Corps de l’article

Il est un sujet peu connu du grand public au Québec, mais qui demande à être observé avec une plus grande attention[1]. Des initiatives privées de conservation de la nature, soutenues fiscalement par l’État et aux régimes d’usage laissés souvent à la discrétion des particuliers ou d’organismes à but non lucratif (OBNL), parsèment de plus en plus le paysage québécois. Réserves naturelles en milieu privé, servitudes de conservation ou dons de terres écosensibles sont à ce point en vogue qu’on en décompte aujourd’hui plus de 300, réparties sur quelque 271 kilomètres carrés de terres protégées privées (Ministère de l’Environnement, du Développement durable et de la Lutte aux changements climatiques, 2015). Si ces initiatives de conservation volontaire peuvent contribuer à la protection de la biodiversité et permettre de juguler les pressions du développement sur certaines portions restreintes du territoire, leurs effets sur les dynamiques socio-économiques locales, notamment en matière de fiscalité municipale, de spéculation foncière ou d’embourgeoisement demeurent, quant à eux, peu connus (Pidot, 2005 et 2011).

De fait, les mesures de conservation volontaire font l’objet d’une littérature scientifique encore peu abondante, notamment au Québec. Leur relative nouveauté dans la province explique peut-être cet état de fait. La plus grande part des écrits sur l’intendance écologique au Québec se compose soit de monographies à l’usage des propriétaires fonciers (Longtin, 1996; Moreau, 1995), soit de littérature grise faisant la synthèse des outils disponibles au Canada (Girard, 2000; Barla, 1999), soit encore d’articles de vulgarisation scientifique concernant certains organismes d’intendance écologique, comme Conservation de la nature ou le Corridor appalachien (Gratton, 2012). À ce jour, une seule étude scientifique semble avoir été produite sur le sujet, celle de Gerber (2012), qui analyse les activités de conservation de certains OBNL de conservation volontaire dans les Cantons-de-l’Est et rend compte de leur relative implication dans les enjeux municipaux d’aménagement et d’urbanisme.

Pourtant, plusieurs analyses aux États-Unis et, dans une moindre mesure, au Canada anglais soulèvent des enjeux importants en regard de la mise en place de mesures de conservation privée soutenues par l’État, notamment quant à leur efficacité en matière de conservation de la biodiversité et à leurs impacts potentiels sur les dynamiques socio-économiques régionales. Bien que ces enjeux soient tous observables – à des degrés divers – dans l’histoire de la conservation volontaire au Québec, les dynamiques sociales et politiques qui ont aiguillé l’essor de ce mouvement d’intendance écologique depuis ses débuts dans la province, à la fin des années 1980, demeurent peu connues. Qu’est-ce que la conservation volontaire au Québec? Où se concentre-t-elle et pourquoi? Quelles sont les motivations des acteurs qui procèdent ainsi à la mise en réserve de certaines parties de leurs propriétés, au risque parfois d’accuser des pertes de valeur foncière? Comment les gouvernements, tant canadien que québécois, ont-ils répondu à ces initiatives de conservation privée? Comment ont-ils structuré, notamment, les différents programmes de crédits fiscaux et les politiques qui soutiennent la conservation volontaire au Québec? Au final, que révèle l’histoire politique de la conservation volontaire au Québec sur la transformation des prérogatives étatiques en matière de gestion des ressources naturelles et du bien commun environnemental? Telles sont les questions que soulève la conservation volontaire sur terres privées.

Revue de littérature

La littérature scientifique nord-américaine au sujet de l’intendance écologique ouvre des pistes d’analyse pour répondre à ces questions. Aussi, il paraît utile de s’y pencher afin de bien positionner l’approche que nous retiendrons pour étudier le cas québécois. De fait, cinq grands thèmes ressortent de l’examen de cette littérature. Un premier corpus d’analyses est composé d’études sur les motivations des acteurs à procéder à l’établissement d’aires protégées privées sur leurs propriétés. Ces études montrent comment ces acteurs, provenant majoritairement de classes relativement aisées (Bray, 2010; Eising, 2003), estiment nécessaire de protéger la qualité environnementale et paysagère de leurs avoirs fonciers des menaces liées au développement industriel ou immobilier (Richards et Bardati, 2005; Farmer, Chancellor et Fischer, 2011). Certaines de ces études soulignent spécialement comment le désir de ces acteurs de la conservation volontaire de protéger la biodiversité sur leur terrain est étayé par des conceptions souvent hautement morales de la conservation. La grande faune et les espèces charismatiques (Raymond et Olive, 2008), ou la jouissance des paysages ouverts (Brenneret al., 2013; Crosset al., 2011; Milleret al., 2010) sont de ces éléments – avec les crédits d’impôt (Brain, Hostetler et Irani, 2014; Eagle, 2011) – qui stimulent en premier lieu les propriétaires fonciers à renoncer à certains droits d’usage sur leur terrain.

Un deuxième axe traite de la gestion interne des OBNL et de leurs défis organisationnels, notamment ceux concernant les liens – parfois conflictuels – qu’ils peuvent tisser avec les différents paliers gouvernementaux (Neugarten, Wolf et Stedman, 2012; Parker et Thurman, 2011; Serkin, 2009). Un premier sous-thème important de ce champ est représenté par des études juridiques portant sur les dispositions légales des divers outils d’intendance, concernant notamment les éventuelles clauses de perpétuité accompagnant certaines servitudes de conservation (conservation easements) (Jay, 2013 et 2012; Schwing, 2013). Toujours dans une perspective juridique, la gestion des intrus et le suivi des interdictions d’usage constituent un second sous-thème important de cet axe (Lieberknecht, 2009; Rissmanetal., 2013; Rissman et VanButsic, 2011). Enfin, « l’entrepreneuriat écologique », concept en fonction duquel les OBNL de conservation privée, tels Conservation de la nature ou Canards illimités inc., sont vus comme des agents actifs du marché du foncier, forme un troisième sous-thème privilégié dans cet axe de recherche sur la structure interne du mouvement de conservation volontaire, tant aux États-Unis (Armsworth et Sanchirico, 2008; Kimmel et Hull, 2012), qu’au Canada anglais (Gerber, 2012; Hanson et Filax, 2009).

Le troisième grand axe de la recherche sur les initiatives de conservation volontaire est constitué d’études économétriques évaluant l’impact de ces mesures sur les valeurs foncières de terres faisant l’objet de conservation privée. Comme les mesures de conservation volontaire sont souvent accompagnées de restrictions d’usage importantes, et ce, souvent à perpétuité, leur impact à long terme sur l’évaluation foncière des terres sous réserve est discuté dans la littérature. De manière générale, ces études indiquent que si, à court terme, soit lors du retrait de ces terrains des régimes d’usages agroforestiers traditionnels, une certaine baisse de valeur foncière peut être observée, à moyen et à long terme les propriétaires de terrains protégés grevés de servitudes de conservation semblent pouvoir tirer profit de la valeur ajoutée que ces mesures confèrent à leur propriété sur le marché (Anderson et Weinhold, 2008; King et Anderson, 2004; Lawley et Towe, 2014; Phillips, 2000). En ce sens, des études en droit foncier proposent certaines réformes des programmes gouvernementaux de retours fiscaux pour favoriser la volonté de vendre (willingness to sell) des propriétaires fonciers (Deal, 2013; Levert, Stevens et Kittredge, 2009), ou pour la mieux connaître (Brownet al., 2011).

Le quatrième axe d’importance est représenté par des études relatives à la géographie des réseaux d’aires protégées privées et à leur efficacité à protéger la biodiversité. Comme ces réseaux se constituent souvent d’initiatives établies au cas par cas, selon la volonté des propriétaires fonciers, la connectivité entre ces parcelles protégées privées est un enjeu majeur, notamment en regard des besoins de la grande faune en matière de corridors écologiques (Cronanet al., 2010; Gratton, 2003; Whitelaw et Eagles, 2007). D’autres études montrent comment la constitution de poches de biodiversité remarquable peut encourager le choix d’établir des réserves privées (Pocewiczet al., 2011), mais aussi comment les valeurs foncières tendent à influencer la géographie des réseaux d’aires protégées privées aux États-Unis (Fishburnet al., 2013). Ainsi, il est admis que l’efficacité des aires protégées privées à conserver la biodiversité dans les zones prioritaires établies par l’État demande à être mieux démontrée (Pidot, 2005 et 2011). Le suivi des régimes de protection établis dans ces réserves privées (Alexander et Hess, 2011), de même que la production de données scientifiques sur les dimensions écosystémiques concernées (Rissman et Merenlender, 2008) et la publication de ces données (Morris et Rissman, 2009), sont, en ce sens, des défis toujours pressants.

Enfin, le cinquième et dernier thème qui ressort d’un examen de la littérature sur le sujet est celui dans lequel nous ancrerons notre propre analyse du cas québécois. Alors que les grands thèmes décrits ci-dessus font l’objet d’études s’intéressant, somme toute, au fonctionnement interne des initiatives de conservation volontaire, d’autres études s’attachent à analyser les fondements sociopolitiques de ces partenariats public-privé que sont les réserves naturelles privées avec crédits fiscaux, et les enjeux qu’elles représentent en matière d’équité et d’accessibilité aux ressources naturelles ou paysagères. Se réclamant souvent de l’écologie politique (Hanna, Clark et Slocombe, 2007; Walker et Fortmann, 2003) et de ses analyses portant sur les « environnements néolibéraux » (Brenner et Theodore, 2009; Heynenet al., 2007; Mccarthy et Prudham, 2004), plusieurs études interrogent par exemple le caractère véritablement « privé » des initiatives de conservation volontaire soutenues fiscalement par l’État et donc financées, indirectement, par les fonds publics tirés des régimes de taxation (Merenlenderet al., 2004; Raymond et Fairfax, 2002). En regard de la tendance récente des États à décentraliser leurs prérogatives en matière de conservation écologique vers le privé, ces études voient dans ce mouvement de la conservation privée un signe supplémentaire de l’effritement de la présence de l’État dans les affaires publiques (roll-out form of neoliberalism; Hodge et Adams, 2012; Mccarthy, 2005). Ce désengagement de l’État pourrait faire en sorte que la géographie de la conservation volontaire suive davantage les fluctuations d’un « marché de la conservation » composé d’éléments fonciers pouvant faire l’objet d’une spéculation basée moins sur la valeur intrinsèque de la biodiversité que sur la marchandisation de certains agréments du territoire, paysagers notamment (Darling, 2005; Morris, 2008). Ces liens entre géographie de la conservation volontaire, décentralisation étatique et marché des attraits paysagers ouvrent la porte à des analyses de classe (Lobao, Hooks et Tickamyer, 2012; Urry, 1995), au terme desquelles on verrait que l’accessibilité des éléments protégés privément est réservée à une classe sociodémographique précise, à savoir celle pour laquelle il est fiscalement avantageux de procéder à la conservation d’avoirs fonciers (Logan et Wekerle, 2008; Sandberg et Wekerle, 2010). Au final, c’est de l’équité d’un tel régime de conservation privée (Brighton, 2009; Shanahanet al., 2014) – lequel tend à coûter cher à l’État (Fairfax, 2005) – qu’il est question dans cette sous-branche de la littérature scientifique sur les aires protégées privées.

