentielles au développement de l’enfant. Toutefois, ces principes éducatifs devaient être inculqués à l’enfant avec « calme et douceur ».

La mesure

Dernier trait distinctif : la mesure. La connaissance du développement de l’enfant repose d’abord sur la pratique contrôlable de la mesure. On décrit ainsi l’enfance par des mesures de poids, de taille, de maladie et d’hygiène, puis de l’intelligence, mesures qui s’inscrivent en normes applicables à tous (Turner, 1992).

La méthode de l’examen clinique sert à apprécier l’état physique de l’enfant : les enfants sont dénudés, observés, pesés, palpés. Puis leur croissance est mesurée à partir de dispositifs anthropométriques mis au point par des scientifiques : les tables de poids et mesure, etc. Ainsi, on peut lire dans une leçon de puériculture « qu’un enfant mesure à la naissance de 20 à 21 pouces ; les six premiers mois, il croît de 1 pouce par mois. De six mois à un an, il croît de ½ pouce par mois (…) » (GMCF, juin 1936, p. 268-269). Ces mesures ne se limitent pas qu’au poids et à la taille : de minutieuses descriptions scrutent l’apparition des dents, les heures de sommeil, la circonférence de la tête, les pulsations cardiaques, la respiration, la température corporelle, etc. On structure avec une précision scientifique les phases de l’enfant ainsi que sa courbe de croissance.

Le discours médical découpe ainsi la vie de l’enfant en une séquence de phases. Dans la première étape de la vie (0-30 mois) apparaissent le premier sourire, la première dentition, le redoutable sevrage, l’introduction d’une alimentation consistante, les premiers pas, etc. Par la suite, d’autres phases sont déterminées : l’accès à la parole, au raisonnement, à l’école et à la puberté. Pour bien suivre la croissance de l’enfant, la mère doit tenir un registre dans lequel elle consigne les signes du développement : taille, poids, premier sourire, premières dents, les comportements enjoués, agressifs, etc. Ce registre permet de comparer le développement de l’enfant aux paramètres reconnus, tout en étant une source de renseignements cliniques pour le pédiatre.

Dès les années 1930, l’école s’est également préoccupée d’hygiène mentale, tout particulièrement des enfants dits lents d’apprentissage, soit en cherchant les moyens de diagnostiquer leurs difficultés d’apprentissage et d’adaptation, soit en les éduquant séparément des élèves considérés comme normaux. Ce sont surtout les enfants qui redoublent leurs classes qui, au début, retiennent l’attention des professionnels, ainsi que les enfants souffrant de déficiences mentales (Sokal, 1987).

Toute une psychologie de la différence naît avec l’application des tests psychométriques[9]. Une opposition sémantique s’instaure chez les enfants : les normaux et les anormaux. Entre les années 1930 et 1936, 20 594 enfants québécois ont passé des tests psychométriques. De ce nombre, « 8 839 furent trouvés normaux tandis que 11 265 furent étiquetés d’arriérés du fait que les cas frontière (6 321) étaient inclus dans la dernière catégorie » (GMCF, 1936, p. 442). Afin de fixer la valeur obtenue, les discours mettent en évidence que les psychologues et les psychiatres ont élaboré une classification au regard de la normalité et de la déficience :

Le sujet normal a un quotient compris entre 90 et 109. Le lent intellectuel est un normal sous-doué, mais non arriéré ; son quotient va de 80 à 89. Les cas de frontière oscillent entre 70 et 79. Avec le débile mental commence l’arriération mentale vraie et en clinique on rencontre le type supérieur dont le quotient intellectuel est de 60 à 69 tandis que le type inférieur n’a que 50 à 59. Enfin, sur un échelon plus bas, l’imbécile dont le quotient varie entre 49 et 25 et plus bas encore l’idiot dont le quotient est au-dessous de ce dernier chiffre.

GMCF, octobre 1936, p. 443

Le nombre d’enfants classifiés comme déficients est proprement troublant : près de 55 % ne répondaient pas aux critères de normalité. Les résultats de ces tests étaient inscrits sur la fiche médicale de l’élève et le suivaient dans tous ses déplacements d’une école à l’autre. Toute une réflexion sur cette pratique professionnelle émergera au tournant des années 1960. À la suite d’une série de débats houleux sur l’efficacité de ces tests d’intelligence, ils seront administrés de façon plus parcimonieuse.

