Corps de l’article

Il y a déjà plus de vingt ans que l’on a appliqué diverses formules de modernisation de la gestion de l’État, en particulier à travers les recettes du Nouveau Management Public. Depuis environ cinq ans, on assiste de plus en plus à des bilans et des évaluations de ces tentatives de changement. Le collectif belge et québécois Modernisation de l’État et gestion des ressources humaines, fruit d’une collaboration institutionnelle entre la Haute École Francisco Ferrer (Belgique) et l’École nationale d’administration publique (Québec), se situe dans cette perspective d’évaluation de ces efforts de réforme qui ont surtout été appliqués dans les pays industrialisés et, parmi ceux-ci, surtout dans les pays anglo-saxons pour des raisons qui, dans ce dernier cas, ne sont toujours pas très claires (on y fait allusion, p. 76).

L’ouvrage se situe donc essentiellement dans le cadre d’une évaluation critique du Nouveau Management Public, surtout du point de vue de la gestion des ressources humaines, comme son titre l’annonce. On découvre, ou on redécouvre selon les cas, que les promesses du NMP, mises en pratique, n’ont pas toujours donné les résultats escomptés. Comme Louise Lemire l’explique au chapitre 8, le NMP amène souvent une modification dans le contrat psychologique qui lie le fonctionnaire à son organisation publique, une modification qui peut être bouleversante, surtout si les contreparties des nouveaux efforts demandés – l’employabilité accrue – ne sont pas effectivement offertes. Du côté belge, on fait le même constat critique : on n’a pas réellement « pris en compte le facteur humain » (p. 28). Dans le mariage, difficile en pratique, entre les méthodes du secteur privé et celles du secteur public, qui est à la base du NMP, on a eu tendance à gommer leurs différences, pourtant essentielles, et l’ouvrage contribue à révéler ces contradictions, ce qui lui donne d’ailleurs sa valeur ajoutée, du moins en ce qui constitue la question de la gestion des ressources humaines.

On ne peut pas reprocher aux auteurs de ne pas avoir clarifié, une fois pour toutes, les origines profondes de cette vague de désir de changements dans le secteur public. Les candidats à l’explication ultime, la causa causans, sont trop nombreux et variés (mondialisation, informatisation, idéologie néolibérale, par exemple) pour qu’on se sente réellement satisfait sur le plan intellectuel, mais il faut reconnaître que Louis Côté, dans la conclusion, y va d’un effort respectable, surtout par ses remarques sur les processus d’individualisation croissante (p. 240, entre autres). Mais l’ENAP est d’abord une école d’administration, et, de par sa mission, elle se veut avant tout normative et prescriptive, et c’est pourquoi des tâches exclusivement analytiques, sans aucun lien immédiat avec une amélioration de la gestion publique, ne se trouvent pas dans son mandat institutionnel, du moins explicitement.

Par ailleurs, il faut tout de suite ajouter que les textes individuels de ce collectif ont des préoccupations analytiques très différentes les unes des autres. Certains d’entre eux, rares par ailleurs, se présentent comme des notes de cours, avec des propos très normatifs et des énumérations fréquentes (pas un bon signe, généralement). Un des textes québécois se présente, quant à lui, presque comme un document gouvernemental, officiel. Un autre, belge celui-là, est exclusivement juridique, et on se demande, comme lecteur, quel est son lien avec l’ensemble du projet. Par contre, la majorité des autres textes se trouvent mieux intégrés à l’esprit de cet effort québécois-belge.

Le chapitre de Daniel Lozeau mérite une mention particulière, à cause de son niveau de qualité. Il s’agit d’un rapport sur une dimension d’une étude approfondie de l’application de systèmes de gestion de la qualité (GQ) dans des hôpitaux québécois. Daniel Lozeau avait en effet effectué cette étude empirique dans le cadre de ses études de doctorat à l’UQAM. Il a donc eu l’occasion de mûrir ses réflexions et ses conclusions sur ses études empiriques, qui se sont étendues sur plusieurs années. Dans un style et une approche qui nous rappellent les études de Michel Crozier, l’auteur soutient que des processus comme la gestion de la qualité (GQ) se trouvent confrontés à des dynamiques bureaucratiques et professionnelles qui, laissées à elles-mêmes, vont leur résister, à moins d’attaquer le statu quo sur d’autres fronts, en y introduisant, comme dit Lozeau, « les principes de l’archétype managérialiste ». Mais dans la plupart des hôpitaux étudiés, « l’impulsion indirecte par la GQ en faveur du changement s’est révélée à la fois trop forte pour ne pas activer des mécanismes de résistance culturelle et trop faible à elle seule pour en venir à bout » (p. 117). Par contre, il ne faudrait pas voir dans ce texte de Lozeau une défense enthousiaste du Nouveau Management Public car, dans sa conclusion, l’auteur se demande « à quel point les principes de gestion sur lesquels est érigé l’archétype managérialiste sont compatibles avec la fonction sociale que les citoyens désirent réserver à ces établissements de santé » (p. 123). L’auteur pousse plus loin sa réflexion en se demandant si « la volonté de satisfaire d’abord et avant tout des “clients” (principe cardinal de la GQ) ne risque-t-elle pas d’induire une conception atomisée du citoyen qui pourrait éventuellement aller à l’encontre des besoins collectifs et à long terme d’une communauté en matière de santé publique » ?

Tout ouvrage collectif représente un défi. Ici, en plus, on a tenté d’intégrer des praticiens et des chercheurs, de deux pays différents de surcroît. On ne relève jamais complètement un défi du genre. On est toujours devant des demi-succès, et certains textes, valables par ailleurs, sont plus ou moins intégrés au projet. Cela étant dit, on en apprend beaucoup sur ce que se proposaient d’étudier les initiateurs du projet.