Comme le montre cette revue de littérature, la conservation volontaire, tant au Québec qu’ailleurs en Amérique du Nord, est sujette à débat. Vu l’engouement actuel, au Québec, pour ces outils de protection foncière soutenus fiscalement par l’État que sont les dons de servitudes et de pleines propriétés jugées « écosensibles » par le Programme des dons écologiques d’Environnement Canada (Environnement Canada, 2015), ou les réserves naturelles en milieu privé pilotées par le Ministère de l’Environnement, du Développement durable et de la Lutte aux Changements climatiques (MEDDLCC, ci-après, « Ministère de l’Environnement »; MEDDLCC, 2015), il importe de mieux comprendre les trajectoires de ce phénomène à la lumière des défis soulevés par la littérature. Visant à jeter les bases d’une telle compréhension et s’inscrivant dans un programme de recherches doctorales, le présent article se propose d’analyser l’histoire sociale et politique du mouvement de la conservation volontaire au Québec.

Sources

Cette reconstitution d’une histoire politique de la conservation volontaire au Québec repose sur deux types de matériaux. Premièrement, des données d’archives de la Fondation de la faune, d’Environnement Canada et du Ministère de l’Environnement documentent notre historique des programmes gouvernementaux de soutien à l’intendance écologique. Ces données, tirées d’archives institutionnelles, sont utiles pour documenter la structuration du soutien gouvernemental aux initiatives d’intendance. Elles sont toutefois pauvres en témoignages sur les motivations des acteurs qui vendent ou cèdent à des OBNL une partie de leurs propriétés foncières sous forme de servitudes, de dons écologiques ou de réserves naturelles. Pour rendre compte de ces dimensions à caractère ethnographique, nous avons donc aussi procédé à une série d’entrevues avec des acteurs de la conservation volontaire, et ce, selon l’approche en histoire orale des récits de vie (Descamps, 2006; Schnapper, 1999; Weber, 2009). Nous avons construit notre échantillon avec des membres fondateurs des premières fiducies foncières dans les années 1980, des membres de bureaux actuels d’OBNL de conservation volontaire, des agents gouvernementaux actifs lors de l’élaboration des premiers programmes de soutien dans les années 1990, et des donateurs de terres ou de servitudes. Nous avons ainsi procédé à 27 entretiens, que nous avons traités selon une approche thématique en extrayant tous les passages de ces histoires orales qui nourrissent la périodisation de notre analyse historique (Paillé, 1996; Riley et Harvey, 2007).

Ce matériel nous permet d’identifier quatre grandes périodes dans l’histoire de la conservation volontaire au Québec, lesquelles structurent la trame du présent article : 1) Les débuts populaires de l’intendance écologique au Québec; 2) Les premiers programmes gouvernementaux d’aide à l’acquisition; 3) Les grands projets de réformes législatives des OBNL; et 4) Le projet de loi n° 149 sur les Réserves naturelles en milieu privé. Cette trame nous permettra de voir comment la conservation volontaire au Québec est passée, au fil de son histoire, d’une conservation gouvernementale active de la ressource faunique vue comme bien public sur terres privées à une conservation de lots fonciers privés où il est fiscalement avantageux d’établir des milieux de conservation. Pour comprendre les moteurs de cette « grande transformation » (Bakker, 2007; Heynenet al., 2007; Polanyi, 2009), nous devons toutefois retourner à sa genèse dans le canton de Potton en 1987.

Les débuts populaires de l’intendance écologique au Québec

Mis à part des acquisitions faites par des sociétés scientifiques bien établies, telle la Société Provancher en 1929 et en 1939, la conservation volontaire au Québec débute réellement dans le sud de la province, notamment dans la région touristique des Cantons-de-l’Est. Située à quelque 75 kilomètres au sud de Montréal, cette région traditionnellement agroforestière comporte quelques pôles industriels parfois séculaires, comme c’est le cas pour Sherbrooke, « ville électrique » dès la fin du 19e siècle (Kesteman, 1988). Outre ces activités industrielles qui marquent le territoire et stimulent la création de ses chefs-lieux, la région des Cantons-de-l’Est est aussi connue comme une région agricole et forestière spécialisée notamment dans l’exploitation laitière et la production de papiers (Gendron, 1999). Aussi, les paysages de cette région sont particulièrement marqués par les pratiques culturales extensives de l’exploitation laitière, avec de grandes parcelles ouvertes aux graminées et au fourrage. Cette ouverture des paysages fera d’ailleurs la popularité de cette région pour la villégiature, son caractère « champêtre » agissant comme pôle attractif pour des vagues de contre-exode rural dès les années 1970 (Brunet, 1980; Polèse, 2009).

Une région en déprise

Cependant, au cours de ces mêmes années 1970, les Cantons-de-l’Est, comme bien d’autres régions du Québec, subissent de plein fouet le contrecoup de la crise de la production laitière et de la délocalisation industrielle des productions textiles vers l’Asie (Domon, Ruiz et Roy, 2011; Kesteman, 1998). Dans ce contexte, la mise en place, dans la foulée de la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme de 1979, des grandes affectations du territoire par les plans d’urbanisme aura pour effet de dédier de grandes sections du territoire au développement touristique et industriel, et ce, aux fins de revitalisation économique (Rousseau, 2011). Les municipalités locales donnent alors leur aval à de grands projets de développement immobilier afin de favoriser soit l’industrie forestière, toujours active dans certains secteurs du piémont des Appalaches, soit l’industrie touristique.

C’est autour de ces projets de développement que prendront forme les premières initiatives de conservation volontaire. La fiducie du mont Pinacle, la deuxième à être créée dans les Cantons après celle de la vallée Ruiter en 1987, prendra notamment forme autour d’un vaste projet de centre de ski sur le mont (Association pour la conservation du mont Pinacle, 1988). Le conseil des ministres à l’Assemblée nationale du Québec avait en effet donné à la municipalité de Frelighsburg l’autorisation de dézoner de larges pans du territoire agricole aux fins de développement touristique (Noël, 1991). Cette activité stimulera certains acteurs locaux à prendre position pour en freiner le déploiement. L’une des premières donatrices de lots fonciers au profit d’un OBNL de conservation volontaire de la région se rappelle par exemple qu’à la fin des années 1980, dans le canton de Potton,

[traduction] Nous roulions sur les petites routes et sur les flancs de collines et, soudainement, nous sommes tombés sur des coupes à blanc et de grosses maisons en construction et nous étions choqués! Je me suis alors dit que je devais acheter des terres sur lesquelles personne ne pourrait construire.

Cette confidence résume bien l’impulsion première du mouvement de conservation volontaire dans les Cantons-de-l’Est. Les premières initiatives de ce genre dans la région se forment en effet principalement autour de menaces que perçoivent des résidents quant au développement de la villégiature, du tourisme et de l’exploitation. Les membres fondateurs des trois premiers OBNL de conservation volontaire au Québec rencontrés, soit ceux de la Fiducie foncière de la vallée Ruiter, de la Fondation des terres du Lac-Brome et de la Fiducie foncière du mont Pinacle soulignent tous comment des projets de développement immobilier ou touristique à proximité de leurs terres venaient, selon eux, menacer l’intégrité des écosystèmes ou des paysages. L’un d’entre eux, évoquant un projet immobilier à proximité du marais Quilliam, dans le bassin versant du Lac-Brome, témoigne :

[traduction] Nous avions un maire qui voulait tout développer… [Il] se foutait pas mal de la conservation. Remblayer… [I]l voulait faire une petite Venise, avec des canaux… C’était ce projet, entrepris par des développeurs, qui nous a vraiment donné un élan avec la population… Ils ne voulaient pas que ça se développe partout.

Une autre de ces donatrices nous confie qu’à la fin des années 1970, « les Américains achetaient beaucoup de terres dans le sud du Québec. On a décidé qu’on voulait garder ça pour nous autres ». En bref, résume une des membres fondatrices de la Fiducie foncière du mont Pinacle, « On ne voulait pas que ça devienne comme le Nord, tu sais, morcelé ». Plusieurs de ces acteurs des premiers moments de la conservation volontaire dans les Cantons-de-l’Est soulignent en effet que le développement des Laurentides leur paraît alors comme un contre exemple en matière de conservation. [traduction] « Nous étions très conscients comment Morin-Heights a été détruit » résume l’un d’eux.

Le développement immobilier n’est toutefois pas la seule menace que perçoivent alors ces instigateurs des premières initiatives de conservation volontaire. Dans cette région traditionnellement agroforestière, l’exploitation forestière est encore active dans les années 1980, surtout dans la région des monts Sutton. Une compagnie forestière en particulier, la Domtar, y possède de nombreux lots forestiers et y exploite la ressource ligneuse. Des résidents vivant à proximité de ces lots observent alors avec inquiétude cette activité industrielle.

[traduction] Tout juste avant que j’arrive dans la région, Domtar voulait inonder la vallée pour le flottage du bois et il y eut une grande levée de boucliers à cause de ça.