Le modèle de la psychopédiatrie : 1950-1970

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, l’essor de la psychologie, tout autant que sa généralisation, influera sur les pratiques médicales en fixant de nouvelles manières de se conduire envers l’enfant : les assises d’un modèle éducatif rigide sont ébranlées. On assiste alors à une jonction entre la pédiatrie et la psychologie et la référence à cette jeune discipline dynamique devient rapidement dominante dans les discours portés sur l’enfant. En effet, c’est au cours de cette période que s’amorce au Québec un processus de redéfinition de l’enfance concomitant à celui qui s’effectue dans les pays occidentaux. Cette période de l’histoire est imprégnée d’un renouveau social où parallèlement à la mise en place de nouvelles pratiques s’affirme l’idée que les principes éducatifs doivent être plus souples (Gleason, 1999). Un second modèle, la psychopédiatrie, domine les discours et bouleverse en effet la configuration culturelle du modèle de la puériculture ; il apparaît comme alternative plausible pour la régulation des conduites enfantines. Par conséquent, les représentations sociales ne seront plus les mêmes.

Représentations sociales

Comment évoque-t-on l’enfance ? Quels sont les traits qui la distinguent de la période précédente ?

a) L’enfant : un être qui a son propre rythme

Un des pôles importants qui structurent et organisent la temporalité au regard de l’enfant est la rupture avec un passé qui se veut désuet et, par conséquent, le début d’un temps nouveau. L’opposition hier-aujourd’hui était omniprésente dans le corpus. Mais contrairement aux années d’avant-guerre, ce n’était pas seulement le savoir populaire qui était considéré comme révolu, mais également les principes éducatifs de la puériculture. Le discours médical était imprégné du désir d’oublier le passé pour celui d’être au présent. À cette entrée, dans un temps différent, s’est greffée une temporalité qui structure le rythme de l’enfant. S’inspirant des nouvelles théories du développement cognitif et intellectuel de l’enfant, symbolisées par Piaget et Freud, les discours médicaux ont instauré tout un ensemble de stades, de mesures et de règles que les parents devaient assimiler pour bien suivre le développement cognitif et affectif de leur progéniture. « Si, par exemple, les désirs du bébé ne sont pas comblés, il peut se cramponner au plaisir de sucer son pouce, longtemps après avoir passé le stade où cela est normal » (Cahiers du nursing canadien, mars 1966, p. 7). En outre, l’idée nouvelle annoncée par le discours d’après-guerre était la suivante : tous les enfants traversent un ensemble de stades sociocognitifs pour atteindre leur maturation, mais chacun évolue à son propre rythme.

b) L’enfant : un être qui a une individualité propre

La représentation du corps a subi aussi un glissement significatif. Tandis que les discours d’avant-guerre décrivaient un modèle de croissance qui s’appliquait à tous les enfants, l’ère des années 1950 et 1960 a mis en évidence qu’il y a une multitude de corps enfantins et que chacun possède une individualité qui lui est propre. Deux images ordonnent la représentation de ce corps singulier : la métaphore du fondement et la métaphore holistique. Les premiers âges de l’enfant apparaissent d’une importance capitale pour la construction des acquis affectifs de l’adulte et, corrélativement, l’axe âme-corps est déplacé. « Les six premières années sont déterminantes de la personnalité de l’adulte » (UMC, septembre 1951, p. 1124). En effet, on remarque que le pôle psychologique constitue la pierre angulaire de la représentation du corps : il constitue l’assise du développement de l’enfant. La métaphore holistique était aussi présente à la surface des textes. Les discours illustraient que l’enfant est un tout : le corps physique, l’affectivité et l’environnement sont enchevêtrés. « L’enfant, réaffirmons-le (…) est un tout, indivisible » (UMC, mars 1960, p. 322).

c) L’environnement de l’enfant : un espace ouvert

Quant à l’environnement de l’enfant, il est décrit comme devant être ouvert sur l’extérieur. L’enfant est en effet compris comme un acteur qui vit dans un univers empreint de mouvance. Dès lors, toute une panoplie d’activités, du théâtre au cinéma en passant par les voyages, lui est proposée pour éveiller sa créativité et son ouverture à des pratiques culturelles différentes. Un espace social, fortifiant, vivant est donc venu éroder les fondements de l’espace des décennies 1930 et 1940 : la métaphore de l’enfermement qui caractérisait cet univers enfantin fait place à une ouverture sur l’autre, sur « l’ailleurs ».

