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Moins connu que les grands hommes politiques du 19e siècle québécois que sont Louis-Joseph Papineau, Louis-Hippolyte La Fontaine ou Honoré Mercier, Ludger Duvernay représente tout de même « un artisan incontournable de l’histoire du Québec » et on ne peut que féliciter Georges Aubin et Jonathan Lemire, tous deux spécialistes de l’histoire des patriotes, d’avoir fait l’édition de quelques-unes de ses lettres d’exil. Celles-ci sont précédées d’une introduction substantielle qui retrace les origines généalogiques du patriote né à Verchères et esquisse les grandes lignes de sa carrière dans le journalisme entreprise dès l’âge de quatorze ans, et au cours de laquelle il cumule les fonctions d’imprimeur, d’éditeur et de journaliste, notamment à La Minerve, journal montréalais parmi les plus importants de l’époque. Une fine connaissance des fonds et des documents d’archives permet à Aubin et Lemire d’éclairer la trajectoire de Duvernay en montrant comment ce dernier était perçu par ses contemporains. Les recherches menées par les deux chercheurs complètent ainsi la biographie de Denis Monière, Ludger Duvernay et la révolution intellectuelle au Bas-Canada, parue chez Québec/Amérique en 1987.

Le choix de lettres que proposent Aubin et Lemire se divise en deux parties. La première présente une sélection d’une trentaine de lettres écrites de la main de l’exilé politique entre avril 1838 et décembre 1851, parmi lesquelles on trouve pour une large part des lettres publiques qui ont paru dans différents organes de presse, dont La Canadienne, L’Aurore des Canadas et Le Courrier des États-Unis. Le prospectus du Patriote canadien, feuille que fonde Duvernay à Burlington, figure aussi dans ce corpus d’écrits publics. Si ces lettres aux journaux témoignent principalement de la pensée politique de Duvernay, à propos de l’Union des Canadas par exemple, elles nous renseignent également sur le rôle de médiateur culturel qu’assume Duvernay de l’autre côté de la frontière. La lettre d’août 1840 adressée au journal La Canadienne prend la forme d’une notice topographique de la ville de Burlington, qui n’est pas sans rappeler la missive de Siméon Marchessault, autre exilé politique expatrié aux Bermudes, destinée à Richard Hubert. Duvernay y décrit l’emplacement et l’architecture de cette ville des États-Unis où trouvent refuge de nombreux patriotes en cavale; il y aborde le système postal, l’industrie, l’agriculture, l’éducation, le milieu du livre, l’imprimé. Se révèle également dans cette correspondance l’engagement religieux de Duvernay qui s’implique dans l’établissement d’institutions catholiques francophones aux États-Unis, montrant ainsi que les patriotes n’étaient pas tous des anticléricaux notoires. Les lettres rédigées par Ludger Duvernay contiennent des informations précieuses qui éclairent les conditions particulières de la pratique épistolaire en situation d’exil, notamment le resserrement des règles de la confidentialité découlant de la crainte d’inculper des proches ainsi que l’utilisation de prête-noms.

La seconde partie se compose, quant à elle, d’une vingtaine de lettres reçues entre décembre 1837, début de l’exil de Duvernay aux États-Unis, et août 1840. L’intégralité de ces lettres, dont certaines avaient été publiées dans la revue de la Société d’archéologie et de numismatique de Montréal au début du 20e siècle (volumes 5 à 8), est disponible en version numérique sur le site des Éditions VLB. Plus que les lettres de Duvernay sélectionnées par les deux chercheurs, la correspondance reçue dévoile les coulisses de l’histoire politique. Jacques-Alexis Plinguet, éditeur du journal La Canadienne, présente Ludger Duvernay comme le père de l’association des Frères chasseurs dans une lettre du 19 juin 1840. Dans une autre missive, Plinguet pose également l’imprimeur exilé comme un modèle de la profession en reconnaissant que Duvernay a habilement concilié les postures d’homme de presse et d’homme politique. Cela dit, le parti pris de privilégier la dimension politique de ce corpus comme principe de sélection des lettres s’effectue au détriment de la petite histoire et de la vie privée. Dans cette perspective, il aurait été intéressant, pour brosser un portrait plus complet de Ludger Duvernay, de donner à lire quelques lettres d’épouses de patriotes attestant le rôle qu’a joué ce dernier comme intermédiaire entre les patriotes exilés et leur famille. Chacune des lettres est accompagnée d’une notice bibliographique, ce qui permet aux autres chercheurs intéressés par ce corpus de retourner aux pièces originales. L’édition témoigne, en outre, d’un souci de rendre compte de la matérialité de ces archives épistolaires. Or, l’appareil de notes signale à l’occasion certaines variantes par rapport aux documents originaux sans que la nature du travail de modification ou de modernisation effectué par les éditeurs ne soit explicitement précisée. Il ne fait toutefois aucun doute que cette correspondance contribuera à l’histoire des Rébellions, plus particulièrement en ce qui concerne les conditions de vie des exilés et l’association des Frères chasseurs, mais aussi à l’histoire des pratiques épistolaires et de la presse de la première moitié du 19e siècle québécois.