Corps de l’article
Cet ouvrage répond à un double objectif. Il vise d’une part à renouveler la perspective critique sur le minimalisme narratif en reconsidérant les enjeux d’une représentation apparemment simplifiée dans une perspective éthique. D’autre part, il propose une lecture minutieuse et fouillée de quatre ouvrages : Voyage en Inde avec un grand détour de Louis Gauthier, Le poids des secrets de Aki Shimazaki, Volkswagen Blues de Jacques Poulin et Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer de Dany Laferrière. Il ne s’agit pas de faire une cartographie du minimalisme québécois, mais d’analyser de près un nombre limité d’oeuvres (deux études sont consacrées à chacune d’elles) afin de déployer, chaque fois, une remise en question de la représentation narrative à partir d’une subtile déconstruction des attentes romanesques par « déflation » de valeurs aussi fondamentales que l’événement et l’action, ou encore la dramatisation, la transparence et la cohérence narrative.
L’introduction permet de dégager la perspective critique de Janusz Przychodzen dans ses grandes lignes tout en effectuant un état des lieux du minimalisme québécois. Que ce tour d’horizon s’amorce sous l’égide de Theodor W. Adorno n’étonne pas. Dans Minima Moralia, Adorno insiste sur les enjeux éthiques d’une attention tournée vers le dérisoire et l’infime : son intérêt pour les « petites » formes susceptibles de rendre compte de la précarité et de la fragilité des expériences est bien le terreau philosophique qui nourrit ici l’approche littéraire du minimalisme. L’état de la question du minimalisme qui suit dégage les grands traits de cette mouvance relevés par la critique littéraire, sans véritablement engager le débat ni présenter de manière plus développée les implications de la perspective éthique revendiquée. Celle-ci se distingue toutefois clairement de l’insistance sur le caractère ludique à propos des « minimalistes de Minuit », en France, pour mettre de l’avant, en ce qui concerne le Québec, le souci au sens heideggérien du terme : « C’est surtout cet aspect existential de la représentation [Heidegger], plus proche aussi de la réflexion d’Adorno, qui nous a incités à aborder notre corpus dans une perspective éthique. Nous le faisons à travers l’examen de plusieurs catégories romanesques en voulant en dégager des déterminations variées de la mimesis dans leurs aspects aussi bien poétiques qu’esthétiques. » (p. 13-14).
On le voit ici – et cela se vérifie dans l’étude des oeuvres retenues –, la critique littéraire se nourrit de concepts philosophiques. Pourtant, si l’horizon éthique de la représentation narrative investit l’analyse poétique et esthétique, si le dialogue qui s’engage avec une certaine philosophie amène la critique littéraire à sortir d’une technicité parfois étroite, les tenants et les aboutissants de la perspective adoptée ne sont pas suffisamment élaborés ni débattus (alors même que les rapports entre éthique et littérature font l’objet d’un questionnement renouvelé dans la critique contemporaine). La limitation du corpus à quatre récits, quant à elle, permet une lecture fouillée, fine et diversifiée. L’interprétation de chacun des ouvrages s’en trouve renforcée, mais c’est au lecteur, sur la base du déplacement éthique du côté de l’infime exposé en introduction, qu’il revient de dégager les lignes maîtresses du minimalisme québécois. En l’absence de conclusion et de mise en contexte plus large, Przychodzen évite de proposer une vue d’ensemble. Le pari du « singulier », en l’occurrence, se tient, mais il aurait bénéficié de plus d’échos et de reprises d’une analyse à l’autre pour déplier les concepts et les enjeux au-delà de chaque étude de cas.
Le corps des analyses désigne des stratégies narratives et stylistiques qui ont globalement pour effet de déconstruire les grands modèles romanesques (aventure, tragédie, voyage, exotisme). Chez Gauthier, le roman de l’aventure débouche sur l’aventure impossible, mais la réduction du sens permet un avènement du sensible qui détourne et déplace les attentes. Du côté de Shimazaki, la sobriété narrative et stylistique va, là encore, de pair avec un déploiement du sensible teinté par la culture japonaise, qui infléchit l’arrière-fond tragique et donne accès à une autre forme de vérité. Avec Poulin, le cadre du récit de voyage permet, comme chez Gauthier, de déconstruire l’horizon d’attente d’une odyssée moderne pour déboucher sur une « épopée dérisoire », sans transcendance, là où le vide s’accompagne de « fragiles lumières » qui, aussi infimes soient-elles, laissent entrevoir l’avènement d’une expérience lacunaire. Laferrière, enfin, déconstruit le récit par une narration parataxique et fragmentaire, qui met sur un même plan une série de stéréotypes de sorte à aplanir la représentation tout en rythmant la narration.
Les analyses accordent une grande importance aux modalités de la représentation narrative comme aux traits stylistiques concourant à ce que Przychodzen nomme, après Adorno, une « esthétique négative ». L’analyse proprement littéraire dialogue avec la philosophie pour conceptualiser un certain nombre de notions (le sensible, la mimesis, la réification, l’érotisme, etc.). Ce dialogue stimulant tend néanmoins à prêter à la seule philosophie une force conceptuelle réflexive, l’analyse littéraire ayant, en retour, peu de répercussions sur les déploiements philosophiques. Les analyses sont fouillées, attentives au quoi comme au comment, et donnent à réfléchir, mais elles se réfèrent trop peu au corpus critique existant pour se situer au sein d’un cercle interprétatif plus large. Dans l’ensemble, cet ouvrage aborde le minimalisme et les oeuvres dans une perspective éthique originale et stimulante, qui manque toutefois de mise en contexte et d’hypothèses d’ensemble plus développées.