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À tort ou à raison, ce qu’il est convenu d’appeler le « Canada français » (grosso modo 1840-1960) est souvent associé au monde de la tradition, au conservatisme. C’est qu’en dépit de recherches nombreuses et stimulantes qui, à la manière de l’ouvrage célèbre de Tocqueville, L’Ancien régimeet la Révolution, ont montré que la société québécoise vivait, à l’époque de la « grande noirceur » canadienne-française, d’importantes transformations économiques et sociales qui annonçaient les bouleversements ultérieurs, 1960 reste une césure symbolique et culturelle déterminante, une ligne de partage incontournable entre un Avant sombre et un Après lumineux. Mon objectif n’est pas de discuter le bien-fondé d’une telle césure, de savoir si elle masque plus de choses qu’elle n’en révèle, mais bien de voir dans quelle mesure ce fossé entre le Canada français « d’Ancien régime » et le Québec « moderne » serait à l’origine d’un rapport souvent trouble au conservatisme, à tout le moins dans la recherche historique et sociologique des dernières décennies. Par « conservatisme », j’entends une pensée qui, tout en adhérant à certains principes du libéralisme politique et économique de son temps (ex. respect des « libertés » britanniques, nécessité du marché), s’en distinguerait néanmoins. Obsédé par l’unité et la cohésion de la communauté nationale confrontée aux dangers de l’assimilation et de l’anomie de la société industrielle et urbaine, un certain conservatisme canadien-français s’est parfois méfié de la délibération politique et démocratique, a jugé nécessaire d’instaurer une morale sociale souvent contraignante – surtout pour les femmes[1] – et a voulu distinguer la prospérité nécessaire de la nation de l’aspiration purement matérialiste et hédoniste de l’individu. Ce qui relie ces principes plus ou moins clairement exprimés, et qui mériterait bien évidemment des recherches empiriques de grande envergure (Trépanier, 2004, 2002, 1993), c’est un certain rapport au temps, moins enclin à célébrer les bienfaits du progrès, plus inquiet par rapport à ce que l’avenir pouvait réserver à la nation canadienne-française. En somme, une pensée plus ou moins disparue du débat public, devenue, avec le temps, complètement étrangère à la plupart des modernes que nous sommes, fascinés par ce que l’avenir nous réserve, nous tournant vers le passé seulement pour y déceler les « brèches » de clarté qui annoncent l’âge d’or dans lequel nous vivrions aujourd’hui. La sensibilité conservatrice tranche à ce point avec l’air du temps, qu’il est à se demander s’il est encore possible d’en décrire les contours avec pondération et justesse.

Je voudrais montrer, dans ce court essai d’historiographie, que le conservatisme canadien-français, comme doctrine politique et sensibilité philosophique, représente une sorte de point aveugle de notre historiographie. « Victime » du téléologisme moderniste libéral ou marxien, la sensibilité conservatrice trouve très peu de commentateurs attentifs qui chercheraient à la comprendre en elle-même et pour elle-même. La lecture hyper-moderniste du passé, qui façonne les représentations historiques depuis les années 1960, fait souvent du conservatisme « l’autre » de la bonne pensée moderne – pour reprendre un concept bien à la mode. Pour illustrer mon point de vue, je ferai surtout référence aux travaux des dix-neuvièmistes québécois que j’ai beaucoup fréquentés et médités ces dernières années.

Téléologisme moderniste

Au Québec comme ailleurs, ici peut-être davantage qu’ailleurs, les grands récits consacrés au XIXe siècle ont emprunté deux voies divergentes. Les deux décrivent les effets retentissants de deux grandes révolutions historiques. Le premier récit s’attarde aux effets de la révolution des droits de l’homme sur l’évolution des sociétés modernes et le monde alors que le second analyse en profondeur les conséquences de la révolution industrielle. Ces deux récits sont « vrais » au sens où ils décrivent deux phénomènes réels et fondamentaux. Ils témoignent cependant d’une sensibilité politique et sociale très différente de la part de ceux qui les racontent. Commentant, en 1980, le livre Surveiller et punir de Michel Foucault, l’historien Maurice Agulhon faisait ce constat :

Le XIXe siècle a longtemps passé en France pour celui de la conquête progressive de la liberté, et des libertés, par la mise en pratique, peu à peu et non sans chaos, des principes issus des Lumières et proclamés en 1789. À cet optimisme, à cette autosatisfaction, il y a longtemps que le socialisme oppose la dureté du sort que le capitalisme naissant faisait au peuple des usines, et la dureté de coeur de bien des bourgeois réels, même s’ils se disaient libéraux.

Agulhon, 1980, p. 313.

Ces récits divergents et très bien campés n’ont rien de très surprenant puisque libéraux et marxiens[2] ont cherché à légitimer leur projet moderniste à partir d’une certaine lecture du passé. Reinhart Koselleck montre que cette récupération de l’histoire à des fins idéologiques autant que scientifiques remonte au début du XIXe siècle alors que l’« expérience historique » se vit sous le mode d’une accélération sans précédent du temps (Koselleck, 1997). La vision de la modernité partagée par les libéraux ou par les marxiens devait s’appuyer sur un récit cohérent qui permettait à la fois de démontrer et de justifier un certain point de vue sur le monde. Le problème, c’est que ces deux récits, au centre des préoccupations et des discussions des intellectuels et chercheurs modernistes, ne permettent pas de penser efficacement le conservatisme du XIXe siècle. Le téléologisme moderniste de ces deux grands récits constitue une sorte d’écran qui nous empêche d’accéder à la nature profonde du conservatisme qui gagne de nombreux esprits à mesure que progresse le XIXe siècle. Plus préoccupés d’expliquer un avènement que de restituer les significations perdues d’un moment de pensée, les historiens ont eu du mal à témoigner de l’inquiétude conservatrice.