Les membres fondateurs d’un autre OBNL de conservation, situé dans la MRC de Brome-Missisquoi, ont eu affaire quant à eux à des expropriations aux fins de passage de gazoducs. « Deux expropriations pour des gazoducs nous ont forcés à mettre notre ligne dans le sable », indique l’un deux, ça et« la manière cavalière dont le gouvernement deale ses affaires ». La première de ces expropriations, se rappelle-t-il, « était en 1983, avec Gaz Métro. C’était un désastre écologique. On était vraiment choqués. Ils ont dynamité nos ruisseaux et nos étangs! ». Cette approche cavalière des instances gouvernementales, telle que perçue par ces premiers acteurs de la conservation volontaire, semblait en fait chose commune. Une membre fondatrice de la Fiducie foncière du mont Pinacle explique précisément ce qui l’a poussée à s’impliquer dans le mouvement contre le développement immobilier sur le mont :

Ce n’était pas tant l’aspect conservation, c’était plus l’aspect démocratique. J’étais révoltée par la façon dont les choses avaient été faites à Frelighsburg. Ça s’est tout fait en dessous de la table et de façon méprisante. Moi, je trouvais ça complètement inacceptable. Ça correspondait quand même à mes valeurs; je ne pouvais pas imaginer qu’on commence à bâtir là-dessus…

Une méfiance envers l’État

Cette désaffection gouvernementale en matière de conservation nourrissait, au dire de plusieurs informateurs, une méfiance envers l’État déjà bien établie dans la région. « Ici, à Sutton, la philosophie est un peu hillbilly : pas de gouvernement, pas de taxes! », résume un résident de longue date. Un autre résident, anglophone, souligne lui aussi cette méfiance comme l’un des moteurs de la conservation volontaire dans les Cantons-de-l’Est : [traduction] « Avec les Anglophones, il y a une méprise du gouvernement : je ne veux pas que le gouvernement touche à mes affaires! ». « Le gouvernement? Il s’en fout complètement! », s’exclame un autre. « Ils peuvent revenir sur leur parole… Personne n’a confiance envers le gouvernement, les municipalités, les MRC… [C]’est pour ça que ces gens nous donnent des terres. Ils ne veulent pas être dérangés… ». « C’est ça qui nous a sensibilisés, c’est parce que ça avait été déclaré zone verte, on se pensait à l’abri », explique une autre informatrice, à propos du cas du mont Pinacle. « Finalement, on s’est aperçu que ce n’était pas si à l’abri que ça : un promoteur peut faire changer ça… ». Effectivement, « le gouvernement s’était beaucoup désinvesti dans ces années-là », estime une autre informatrice. « Tu sais, ils avaient voté le dézonage au conseil des ministres… » (pour permettre le développement du mont Pinacle au début des années 1990). Dans ce contexte de désengagement, la conservation privée et volontaire apparaît comme une des seules avenues possibles pour la protection des milieux naturels et des paysages. Faisant référence à la controverse nationale autour de la privatisation par le gouvernement de certaines portions de ce parc national en 2006, une informatrice résume les choses éloquemment : « C’était la seule façon… quand on regarde Orford et qu’ils peuvent changer les limites du parc… ».

Vers les premières réserves privées

C’est donc dans ce contexte de déprise agricole et de transformation des dynamiques socio-économiques locales, marqué également par un sentiment de méfiance envers les initiatives de développement autorisées par les divers paliers gouvernementaux, que prennent forme les premières initiatives de conservation privée dans les Cantons-de-l’Est. Le premier véritable exemple de conservation volontaire dans ces régions est celui de la Fiducie foncière de la vallée Ruiter (FFVR). Situées dans le canton de Potton, dans le sud de la MRC de Memphrémagog en Estrie, les terres de la future FFVR appartenaient à un médecin psychiatre et à sa femme, M. Robert Shepherd et Mme Stansje Plantenga. Trouvant le système du populaire OBNL Conservation de la Nature trop « gros et impersonnel », M. Shepherd et Mme Plantenga s’inspirent du modèle voisin des fiducies foncières du Vermont. Ils entreprennent notamment de faire reconnaître leur organisme comme organisme à but non lucratif auprès des autorités fédérales, et ce, afin de pouvoir recevoir des dons de propriétés foncières aux fins de conservation.

Or, au Canada, c’est vraisemblablement la première fois que les autorités fédérales avaient à faire face à une demande de reconnaissance d’un organisme à but non lucratif s’occupant non pas de dons d’espèces, mais de dons fonciers. Aussi, Revenu Canada considère initialement cette demande avec une grande circonspection, craignant d’avoir à faire à un organisme qui bénéficierait de crédits fiscaux tout en louant ses propriétés foncières. Aussi, l’agence refusa-t-elle d’y donner suite. Il fallut qu’un second organisme, la Fondation des terres du Lac-Brome (FTLB), situé à quelques kilomètres dans la MRC voisine de Brome-Missisquoi, fasse une demande similaire aux autorités fiscales pour que, finalement, Revenu Canada accepte d’émettre des reconnaissances pour de tels OBNL. C’est ainsi qu’en 1987 les deux premières « fiducies foncières[2] » du Québec seront créées, suivies quelques années plus tard par la création d’un autre OBNL, actif dès 1987 et situé dans la même MRC de Brome-Missisquoi, la Fiducie foncière du mont Pinacle.

Ces premières initiatives étaient toutefois comme des voix criant dans un certain désert législatif au Québec. En effet, comparativement aux États-Unis ou même au Canada anglais, aucun programme gouvernemental de reconnaissance ou de soutien financier à l’acquisition n’existait au Québec en 1987. Certains agents gouvernementaux commencent toutefois à souligner la pertinence d’intégrer ces initiatives privées dans les prérogatives gouvernementales de conservation du milieu naturel. Environnement Canada, le Service canadien de la faune et la Fondation de la faune seront des plus bienveillants pour la mise en place des premiers programmes de soutien à l’intendance. Ils mettront notamment en place, en 1988, les premiers Ateliers sur la conservation des milieux naturels, véritables laboratoires d’idées sur l’intendance écologique au Québec. C’est à travers cette tribune que les revendications des OBNL de conservation pour obtenir des réformes législatives propres à soutenir la conservation volontaire prendront de la force. Entre temps, les agences gouvernementales fédérale et provinciale se présenteront comme des acteurs de premier plan dans la structuration des efforts de conservation privée dans le sud du Québec, mais leur présence ira toutefois en s’amenuisant.

Les premiers programmes gouvernementaux de soutien à l’intendance

Suivant la première initiative de conservation privée des Cantons-de-l’Est, celle de la vallée Ruiter en 1987, les autorités fédérales et provinciales au Québec commencent à réfléchir sur les moyens d’encadrer adéquatement de telles initiatives et de favoriser la mise en place d’un réseau d’aires protégées privées au Québec. Les archives internes d’agences gouvernementales actives en matière de conservation volontaire, comme le Service canadien de la faune ou la Fondation de la faune du Québec, montrent que ces efforts gouvernementaux ont d’abord visé à brosser un état des lieux des différents outils disponibles au Québec pour la reconnaissance légale de statuts de protection en terres privées. Contrairement aux États-Unis et, dans une moindre mesure, au Canada anglais, rien n’avait encore été fait à ce sujet précis au Québec. Dans cette perspective de coordination nationale, certaines agences fédérales et provinciales comme le Service canadien de la faune ou la Fondation de la faune du Québec mettront notamment en place une tribune visant à faire mieux connaître le concept d’intendance écologique au grand public. Tenus annuellement à partir de 1988, les Ateliers sur la protection des habitats seront le laboratoire d’idées par excellence du jeune mouvement de la conservation volontaire au Québec.

L’analyse du contenu de ces premiers Ateliers sur la conservation des milieux naturels permet de comprendre comment deux visions de la conservation volontaire se rencontrent lors des premiers dix ans de ce mouvement au Québec. Les agences gouvernementales mettront en effet de l’avant une conception de l’intendance misant sur la conservation de la faune vue comme ressource nationale publique. À l’inverse, certains OBNL, comme le Regroupement des organismes propriétaires de milieux naturels protégés (RMN) ou le Centre québécois du droit de l’environnement (CQDE), revendiqueront plus de pouvoir pour les propriétaires afin de faire reconnaître légalement et fiscalement leurs avoirs fonciers comme réserves naturelles, comme en témoignent les différents projets de réformes législatives qu’ils soumettront pour renforcer la protection de terrains privés, notamment en regard de la gestion des intrus ou de l’établissement d’allègements fiscaux en cas de donation de terres aux fins de conservation.

Cette tension entre protection de la biodiversité comme ressource nationale commune et protection de l’avoir foncier privé marque le développement de la conservation volontaire au Québec. Elle aiguillera les formes que prendront les premiers programmes gouvernementaux de soutien à l’intendance.

Premier soutien gouvernemental à l’acquisition : le Plan d’action Saint-Laurent

Le gouvernement fédéral canadien, représenté par Environnement Canada et Pêches et Océans Canada, présente à l’automne 1988, en partenariat avec les ministères québécois du Loisir et de l’Environnement, un plan majeur de conservation du fleuve Saint-Laurent. Ce Plan d’action Saint-Laurent, accompagné d’une enveloppe de 110 millions de dollars, comporte quatre volets d’actions environnementales, toutes axées sur la restauration et la conservation du fleuve et de ses berges (Ringuet, 1989, p. 3). Un de ces volets, le volet « Conservation », vise notamment « la conservation de 5 000 hectares d’habitats d’espèces vulnérables ou menacées et d’écosystèmes naturels le long du Saint-Laurent », et ce, impliquant « non seulement l’acquisition de site de valeur, mais aussi leur gestion et leur aménagement dans un cadre de conservation ». Ce volet majeur de la conservation constitue ainsi une des premières actions du gouvernement fédéral sur terres privées dans le Québec méridional.

