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Depuis plusieurs années, Yannick Gasquy-Resch fait connaître la littérature québécoise en France et dans le reste de la francophonie. En plus de l’enseigner sporadiquement à l’Université d’Aix-en-Provence et à la Sorbonne, elle a réalisé une thèse intitulée L’imaginaire de la ville : Montréal dans la fiction de 1940 à 1980 et publiait en 1994 le manuel Littérature du Québec, ouvrage intégré au cursus de plusieurs universités à travers le monde. Poursuivant ses travaux dans la même veine, Gasquy-Resch se penche cette fois sur un auteur devenu quasi mythique, tant au Québec que dans certains cercles d’initiés en France : Gaston Miron.

Destiné à un public non spécialiste, cet essai biographique se veut une introduction à la vie et à l’oeuvre du célèbre poète, trames indissociables selon l’auteure, si l’on veut saisir la portée du projet mironien. Aussi remonte-t-elle jusqu’aux origines du poète né à Saint-Agathe-des-Monts afin de brosser un portrait exhaustif, que viendra compléter une analyse sociocritique et poétique de son oeuvre. Particulièrement intéressée par la dimension multidisciplinaire de l’héritage culturel laissé par Miron, Yannick Gasquy-Resch consacre une part importante de son étude à l’interaction des pratiques littéraire, éditoriale, politique et sociale, accomplies simultanément par Miron, depuis son arrivée à Montréal en 1947 et jusqu’à sa mort, en 1996. À une première partie intilulée « Territoires identitaires », consacrée à l’étude des lieux habités physiquement et psychiquement par le poète – les Laurentides et Montréal mais aussi les divers lieux d’engagement politique et littéraire qui influencèrent le développement de l’oeuvre – succède une deuxième partie consacrée spécifiquement à la poétique de L’homme rapaillé, unique mais grand recueil écrit par Miron et publié dans plusieurs états de 1970 à 1998.

Bien que Gaston Miron, le forcené magnifique se présente comme un ouvrage d’introduction et s’adresse principalement aux étudiants étrangers abordant l’oeuvre de Miron et s’initiant aux grandes lignes de l’histoire littéraire québécoise, il n’en demeure pas moins le fruit d’un travail méthodique et attentif. Si les lecteurs assidus de l’oeuvre mironienne et les spécialistes de poésie québécoise n’y puiseront probablement aucune connaissance inédite, le lecteur moins spécialisé trouvera dans cet essai une clé pour aborder un corpus déroutant quoique relativement restreint (une soixantaine de poèmes et une dizaine de textes en prose). L’aspect kaléidoscopique de l’oeuvre étudiée est donc mis de l’avant sans pour autant perdre de vue les grands ancrages sur lesquels elle se fonde : le pays, l’amour et l’action sont les trois pôles entre lesquels Miron ne cessera de voyager et c’est par le biais de ces objets de prédilection que Gasquy-Resch aborde la poésie et la prose du poète.

Citant abondamment Miron, l’auteure s’engage dans un dialogue avec l’oeuvre de ce dernier et s’assure de compléter chaque référence biographique d’un extrait de poème ou de texte d’opinion. Bien que chaque citation soit savamment choisie – révélant par le fait même la connaissance irréprochable que possède Gasquy-Resch de son objet –, il n’est pas certain que la totalité d’entre elles présente une égale pertinence. Lorsqu’elle réfère aux lettres envoyées par Miron au poète français Claude Haeffely[1], par exemple, l’auteure a tendance à interpréter les propos du poète comme s’ils constituaient un discours objectif et assurément crédible. Or, d’importants spécialistes du corpus mironien (Brault, 1975 ; Nepveu, 2002) ont émis des réserves quant à la crédibilité de tels témoignages, rappelant, à l’instar de Vincent Kauffmann (1990), que si la lettre s’avère un lieu d’échange et de révélation privilégié, elle peut également devenir le théâtre d’une certaine fantasmatisation de soi, ou d’une interprétation subjective de la réalité. Lorsque l’auteure conclut que « [d]ans cette correspondance qui s’étend sur une dizaine d’années, Miron écrit sans soucis de modeler son image » (p. 52), elle fait fi de la part fictionnelle que sous-tend l’acte épistolaire, qui devient chez Miron un laboratoire réflexif en même temps qu’un lieu de médiation poétique. Le poète s’y met en scène comme à l’intérieur de ses poèmes, et le je qui s’énonce dans ces lettres n’est pas nécessairement moins lyrique que celui qui prend parole dans L’homme rapaillé.

J’entretiens la même réserve quant à l’association systématique qu’effectue Gasquy-Resch entre l’oeuvre poétique de Miron et l’étude psycho-biographique du poète. En interprétant tel poème où sont convoqués le père et la mère sur le mode du souvenir, l’essayiste conclut que Miron célèbre avec univocité « cette terre passionnément aimée, qui symbolise l’appartenance au pays » (p. 31). Aussi insiste-t-elle sur la « prégnance de [son] origine terrienne » (p. 33), interprétant toutes les références à la terre et au pays natal comme éléments porteurs de positivité et de fertilité. Une lecture attentive de l’oeuvre de Miron disperse pourtant toute ambiguïté quant à la douleur natale que portera le poète en lui jusqu’à la fin de ses jours ; en effet, l’analphabétisme et la pauvreté de ses aïeux constitueront un héritage plus lourd et plus marquant que la vitalité inspirée par les grands espaces.

L’engagement politique et l’action sociale menée par Miron parallèlement à sa carrière poétique subissent le même « traitement » empreint d’un positivisme qui sied plus ou moins à une oeuvre que Dominique Nogez avait très justement qualifiée d’« empêchée »[2], écrite par un « poète en souffrance » qui écrit le plus souvent face au néant dans une certaine agonie. Sans occulter le désespoir et le fatalisme intimement lié à la démarche créatrice de Miron, l’auteure n’échappe pas à la tentation d’ériger Gaston Miron parmi les figures emblématiques qui peuplent le cénacle des grands auteurs francophones.

Si l’objectif poursuivi à travers cet ouvrage est indiscutablement louable, il serait difficile de prétendre que Gaston Miron, le forcené magnifique a complètement réussi son pari. Car si la valorisation d’un corpus est nécessaire à la séduction d’un lectorat – à plus forte raison si ce dernier est étranger –, la mythification d’un auteur peut entraîner une idéalisation qui va à l’encontre de l’objectivité et de l’esprit critique promus par l’histoire littéraire.