Le grand récit libéral

La perspective conservatrice est difficile à comprendre lorsque l’on considère le grand récit libéral sur le XIXe siècle. Pour les esprits libéraux, le XIXe siècle est généralement perçu comme la suite logique du XVIIIe. Les hommes éclairés ne font que poursuivre le combat des Lumières. Dans sa grande synthèse sur le XIXe siècle européen, le philosophe et historien Benedetto Croce écrit :

Chez l’un, la priorité était accordée à l’affranchissement à l’égard d’une domination étrangère, ou à l’unité nationale ; chez un autre, ce qui venait au premier rang, c’était le remplacement de l’absolutisme du gouvernement par le constitutionnalisme […] Mais, si différentes qu[e] fussent [les réformes] par l’importance et par l’ordre de succession où elles se présentaient, toutes […] étaient dominées par un mot qui les résumait et qui exprimait l’esprit animateur : le mot « liberté ».

Croce, 1994, p. 42-43.

Cette liberté, avance Croce, avait ses défenseurs courageux, ses croisés déterminés, ses combattants ne reculant devant rien. Faire l’histoire du XIXe siècle, c’est raconter leurs difficultés, faire le récit de leurs échecs et de leurs succès. Comme Croce, plusieurs vont surtout s’intéresser au progrès de l’Esprit, la philosophie constituant à leurs yeux une « histoire de la liberté » (Croce, 1983). On s’intéresse donc aux multiples usages que l’on fera de l’Idée de liberté ainsi qu’aux débats suscités par sa propagation.

Le récit libéral du XIXe siècle est très souvent politique, au sens restreint du terme. On s’attarde aux individus qui ont incarné l’idéal libéral, à leurs luttes politiques héroïques, aux textes constitutionnels et aux lois fondatrices qu’ils ont fait adopter, à la description des divers régimes qui vont se succéder. Dans tous les cas de figure, il s’agit d’expliquer les étapes d’une conquête lente mais assurée. Selon les contextes, les pays et les intérêts de recherche, on insiste sur la conquête de la liberté de penser, sur l’élargissement du corps électoral, sur le combat des nationalités contre les dynasties impériales, sur les victoires de la raison scientifique contre les superstitions religieuses, bref, sur l’arrachement progressif à la pesante tradition de l’Ancien régime, engluée dans les coutumes rigides et les vérités révélées. D’autres récits libéraux n’en ont que pour la conquête de l’Ouest. La conquête de la liberté, c’est aussi l’histoire de ces millions d’Européens qui ont quitté le vieux continent pour l’Amérique de tous les possibles. L’historiographie américaine accorde pour sa part une place importante à la frontière floue de ce sous-continent, à la fameuse conquête de l’Ouest, qui attirera tant d’entrepreneurs téméraires du nord-est des États-Unis et d’aventuriers européens.

Cette conquête assurée ne se fait pas sans heurts. C’est d’ailleurs ce qui rend l’intrigue de ce récit libéral si captivante. Ces valeureux combattants de la liberté feront face, tôt ou tard, aux forces contraires : celles de la réaction, de l’Ancien régime ou de la « barbarie », s’il s’agit de la conquête du sous-continent américain. Au Québec, les exemples anglais, français et surtout romain nous sont plus familiers. En Angleterre et en France, on voit émerger des traditions de pensée contre-révolutionnaires. En dépit de sa glorieuse révolution et de ses libertés politiques, l’Angleterre subit l’influence « dangereuse » de penseurs qui, comme Samuel Coleridge ou Thomas Carlyle, souhaitent un resserrement du rôle de l’Église ou critiquent l’« égoïsme des Lumières » et réclament un renforcement de l’autorité de la classe dirigeante (Jones, 2000 ; Guilmour, 1977). En France, des penseurs comme Joseph de Maistre et Louis de Bonald pestent contre les effets de la Révolution. L’aspiration à l’autonomie de l’homme est selon eux un péché d’orgueil, un manque de sagesse par rapport à l’organisation naturelle du monde souhaitée et instaurée par le Créateur (Bénéton, 1988 ; Sirinelli, 1992). Que dire enfin du cas romain, le plus désolant de tous selon la grille moderniste libérale ? Pie IX, dont les débuts du pontificat avaient suscité certains espoirs de « libéralisation » (Dansette, 1965, p. 263-275), a été l’un des adversaires les plus acharnés du libéralisme moderne. Son Syllabus de 1864 aligne en effet les 80 « erreurs » de la modernité libérale. Son règne se termine par le concile Vatican I, l’un des plus rigides sur le plan doctrinal depuis la réforme tridentine, qui sanctionne rien de moins que l’infaillibilité papale. Tous ces prophètes de la réaction ont eu leurs disciples qui ont tenté, vaille que vaille, de barrer la route aux preux défenseurs de la liberté. Le grand récit libéral sur le XIXe siècle est donc celui d’un antagonisme entre les forces de la liberté et celles de la réaction, c’est-à-dire entre les forces du bien et du mal.