Ce plan ne comporte toutefois pas d’enveloppe précise destinée à soutenir des acquisitions par et pour des OBNL privés. Le seul véritable acquéreur dans ce Plan d’action reste en effet toujours l’État. Ce n’est qu’en réponse à une demande expresse de la part de certains OBNL actifs dans la conservation qu’un premier programme fédéral de soutien financier à l’acquisition privée prend forme. Cette demande est faite dans le cadre des premiers Ateliers sur la conservation des milieux naturels, tenus à Québec en 1988. Organisés par le Service canadien de la faune, ces ateliers regroupent une trentaine d’OBNL et d’intervenants autour des enjeux de la thématique de l’intendance écologique. Selon le compte-rendu de la deuxième série d’Ateliers, tenus en 1989, ce sont précisément la trentaine d’OBNL présents aux premiers Ateliers de 1988 qui demandèrent alors « aux organismes gouvernementaux des mesures appropriées afin qu’ils puissent s’impliquer à fond dans leurs projets de protection des habitats » (Service canadien de la faune, 1989, p. 11). C’est en réponse à cette demande, indique le résumé, que « le Programme d’aide à la gestion et à l’acquisition des habitats a été créé et mis sur pied par le Service canadien de la faune spécifiquement pour les organismes du milieu ». Le 13 octobre 1989, le SCF annonce ainsi la mise en place d’un premier programme d’aide à l’acquisition en milieu privé. Inscrit dans le cadre du Plan d’action Saint-Laurent et doté d’un fond de 600 000 $ sur quatre ans, ce programme financera les premières acquisitions de terres privées par des OBNL, notamment autour des îles du fleuve près de Montréal (Cinq-Mars, 1989, p. 1).

Une coordination exploratoire

Considérant ce premier programme de soutien à l’acquisition de terres aux abords du fleuve Saint-Laurent, l’activité gouvernementale en matière de conservation volontaire lors de ces premières années restera somme toute exploratoire. Outre l’organisation annuelle des Ateliers sur la conservation, les agences fédérales et provinciales du Service canadien de la faune ou de la Fondation de la faune du Québec s’activent en effet autour de la mise en place de groupes de réflexion internes ou d’embauches de « coordonnateurs » de l’intendance au Québec. Dans un mémorandum de 1992, le Service canadien de la faune mentionne par exemple que quelques agents fédéraux estiment opportun de « mandater un groupe de travail formé des spécialistes des principaux partenaires impliqués dans la conservation des milieux naturels au Québec », avec comme objectif de « stimuler une réflexion sur le sujet », et ce, afin de « développer une stratégie globale d’intendance privée pour le Québec », de « préciser les grandes orientations que devrait prendre l’approche d’intendance », et de « définir le rôle des principaux intervenants » (Ringuet, 1992, p. 1).

Au début des années 1990, les gouvernements tant canadien que québécois n’avaient donc pas encore établi les principaux programmes qui devaient encadrer l’intendance au Québec, mais cherchaient à en définir les grandes lignes. Confirmant cet état exploratoire de l’intendance dans la province, le résumé des Ateliers de 1993 indique que, « concernant la définition du concept d’intendance, une participante a manifesté le besoin de le clarifier ». Aussi, présenta-t-on lors de ces sixièmes ateliers la première définition documentée de l’intendance écologique au Québec, à savoir :

L’engagement volontaire des propriétaires dans la gestion des ressources fauniques et floristiques et des milieux naturels situés sur terres privées afin de les conserver, de les aménager et de les mettre en valeur au bénéfice de la collectivité.

Service canadien de la faune, 1993, p. 11

Cet « aménagement » des ressources pour le « bénéfice de la collectivité » marque la direction initiale que devait prendre le soutien gouvernemental à l’intendance écologique. Les stratégies réfléchies par le Service canadien de la faune et la Fondation de la faune seront en effet toutes singulièrement axées sur les champs de compétence spécifiques de ces deux agences, soit la faune et ses habitats vus comme ressource nationale et publique.

Une orientation faunique

Plusieurs notes et rapports internes au Service canadien de la faune et à la Fondation de la faune témoignent de la couleur institutionnelle que ces agences impriment aux définitions initiales de l’intendance écologique au Québec. La version de travail d’une soumission à Habitat faunique Canada pour l’« Engagement d’un coordonnateur pour la mise en place de programmes d’intendance au Québec » mentionne par exemple que si l’approche de l’intendance favorise la conservation « non pas uniquement de milieux à fort potentiel écologique, mais d’un ensemble du paysage qui, lorsque pris globalement, contribue au maintien de la biodiversité », elle peut permettre, de plus, « un meilleur usage des ressources fauniques disponibles sur ces terres » (Environnement Canada, 1993a, p. 2). Cette précision est apportée, de manière manuscrite, par l’agent fédéral au Service canadien de la faune appelé à commenter cette soumission. Cet accent sur l’usage des ressources fauniques est tout aussi manifeste dans les publications internes de la Fondation de la faune. Dans un des premiers rapports internes de la Fondation sur le dossier de l’intendance privée au Québec, en 1991, on souligne en effet que si la Fondation « reconnaît de plus en plus le rôle des propriétaires de terres privées à titre de gardiens des habitats fauniques sur leur propriété », la « faune produite par ces habitats est d’utilisation publique et les énergies investies sur les terres privées, en plus d’être profitables aux propriétaires, sont aussi bénéfiques pour la collectivité ». En ce sens, les premiers projets d’acquisition de terres privées aux fins de conservation financés par la Fondation s’inscrivent dans des programmes à caractère forestier halieutique, tels le Programme d’aide à l’aménagement des ravages de cerfs de Virginie (PAAR), le Programme d’aide à la mise en valeur de la forêt privée, ou le Programme de conservation des ressources eau et sol en milieu agricole (Daigle, 1991).

Les cultures institutionnelles propres à ces agences gouvernementales teintent ainsi les premières initiatives de structuration gouvernementale de l’intendance. Que cela s’exprime par l’engagement de coordonnateurs du mouvement de l’intendance par le Service canadien de la Faune, ou par le financement direct de projets d’acquisition par la Fondation de la faune, l’accent est mis manifestement sur la conservation de la faune comme ressource d’utilité publique. Celui-ci ira en s’estompant, notamment sous l’influence de deux facteurs. Premièrement, la présence active de ces deux agences gouvernementales dans la coordination du mouvement de l’intendance écologique s’amenuisera au fil des ans. Le leadership en matière d’initiatives et d’innovation en conservation volontaire passera en effet de ces deux agences vers certains OBNL de conservation volontaire très actifs, comme Conservation de la nature ou le CQDE. Conséquence de ce passage, l’ordre du jour de la conservation volontaire sera de plus en plus défini par ces OBNL importants, lesquels donneront progressivement moins d’attention à cette idée initiale voulant que la « faune produite par ces habitats soit d’utilisation publique ». Ils investiront plutôt le gros de leurs énergies dans la consolidation des mécanismes visant la protection des lots fonciers : gestion des intrus, allègements fiscaux, établissement de servitudes personnelles de conservation. Ce passage s’observe nettement dans l’analyse du contenu des Ateliers sur la conservation depuis les 30 dernières années.

Les Ateliers sur la conservation comme miroir de l’intendance

L’étude des thématiques abordées lors des Ateliers sur la conservation, de même que l’analyse de la composition de leurs participants au fil des ans, permettent de saisir les directions et les tendances qu’a prises l’intendance écologique au Québec. Nous avons procédé à une compilation des différents types de participants à ces Ateliers pendant leurs trente premières années d’existence. Pour ce faire, nous avons dépouillé les comptes rendus de ces Ateliers de 1989 à 2012, lesquels comportent une liste de tous les participants. Nous avons regroupé les quelque 1890 participants recensés par type, regroupant par exemple les agents d’Environnement Canada, de la Fondation de la Faune, du Ministère de l’Environnement sous le type Agences gouvernementales; les clubs d’oiseleurs ou de mycologues sous Associations scientifiques; les clubs de chasse et pêche, les pourvoiries ou les organismes d’exploitation forestière sous Pourvoiries et agences forestières; etc. Nous avons ensuite calculé la concentration, en pourcentage, de ces principaux types de participants sur des périodes de cinq ans (Figure 1).

Figure 1

Composition des participants, par types, aux Ateliers sur la conservation des milieux naturels, 1989-2012

Composition des participants, par types, aux Ateliers sur la conservation des milieux naturels, 1989-2012
Source : Environnement Canada, archives internes; Bibliothèque et Archives nationales du Québec, fonds « Fondation de la faune du Québec », cote : E12, localisation, 21 A 010 10-05-001B 01, contenant : 2010-02-005/9

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Ce graphique illustre la transformation du public visé par les Ateliers sur la conservation des milieux naturels depuis leur création à la fin des années 1980. Deux tendances s’en dégagent. Premièrement, la présence des agences gouvernementales diminue considérablement au profit de celle des grands OBNL de conservation que sont Conservation de la Nature ou Canards illimités inc. Deuxièmement, si les acteurs provenant de milieux scientifiques comme l’Association québécoise des groupes d’ornithologues amateurs ou la Société linnéenne du Québec (Service canadien de la faune, 1989), de groupes d’exploitation récréative de la faune comme l’Alliance des clubs de chasse (Service canadien de la faune, 1993) ou Les Sauvaginiers du Lac-Saint-Jean (Fondation de la faune, 1994), et de groupements forestiers comme le Regroupement des sociétés d’aménagement forestier ou la Fédération des producteurs de bois (Environnement Canada, 1995a) représentaient près du tiers des participants lors des premières années des Ateliers, leur présence chute drastiquement à partir des années 2000, au point, dans le cas des sociétés scientifiques, de pratiquement disparaitre.

Ce que ces chiffres suggèrent, c’est comment l’activité de définition de la conservation volontaire au Québec, relevant initialement des deux agences gouvernementales s’occupant de la gestion de la faune au Québec – la Fondation de la faune et le Service canadien de la faune –, fut prise en charge peu à peu par les grands OBNL de conservation. Ces derniers imprimeront leur propre culture institutionnelle sur l’élaboration du mouvement de la conservation privée. L’objet visé par la conservation volontaire, initialement faunique, se précisera autour des priorités propres à ces OBNL. En témoigne plus avant une seconde analyse, basée cette fois sur l’évolution des thématiques abordées lors de ces Ateliers sur la protection des habitats.

