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L’introduction de Klein et Fontan annonce que l’ouvrage est « constitué de travaux choisis de Benoît Lévesque », écrits seul (6) ou avec ses principaux collaborateurs (10), et qu’il montre comment a émergé et évolué l’approche québécoise de l’innovation sociale. C’est donc un livre d’hommage, à la forme originale, qui entend mettre en valeur et en perspective historique les travaux du chercheur ainsi honoré, justement considéré comme un maître à penser innovateur. À une exception près, les coauteurs – 9 au total – sont ou ont été membres du Centre de recherche sur les innovations sociales (CRISES), fondé en 1985 par B. Lévesque et P. R. Bélanger.

Les 16 chapitres, parus au cours des deux dernières décennies (entre 1991 et 2013), sont regroupés en quatre parties : « La construction théorique : les bases fondatrices », « L’économie sociale : le tremplin d’une nouvelle perspective », « Les applications sectorielles et transversales », « Vers un nouveau modèle ». Le premier texte, paru en [1991][1] sous la signature des deux cofondateurs du CRISES et consacré à la théorie de la régulation, représente la toile de fond théorique et épistémologique du programme de recherche. Il soutient que les formes structurelles d’une société doivent être conçues comme le résultat de deux types de conflits, l’un autour du travail salarié, le second autour des modes de consommation. À la différence des périodes de stabilité ou de croissance soutenue, les périodes de grande crise se caractérisent par la perte de la capacité des formes structurelles à réguler les demandes : elles fondent l’engagement des acteurs des luttes sociales à promouvoir un nouveau mode de régulation et à [re]faire la société.

Les chapitres suivants développent cette option théorique sur diverses scènes : l’action communautaire, les systèmes industriels localisés, l’économie sociale… Dans leur étude diachronique du mouvement populaire et communautaire [1992], les deux mêmes auteurs décèlent, du début des années 1960 au début des années 1990, trois orientations successives au sein des organisations collectives : la revendication, avec les comités de citoyens urbains puis ruraux, la production autonome de services, avec les groupes populaires, et le partenariat, avec les organismes communautaires. Bélanger et Lévesque prolongent cette analyse par l’étude de la modernisation sociale des entreprises [1994]. Conduits à s’interroger sur la configuration du modèle québécois d’entreprise, ils estiment que celui-ci oscille entre le « modèle californien » et le modèle de la « démocratie salariale » : dans chacune des deux figures, la formation des ressources humaines s’avère plus déterminante que les seules technologies pour comprendre l’avantage comparatif dont bénéficie une entreprise. L’observation des systèmes industriels localisés [1995] conduit également Lévesque, Klein et Fontan à mettre l’accent sur le rôle du capital social.

C’est à nouveau l’éventuelle spécificité du modèle québécois qui se trouve remise en question dans les quatre chapitres consacrés à l’économie sociale, thématique qui constitue l’un des axes forts des recherches du CRISES, en tant que terrain privilégié pour l’expérimentation, l’innovation et les transformations sociales en situation de renouvellement du capitalisme. Dans leur étude sur les innovations portées par l’économie sociale [2010], Bouchard et Lévesque soulignent la place que celle-ci occupe dans le modèle partenarial, au sein duquel l’État n’est qu’une instance facilitatrice. Les auteurs estiment que les coopératives, les organismes à but non lucratif et les associations sont historiquement liés à l’identité québécoise. Dès lors, comment « repenser le modèle québécois de développement » [2009] tout en conservant ces acquis ? Lévesque et Bourque estiment que la réponse aux enjeux du 21e siècle impose la prise en compte de la dimension environnementale, qui conduit à repenser l’économie et les institutions et à réintégrer la dimension territoriale et les solidarités de proximité. Dans son travail d’élucidation de « la nouvelle valeur publique » [2013], Lévesque souligne l’intérêt que présente cette inflexion à la fois pour les acteurs et les chercheurs : il la perçoit comme intimement liée à la mise en place d’une gouvernance collaborative qui contribue à la coproduction des services et à la coconstruction des politiques publiques.

Cet ouvrage présente l’insigne intérêt de restituer, au travers du parcours d’un chercheur et de ses collègues, les étapes d’une démarche intellectuelle individuelle et collective qui se fait attentive aux transformations du contexte social et politique dans lequel elle se déploie. Sans doute ce regard n’est-il pas aussi « désidéologisé » que le prétend l’un des auteurs, et sans doute aussi, par voie de conséquence, l’analyse se fait-elle parfois prescriptive, mais cet entrecroisement des références théoriques et des préférences sociales et politiques n’a rien de rédhibitoire. Bien plus, il comporte un indéniable caractère heuristique, eu égard aux relations de collaboration instaurées entre les chercheurs du CRISES et les représentants de la société civile. L’ouvrage va donc bien au-delà du simple assemblage raisonné de textes déjà parus : en invitant à la lecture des travaux conduits ou inspirés sur plus de vingt ans par Benoît Lévesque, il donne à voir l’évolution de modèles d’action majeurs du Québec contemporain, évolution considérée du point de vue de l’innovation sociale dans ses volets théoriques et pratiques. Chemin faisant, il invite le lecteur à se frotter lui-même à l’usage de clés d’interprétation au fil d’une analyse qui, en toute logique, se fait évolutive. Il laisse aussi deviner, comme en prime, la richesse des échanges et la vigueur de l’émulation qui ont cours au sein d’un laboratoire de recherche…