Corps de l’article

Le photographe du Devoir Jacques Nadeau est bien connu pour son talent, mais l’examen des 87 photos qu’il a publiées dans son ouvrage sur le Québec donne à penser qu’un sociographe – au moins autant qu’un photojournaliste – se cache aussi derrière l’artiste. Une image vaut mille mots dit le proverbe, mais elle peut aussi fixer un moment de société ou rendre les traits d’une époque. Cela est encore plus vrai lorsque les photos sont mises en perspective les unes à côté des autres. Elles prennent alors un tout autre sens et à travers elles ce sont différents moments de la société québécoise qui sont donnés à voir.

Nadeau sait camper en société les personnages qu’il saisit à l’aide de son téléobjectif, que ce soit des scènes de rue et des gens ordinaires, des personnes connues, des mouvements sociaux et manifestations politiques (nombreuses dans l’ouvrage), sans oublier les femmes et les hommes politiques qu’il met en scène en saisissant leurs émotions. Quarante courts textes d’une page ou moins d’auteurs différents – journalistes et écrivains principalement – commentent librement les thèmes des photos qui couvrent les années 1980, 1990 et début 2000, ce qui en fait un véritable portrait visuel autant qu’écrit du Québec contemporain. Fort bien mis en page, discrètement en marge des photos, ces textes rappellent d’un point de vue personnel ce qu’a été l’événement saisi par Nadeau, en évoquant souvent l’émotion que les instantanés suscitent encore longtemps après le fait.

Nadeau excelle dans l’art de saisir l’humain, seul ou en interaction avec ses semblables. La joie rieuse d’un René Lévesque jouant au billard dans une taverne, cigarette aux lèvres, contraste avec la tristesse d’un Jacques Parizeau marchant seul, un après-midi de l’hiver 2001, le dos courbé et les yeux mi-fermés dans son domaine de l’Estrie : deux photos devenues célèbres. Autre belle réussite photographique : un cliché de 1978 montrant Pierre Elliott Trudeau sûr de lui marchant à côté de René Lévesque, lèvres pincées et joues gonflées exprimant un air dubitatif, un document à la main. Le début de la longue confrontation entre les deux hommes de deux visions de l’avenir du Québec. Cela mènera à une autre photo connue de René Lévesque prise le soir de la défaite au Référendum de mai 1980, la main droite levée, la main gauche tenant le papier froissé des notes de son discours, le sourire figé et les yeux tristes, tandis que se tiennent derrière lui son épouse Corinne Côté et la ministre Lise Payette, toutes deux le visage fermé et les mains à la taille à la manière des couventines.

Les photos des couples Bouchard, Parizeau et Landry sont par ailleurs saisissantes par leur parallélisme et donnent à réfléchir. On y sent l’inquiétude des trois hommes à des moments difficiles, et les traits tendus de leurs épouses à leurs côtés – visages fermés, yeux inquiets – rappellent bien la difficile conciliation entre vie publique et vie privée.

Mais cet album ne se limite pas qu’au politique. L’ouvrage contient des photos saisissantes, comme celles de ces policiers de la SQ encerclant un manifestant couché au sol dans un nuage gris de fumées lacrymogènes lors du sommet des Amériques à Québec (2001), ou encore celle de leurs confrères montés sur des chevaux parés comme leurs cavaliers de visières, de « vestes-couvertures » anti-balles et de jambières, chargeant les manifestants lors de la réunion du G20 à Montréal (2000). Cette photo donnera à réfléchir à ceux qui ignoraient que les chevaux disposaient eux aussi d’un tel équipement anti-émeute. Le texte de Paul Tiffet qui accompagne la photo évoque avec justesse « la terreur confondante de cette chevauchée fantastique » (p. 59), bien rendue par le photographe qui donne l’impression d’être juste devant l’escadron. Deux autres clichés montrent par contre l’humain derrière le policier : celle d’une policière au bord des larmes dans un défilé derrière le cercueil d’un confrère mort en devoir et celle d’un policier qui aide une manifestante très âgée atteinte d’un malaise dans une manifestation contre les fusions forcées de municipalités à ville Mont-Royal. La photo de ces dames d’un âge vénérable portant pancartes, publiée à côté de celles montrant des jeunes bravant un barrage de policiers, mérite de passer à l’histoire comme un moment de la vie démocratique québécoise fin de siècle.

L’oeil habile du photographe donne parfois des similitudes étonnantes, comme cette photo du président Bush ouvrant les bras en marchant devant la statue de Marie-de-l’Incarnation elle-même les bras ouverts figés dans le bronze à l’entrée du couvent des Ursulines dans le vieux Québec. Être au bon endroit au bon moment ne suffit pas ; encore faut-il saisir au vol le sujet avec la vitesse de l’éclair, ce qui distingue le professionnel de l’amateur. Surprenante aussi la photo de Jacques Villeneuve pris de face en gros plan et entouré de six paires de mains, lui donnant l’allure d’une déesse laotienne.

Certaines photos enfin figent les traits culturels de l’époque, comme celles du couple homosexuel Thibault-Wouters le jour de leur mariage en juillet 2000, ou celle d’une adolescente, nombril à l’air et téléphone portable à la ceinture. Plus loin, l’espièglerie d’une jeune écolière à tresse (qui tire la langue au photographe) s’oppose à l’ennui manifeste de cinq adolescents en retenue dans leur école secondaire, casés dans des stalles mornes qui ont tout pour enlever le goût d’étudier qui manifestement anime la petite fille à la jupe fleurie en route vers l’école un beau jour de septembre.

Le Québec. Quel Québec ? est un livre à parcourir pour se rappeler en photos la fin du « siècle au cours duquel le Québec vint au monde » (Jean-Jacques Simard), une époque effervescente sur les plans politique autant que culturel.