Ce récit libéral se retrouve aussi dans notre historiographie. L’article de Philippe Sylvain sur « l’antagonisme libéral-ultramontain », publié en 1967, vient immédiatement à l’esprit (Sylvain, 1967a) ainsi que plusieurs autres travaux sur la même question (Sylvain, 1967b, 1968, 1971). Celui-ci a inspiré une génération de chercheurs plus jeunes, arrivés à l’âge adulte dans l’effervescence des années soixante. Les travaux de Sylvain leur ont permis de découvrir les porte-parole vigoureux d’un libéralisme radical qui, en plein milieu du XIXe siècle, eurent le courage d’affronter le tout-puissant Mgr Bourget et de plaider en faveur d’idées aussi libérales que la séparation de l’Église et de l’État et le principe des nationalités. Les travaux de Jean-Paul Bernard et d’Yvan Lamonde doivent beaucoup, de l’aveu même de ces deux auteurs (Bernard, 1971, p. 5 ; Lamonde, 1994, p. 11), aux recherches pionnières de Sylvain. Au premier, on doit une connaissance approfondie de l’itinéraire politique des Rouges, l’âpreté de certaines de leurs batailles contre une partie du clergé, l’étendue de leurs victoires ou de leurs défaites sur le terrain électoral (Bernard, 1971 ; Bernard, 1971 et 1984). Au second, on doit une exégèse fine et probablement définitive de la vie et de l’oeuvre de Louis-Antoine Dessaulles, l’un des principaux penseurs du rougisme, de nombreux travaux sur la pensée libérale ainsi qu’un ouvrage de synthèse qui, sans contredit, donne au libéralisme canadien-français du XIXe siècle une place beaucoup plus importante que ce qu’avait laissé voir l’historiographie d’autrefois (Lamonde, 1991, 1994, 1995, 2000). Si les Rouges ont bénéficié d’études stimulantes, leurs vis-à-vis ultramontains ne sont pas en reste. Les travaux de Pierre Savard (Savard, 1967, 1980), Nadia Eid (Eid, 1978) et René Hardy (Hardy, 1971, 1999) ont permis de mieux cerner les contours de cette pensée politico-religieuse pour le moins réactionnaire.

Le grand récit marxien

Si le grand récit libéral sur le XIXe siècle se termine généralement par une victoire éclatante et définitive de la liberté contre les forces de la réaction et de l’Ancien régime, il en va tout autrement de l’autre grand récit concurrent. Selon ses narrateurs, le grand fait de ce siècle constitue l’émergence et la victoire quasi absolue de la civilisation capitaliste. La vraie révolution n’est pas celle des droits de l’homme mais celle du capital et de la machine. Ce sont les effets de cette révolution économique et matérielle qu’il faut étudier pour comprendre ce siècle de transformations globales. Si Benedetto Croce incarne assez bien, à l’échelle de l’Occident, le grand récit libéral sur le XIXe siècle, l’historien britannique Eric Hobsbawm symbolise parfaitement l’autre grand récit. Sa grande synthèse sur le XIXe siècle, particulièrement le tome qui porte sur le milieu du XIXe siècle (1848-1875), est traversée par cette ambition d’aligner tous les effets dévastateurs de ce capitalisme triomphant. L’histoire de cette époque, écrit-il, c’est « d’abord l’histoire du progrès massif de l’économie mondiale du capitalisme industriel, de l’ordre social qu’il représente, des idées et des croyances qui semblent le justifier et le sanctionner : foi dans la raison, en la science, dans le progrès et le libéralisme » (Hobsbawm, 1978, p. 17). Notons l’ordre d’importance des phénomènes : d’abord l’économique, ensuite le social, enfin les idées et les croyances qui légitiment l’« infrastructure ». Un ordre qui n’est évidemment pas innocent.

Les historiens qui croient que le XIXe siècle fut d’abord celui du développement du capitalisme industriel, et ils sont encore légion, n’ont pas manqué de sujets de recherche. Les uns ont surtout cherché à décrire l’évolution du capitalisme à travers ses principaux « agents ». Ils ont voulu comprendre comment les détenteurs du capital ont mis en place les infrastructures de cette nouvelle économie capitaliste. Quantité d’études et de monographies ont été réalisées sur les banques et les institutions de crédit, sur les corporations de toutes sortes (ex. chemins de fer), sur les « promoteurs » et les politiciens qui leur venaient en aide. On a voulu comprendre comment ce monde marchand a installé son pouvoir et instauré ses propres règles du jeu. D’autres se sont surtout attardés aux effets de cette nouvelle civilisation sur la culture, au sens anthropologique du terme. On a étudié le mode de vie ouvrier et bourgeois, décrit les nouvelles solidarités de « classes ». Certains se sont plus récemment penchés sur la « gestion de la marginalité », c’est-à-dire sur les moyens utilisés pour disposer des pauvres, des criminels et sur les divisions de genre provoquées par ce nouveau système. Dans tous les cas de figure, on a voulu démasquer les enjeux de pouvoir, dénoncer l’inégalité évidente des conditions sociales et sexuelles, souligner l’hypocrisie d’un certain discours libéral qui utilise l’État pour asseoir sa domination. Comme le récit libéral, le récit marxien est souvent militant, comme l’est celui d’Hobsbawm qui souligne à grands traits que « ses sympathies vont à ceux qu’il y a cent ans personne ou presque n’écoutait » (Hobsbawm, 1978, p. 20).