L’objectif de ces Ateliers est de présenter une série de conférences et d’ateliers sur les diverses thématiques qui sous-tendent la conservation volontaire. Généralement répartis sur une période de deux à trois jours, les Ateliers offrent typiquement une quinzaine de tels ateliers/conférences par week-end. Là encore, les comptes rendus et programmes de ces ateliers nous informent, par les libellés des conférences, des diverses thématiques abordées. Dans la même perspective que celle adoptée à l’égard de la composition des Ateliers, nous avons compilé et regroupé par thèmes les quelque 312 conférences présentées depuis 1989. Un exemple de ces grandes thématiques est Ressources fauniques et agroforestières, comprenant des ateliers tels que « Intendance en milieu humide/aménagement pour la sauvagine », animé par Canards illimités lors des Ateliers de 1993 (Service canadien de la faune, 1993), ou « Aménagements forestiers pour la faune – L’aménagement faunique intégré aux pratiques forestières en forêt privée », animé par une agente de la Forêt modèle du Bas-Saint-Laurent inc. Un autre, Visiteurs et impacts, comprenant des conférences comme « Comment mesurer les impacts de la fréquentation du public sur les milieux naturels », donnée par une agente du ministère de l’Énergie et des Forêts en 1996 (Environnement Canada, 1996), ou la tenue d’un atelier complet sur la « problématique des intrus sur les territoires naturels privés au Québec », animé par le RMN en 1994 (Regroupement des organismes propriétaires de milieux naturels protégés, 1994). Un troisième, Écologie, comprenant des conférences telles que « L’habitat du poisson dans les zones côtières », donnée par un agent de Pêches et Océans Canada en 1994 (Fondation de la faune, 1994), ou la « Tortue-molle à épines : mieux la connaître pour mieux la protéger », par un biologiste consultant, lors des ateliers de 2001 (Union Québécoise pour la Conservation de la Nature, 2001), etc. Les résultats de cette analyse sont présentés dans la figure suivante (Figure 2).

Figure 2

Composition des conférences, par grandes thématiques, présentées lors des Ateliers sur la conservation des habitats, 1989-2012

Composition des conférences, par grandes thématiques, présentées lors des Ateliers sur la conservation des habitats, 1989-2012
Sources : Environnement Canada, archives internes; Bibliothèque et Archives nationales du Québec, fonds « Fondation de la faune du Québec », cote : E12, localisation, 21 A 010 10 – 05 – 001B 01, contenant : 2010-02-005/9.

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Encore une fois, ces données indiquent que le fort accent faunique qui caractérisait les réflexions initiales de ces laboratoires d’idées qu’étaient les Ateliers s’est progressivement estompé pour laisser place à des thèmes privilégiés par certains OBNL de conservation importants, comme le RMN, Conservation de la nature Canada, le CQDE et Corridor appalachien.

Une certaine désaffection populaire pour les activités traditionnelles de chasse et pêche (Martin, 1980), de même que la diminution progressive de l’effectif des organismes naturalistes depuis la fin des années 1970 (Chartrand, Duchesne et Gingras, 2008; Hébert, 2006) pourraient en partie expliquer cette transformation du public visé par les Ateliers sur la conservation volontaire. Or, les statistiques récentes sur le nombre de permis de chasse et de pêche au Québec indiquent, au contraire, une augmentation constante des ventes de tels permis depuis 1998 (MFFP, 2015). Plus plausible est la progressive décentralisation dont sont témoins les États canadien et québécois, laquelle se caractérise, comme le souligne Lionel-Henri Groulx dans une étude récente sur les politiques sociales au Canada et au Québec, par un transfert des prérogatives des agences gouvernementales vers le privé et une fiscalisation accrue du soutien gouvernemental aux programmes publics (Groulx, 2009). L’attention accrue aux thématiques relatives aux allègements fiscaux comme incitatifs à la conservation volontaire lors des Ateliers sur la conservation des milieux naturels, combinée avec le retrait des agences gouvernementales au profit de corporations à but non lucratif comme Conservation de la nature ou Canards illimités, s’inscrit dans une tendance générale en Amérique du Nord vers la privatisation de la gestion des ressources naturelles et la fiscalisation du soutien gouvernemental à cette gestion privée du bien public (Mccarthy, 2004).

Deux thèmes précis, liés à ce transfert, marqueront la suite de l’histoire de la conservation volontaire au Québec. La fiscalité de la conservation volontaire et la reconnaissance légale des « servitudes d’environnement » monopoliseront en effet le gros des discussions et des initiatives tant populaires que gouvernementales lors des décennies 1990 et 2000. L’un de ces enjeux, soit la reconnaissance légale de servitude de conservation, fera même l’objet d’un débat entre juristes à l’Assemblée nationale. L’issue de ce débat singulier signera la forme que prendra la géographie contemporaine de l’intendance écologique au Québec.

Les grands projets de réformes législatives des OBNL

La spéculation foncière dont certaines régions des Cantons-de-l’Est particulièrement prisées pour la villégiature sont le théâtre est, dès la fin des années 1980, une source de préoccupation pour plusieurs propriétaires fonciers intéressés par la conservation volontaire. Cette problématique ralliera plusieurs propriétaires autour d’organisations mises sur pied pour s’opposer à certains développements industriels ou touristiques. L’Association pour la conservation du mont Pinacle sera un des premiers OBNL à produire des analyses fouillées sur la question fiscale et la spéculation qu’engendrent, selon cette association, certains projets de développement récréotouristique dans la région (Association pour la Conservation du mont Pinacle, 1988).

Ces dynamiques spéculatives représentent alors une double problématique. Elles manifestent, en premier lieu, un certain embourgeoisement des régions rurales aux forts attraits paysagers, lequel traduit une transformation du tissu sociodémographique régional par déplacement des segments de la population locale dont le pouvoir d’achat est inférieur à celui des nouveaux arrivants des pôles urbains – néoruraux et autres gentlemen-farmers. Cette première dimension de la problématique fiscale en conservation volontaire fut très tôt reconnue et soulignée par les OBNL de conservation volontaire. En deuxième lieu, la spéculation foncière sur ou autour des terrains visés par la conservation privée, en assurant aux propriétaires une capitalisation accrue lors d’une éventuelle vente, rend la donation aux fins de conservation écologique un choix difficile. L’établissement de servitudes dites d’« environnement », impliquant des restrictions d’usage sévères, fait en effet craindre à plusieurs d’entre eux une perte de valeur foncière importante. Cette tension entre protection des valeurs écologique et économique devient très tôt l’un des grands problèmes auquel est confronté le jeune mouvement de la conservation volontaire au Québec.

« Deux grandes préoccupations » : fiscalité et spéculation

Un article de la revue Habitats mentionne en effet que, en 1993, la Société Provancher d’histoire naturelle se prévaut

des dispositions de la Loi sur la fiscalité municipale en demandant et en obtenant que toutes [ses] propriétés soient soustraites du rôle d’évaluation des deux municipalités où elles se situent, de sorte qu[’elle n’a] plus à payer de taxes foncières, en vertu du paragraphe 10 de l’article de cette Loi.

Rioux, 1993, p. 7

C’est ainsi que cet OBNL de conservation privée devient le premier à se pencher directement sur une problématique centrale du mouvement de la conservation volontaire au Québec et ailleurs, à savoir, les régimes de taxation du foncier. Soustraites des régimes d’usage imposés par les plans d’urbanisme depuis la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme de 1979, ces terres, si elles ne sont plus économiquement « actives », demeurent néanmoins soumises à l’augmentation naturelle des valeurs foncières. Selon plusieurs OBNL, cette réalité est un frein à l’établissement de milieux naturels protégés privés. Le compte-rendu des Ateliers sur la conservation de 1989 fait en effet état des « deux grandes préoccupations » partagées par les participants : celle « relative aux méthodes permettant d’éviter la spéculation foncière lorsqu’un organisme désire faire l’acquisition de fonds de terre », et celle sur le « financement des projets » (Service Canadien de la Faune, 1989, p. 20).

Cette spéculation foncière et l’augmentation des taxes municipales qu’elle entraine sont bien perceptibles dans les Cantons-de-l’Est des années 1980. Selon le premier rapport de l’Association pour la conservation du mont Pinacle, produit en 1988 :

[La] spéculation sur le terrain du Pinacle a commencé dès 1962, alors qu’un propriétaire réalisa un profit de 450 % en sept ans sur un lot boisé comprenant le sommet du Pinacle et que d’autres lots boisés se vendirent 100 $ l’acre, soit plusieurs fois le prix communément pratiqué pour des boisés semblables ailleurs dans la région.

Association pour la Conservation du mont Pinacle, 1988, p. 23

Toujours selon ce rapport, « la spéculation a repris de plus belle en 1988, même si le territoire avait entre-temps été zoné ’vert’; au moins un propriétaire a réalisé environ 750 $ l’acre pour un terrain largement accidenté et boisé ». Aussi, c’est autour de cette problématique de la spéculation foncière que se cristallise l’une des pistes d’action principale des OBNL de conservation volontaire à partir des années 1990. Le compte-rendu des Ateliers de 1993 fera notamment mention de « la nécessité de modifier la fiscalité et la législation actuelles pour développer des incitatifs fiscaux facilitant l’implantation de programmes d’intendance privée » (Environnement Canada, 1993b, p. 5). Cette même année voit aussi la naissance du RMN, lequel fera des « dossiers touchant les aspects juridiques et fiscaux des mesures de protection des milieux naturels et [de] la problématique de la surveillance des territoires naturels protégés » son principal cheval de bataille (Regroupement des organismes propriétaires de milieux naturels protégés, 1994, p. 1).