Modèle psychopédiatrique : les traits distinctifs

Ces nouvelles représentations donnent à l’enfance sa coloration particulière. Les traits distinctifs d’amour et de tendresse, de tolérance et d’écoute ainsi que de quête de l’autonomie brouillent la dyade corps-âme qui jusque-là avait orienté le développement de l’enfant. Le pôle psychologique prend ici une grande importance : il est le vecteur central du bien-être de l’enfant. La symbolique du seul rapport au corps physique de l’enfant comme principe premier de l’évaluation de sa santé est délaissée ; il est dorénavant reconnu que le psychisme de l’enfant peut affecter sa santé physique.

a) L’amour et la tendresse

Notons le premier trait distinctif : la priorité donnée à l’affectif et à l’émotif dans le développement de l’enfant, et ce, par opposition aux besoins physiques qui étaient si importants pour les médecins et hygiénistes des années 1930 et 1940. Au sens le plus large, la primauté de l’affectif ne touche pas seulement le rapport parent-enfant ; c’est un état d’esprit largement partagé pour tout ce qui concerne l’environnement de l’enfant. Amour, tendresse, douceur sont en effet des syntagmes liés qui parcourent tout le corpus. Il y a un élément cardinal dont l’enfant a besoin et qu’il doit recevoir de ses parents et de son entourage : l’amour, un amour inconditionnel, chaleureux, démonstratif. Ce trait distinctif s’inscrivait, entre autres, dans le sillage des travaux du Dr Spock qui avait diffusé son message dans le monde entier.

Profitez de votre bébé. Il n’est pas exigeant, mais il a besoin d’affection (…). N’ayez pas peur de l’aimer et de satisfaire ses besoins. Les enfants ont besoin de sourire, de bonnes paroles, de jeux, de caresses gentilles et amicales tout autant que de vitamines et de calories. Un bébé qui ne reçoit aucun témoignage d’amitié deviendra un être froid, qui ne répondra à aucun sentiment d’affection.

Spock, 1976, p. 10

Ainsi, les conseils tels que « cajolez votre enfant, bercez-le, touchez-le, embrassez-le, jouez avec lui », sont devenus le leitmotiv des principes éducatifs. Un enfant qui pleure exprime des besoins : il a faim, il est mouillé, il a soif ; ou bien il est nerveux et il a besoin d’être entouré, cajolé pour se calmer. « Il arrive parfois que bébé pleure sans raison apparente. On dirait « qu’il pleure pour rien », mais il y a toujours une raison. (…) Il faut prouver à bébé qu’on l’aime et qu’il est le meilleur bébé du monde. » (Les Cahiers du nursing, décembre 1969, p. 376-377). C’est dans la dimension affective que tout se joue, et c’est pour cette raison que la première éducation apparaît ineffaçable, car elle va structurer l’identité de l’enfant et sa façon de se comporter dans la vie.

Aimer son enfant, c’est aussi accepter l’enfant tel qu’il est. Le rapport à l’enfant se redéploie en conséquence autour de son individualité. Le discours médical attribue à l’enfant une identité singulière et les parents ne doivent pas s’acharner à créer l’enfant qu’ils voudraient avoir, mais au contraire l’aider à épanouir ses potentialités. L’amour inconditionnel des parents apparaît donc être une prémisse de la réussite de la vie de l’enfant. Cela nous introduit à un second trait du modèle psychopédiatrique : la tolérance et l’écoute de l’enfant.