Dans ce grand récit, les idées sont réduites à des « idéologies », c’est-à-dire à des discours de légitimation d’une classe dominante soucieuse avant tout de s’enrichir au détriment des plus pauvres. Pour les uns, cette domination s’exerce du haut vers le bas : c’est le fameux paradigme du « contrôle social » en vogue durant les années soixante-dix. Une classe impose une idéologie aux masses à travers l’école et les institutions sociales qui encadrent le peuple, qu’elles relèvent de l’État ou de l’Église. Pour d’autres, plus proches d’une sensibilité foucaldienne (Foucault, 1975) ou inspirés par les travaux d’E.P. Thompson (Thompson, 1963), l’hégémonie de l’idéologie bourgeoise en vient à prédominer à la suite d’un long processus d’intériorisation de la norme libérale par les masses elles-mêmes. On parle moins de « contrôle » que de « régulation » sociale. Il s’agit d’un processus dialectique et dynamique par lequel les règles émises par l’élite font l’objet d’oppositions multiples, de résistances populaires qui peuvent, dans certains cas, provoquer des réformes ou des changements. Toutefois, programmées dans les écoles, dans les prisons ou dans les institutions d’assistance, les normes rigides et injustes d’une bourgeoisie triomphante finissent par s’imposer au plus grand « profit » d’un « ordre libéral » (McKay, 2000). Le processus est donc plus long, plus subtil mais non moins efficace.

Le libéralisme dont il est question dans ce second récit est toujours économique. La liberté qui triomphe, semblent nous dire ces historiens, c’est celle d’asservir les plus démunis ; c’est la liberté du marché. La grande oeuvre de la bourgeoisie a été de faire disparaître toutes les entraves qui freinaient la marche du commerce. La terre, la force de travail et la monnaie deviennent de pures marchandises que l’on peut échanger sans être embêté par quelque autorité civile ou religieuse. Ce libéralisme économique est essentiellement individualiste en ce sens où la civilisation matérielle est basée sur l’harmoniedes intérêts. Ce nouvel espace économique qui broie tout sur son passage n’a que faire d’une quelconque morale sociale puisque c’est la cupidité de chacun qui fait la prospérité de tous. Les vices privés ont même des vertus publiques, selon un auteur comme Bernard Mandeville qui a influencé Adam Smith (L. Dumont, 1977, p. 48-49 et p. 83-104). L’empirisme amoral d’un Adam Smith, l’utilitarisme scientiste d’un Jeremy Bentham, sources intellectuelles de ces capitalistes libéraux qui ne cherchent qu’à s’enrichir, seront jugés sans ménagement par ces historiens.

Ici comme ailleurs, de nombreux Québécois ont largement souscrit à cet autre grand récit, sans toujours l’affirmer haut et fort ou nécessairement emprunter le ton militant d’un Hobsbawm. Même si leurs intérêts de recherche ont évolué au cours de leur carrière, des historiens comme Allan Greer, Brian Young, J.I. Little, Normand Séguin et Paul-André Linteau – pour ne nommer que quelques chercheurs importants qui se sont penchés sur le XIXe siècle – ont tous cherché à décrire cette fameuse transition vers le capitalisme et à comprendre l’action de ces « agents » du grand capital qui ont développé les chemins de fer, l’industrie agroforestière, les villes de moyenne ou de grande importance comme Montréal (Young, 1978, 1986 ; Greer, 1985 ; Greer et Radforth, 1992 ; Little, 1997 ; Séguin, 1977 ; Linteau, 1981). D’autres, comme Bradbury (1993) et Baillargeon (1991), ont voulu décrire les conditions de vie des familles et des femmes en milieu urbain ouvrier, ou rendre compte, comme Jean-Marie Fecteau (Fecteau, 2004) et André Cellard (Cellard, 1991), du processus d’encadrement des pauvres et des criminels. Peu importe le sujet de recherche, l’angle d’analyse, les archives dépouillées, il s’agira d’expliquer les effets souvent terribles de ce capitalisme industriel, de montrer comment les plus humbles ont su tirer leur épingle du jeu dans de telles circonstances. Car ce nouvel ordre marchand prévaudra ici comme ailleurs. Pour la plupart de ces chercheurs, la bourgeoisie québécoise sera mue par les mêmes idées que celles des autres bourgeoisies occidentales, elle aura sensiblement recours aux mêmes stratégies de « contrôle » ou de « régulation » sociale, connaîtra, grosso modo, le même succès qu’ailleurs. L’État-providence de la Révolution tranquille viendra remettre en question cette normalité du capitalisme industriel qui n’en avait que pour les libertés du bourgeois exploiteur.