Cette problématique était aussi connue des instances gouvernementales. Un rapport interne de 1992 fait état de la volonté du Service canadien de la faune de mandater un groupe de travail pour le développement de mesures incitatives financières à l’intendance, comme « la réduction de la taxe foncière » ou la mise en place d’un « programme de compensation financière pour les propriétaires dans le but de protéger ou d’aménager des milieux naturels sur leur terre » (Ringuet, 1992, p. 2). La Fondation de la faune, dans un premier projet de « Manuel de formation pour les organismes désireux de développer des projets d’intendance privée », ébauche elle aussi certains incitatifs possibles, notamment fiscaux comme des « remboursements de taxes », des « reçus de charité », ou des « redevances suite à la cession de droits d’exploitation » (Fondation de la Faune, 1993, p. 3). Selon les archives disponibles, ces quelques projets de réflexion des agences gouvernementales ne semblent toutefois pas avoir eu de suites immédiates. Le seul programme qui date de cette période est celui du crédit fiscal pour dons de terres écosensibles établi par le gouvernement provincial du Québec en 1994 et harmonisé par le gouvernement fédéral en 1995 (Longtin, 1995a). Offrant un crédit d’impôt de 50 % de la valeur marchande totale du don et, finalement, une abolition totale de l’impôt sur le gain en capital lors de ces transactions, ce programme devint très populaire, notamment dans les Cantons-de-l’Est, région à haute valeur foncière. Sur les quelque 136 dons enregistrés au Québec dans le cadre de ce programme depuis 1995, 48 % concernent des terrains situés dans la région touristique des Cantons-de-l’Est, les MRC Brome-Missisquoi et Memphrémagog concentrant à elles seules 38 % de la totalité des dons écologiques faits au Québec (Environnement Canada, communication personnelle, 2013).

Ce programme ne vise toutefois que les propriétaires prêts à se départir complètement de biens fonciers sous forme de dons écologiques, au bénéfice d’OBNL habilités auprès de Revenu Canada à les recevoir. Il ne réglait donc pas la question, maintes fois soulevée lors des Ateliers sur la conservation des habitats, ni de la perte de valeur foncière des milieux protégés privés, et notamment des servitudes réelles de conservation dans un contexte de forte spéculation, ni de la « nécessité de modifier la fiscalité et la législation actuelles pour développer des incitatifs fiscaux facilitant l’implantation de programmes d’intendance privée » (Environnement Canada, 1993b, p. 5). Encore une fois, ce n’est réellement que par l’entremise d’un OBNL, le CQDE, qu’un premier débroussaillage des dispositions légales et fiscales québécoises en matière de conservation aura lieu.

Premiers projets de réforme législative

En 1993, Me Michel Bélanger et le Centre de recherche et d’information en droit de l’environnement soumettent à Environnement Canada une « Demande de subvention relative à l’élaboration d’une proposition d’un projet de loi sur les servitudes d’environnement » (Centre de Recherche et d’Information en Droit de l’Environnement, 1993, p. 1). Ce projet de loi viserait à « pallier l’insuffisance des institutions juridiques québécoises en matière de protection environnementale d’initiatives privées », et ce, spécifiquement pour répondre à la crainte des éventuels donateurs de voir « leur responsabilité civile engagée suite à un dommage survenu sur leur terrain et du manque d’incitatifs fiscaux favorisant le don de servitude ». Pour illustrer ces lacunes, le CQDE utilise l’exemple de la première fiducie foncière du Québec, celle de la vallée Ruiter (FFVR). Cette fiducie, détaille le document,

connaît deux donateurs potentiels d’un certain âge qui sont prêts à grever, à perpétuité, leur terrain, d’une servitude d’environnement. Or, ces lots ne sont pas contigus au territoire appartenant à la FFVR. Leur désir de contribuer à l’augmentation de notre patrimoine vert est certes louable, mais les documents pouvant être signés selon l’état actuel du droit seront facilement contestables. D’éventuels héritiers, plus soucieux de faire un gain rapide que de protéger l’environnement, pourraient les faire annuler devant les tribunaux. La Loi sur les servitudes d’environnement permettrait ces ajouts au territoire sous le contrôle de la FFVR.

idem, p. 4

En effet, l’article 1177 C.c.Q. du Code civil du Québec prévoit que :

1177. La servitude est une charge imposée sur un immeuble, le fonds servant, en faveur d’un autre immeuble, le fonds dominant, et qui appartient à un propriétaire différent.

Cette charge oblige le propriétaire du fonds servant à supporter, de la part du propriétaire du fonds dominant, certains actes d’usage ou à s’abstenir lui-même d’exercer certains droits inhérents à la propriété.

La servitude s’étend à tout ce qui est nécessaire à son exercice.

Code civil du Québec, R.L.R.Q. c C-1991

En ce sens, les dispositions du Code civil québécois de cette époque ne permettent pas de grever de servitudes réelles perpétuelles des terrains situés ailleurs que dans le « voisinage utile » d’un fond dominant, rendant la possession d’un tel fond dominant obligatoire pour des petits OBNL qui, souvent, sont sans moyens. À l’inverse, la servitude personnelle, si elle pouvait être établie au profit d’une personne et non d’un fond dominant, était quant à elle viagère et donc également peu apte, aux yeux des OBNL, à répondre aux visées de conservation à perpétuité du patrimoine écologique. En s’appuyant notamment sur les travaux du notaire Denys-Claude Lamontagne, qui publia dès 1991 une revue des outils disponibles dans le Code civil pour la conservation environnementale (Lamontagne, 1991), le CQDE proposa une demande de subvention qui visait, ni plus ni moins, un projet de loi permettant

une servitude qui crée à perpétuité un droit réel sur un fond servant, qui résiste au changement de propriétaire, le tout en faveur d’un bénéficiaire avec possibilité des charges positives et négatives tant au bénéficiaire qu’au propriétaire, sans pour autant exposer ce dernier à une responsabilité civile.

Centre québécois du droit de l’environnement, 1995, p. 4

Cette réhabilitation des servitudes personnelles dans une perspective de perpétuité était, aux yeux du CQDE, d’une importance capitale pour l’avenir de la conservation volontaire dans le contexte légal québécois. Elle n’est toutefois pas la seule proposition de réforme législative majeure produite par les OBNL à cette époque. La « problématique des intrus » allait, elle aussi, monopoliser une grande partie des réflexions lors des Ateliers sur la conservation des années 1990.

Problématique des intrus et allègements fiscaux

À la suite d’un atelier organisé par le RMN en 1994 sur « la problématique des intrus sur les territoires naturels protégés du Québec » (Regroupement des organismes propriétaires de milieux naturels protégés, 1994), le CQDE produit une autre demande de subvention pour l’élaboration d’un projet de réforme législative concernant le développement de recours légaux en cas de dommages causés en cas d’intrusion sur des terrains protégés privément (Centre québécois du droit de l’environnement, 1995). Trois ans plus tard, en mars 1997, Me Benoit Longtin, notaire au CQDE, soumet une proposition de réforme législative intitulée « Les intrus en milieux naturels privés voués à la conservation » (Centre québécois du droit de l’environnement, 1997). Selon ce document, « déjà plusieurs propriétaires de boisés, de tourbières, de marais et d’autres sites ayant une valeur écologique significative refusent d’adhérer à des programmes de conservation par peur de voir leurs terrains envahis par des intrus », et ce, dans la mesure où, « à l’heure actuelle, il n’existe au Québec aucun système juridique adapté à la fréquentation publique contrôlée de sites privés » (ibid., p. 5). En ce sens, le projet de réforme du CQDE propose d’amender substantiellement la Loi sur la conservation et la mise en valeur de la faune (L.R.Q., chapitre C-61.1 [anciennement C-61]). Ces amendements, qui touchent les articles 2, 4 et 5 de la Loi, visent en substance à permettre que des OBNL mandatent des « gardiens » habilités à patrouiller dans les territoires protégés et à intervenir en cas d’intrusion, notamment en émettant des « avis verbaux ou écrits » en cas d’infraction (Centre Québécois du droit de l’environnement, 1997 p. 131 et suivantes). Des amendes supplémentaires étaient aussi à prévoir en cas d’intrusion, d’un montant suffisant pour couvrir « tous les frais entrainés par cette infraction ainsi que tous les dommages subis par le terrain visé » (idem). Finalement, l’article 4 de la Loi devait être amendé afin qu’« aucun recours en dommage intérêts ne [puisse] être exercé par un usager autorisé ou non d’un territoire visé [par la présente Loi], contre le propriétaire de ce territoire, l’organisme accrédité ou le signataire du protocole ou de l’entente de conservation » (idem). Selon le CQDE, ces trois dispositions – le dégagement de la responsabilité civile, la possibilité par des patrouilleurs mandatés d’émettre des avis d’infraction, l’imposition d’amendes en cas de telles infractions – encourageraient les propriétaires fonciers à donner ou vendre des servitudes ou des pleines propriétés à des OBNL de conservation sans craindre de voir les terrains adjacents à leurs propriétés envahis par des intrus de toutes sortes.

Finalement, une troisième proposition, élaborée encore par le CQDE, caractérise cette période féconde en initiatives de réformes législatives. Me Benoit Longtin, avec la collaboration notamment de Mme Marie-Odile Trépanier, professeure consultante au département d’urbanisme de l’Université de Montréal, propose en 1995 une « Réforme de la fiscalité des espaces naturels » (Longtin, 1995). Les principales recommandations de réformes qui découlent de ce rapport d’expertise légale et notariale très fouillé sont relatives aux dispositions de l’impôt foncier et sur le revenu. Selon le RMN, qui résumera les propositions du CQDE dans un mémoire publié en 1999, le gouvernement du Québec pourrait, par exemple,

officiellement reconnaître la contribution du secteur privé par un acte législatif qui permettrait les incitatifs suivants : exemption automatique des taxes foncières municipales et scolaires; exemptions de taxes à la consommation (TPS/TVQ); exonération du paiement des droits de mutation exigibles en vertu de la Loi concernant les droits de mutations immobilières; couverture des responsabilités civiles pour la gestion des sites protégés (assurances); contrôles des activités par des intrus sur les sites (systèmes d’infraction à instaurer et dégagement de la responsabilité civile par rapport (sic) à des activités réalisées par des intrus; abolition du gain en capital lors de la donation d’un terrain à un organisme de conservation.