b) La tolérance et l’écoute de l’enfant

L’esprit de tolérance qui règne sur l’éducation des enfants représente une volte-face par rapport aux théories d’avant-guerre. Les discours des experts, qui avaient été avant tout préoccupés par la régularité et le contrôle de l’enfant, s’inversent : l’enfant est un être réfléchi et on doit le laisser explorer son univers. L’approche éducative défendue ici s’inscrit dans la lignée de la pensée de Rousseau, qui avait cherché à défendre l’idée que les impulsions naturelles de l’enfant sont sensées. Corrélativement, les mauvaises pulsions mises au jour par les adeptes de la théorie behavioriste disparaissent des écrits : l’enfant n’est plus perçu comme un réceptacle, comme une cire molle à modeler sur laquelle pouvaient être inscrits les grands principes de la discipline, mais comme un acteur digne de respect qui a le droit de s’exprimer et d’être écouté. La tolérance et l’écoute s’imposent désormais comme mesure éducative.

Ainsi, un horaire souple et un régime adapté à l’enfant sont-ils prônés. Le nourrisson, par exemple, connaît la quantité de lait qui lui convient ; il est le seul à savoir combien de calories son corps réclame et ce que son estomac peut supporter. « Il devient de plus en plus évident et admis qu’il ne faut pas adapter l’enfant à la diète, mais bien la diète à l’enfant » (UMC, février 1956, p. 157).

La tolérance et l’écoute concernent aussi l’apprentissage social des enfants. L’acquisition de la propreté aussi bien que l’obéissance, en passant par le choix des amis, ne peuvent être enseignés avec succès que si les parents sont soucieux des besoins de l’enfant tout en exerçant un certain contrôle. La relation autoritaire n’est plus recommandée : forcer l’enfant à se conformer à l’autorité parentale par une soumission aveugle est un principe révolu. « Recommander la fameuse méthode forte, les admonestations sur un ton courroucé, les applications de cuir de courroie au postérieur, la séquestration au pensionnat ? Ça n’a jamais rien donné et la plupart du temps cela a été essayé avant avec ce résultat habituel d’accroître le ressentiment des enfants et l’impression d’impuissance des parents » (UMC, novembre 1950, p.1334).

Les écrits sont formels : les habiletés et les connaissances que l’enfant acquiert à tout âge se développent au cours d’échanges avec les parents et les individus significatifs pour lui. La relation entre l’enfant et son entourage ne s’appuie plus comme jadis sur une approche unidirectionnelle ; elle est donnée comme un processus bidirectionnel où l’enfant a droit de parole. Cette vision du développement de l’enfant contraste singulièrement avec l’image de l’enfant des années d’avant-guerre, soumis à l’autoritarisme d’antan, avec ses règles rigides, son absence de dialogue. L’enfant est dorénavant un participant actif de son développement (Bernard-Bécharès, 1994). Il « forme son comportement, crée et fixe ses habitudes par ses expériences et par ses réactions au comportement et aux réactions de son entourage. Son caractère et ses habitudes d’ordre moral seront donc, en grande partie, le produit des influences et des réactions de son milieu » (GMCF, mai 1954, p. 19).

Somme toute, il ne s’agit plus d’imposer des sanctions aux enfants, des interdits ; ce qu’il faut, c’est favoriser sa spontanéité, éviter les reproches inutiles. En outre, cette approche éducative ne se réduit pas pour autant pour les parents au laisser-aller. Elle exige au contraire de leur part une grande disponibilité et une écoute permanente.

c) La quête de l’autonomie

Enfin, soulignons le dernier trait distinctif : l’autonomie. Éduquer un enfant, c’est le rendre autonome (Sirota, 1998 ; DeSingly, 2004). Nous assistons à une modification, sinon à un renversement, du principe éducatif du dressage du corps de l’enfant. Les parents doivent reconnaître les vrais besoins de l’enfant et la liberté dont il doit jouir. L’autonomie de l’enfant s’acquiert dès son jeune âge et la règle d’or de l’approche éducative prônée est de laisser faire la nature ; il suffit de guider avec délicatesse l’enfant là où l’entraînent ses habiletés et ses aptitudes, pour qu’il grandisse en équilibre avec le monde qui l’entoure. Dans cette optique, son autonomie croîtra au jour le jour si on l’aide à développer son sens critique. « Pour aider l’enfant à grandir, il faut que les parents sachent envisager avec calme (…) les problèmes qui surgissent, sans jamais oublier que l’enfant a sa propre destinée, très différente de la leur » (Les Cahiers du nursing, octobre 1960, p. 19).