Deux récits divergents

On pourrait souligner à grands traits ce qui distingue ces deux grands récits. Le récit libéral présente un homme maître de sa destinée dont les idées et la volonté peuvent venir à bout des forces du destin. L’homme moderne combat les forces de la tradition qui lui assignent une place toute faite dans une société d’ordres et de castes. Notre historiographie libérale est probablement moins optimiste, moins emportée que celle des autres pays occidentaux. Car cette conquête libérale n’aurait pas eu lieu dans le Canada français de la « grande noirceur », ou du moins, aurait mis beaucoup plus de temps à triompher. Ici, ce sont les forces de la réaction qui l’auraient emporté dès le milieu du XIXe siècle. Ces forces auraient modelé les institutions du Canada français et ainsi retardé notre accès à la modernité. Le second récit voit le sujet « humain » s’éclipser au profit des structures lourdes d’un capitalisme qui broie tout sur son passage dès qu’apparaissent les premiers signes de la révolution industrielle. Le XIXe siècle est dans ce cas-ci l’histoire d’un long processus d’asservissement et d’aliénation par le capital et la machine. Hobsbawm admet candidement qu’il « ne peut cacher un certain dégoût, voire un certain mépris pour la période dont il traite » (Hobsbawm, 1978, p. 19). Ce rouleau compresseur du capitalisme industriel fait son lot de victimes. Comme le souligne Hobsbawm, il y a, dans cette Histoire en marche, des « perdants » mais aussi des « gagnants » ; il y a ceux qui se font avoir et ceux qui collaborent. Et l’historien honnête, consciencieux, généreux est celui qui prend partie pour cette masse anonyme exploitée par une petite élite de bourgeois sans scrupules. Ce grand bouleversement se produit également dans la vallée du Saint-Laurent. Ici aussi, une élite bourgeoise, anglophone et francophone, tente d’imposer son grand dessein aux humbles qui cherchent à améliorer leur sort. Deux récits divergents donc. L’un généralement optimiste et « idéaliste » ; l’autre sombre et généralement « matérialiste ».

Les divergences de ces deux récits ne doivent toutefois pas nous faire oublier une similitude frappante : leur caractère éminemment téléologique. Dans les deux cas, on est face à un rapport moderniste au passé qui décrit l’avènement d’un monde moralement supérieur à celui qui le précédait. Dans le premier cas, la révolution des droits de l’homme est célébrée comme une victoire positive de la liberté et de la raison contre l’oppression et les superstitions de l’Ancien régime ; dans le second cas, on décrit jusque dans ses moindres détails l’étape malheureuse mais néanmoins nécessaire qui devait précéder l’avènement de l’État-providence. Les deux récits sont linéaires, « progressistes » ; les deux révolutions sont fatales et nécessaires pour envisager la suite des choses, soit la démocratie ou la social-démocratie. Au Québec, toutes les sensibilités historiographiques mènent à la célébration de la Révolution tranquille. Pour les « libéraux », 1960 marque surtout l’éclatement de l’alliance clérico-nationaliste, pour les « marxiens », l’avènement de l’État-providence, la possibilité d’enfin pouvoir penser dans une « Cité libre » ou la fin d’un « mode de régulation libérale ».

Le conservatisme comme « autre » de la bonne pensée

C’est en partie cette téléologie moderniste qui nous empêche d’accéder à ce que le « moment » canadien-français a de plus conservateur. Depuis la Révolution tranquille, les intellectuels québécois, parmi lesquels se retrouvent maints historiens et sociologues, semblent entretenir un rapport particulier avec la « modernité ». Il y aurait même, selon Joseph Yvon Thériault, un « malaise québécois de la modernité », une propension plus grande ici qu’ailleurs à chercher dans notre passé tous les indices de sa présence ou de son avènement, quitte à évacuer l’intentionnalité des acteurs, à faire « abstraction » de l’« activité significative » (Thériault, 2002, p. 201) de cette société offerte en héritage ou à gommer l’historicité d’une certaine époque. Selon Thériault, cette « histoire sans mémoire » qui s’attarde surtout aux « processus » de rationalisation moderne sur un territoire donné, qui souligne à grands traits l’américanité du peuple canadien-français plutôt que son attachement à une certaine tradition, serait la manifestation d’une mémoire honteuse[3]. Ce rapport trouble à la pensée canadienne-française d’avant la Révolution tranquille est constaté dès le milieu des années soixante-dix par Fernand Dumont. La « rupture culturelle » de la Révolution tranquille a été si forte, si importante, constate Dumont, qu’il faut se demander à quoi nous mènera l’étude de nos idéologies d’antan :

La discontinuité introduite par la Révolution tranquille dans l’histoire de nos idéologies nous incite […] à nous demander ce que nous devons faire de notre passé. Devenues étrangères à nos projets, les idées de jadis et de naguère s’en trouvent-elles simplement réduites au statut d’objets disqualifiables à loisir ?

Dumont, 1976, p. 23.

Les recherches sur les idéologies d’avant la Révolution tranquille ne semblent guère satisfaire Dumont. Il dit « éprouver un malaise plus ou moins obscur devant tant de travaux et de discussions de notre histoire » qui utilisent selon lui des catégories qui « habillent mal les phénomènes dont on veut rendre compte » (p. 33).

Qu’a-t-on dit d’un peu intelligible, par exemple, quand on a parlé d’une « bourgeoisie conservatrice » ou d’une « bourgeoisie progressiste » ? On n’a fait qu’ajuster, dans l’empyrée des abstractions, des idéologies et des données économiques dont les complexités respectives ont été mal élucidées.

Dumont, 1976, p. 34.

