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Je réside en Alberta depuis plus d’une décennie. Tout en étant francophone, ma compréhension des variétés de français dans le monde restait théorique et liée à mon parcours académique. En venant au Campus Saint-Jean, et en côtoyant les gens du quartier francophone d’Edmonton, Bonnie Doon, j’ai finalement découvert la richesse de la langue française et de ses variétés dans le monde, et surtout dans l’Ouest canadien. Durant mon éducation élémentaire, secondaire et post-secondaire (‘French Department’ de la University of Illinois aux États-Unis), j’ai baigné dans la variété métropolitaine du français. En conversant avec mes étudiants franco-albertains dès 2005, j’ai réalisé que nous parlions deux français différents. Aujourd’hui, la communauté francophone d’Edmonton est encore élargie par l’inclusion de francophones venant de France, de Belgique, du Maghreb, de l’Afrique occidentale, et d’ailleurs, tous parlant des dialectes et des variétés bien distinctes mais utilisant une lingua franca pour communiquer. Pendant ma lecture de Papen et Hallion, je me suis à maintes reprises arrêtée sur des éléments qui correspondaient à des réalités et des situations sociolinguistiques de mon vécu quotidien ici à Edmonton. À cet égard, le livre offre un excellent panorama historique des variétés du français à l’ouest des Grands Lacs.

La diversité sociolinguistique de l’Ouest canadien est historiquement importante pour comprendre le développement (économique, social et politique) de l’identité nationale. Papen et Hallion cernent cette question en mettant l’accent sur le français – surtout l’évolution de la variété laurentienne – au-delà des Grands Lacs. Huit chapitres qui traitent tous de la thématique des variétés de français et de leur évolution au contact d’autres langues donnent au lecteur une meilleure compréhension de la francophonie en milieu minoritaire. À part le premier et le dernier, tous les chapitres portent sur les provinces des prairies, Manitoba, Saskatchewan et Alberta, à raison de deux par province. Pour chacune, un chapitre présente une réflexion critique et un autre une étude linguistique empirique sur les variétés de français. Il n’y a qu’un chapitre pour la Colombie Britannique.

Le premier chapitre, « La francophonie et l’Ouest : pérennité, diversité et rapport à l’Autre » par Gratien Allaire, propose un survol harmonieux de l’évolution historique du français dans l’Ouest canadien depuis les premiers pionniers, en abordant le rôle important des institutions religieuses dans la préservation, le maintien et l’épanouissement de la langue et de l’identité francophone, le rôle des peuples métis, les enjeux légaux et sociétaux, les droits linguistiques, l’expression artistique et médiatique en français et les défis qui accompagnent les nouveaux arrivants francophones. Ce chapitre sert de préambule à tout le livre : une langue a évolué, ou plutôt survécu, dans des contextes minoritaires face à une langue dominante (l’anglais) et en étant constamment en contact avec d’autres langues autochtones. Ce fil traverse les sept chapitres restants.

Dans le deuxième chapitre, Sandrine Hallion se penche sur la question des variantes formelles dans la sémantique du lexique régional manitobain. Elle étudie le marquage du mot cabousse. Dans la même perspective, et toujours au Manitoba, Nicole Rosen et Élyane Lacasse présentent une étude approfondie de l’impact du cri/ojibwé sur la phonétique et la prononciation de certaines voyelles postérieures dans le français du Manitoba (chap. 3).

En se dirigeant plus à l’ouest, les deux chapitres suivants discutent de l’évolution des variations du français en Saskatchewan. France Martineau présente une étude sur le contact entre divers groupes francophones venus s’installer en Saskatchewan de partout dans le monde : la Louisiane, l’Europe, les Caraïbes, l’Afrique, etc. (chap. 4). Robert Papen et Davy Bigot présentent une étude socio-phonétique des variations internes et externes chez des locuteurs adultes de la communauté de Prince Albert, en montrant que la perception du français parlé et sa prononciation sont liées aux statuts sociaux, économiques et éducatifs des locuteurs (chap. 5).

Les deux chapitres suivants traitent de l’Alberta. Dany Bigot se concentre sur la question du contact avec l’anglais et l’emprunt linguistique des marqueurs et connecteurs anglais tel qu’and, but, etc., tout en prêtant attention aux variables telles que l’âge, le sexe, ou le niveau d’éducation. Quand à Douglas Walker, il étudie le schwa ou « e muet/caduc » dans un contexte sociolinguistique où son maintien ou sa suppression reflètent une opposition entre un discours social et informel et un discours soutenu. Le dernier chapitre par Réjean Canac-Marquis et Christian Guilbault retrace d’abord l’histoire du français dans la province depuis la création de la paroisse Maillardville en 1909 (et même avant, avec la présence francophone dans les expéditions exploratoires). On comprend à la lecture du livre que la réalité historique des communautés francophones est bien plus présente et plus ancrée dans les prairies qu’en Colombie-Britannique. Leur présence au-delà des Rocheuses est relativement plus récente.

J’ai beaucoup appris en lisant cet ouvrage, et je pense que toute personne qui veut étudier et comprendre, ou même juste s’informer sur les variétés du français au-delà des Grands Lacs, devrait lire ce livre qui trace un bilan complet de l’évolution historique de cette langue en milieu minoritaire, et en contact avec d’autres langues. J’y ai trouvé plusieurs réponses à des questions que je me posais à l’égard des changements sémantiques, phonologiques, ou autres dans les variétés du français dans l’ouest canadien.

Le livre aurait cependant bénéficié d’un chapitre de conclusion afin de dresser un bilan des réalités actuelles et des défis futurs auxquels la communauté francophone est confrontée du fait de nouveaux arrivants, et des enjeux sociolinguistiques résultant du contact entre les différentes variétés du français de partout du monde. Au fur et à mesure que ces nouvelles communautés s’établissent dans l’ouest du pays, la variété française parlée change et s’adapte aux nouveaux contacts. Je recommande fortement cet ouvrage aux personnes qui veulent comprendre l’histoire et les distinctions des variétés de français à travers les prairies et la Colombie-Britannique.