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Les Irlandais, qui ont immigré au Canada par vagues successives du 18e au 20e siècle, ont façonné et marqué de façon significative la vie politique, économique, sociale et culturelle de « La Belle Province ». Pour preuve, ils sont aujourd’hui la deuxième communauté ethnique du Québec, et 40 % des Canadiens français ont des origines irlandaises et se revendiquent comme « irlandais », alors que bon nombre d’entre eux n’ont jamais été en contact direct avec l’Irlande et sa culture.

Le Québec et l’Irlande, Culture, histoire, identité, est une compilation de textes exposant et explorant les destins parallèles du Québec et de l’Irlande, les liens historiques, culturels, religieux, sociaux, politiques et identitaires qui les unissent, et les relations singulières et complexes qu’ont entretenues les Irlandais catholiques et les Canadiens français au Québec, du 19e siècle à nos jours. Cet ouvrage, divisé en deux parties intitulées « Les crises et les accommodements » et « Imaginaires et représentations », présente des travaux issus de diverses disciplines des sciences humaines et sociales, telles que l’histoire, la sociologie, la littérature, le cinéma, la musicologie, etc. Conduite par trois chercheurs dynamiques qui ont innové dans les études canado-irlandaises, en s’intéressant plus spécifiquement aux Québécois irlandais, la démarche est riche en émotions et découvertes… Si le sujet de la diaspora irlandaise en Amérique du Nord a été quelque peu étudié, les recherches sur l’immigration et l’intégration des Irlandais au Québec en sont à leurs prémices. Fruit de plusieurs années de travail, ce recueil, unique en son genre, aborde le regard que pose le Québec sur l’Irlande et l’influence de cette dernière.

La question irlandaise au Canada, et plus spécifiquement au Québec, est d’une fascinante complexité. Comme nous l’explique Jolivet, les Irlandais constituent deux groupes distincts et divergents (catholiques et protestants) lorsqu’ils arrivent au Canada. Les Irlandais protestants s’allient logiquement avec les anglophones. Les Irlandais catholiques, en revanche, ne s’intègrent pas de la même manière au Québec, où ils choisissent plutôt de se rapprocher des Canadiens français, malgré la barrière linguistique, en raison de nombreuses affinités, et en Ontario, où ils s’identifient au nationalisme canadien-anglais majoritaire de Thomas d’Arcy McGee et s’opposent fermement aux réclamations des francophones. À ces relations conflictuelles d’ordre politique et éducationnel s’ajoute la question religieuse et linguistique : dans les dissensions, le Saint-Siège prend le parti des « English-speaking Catholics », perçus comme des vecteurs d’expansion du catholicisme en Amérique du Nord, comme nous l’apprend Matteo Sanfilippo dont les recherches s’appuient sur les archives vaticanes. Un autre point abordé dans cet ouvrage est le rôle significatif des Irlandais dans les événements historiques et politiques de la province. Peter Bischoff révèle par exemple que l’Ordre des Chevaliers (1882-1890), organisation syndicale du mouvement ouvrier québécois, fut créé par deux Canadiens irlandais catholiques. Plusieurs articles analysent aussi la parenté et les liens entre Québec et Irlande, et ce, à différentes époques et au travers de diverses disciplines. Les écrivains Victor-Lévy Beaulieu et Jacques Ferron ainsi que le cinéaste André Forcier mettent en lumière l’acculturation réciproque qui s’est opérée dans la province entre les deux communautés ethniques, et les similitudes historiques, politiques, culturelles et sociales entre les deux pays. Des exemples en sont l’effritement du pouvoir religieux pendant la deuxième moitié du 20e siècle (étudié au travers de deux films), la volonté dans les années 1960 de réformer la société pour lutter contre les inégalités et redéfinir l’identité nationale, ou encore le bannissement de la musique et de la danse par l’Église catholique au début du 20e siècle. En outre, l’Irlande fut, jusqu’à son indépendance, un modèle à suivre pour la lutte émancipatrice québécoise, notamment à travers un héros comme Daniel O’Connell auquel Joseph Papineau fut bien souvent comparé. Un des derniers thèmes abordé dans cet ouvrage est l’irlandisation du Québec dans les domaines de la culture et de la littérature. Pour Ferron, l’identité québécoise est teintée de couleurs irlandaises. De même, Marc Chevrier nous explique que VLB a hibernisé la langue française de la même manière que James Joyce a « "irland[é] de sens" la langue anglaise » (p. 233).

Cet ouvrage marque un premier jalon majeur dans les études québécoises-irlandaises et ouvre la voie à de nombreuses recherches futures. En s’appuyant sur des sources diverses et originales, jusque-là peu ou pas explorées, en s’intéressant à des époques différentes, et en présentant de multiples approches disciplinaires, les textes apportent des informations parfois inédites, offrent des regards croisés ou contrastés, se complètent dans l’apport de connaissances, s’éclairent les uns les autres, se font écho et finissent par dialoguer. Nous félicitons donc l’équipe pour la qualité et la finesse de ce travail collectif. Ce qui manque peut-être dans ce recueil, c’est une place pour les études folkloriques, qui vont bien souvent de pair avec des micro-études locales et ethnographiques entreprises dans les régions rurales. Une comparaison des artifacts, sociofacts et mentifacts québécois et irlandais (travail commencé entre autres par Beck et Ó hAllmhuráin) nous permettrait de mesurer la part de l’héritage irlandais dans le folklore – et donc la culture – québécois. Quelles sont les survivances des éléments traditionnels irlandais et comment se sont-ils intégrés? En somme, peut-on parler aujourd’hui de folklore québécois-irlandais?