Regroupement des organismes propriétaires de milieux naturels protégés, 1999, pp. 1-2

Tout un programme, donc, visant à alléger le fardeau fiscal des propriétaires de lots privés protégés. Peu des recommandations contenues dans toutes ces différentes propositions de réformes législatives seront toutefois retenues par l’État québécois. Les trois seules recommandations qui seront étudiées et finalement adoptées par les instances seront celles relatives aux crédits fiscaux pour don de terre écosensible, à l’exemption de taxes municipales pour les terres converties en réserves naturelles privées, et à l’abolition du gain en capital lors de dons de terres ou de servitudes à des OBNL de conservation reconnus par Revenu Canada comme organismes de charité.

On voit donc que l’essentiel de l’activité de structuration du mouvement de la conservation volontaire au Québec dans cette période est le fait d’OBNL offrant une expertise légale en droit municipal. Le soutien à l’intendance qu’élaborait maintenant l’État était de nature fiscale et portait non plus seulement sur la conservation de la ressource faunique comme bien commun d’utilité publique, mais sur la conservation des propriétés foncières en tant que telles. Comme nos analyses le démontrent, la présence gouvernementale s’estompe peu à peu au fil des premiers vingt ans de l’intendance écologique au Québec, laissant la place en matière de présence structurante aux grands OBNL de conservation que sont le CQDE, le RMN, Conservation de la Nature ou Corridor appalachien. Ces OBNL développent une expertise poussée dans les diverses dispositions du cadre légal québécois pour faciliter la reconnaissance et l’établissement d’initiatives de conservation privée. Que cela se traduise par des propositions de réformes législatives pour contrer la « problématique des intrus » ou ait pour but de faciliter la donation par des allègements fiscaux, la production de ces OBNL exprime la transformation de l’objet de la conservation volontaire et le réalignement de ses prérogatives.

Ce nouvel accent sur la propriété privée sera encore plus manifeste lors des débats qui auront lieu à l’Assemblée nationale autour de la proposition, par le CQDE, d’un projet de loi visant à amender le Code civil québécois pour obtenir la reconnaissance de servitudes personnelles de conservation. Ce débat entre experts juristes est important pour la suite de la conservation volontaire au Québec. C’est en effet en réponse à la proposition du CQDE, rejetée par le législateur, que le gouvernement du Québec propose son propre projet de loi sur les réserves naturelles en milieu privé. Une fois sanctionné en 2001, ce projet de loi permettra l’établissement du réseau actuel des réserves privées accompagnées d’exemptions de taxes foncières. S’il est maintenant très populaire, ce programme de reconnaissance des réserves naturelles privées sera accueilli avec grande tiédeur par le milieu.

Le projet de loi n°149 sur les réserves naturelles privées

Le projet de réforme législative que propose le CQDE en 1995 sur les servitudes personnelles de conservation ne reçoit que peu d’écho. Seule la demande de subvention à Environnement Canada en 1993 pour la rédaction de cette proposition de réforme est accueillie favorablement. Selon la gestionnaire régionale d’Environnement Canada qui traite la demande, celle-ci répondrait en effet à « plusieurs préoccupations du Service canadien de la faune » (Environnement Canada, 1993a, p. 1). Un outil comme celui des servitudes proposées dans ce projet de loi, poursuit-elle, « représenterait un soutien précieux pour tous les groupes désireux de s’impliquer activement ». Aussi, le Service canadien de la faune donne son accord de principe à la démarche et promet une contribution financière pour l’élaboration du projet de réforme l’année suivante. Du côté provincial, toutefois, peu de documents attestent du développement de ce dossier de réforme législative proposé par le CQDE. Seul le Plan d’action sur la biodiversité du Québec de 1996 souligne, dans son orientation n° 7.2, le besoin de « [m]odifier la législation et la fiscalité actuelles afin de faciliter la conservation de milieux naturels sur les terres privées », et ce, en mettant en place un « cadre juridique sur les servitudes de conservation » (Québec [province], 1996, p. 20).

Mis à part cette référence aux servitudes, le gouvernement du Québec ne semble pas aussi enthousiaste que le gouvernement fédéral quant à la proposition du CQDE. En fait, le ministère de l’Environnement du Québec tiendra, en janvier 1999, une rencontre entre ses représentants et ceux du ministère de la Justice au sujet de la proposition de réforme législative du CQDE. Ces derniers firent état de grandes réserves quant au projet du CQDE. Selon le notaire mandaté à en faire une évaluation juridique, Me François Frenette, le projet du CQDE soulève principalement « des difficultés d’ordre sémantique parce que la notion traditionnelle de servitude au profit d’un immeuble véhiculée par les articles 1177 et ss du Code civil est transposée dans un démembrement de la propriété au profit d’une personne, i.e. dans une ’servitude personnelle’ » (Frenette, 1999, p. 3). Or, selon l’interprétation de Me Frenette, le Code civil ne saurait tolérer l’institution de servitudes perpétuelles au profit d’une personne. L’analyse de Me Frenette s’appuie sur la définition des servitudes dites « réelles » depuis la Révolution française et l’instauration du Code Napoléon, dont le droit civil québécois est issu. Le qualitatif « réel », explique Me Frenette dans son rapport, constitue

un rappel à l’effet que la propriété foncière, affranchie par la Révolution des nombreuses charges asservissant à la fois le titre et la personne de son titulaire, ne saurait à l’avenir tolérer sous forme de servitude que les assujettissements dans l’intérêt même d’un autre immeuble.

idem, p. 4

Les autres démembrements de la propriété au profit d’une personne nommés dans le Code civil, poursuit-il, « ne furent par ailleurs pas désignés sous le nom de servitudes personnelles tellement était grande la crainte d’un rappel des habitudes de l’Ancien régime par le choix de cette expression ». Cela étant, conclut-il,

il n’est pas malaisé de comprendre la réaction négative du ministère de la Justice face à un projet de loi évoquant l’idée de servitude personnelle et réclamant la possibilité d’amputer de façon définitive la propriété d’un de ces attributs au profit non pas d’un immeuble, mais bien d’une personne.

idem, p. 5

En ce sens, il n’est pas du tout certain, ajoute Me Frenette, « que l’intérêt public commande pareille extrémité dans le cas sous étude, notamment si les besoins des personnes liées au développement de l’intendance privées d’espaces naturels peuvent être autrement rencontrés [sic] » (idem, p. 7). Inspiré par l’exemple des Réserves naturelles françaises telles qu’établies par la loi de juillet 1976 sur la protection de la nature (Therville, 2012; Decamps, 2011;Guignier et Prieur, 2010; Lepart et Marty, 2006; Chiffaut, 2001; Giraudel, 2000), Me Frenette propose donc la possibilité, pour le gouvernement du Québec, d’autoriser des réserves semblables afin de « pallier à la carence d’outils disponibles » (Frenette, 1999, p. 12).

C’est ainsi qu’en 1999, le ministre de l’Environnement, Paul Bégin, recommande au Conseil des ministres le dépôt pour adoption d’un projet de loi sur les réserves naturelles volontaires. Selon le document déposé pour lecture à l’Assemblée, ce projet viserait à donner au ministre de l’Environnement

le pouvoir de désigner une propriété privée ou une partie de celle-ci, comme réserve naturelle volontaire, à la suite d’une demande d’un propriétaire foncier conjointement avec un organisme de conservation adressée au ministre de l’Environnement, et ce, aux fins d’assurer la conservation de l’environnement ou de caractéristiques patrimoniales d’une propriété privée.

Bégin, 1999, p. 1

Ce nouveau projet de loi, s’il est accueilli par les OBNL comme un effort honnête de la part du gouvernement, est toutefois très mal reçu en certaines de ces dispositions. Les archives révèlent en effet près d’une douzaine de lettres et de mémoires déposés devant la Commission des transports et de l’environnement chargée des audiences sur le projet de loi. Ces doléances concernent un point bien précis du projet de loi, à savoir, la place accordée aux OBNL de conservation dans le processus de reconnaissance des réserves naturelles. Le texte initial du projet de loi, notamment en son article 4, ne permet en effet la reconnaissance que de projets de réserves soumis directement au gouvernement par des particuliers et non par des OBNL. Indiquant d’emblée son insatisfaction, l’OBNL Canards Illimités Canada écrit qu’il « apparaît clair que les réserves naturelles ne sont pas aussi versatiles [sic] que la notion véhiculée par la servitude de conservation, et qu’elles ne pourront pas la remplacer » (Canards Illimités Canada, 2000, p. 1). Ces servitudes auraient en effet permis à des OBNL de procéder à la mise en place de milieux protégés privés dans le cadre règlementaire du seul Code civil amendé, sans passer par le gouvernement. Car, selon un autre OBNL, Conservation de la nature, les particuliers appelés à donner ou à vendre des morceaux de patrimoine foncier « préfèrent attribuer leurs contributions aux organismes plutôt qu’à l’État » (Conservation de la Nature, 2000, p. 1). Ne croyant pas « qu’un tel lien puisse s’établir facilement et directement entre les propriétaires et l’État », il importe donc, selon cet OBNL, de « modifier l’article 4 de la loi pour signifier clairement le rôle majeur que jouent les organismes de conservation en tant qu’agent livreur de la protection des milieux naturels » (idem, p. 2). En bref, soutient quant à lui le CQDE dans une de ses missives et en faisant référence à l’une de ses premières lettres critiques à l’égard du projet de loi, « Si nous avions souligné, dans cette lettre, l’initiative du gouvernement, nous avons sérieusement mis en doute la dérive du concept d’intendance privée qui, à notre avis, transparaissait dans cette proposition de projet loi » (Centre québécois du droit de l’environnement, 2000, p. 2).

Cette « dérive » signalée par le CQDE est relative au fait que le gouvernement du Québec se présentait en quelque sorte comme un compétiteur aux OBNL de conservation, dont les demandes visaient à obtenir la possibilité légale d’établir des servitudes perpétuelles au profit d’une personne. Le projet de loi n°149 allait en effet établir l’État comme un acteur majeur en conservation volontaire alors même que, aux dires de plusieurs OBNL, une des motivations premières pour établir des milieux protégés de manière privée était précisément une certaine circonspection quant au sérieux de l’engagement du gouvernement pour la protection des ressources environnementales.