Dans ce « malaise québécois de la modernité », dans cette difficulté notée par Dumont de restituer l’horizon de sens des idées « de jadis et de naguère », il y a probablement quelques clefs pour comprendre la difficulté qu’ont eue les historiens modernistes à accéder à la pensée canadienne-française post-rébellion, pour cette autre vision du monde d’une élite ni tout à fait libérale, ni vraiment réactionnaire et pas du tout radicale. Car, à moins de forcer le trait, cette pensée s’inscrit plutôt mal dans la perspective d’une téléologie moderniste, qu’elle soit libérale ou marxienne. Le rapport au politique et à la démocratie, les hésitations apparentes quant à la question nationale, les préjugés paternalistes de ces hommes à l’égard des pauvres, des criminels et des femmes, le rapport ambivalent au religieux ne permettent pas d’entrevoir le triomphe définitif d’une certaine modernité au XXe siècle. Ces « conservateurs » parlent une langue étrangère aux modernes que nous sommes ; pire : ils ralentissent les progrès d’une modernité que la plupart des intellectuels jugent encore bienfaisante malgré certaines injustices qui persistent. Si l’histoire est censée, dans une certaine mesure, servir le présent pour l’avenir, dès lors, que tirer du conservatisme ? N’est-ce pas là un vain travail d’érudition ? En tentant de mieux comprendre le conservatisme, l’historien ne se comporte-t-il pas comme un « antiquaire », attaché à des vieilleries inutiles, à une pensée « passéiste » ?

C’est que le triomphe de la modernité libérale et de la social-démocratie semble si grand, si incontestable, que l’intérêt pour le conservatisme peut même paraître suspect. La modernité n’a-t-elle pas permis la fin de l’esclavage, l’égalité de la femme, l’accès gratuit à l’éducation et aux soins de santé ? Ces transformations ne sont-elles pas le produit d’un « changement » salutaire par essence ? Cela ne montre-t-il pas que le « progrès » est un phénomène sain pour une société civilisée ? Cette perspective semble à ce point ancrée que plus personne aujourd’hui n’ose se dire conservateur. Après tout, Mario Dumont autant que Françoise David ne se présentent-ils pas à nous comme les apôtres du « vrai changement » ? Ne prennent-ils pas un malin plaisir à décrire leurs adversaires comme ceux qui veulent « revenir en arrière » ? Comme le souligne avec raison Alain Finkielkraut, le concept de conservatisme est la plupart du temps utilisé à des fins polémiques. C’est l’anathème ultime que l’on jette au visage de l’adversaire, l’étiquette odieuse, l’opprobre par excellence de nos sociétés modernes. Le « conservateur, c’est toujours l’autre. Celui qui a peur pour ses privilèges, ou pour ses avantages acquis, peur de la liberté, du grand large, de l’aventure » (Finkielkraut, 1999, p. 6). Être moderne, c’est forcément condamner moralement le conservatisme.

Le conservatisme, comme autre de la pensée, voilà une piste intéressante que l’on peut suivre assez facilement si on s’intéresse à l’évolution du concept de « conservatisme » dans notre historiographie. Au cours des années soixante, le conservatisme renvoie généralement à ce qu’on appelait communément alors le « clérico-nationalisme », c’est-à-dire à une certaine forme de communautarisme traditionaliste qui craignait le progrès, en plus d’étouffer la pensée et l’initiative. Dans son Histoire économique et sociale du Québec, Fernand Ouellet observe chez les Canadiens français d’autrefois un « refus obstiné du progrès » (Ouellet, 1971, p. 551), une « perception plutôt statique de l’univers » (Ibid., p. 571) dès le début du XIXe siècle. Ce conservatisme, selon Ouellet, est le résultat combiné de l’influence religieuse et de l’aventure nationaliste de la bourgeoisie libérale canadienne-française (Ouellet, 1962). Même son de cloche chez le politologue André Vachet, auteur d’un ouvrage théorique important sur le libéralisme (Vachet, 1988), pour qui la perspective de « l’individualisme libéral [est] totalement absent[e] » (Vachet, 1976, p. 119) de la pensée canadienne-française d’avant la Révolution tranquille. Cette absence de libéralisme serait même « responsable [du] monolithisme traditionaliste de la pensée québécoise » (Ibid., p. 126). Le conservatisme de la pensée canadienne-française, selon Ouellet et Vachet, c’est en quelque sorte l’autre de la pensée libérale. Cette pensée est conservatrice parce qu’elle n’est pas libérale.

Depuis quelques années, nous avons droit à une nouvelle définition du conservatisme. Celui-ci n’est plus l’autre du libéralisme, mais l’une de ses principales caractéristiques. C’est du moins ce qu’expliquaient récemment Fernande Roy et Jacques Beauchemin, dans des études fort stimulantes du reste. Dans son livre sur la pensée des milieux d’affaires montréalais du tournant du XXe siècle, Roy explique :

Il faut (…) cesser de voir [le libéralisme] comme l’antonyme de conservatisme (…) Aux XIXe et XXe siècles, le libéralisme apparaît plus ou moins « conservateur » selon la place qu’il réserve aux processus d’adaptation et de modernisation faisant suite aux changements du rapport des forces sociales et des conditions techniques.

Roy, 1988, p. 56.

