Corps de l’article

Voici le premier tome d’une magistrale biographie, celle d’un homme hors du commun ayant profondément marqué le nationalisme canadien-français et qui peut également être vu comme le père spirituel du fédéralisme canadien. Henri Bourassa est effectivement une figure incontournable de l’histoire canadienne à plus d’un titre. Homme de paradoxes viscéralement opposé à tout compromis avec les grands principes d’une saine politique nationale, il possède une immense force de caractère, une éloquence inouïe (ses discours durent souvent plusieurs heures – une intervention à l’Assemblée législative du Québec en 1909 a, par exemple, duré sept heures!) et une rigueur morale à première vue inébranlable. Son esprit normatif combine les deux grandes idéologies qui ont traversé le 19e siècle canadien-français, l’ultramontanisme et le libéralisme. Sa carrière politique très tôt marquée par des coups d’éclat inspire la jeunesse canadienne-française, dont il devient l’idole : la Ligue nationaliste rassemblant de jeunes journalistes, fondée en 1903, s’attelle ainsi à mettre en pratique ses principes nationalistes. L’ambition nationale que diffuse Bourassa fait du Canada une nation virtuellement indépendante de l’Empire britannique, fondée sur l’alliance entre les deux « races fondatrices », ce qui implique leur égalité de droit absolue partout dans la Confédération.

Mais l’expansion géographique du Canada vers l’Ouest, en grande partie due à un afflux important d’immigrants, révèle au grand jour l’incompatibilité des conceptions respectives du Canada chez les Canadiens français et anglais : pour les premiers, il est franco-anglais, tandis que les seconds l’ont toujours considéré comme britannique, non seulement par sa constitution, mais par sa composition aussi – à part la réserve française sur le territoire québécois. Avec la création de la Saskatchewan et de l’Alberta, en 1905, meurt à jamais tout espoir de faire vivre un Canada bilingue et biculturel. Déjà, le refus de Wilfrid Laurier en 1896 d’user du pouvoir fédéral pour remédier à la loi inique du gouvernement manitobain spoliant les droits scolaires de la minorité canadienne-française avait miné la possibilité que le niveau de gouvernement fédéral puisse incarner un principe supérieur subsumant les intérêts des deux communautés linguistiques, pour en faire plutôt l’instrument de la majorité (canadienne-anglaise). Malgré les défaites successives du programme nationaliste, Bourassa reste le champion de la cause canadienne-française et, en incorporant les aspirations canadiennes-françaises à un nationalisme pancanadien, il leur a du même coup donné une envergure et une légitimité nouvelles. En ce sens, on peut voir en lui le père du fédéralisme canadien.

Les meilleurs chapitres d’Henri Bourassa, ceux où le lecteur s’enthousiasme avec l’auteur, relatent le discours de Bourassa à l’église Notre-Dame, lors du 21e Congrès eucharistique international en 1910, et la campagne des élections fédérales de 1911. Le « discours de Notre-Dame » est l’événement qui a le plus marqué non seulement les contemporains, mais aussi quelques générations suivantes, vu que cette allocution était étudiée dans les collèges classiques en tant qu’argumentation brillante, en partie improvisée, et qu’on la faisait apprendre par coeur aux élèves. Ce discours est une réponse, plus précisément une réfutation point par point, des propos tenus quelques minutes auparavant par l’archevêque de Westminster, Mgr Bourne, déclarant que l’avenir du catholicisme en Amérique du Nord réside désormais dans la diffusion de la seule langue anglaise. La réplique érudite que compose Bourassa est constamment interrompue par les applaudissements, les acclamations d’une foule chahuteuse mais, heureusement, notre orateur sait tout autant galvaniser son auditoire que le contenir et empêcher les débordements. L’exposé qu’en fait Bélanger alterne habilement entre contenu du discours et description de l’ambiance qui régnait dans l’église survoltée grâce aux témoignages de ceux qui étaient présents – dont l’abbé Groulx –, et des comptes rendus publiés par les journaux, ce qui produit un maximum d’effets sur le lecteur, littéralement enchanté.

Le portrait de Bourassa que dessine Bélanger est celui d’un homme intègre, d’une rigueur morale intransigeante – le journal qu’il fonde ne s’appelle pas Le Devoir pour rien. Les élections fédérales de 1911 révèlent cependant le côté sombre, moins noble de l’homme. Durant cette campagne électorale, Bourassa est aveuglé par sa détestation de Wilfrid Laurier et de son gouvernement libéral, au pouvoir depuis 1896. Prêt à tout pour orchestrer sa chute, il verse dans la démagogie, taisant par exemple le fait que la loi navale se fonde sur un recrutement strictement volontaire, et non sur la conscription obligatoire, puis va jusqu’à contracter une alliance électorale avec les tories de Robert Laird Borden, qui sont pourtant les plus farouches partisans de l’Empire britannique, et les moins enclins à défendre l’indépendance canadienne. Cette entente bafoue plusieurs des principes défendus par Bourassa et, une fois élus, les conservateurs ne manqueront pas de renier un à un tous leurs engagements nationalistes. Ici, le biographe s’indigne (« alliance indécente », « scabreuse ») et déplore la grave erreur de jugement de Bourassa – ayant refusé de se porter candidat à cette élection, il n’a pu contrôler les députés d’allégeance soi-disant nationaliste. Bélanger lui reproche surtout de ne jamais blâmer sa propre naïveté dans toute cette affaire.

Réal Bélanger a vraisemblablement tout lu : les écrits d’Henri Bourassa (livres, brochures, éditoriaux), sa correspondance, ses interventions à la Chambre des Communes et à l’Assemblée législative, ses discours publics reproduits dans les journaux, les mémoires de ceux l’ayant côtoyé de près ou de loin, les journaux de l’époque, les travaux d’historiens sur tel ou tel événement de la période couverte, etc. Il corrige donc ici et là ses collègues ayant erré sur un détail ou un autre, sans polémiquer, en rétablissant simplement les faits.

Enfin, l’ouvrage est à lire absolument, car la période couverte est cruciale pour qui veut comprendre comment le fédéralisme a pu susciter un si fol espoir chez les Canadiens français, et comment cet espoir a été si constamment trahi.