Le modèle éducatif psychologique instaure une opposition sémantique entre l’enfant autonome et l’enfant dépendant. Ainsi, si les parents laissent la possibilité à l’enfant d’âge préscolaire d’être indépendant, il se montrera plus sociable, il se sentira plus sûr de lui, plus communicatif. Par contre, si un enfant est couvé par ses parents, son autonomie sera faible. Cet enfant sera timide et refermé sur lui-même. Comment alors peut-on aider un enfant à acquérir son autonomie ? On recommande aux parents de laisser explorer l’enfant tout en évitant de le surveiller constamment. L’importance des premières années dans le développement de l’autonomie de l’enfant imprègne ainsi les discours : un enfant autonome et débrouillard est un individu armé pour la vie.

Dès le début du XXe siècle, la science médicale commence à investiguer de façon systématique le champ de l’enfance au Québec. Par une série de glissements progressifs, le recours à un savoir formel et institué pour les soins à prodiguer à l’enfant a été associé à celui de compétence professionnelle et, ce faisant, la pédiatrie, et son volet préventif, la puériculture, ont modifié les images du monde enfantin en introduisant comme mesures éducatives : le rationalisme aseptique, la régularité, la discipline et la mesure. Les discours médicaux de l’entre-deux-guerres ont défini l’éducation des enfants comme un travail structuré, ponctué d’horaires « policés », sans cesse repris, qui s’est avéré un travail de rationalisation d’un champ de pratiques. Dans un contexte marqué par la fragilité de l’enfant, la rigidité des règles ayant trait au corps et à l’hygiène s’est faite au détriment d’une vision plus globalisante des besoins de l’enfance, notamment sa réalité affective.

À travers le regard porté sur les premiers âges de la vie, se révèle aussi une représentation de l’enfance telle qu’elle devrait être. La pratique médicale a introduit en effet tout un éventail de classes d’âges, caractérisées par des critères et des standards mesurables, ouvrant ainsi la possibilité, à travers les phases de maturation, d’introduire les paramètres de la normalité de l’enfant. Le normal est ce qui s’avère mesuré et normé en tant que tel.

Mais avec les années 1950, s’est amorcé un processus d’une nouvelle définition de l’enfance. Globalement, elle apparaît comme une conscience pour l’univers des adultes. Bonne conscience pour les parents qui ne s’attardent pas qu’à assouvir les besoins primaires de l’enfant, mais qui savent l’écouter, le respecter et le stimuler sur le plan affectif. C’est à tout le moins ce que nous retenons des traits du modèle psychopédiatrique qui bouleverse la figure du modèle éducatif précédent. Ses traits distinctifs : l’amour, la tendresse, la tolérance, l’écoute de l’enfant et la quête de son autonomie témoignent de la reconnaissance de l’enfant comme un sujet social à part entière et non seulement comme un être en voie de devenir. Il est construit comme un acteur agissant sur son développement physique, cognitif, social et intellectuel. Il a droit de parole, le droit de pouvoir être lui-même.

Paradoxalement, les modèles professionnels, malgré leurs méthodes rigoureuses et leurs résultats intéressants, sont loin de peindre un tableau objectif et immuable de la réalité, pour reprendre les termes de Thuillier (1988). Les discours médicaux analysés multiplient en effet les incertitudes en introduisant des questionnements nouveaux au regard de l’enfance et ils mettent ainsi en relief les limites des théories soutenues par les savoirs scientifiques. Ce qui s’avérait une certitude sur les habitudes à inculquer à l’enfant dans les années 1940 ne le sera plus une décennie plus tard.

Par l’introduction des conseils éducatifs et des visites auprès des parents, les instances médicales se sont avancées sur le terrain de l’espace privé et domestique des familles. Martelés avec conviction, leurs discours ont favorisé auprès des parents l’intériorisation des valeurs de la rationalisation de l’univers familial et celles du « corps raisonné » et émotif de l’enfant. La pratique médicale allait entraîner une mouvance importante dans la configuration de l’enfance.