Parce qu’ils veulent maintenir leur emprise sur la société, les libéraux tiendront peu à peu un discours conservateur sur la société qui leur permettra de consolider leur pouvoir et de légitimer une certaine hiérarchie sociale. Lors d’un colloque sur la société duplessiste, le sociologue Jacques Beauchemin allait dans le même sens. Beauchemin croit qu’au coeur de la société globale libérale, il existe une « contradiction culturelle ». D’un côté, le discours libéral incite au bonheur hédoniste et à l’émancipation politique. La pensée libérale pousse l’individu à se libérer des entraves de la tradition, à vivre pleinement son autonomie, à réaliser ses rêves les plus fous. Or, explique Beauchemin, « la société libérale peut difficilement tenir les promesses politiques du libéralisme » (Beauchemin, 1997, p. 46), car il faut bien que les ouvriers soient ponctuels à l’usine, que quelqu’un s’occupe des enfants les soirs et les fins de semaine, bref que la société puisse fonctionner de façon ordonnée. En somme, nous dit Beauchemin, « la libéralisation de la pratique dans la modernité suppose l’élaboration d’un discours politique à forte teneur disciplinaire » (Ibid., p. 43), le « recours à un ensemble de catégories éthiques susceptibles de fonder un discours de contrôle social et de disciplinarisation des individus » (Beauchemin, 1997, p. 44). Cette tension constitutive entre le discours émancipateur du libéralisme et la pratique régulatrice nécessaire au bon fonctionnement des sociétés industrielles serait l’essence même de la société libérale.

Les sociétés libérales sont aux prises avec le problème fondamental pour elles, de juguler les effets déstructurants, sur le plan de la stabilité sociale, d’un développement économique accéléré et d’une demande de démocratisation de plus en plus poussée. De ce fait, elles sont toujours conservatrices.

Beauchemin, 1997, p. 51.

L’éclairage de cette contradiction culturelle de la société libérale permet de distinguer le traditionalisme du conservatisme, poursuit Beauchemin. Le premier serait par essence « fixiste », tourné vers le passé, nostalgique, alors que le second serait la réponse libérale, donc « progressiste », à la demande d’ordre.

Ces perspectives sont très stimulantes, certainement plus nuancées que celles de leurs devanciers Ouellet et Vachet. Entre le libéralisme et le conservatisme, la frontière devient plus floue, moins claire. Le conservatisme n’est plus l’autre du libéralisme mais l’une de ses caractéristiques, voire un critère de reconnaissance. En un certain sens, soutient Beauchemin, le libéralisme de la société moderne se reconnaît à son conservatisme. Même si, ailleurs, Beauchemin et deux de ses collègues reconnaissent que « la société libérale n’a jamais été la pure incarnation du libéralisme » (Bourqueet al., p. 356), le conservatisme n’apparaît plus ici comme l’autre du libéralisme mais bien comme l’autre de la social-démocratie et du mode de régulation sociale « providentialiste ». Car c’est bel et bien ce mode de régulation sociale libérale qui prend fin avec la Révolution tranquille[4]. L’accès à l’éducation et aux institutions sociales, la perspective « assurentielle » de l’État-providence, au Québec et ailleurs en Occident, rendent caducs les éléments de contrôle social contenus dans la veine conservatrice du libéralisme.

Associé au clérico-nationalisme holiste d’une société traditionnelle ou au versant disciplinaire de la société libérale, le conservatisme reste l’autre de la pensée recherchée, soit le libéralisme émancipateur, soit la social-démocratie « redistributive ». D’une façon ou d’une autre, les réformes de la Révolution tranquille rendent ce conservatisme dépassé ou tout simplement non pertinent pour ce nouveau Québec qui émerge après 1960.

Interroger une tradition

Si, jusqu’à maintenant, les grands récits libéral et marxien, moderniste et téléologique, ont eu du mal à rendre compte de la sensibilité conservatrice du Canada français, qu’en est-il maintenant ? Le « conservatisme » est-il condamné à demeurer « l’autre » de la bonne pensée ? Il est difficile de répondre à ces questions. Je pressens pour ma part une posture moins dogmatique depuis les années quatre-vingt-dix. Cette posture nouvelle, qui ne comprend pas seulement les adeptes d’un quelconque « postmodernisme », ne peut se comprendre que si on la situe dans un contexte de désenchantement. C’est qu’il faudrait une bonne dose de myopie pour ne pas voir que les grandes promesses de la modernité – dans ses déclinaisons marxienne, sociale-démocrate, libérale ou néolibérale – n’ont pas toutes été tenues. Pour s’en convaincre, il suffit d’ouvrir un journal et, au hasard, de lire les manchettes pour y découvrir que le taux de décrochage reste encore très élevé dans les milieux défavorisés malgré les multiples réformes pédagogiques, que le système de santé public fait face à des défis quasi insurmontables, que le suicide emporte chaque jour trop de jeunes, que la « nouvelle économie » s’est révélée une vaste supercherie qui a profité à quelques spéculateurs véreux, que l’environnement se dégrade à une vitesse inquiétante, que les régions se vident de leurs jeunes en dépit des louables efforts du « Québec inc. », que la « question nationale » tourne en rond après deux référendums perdus, bref que les rêves et les espoirs des modernistes québécois, parmi lesquels on retrouve maints historiens, sont confrontés à une très dure réalité. Sans imputer tous ces graves problèmes à la modernité même, sans juger des causes profondes de ces multiples dérives ni occulter leur dimension occidentale, sans tenir pour acquis que c’était « bien mieux avant », sans, non plus, douter de la bonne foi de celles et de ceux qui ont défendu et qui continuent de défendre les nobles idéaux d’une certaine modernité, on ne peut que constater le vide de certains discours modernistes qui, plutôt que de prendre la mesure des lourds malaises sociaux et spirituels que traverse le Québec actuel, préfèrent pester contre l’« omniprésence » des « ténèbres » d’une époque révolue, celui du vieux Canada français conservateur[5]. Incapables de célébrer tous les effets de la modernité québécoise, une nouvelle sensibilité ne voit plus l’intérêt de déceler, dans le passé canadien-français, les « brèches » d’un avènement heureux ou de célébrer les valeureux « précurseurs » d’un monde moralement supérieur. Car ce monde magnifique, généreux et solidaire que devait engendrer la Révolution tranquille, nous en connaissons aujourd’hui ses ombres et ses faiblesses.

