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Ce livre porte sur une révolution qui n’a pas eu lieu, mais qui aurait pu avoir lieu. Pour Jean-Christian Pleau, en effet, « la Révolution tranquille, c’est en somme ce qui frappe de non-lieu la Révolution tout court » (p. 8), laquelle se définirait par l’indépendance et le socialisme. L’auteur part du constat suivant :

Nous nous flattons aujourd’hui de poser ce problème [celui de la question nationale] dans des termes qui n’ont plus rien à voir avec ceux d’il y a quarante ans, et pourtant, en relisant les textes fondateurs de cette Révolution qui n’aura été finalement que tranquille, on est surpris de se trouver en terrain si familier. Bien plus : alors qu’on s’attendait à un argumentaire depuis longtemps périmé, on découvre presque avec stupeur des perspectives qui conservent toute leur pertinence, et dont le langage seul a peut-être un peu vieilli.

p. 11

La Révolution québécoise, c’est aussi un livre sur deux grandes figures littéraires québécoises, certains diront les deux plus grandes, et qui discute de « L’homme agonique » de Gaston Miron, un de ses poèmes les plus connus, et non pas d’un roman de Aquin, mais de son essai « La fatigue culturelle du Canada français », qui a pris figure emblématique. C’est à travers ces textes que Jean-Christian Pleau scrute la question nationale et la façon dont elle se posait dans les années 1960. En ce sens, il s’agit aussi d’un livre sur l’engagement de l’écrivain, comme écrivain – par opposition à son engagement comme citoyen – autrement dit sur l’écriture engagée.

Le livre est divisé en deux parties, ou plutôt trois : la première sur Aquin, la seconde sur Miron, alors qu’en annexe sont reproduits in extenso les textes de Aquin et celui de Pierre Elliott Trudeau auquel le premier constituait une réponse. En effet, la première partie ne se réduit pas à un commentaire sur « La fatigue culturelle… » de Hubert Aquin ; Pleau discute tout aussi en détail « La nouvelle trahison des clercs » de Trudeau. De la sorte, c’est une polémique qui est décortiquée, ainsi que son contexte. Les générations : celle de Trudeau, arrivée à l’âge adulte sous Duplessis, et celle de Aquin, qui a fait la Révolution tranquille. Les revues : Cité libre, fondée en 1950 par Trudeau et Gérard Pelletier, et Liberté, fondée en 1959 et dirigée en 1962 par Hubert Aquin, la première défendant le statu quo fédéral et la seconde, indépendantiste. Les références : Lord Acton, penseur du XIXe siècle pour Trudeau ; ses contemporains Teilhard de Chardin, Césaire et Sartre pour Aquin. Le texte de Trudeau était paru dans un numéro spécial de Cité libre d’avril 1962 sur le séparatisme ; celui de Aquin dans le numéro de mai 1962 de Liberté, dans un dossier intitulé « Le Canada français, les clercs et les autres » ; Aquin a donc écrit dans l’urgence. L’analyse est, dans cette première partie, somme toute, de facture assez classique. Il y appert que Trudeau cherche à acculer le nationalisme dans l’ethnique et le passéisme et qu’il récuse le caractère collectif du problème de l’aliénation ou « d’anémie » (dont il ne nie pas l’existence dans ce texte de 1962) et préconise – déjà – une solution d’ordre individuel, et que Aquin cherche à définir les contours d’un « nationalisme de gauche ». Ce qui caractérise la posture de Trudeau, selon Pleau, c’est que : « L’idée qu’on puisse le doubler sur sa gauche semble dépasser son entendement » (p. 32).

État d’urgence dans lequel écrit Aquin, auquel renvoie le vers de Miron : « Et je m’écris sous la loi d’émeute », fatigue culturelle à laquelle renvoie « l’agonique », terme dont Pleau cherche à définir le sens, dans un chassé-croisé de références entre Jacques Berque et le susmentionné Miron. Cette deuxième partie du livre est plus déconcertante : archéologie d’un poème et d’une manifestation, entreprise difficile, éminemment risquée, qu’il ne faut pas juger à l’aune de la vraisemblance, mais de l’essai-fiction ou plutôt de la fiction-essai. Pour Pleau, ce poème de Miron « résume tout l’esprit des années soixante » (p. 89), ce qui ne l’empêche pas de s’interroger non seulement sur « l’engagement poétique » de Miron, mais sur les liens entre la prose et la poésie dans L’Homme rapaillé.

Dans le livre, deux voix s’entremêlent, selon une logique pas toujours évidente (temporelle, subjective). Des « apartés » en italiques nous ramènent des années 1960 aux années 2000 ; de la posture analytique à la posture engagée, et Pleau y fait vraiment figure d’essayiste en entrecoupant son analyse des années soixante de réflexions sur la situation actuelle au Québec, d’allers-retours entre le FLQ et l’après-référendum. Il s’agit donc aussi d’un livre sur la question nationale, et la référence à Trudeau ainsi qu’à la situation actuelle entraîne l’auteur sur le terrain du multiculturalisme. En italiques, donc, la discussion sur la place des diverses langues dans une société « multiculturelle », confinées à la sphère privée, sur le multiculturalisme canadien qui serait tout sauf un pluralisme des cultures, car « strictement unilingue (anglophone, cela va de soi » (p. 68).

La conclusion de Pleau, qui s’appuie tant sur le registre analytique qu’essayiste, est que la Révolution, plus que jamais, serait à l’ordre du jour :

[…] c’est là le travers le plus courant de tout discours multiculturel : si loin que soit poussée la reconnaissance, ou le désir de reconnaissance de la différence, cette dernière n’était jamais appréhendée sur un pied d’égalité, mais toujours simplement subordonnée à un cadre de référence – celui du groupe dominant – que l’on prétend confondre avec l’espace pluriel ou neutre de la rencontre des cultures.

p. 191

Bref, voilà une entreprise complexe, difficile à cerner, agaçante par moments, mais fascinante. Je souligne au passage que ce livre a fait l’objet d’un débat passionné dans la revue Argument (vol. 6, no 1, 2003-2004). Au fil des pages, Jean-Christian Pleau nous convainc plus ou moins que la question nationale se pose toujours de la même façon, mais il nous fait voir, avec passion, comment elle aurait pu se poser dans les années 1960. Et ce faisant, apparaît la différence marquante entre alors et maintenant, et qui va au-delà d’un « langage un peu vieilli » : c’est l’urgence qui s’est perdue.