Un amendement apporté au projet de loi atténua finalement ces critiques. Le libellé de l’article controversé se lit en effet dorénavant comme suit : « Avant de reconnaître la propriété comme réserve naturelle, le ministre conclut une entente avec le propriétaire ou, selon le cas, approuve une entente intervenue entre le propriétaire et un organisme de conservation à but non lucratif » (Loi sur la conservation du patrimoine naturel, RLRQ c C-61.01, section III, art. 57). Les OBNL y trouveront finalement leur compte, tous les terrains ayant fait l’objet d’ententes entre eux et des propriétaires fonciers pouvant dorénavant être reconnus, rétroactivement, comme des réserves naturelles.

Avec ce nouveau statut de protection, la province de Québec se dote donc de deux programmes majeurs de soutien à la conservation volontaire : le programme fédéral de visa fiscal et d’exemption de gain en capital pour dons de terres écosensibles, et le programme provincial des réserves naturelles en milieu privé, lui aussi accompagné d’un incitatif fiscal sous la forme d’une exemption de taxes municipales et scolaires pour les terrains reconnus. À ce jour, ce dernier programme a permis la reconnaissance de 179 réserves naturelles privées sur quelque 198 kilomètres carrés. Encore une fois, la région touristique des Cantons-de-l’Est est l’une des régions les mieux pourvues de telles réserves naturelles. 30 % des réserves du Québec s’y trouvent, les deux MRC de Brome-Missisquoi et Memphrémagog concentrant, à l’instar des dons écologiques effectués dans le cadre du programme de crédit d’impôt fédéral, plus de 80 % des réserves des Cantons (MDDELCC, 2015).

Toutefois, le débat se poursuit entre certains OBNL et le Ministère au sujet des réserves naturelles, même s’il est maintenant principalement l’affaire de juristes. Me Jean-François Girard, avocat associé aux activités du CQDE, persiste par exemple à critiquer le choix du législateur et du Ministère de ne pas reconnaître la servitude personnelle perpétuelle. Faisant écho aux travaux du notaire Denys-Claude Lamontagne sur le droit foncier (Lamontagne, 2013), et notamment à ses analyses de la réforme du Code civil de 1991 relativement aux servitudes (Idem, 2014), Me Girard estime que le projet de loi n° 149 du Ministère est, en l’essence, une reconnaissance de la servitude personnelle perpétuelle, mais au profit du Ministre. Dans Biens et propriété, Denys-Claude Lamontagne (2002) explique en effet que

[l]a servitude réelle permet au propriétaire d’un fonds de poser certains actes d’usage sur un autre fonds ou oblige le propriétaire de ce dernier fonds à s’abstenir d’exercer certains droits inhérents à la propriété (usus). Cette servitude grève un fonds (servant) en faveur d’un autre fonds (dominant). S’il n’existe qu’un fonds servant et pas de fonds dominant, on parle de servitude « personnelle » (par son sujet, le bénéficiaire), quoiqu’elle demeure partiellement réelle (par son objet, le fonds servant) (art. 1177 C.c.Q.).

Lamontagne, 2002, p. 56

Partant de cette analyse du professeur Lamontagne, Me Girard estime que les réserves naturelles, en tant que fonds servants destinés non pas à un fond dominant, mais bien à une personne – en l’occurrence, le Ministre – sont en fait des servitudes personnelles perpétuelles (Girard, 2012). Très critique à l’égard du fait que le Gouvernement se soit ainsi arrogé, en quelque sorte, l’usage de la servitude personnelle, Me Girard écrit dans un récent texte de doctrine que

[…] compte tenu de ce que nous avons présenté à propos de la servitude personnelle, on peut se demander si l’introduction de la réserve naturelle dans notre droit n’aura pas eu pour seul effet de permettre au ministre de l’Environnement de s’immiscer dans un domaine d’activité – l’intendance privée – qui aurait dû demeurer l’apanage des organismes de conservation…

Girard, 2012, p. 29

La démonstration du fait que l’intendance privée « aurait dû demeurer l’apanage des organismes de conservation » demeure à faire. Il n’en reste pas moins qu’avec son projet de loi n°149 sur les réserves naturelles en milieu privé, le Ministère de l’Environnement devint un acteur incontournable de la conservation privée au Québec.

Cette histoire des premières initiatives populaires et gouvernementales de conservation volontaire au Québec vise à jeter les bases d’une compréhension plus large de la transformation du rôle de l’État dans les efforts nationaux de conservation de la biodiversité. Les États tant canadien que québécois ont en effet choisi, depuis la fin des années 1980, d’intégrer dans leurs plans généraux de protection de la biodiversité des initiatives provenant du secteur privé. Les différentes réserves naturelles en milieu privé, servitudes réelles de conservation et dons de terres écosensibles font partie de ces outils de conservation volontaire maintenant à la disposition des propriétaires fonciers du Québec. Ces initiatives sont reconnues et compilées par l’État et permettent de dépasser, certes modestement, l’objectif de 12 % de territoire protégé que s’est fixé le Québec.

Si ces partenariats public-privé que sont les réserves naturelles et autres milieux naturels de conservation volontaire apparaissent comme un moyen prometteur pour soustraire des régimes d’usage industriels, agricoles ou touristiques certaines parties du territoire sous tenure privée, ils soulèvent des questions éthiques importantes sur l’attribution des ressources publiques. À qui, en effet, profitent ces fonds soustraits au trésor public sous forme de crédits d’impôt, d’abolitions en gain du capital et d’exemptions de taxes foncières? À l’hectare, combien coûte ce régime privé de conservation financé par l’État? Dans une perspective d’écologie scientifique, que protège exactement le réseau de réserves naturelles mis en place par l’État québécois? S’harmonise-t-il avec les éventuelles priorités de conservation de la biodiversité établies par les différents ministères s’occupant de la gestion durable des ressources?

Ces questions, auxquelles il est difficile de répondre compte tenu du caractère privé des données et d’analyses qui sont à faire, forment le corps de la thèse de doctorat du premier auteur. Elles feront l’objet d’une publication à venir. La trame présentée ici offre toutefois des éléments de réponse, de même que des pistes de recherche potentielles. Notre reconstitution historique a en effet montré comment le mouvement de la conservation volontaire a débuté de façon très circonscrite dans les Cantons-de-l’Est autour de l’initiative de quelques organismes citoyens inquiets du développement industriel et touristique dans leur région. Les premières « fiducies foncières » de la Vallée Ruiter et du mont Pinacle, de même que la Fondation des terres du Lac-Brome, ont en effet été toutes créées en résistance à un certain développement jugé indésirable. Inspirés par le succès de ces premières initiatives, les gouvernements québécois et canadien, notamment à travers certaines de leurs agences comme la Fondation de la faune et le Service canadien de la faune, se sont activés pour soutenir davantage le jeune mouvement de la conservation volontaire au Québec. Ils ont alors mis en place une série d’initiatives visant à favoriser l’acquisition d’habitats fauniques, de même qu’une tribune – les Ateliers sur la conservation des habitats – destinée aux différents acteurs intéressés par la conservation volontaire. Ces Ateliers servent de laboratoires d’idées pour l’intendance au Québec. C’est notamment à travers eux que celle-ci a été définie comme activité de protection des ressources fauniques comme « bien d’intérêt public ». Cet accent de la conservation volontaire sur la faune, confirmé par la forte présence d’acteurs des milieux de la biologie amateur ou des clubs de chasse et pêche lors de ces premiers Ateliers, a été toutefois remplacé par d’autres préoccupations. Les différents projets de réformes législatives proposés par des OBNL, comme le CQDE, autour de la « problématique des intrus » ou de l’établissement d’incitatifs fiscaux, témoignent en effet de cette transformation des préoccupations, tournées initialement vers la protection de la faune et qui se sont axées davantage sur les mécanismes de protection de la propriété privée en contexte de forte spéculation foncière. Cette nouvelle orientation est confirmée par le projet de réforme législative, proposé en 1995 par le CQDE et visant à réhabiliter la servitude perpétuelle au profit de personnes non liées au foncier. Prenant acte des grandes réserves du législateur quant à ce projet de réforme législative du Code civil, le gouvernement du Québec propose un nouvel outil, les réserves naturelles en milieu privé. Ce faisant, il se positionne comme intermédiaire central dans la conservation volontaire au Québec, et ce, à l’insatisfaction palpable de bien des OBNL, qui voudraient trouver en l’État non un compétiteur, mais bien un facilitateur.

Ce que la reconstitution de cette trame nous permet de constater est l’équilibre précaire de l’État québécois dans la poursuite de ses efforts de protection du bien public environnemental. Constatant, d’une part, les besoins et les opportunités bien réels de conservation de la biodiversité dans les terres fortement humanisées du sud du Québec, et confronté, d’autre part, aux demandes d’un mouvement populaire pour une plus grande privatisation de la conservation – mouvement porté par des OBNL de plus en plus influents au Québec, comme Conservation de la nature et le CQDE–, l’État québécois choisit de se positionner en gestionnaire de cette privatisation. La décentralisation du leadership en matière de conservation de la biodiversité dans le Québec méridional, de même que la fiscalisation accrue du soutien gouvernemental aux initiatives de conservation privée, confirment ce positionnement.

Une des grandes questions qui émerge de ce constat sur l’histoire de la fiscalisation de la conservation du patrimoine naturel au Québec est de savoir dans quelle mesure le déploiement des aires protégées privées s’harmonise avec les besoins réels – et pressants – de la province en matière de conservation de la biodiversité. Le choix des États canadien et québécois de se positionner comme gestionnaires d’un régime fiscal de la conservation ne ferait-il pas en sorte d’établir une géographie de la conservation modelée davantage par des opportunités foncières très circonscrites, dépendant notamment des fluctuations du marché de la villégiature, que par les enjeux plus globaux de protection des ressources à l’échelle nationale, provinciale ou municipale? Au vu des montants attribués sous la forme de retours fiscaux dans le cadre des programmes de soutien à la conservation volontaire au Québec et au Canada, l’équité et l’efficacité d’un tel régime de conservation des ressources doivent être mises en question. Il en va du caractère vraiment « privé » des ressources naturelles ainsi protégées.