Ce rapport critique à la modernité ne peut que provoquer, cela va de soi, un nouveau regard pour ce Canada français conservateur. Pour certains, plus nostalgiques[6], il s’agira d’aller retrouver une « belle époque », un moment de notre histoire où les repères semblaient plus clairs que ceux d’aujourd’hui[7]. Pour d’autres, et j’en suis, il s’agira plutôt, dans la lignée de ce que propose Joseph Yvon Thériault dans la dernière partie de sa Critique de l’américanité, de retrouver les termes particuliers d’une conversation nationale, d’interroger une « tradition de débats » et d’ainsi suivre la « trace » d’une discussion sur la « question du Québec » (Thériault, 2002, p. 107-119). Non la tradition comme déterminisme, comme injonction lancée aux contemporains à faire ceci ou cela. Mais une tradition qui permettrait d’inscrire la réflexion présente dans un contexte, une continuité, un lieu et qui permettrait aux débats du présent de se nourrir des doutes, des indécisions et des erreurs de nos devanciers.

Dans la dernière partie de son ouvrage, Thériault offre un exemple du type de question qui pourrait s’inscrire dans une tradition de débats typiquement canadiens-français : celui du rapport entre nationalisme et démocratie. Cette question a hanté les Canadiens français comme elle continue de nous préoccuper, encore aujourd’hui. Comment débattre entre « nous » ? De quel « nous » s’agit-il ? La délibération purement libérale ne menace-t-elle pas l’unité de la nationalité ? Ces questions, les leaders canadiens-français se les posent à partir du milieu des années 1840 alors que les « rouges », inspirés par Louis-Joseph Papineau qui revient de son exil en 1845, s’organisent en parti et contestent ouvertement la politique des réformistes. Dans la conclusion de son Histoire du Canada, Garneau, qui n’a rien d’un réactionnaire, n’incite-t-il pas ses contemporains à se méfier des idées nouvelles, à serrer les rangs ? Mercier, dans des envolées lyriques qui ont fait sa renommée, ne lance-t-il pas de vibrants appels à l’unité après la pendaison de Riel ? Et que dire de Lionel Groulx qui, obsédé par l’unité des siens, a toujours détesté l’esprit de parti ? Dans un tel contexte, le discours malheureux de Jacques Parizeau sur les « votes ethniques » mais aussi toutes les riches réflexions qui vont suivre et qui vont mobiliser nos meilleurs historiens et intellectuels ne s’inscrivent-ils pas dans une « tradition de débats » très canadienne-française ?

Thériault ne s’attarde qu’à la question du rapport entre nationalisme et démocratie, mais d’autres questions pourraient tout aussi bien retenir notre attention. Par exemple, la résistance de la plupart de nos intellectuels aux changements proposés par Jean Charest ne s’inscrit-elle pas aussi dans une « tradition de débats » qui remonte à l’époque du Canada français ? La question du rapport entre communauté et marché a très tôt préoccupé l’élite intellectuelle canadienne-française qui, bien que favorable à la prospérité de la nation, a très tôt dénoncé les effets nocifs du libéralisme économique sur la cohésion de la communauté nationale. Certains radicaux ultramontains et « castors » rejetaient purement et simplement, un peu comme certains leaders de l’Union des forces progressistes et des syndicats, le matérialisme américain ; d’autres, plus modérés et réformistes, ont cherché dans la philosophie leplaysienne ou dans la « doctrine sociale de l’Église » des moyens de contrecarrer les effets désocialisant du libéralisme économique par la coopération locale (ex. le Mouvement Desjardins) ou la concertation des « corps intermédiaires » (ex. le corporatisme). C’est là une intuition qui resterait à vérifier, mais je crois qu’on aurait bien du mal à trouver, chez l’élite intellectuelle canadienne-française, une pensée économique authentiquement libérale, c’est-à-dire « amorale » et individualiste. Si l’élite intellectuelle canadienne-française s’est longtemps méfiée de l’État, si les moyens qu’elle proposait pour atténuer les effets pervers du laisser-faire sont ceux d’une autre époque, elle n’était pas moins soucieuse d’assurer la cohésion de la communauté.

En somme, le Canada français conservateur risque à nouveau d’être intéressant si nous savons nous intéresser aux questions qui continuent de nous hanter comme collectivité minoritaire aux prises avec certains défis particuliers. Certaines préoccupations des conservateurs canadiens-français n’ont-elles pas de quoi faire réfléchir celles et ceux qui, nombreux, souhaitent « conserver » l’existence d’une société originale, tant par sa culture que par son « modèle » de développement économique et social ?