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Cet essai s’ajoute à la bibliographie déjà riche et diversifiée (en histoire, sociologie, littérature) de Gérard Bouchard, auteur connu et respecté non seulement pour l’ensemble de son oeuvre mais aussi pour la fonction qu’il a exercée récemment comme coprésident de la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement liées aux différences culturelles.

Le mythe, comme objet de recherche, avait déjà été traité dans d’autres publications de Bouchard, notamment Raison et Contradiction. Le mythe au secours de la pensée, (CEFAN, 2003) et La pensée impuissante. Échecs et mythes nationaux canadiens-français (1850-1960) (Boréal, 2004).

Avec cet ouvrage, Bouchard se vante d’innover en comblant des lacunes qu’il juge remarquables dans le champ de la recherche sur les mythes en sociologie contemporaine. Il propose ce qu’il appelle « un modèle original d’analyse des mythes sociaux » (p. 11) basé sur deux principales conceptions qu’il veut nouvelles et critiques envers les idées anciennes : 1- les mythes ne peuvent être abandonnés aux seules sociétés primitives prémodernes, car ils sont présents dans toutes les sociétés humaines; 2- les mythes ne relèvent pas seulement de l’émotion, comme l’aurait entendu Claude Lévi-Strauss (p. 11), mais sont des mécanismes sociologiques qui cumulent des composantes d’ordre émotionnel et rationnel.

Comment Bouchard définit-il le mythe? Comment établit-il leur lien avec les imaginaires collectifs? D’une part, il postule que les mythes sont les fondements symboliques des imaginaires collectifs des sociétés, un imaginaire collectif étant défini comme l’« ensemble des symboles qu’une société produit et grâce auxquels ses membres donnent sens à leur existence » (p. 21). D’autre part, il définit le mythe ainsi : « Enraciné dans la psyché, stratégiquement produit et utilisé, le mythe social est une représentation collective hybride, bénéfique ou nuisible, baignant dans le sacré, commandée par l’émotion plus que par la raison, et porteuse de sens, de valeurs et d’idéaux façonnés dans un environnement social et historique donné » (p. 41).

Il ajoute que tous les mythes sont sociaux au sens strict vu que « leur émergence est toujours un produit de la vie collective » (p. 43), tandis que les mythes que l’on considère comme religieux, philosophiques, allégoriques, politiques ou nationaux le sont en général « au sens large ». De là, selon lui, l’erreur des études précédentes sur les mythes qui ne se référaient qu’à leurs structures symboliques comme production de l’imaginaire des sociétés primitives, non enracinées dans un contexte spatio-temporel. De fait, contrairement à Bourdieu, par exemple, pour qui le mythe social serait « indifférencié de l’ensemble d’une société », pour Bouchard, qui a une vision contextualisée des mythes, ces derniers sont des lieux où interviennent des acteurs sociaux intéressés. Leurs actions sont à l’origine des mythes sociaux. Elles les maintiennent en vie et assurent leur reproduction.

C’est ainsi que Bouchard répond aux questions sur la naissance et la survie des mythes, par ce qu’il appelle le « processus de mythification ». Il le décrit en huit étapes dans le troisième chapitre du livre mais dans un ordre qu’il faut brouiller un peu pour bien comprendre ce qu’il veut dire. En outre, même si Bouchard ne l’assume pas, sa démarche est évidemment constructiviste : le mythe n’est pas donné, il est fabriqué.

En bref, dans le « processus de mythification » de Bouchard, les idées devenues mythes seraient des rituels ou des récits instrumentalisés (1), que fabriquent des acteurs sociaux (2), pour un destinataire quelconque et dans un contexte particulier (3), sur la base d’une empreinte (4) qu’a laissée un évènement déclencheur significatif appelé ancrage (5); celui-ci peut être « dormant ou actif » suivant le cas, négatif ou positif, mais produit en tout cas un ethos (6), c’est-à-dire un ensemble de valeurs qui émanent de l’empreinte; la sacralisation de cet ethos (7) constitue le moment émotif culminant de la formation du mythe qui se maintient dans le temps au moyen des techniques diverses de persuasion (8) utilisées par ces mêmes acteurs (p. 73-135).

Par ailleurs, comme s’il ne suffisait pas de suivre les étapes énoncées, Bouchard énumère, dans le chapitre suivant du livre, les seize conditions d’efficacité d’un mythe. Il n’est pas utile de les reprendre ici. À ce niveau, on peut plutôt reprocher à l’auteur d’avoir cédé à un souci excessif d’exhaustivité qui a dû nuire à la rigueur de sa pensée. Pour preuve, certaines conditions énumérées pouvaient facilement être fusionnées sans rien changer à l’idée essentielle. On peut citer au moins deux cas : les conditions 1 (une définition cohérente du sujet et du territoire) et 3 (la cohérence) ne se référent qu’à la même idée de cohérence; les conditions 9 (la compatibilité), 11 (le parasitage) et 15 (le renforcement) ne sont au fond que des mécanismes pouvant servir à garantir l’application de la huitième condition : l’adaptabilité (p. 137-153).

Somme toute, l’ouvrage nous invite-t-il à être sceptiques et vigilants à l’égard des mythes? C’est peut-être un objectif dissimulé du livre qui ne cesse pourtant de nous mettre en garde contre une secrète finalité manipulatrice des mythes considérés entre autres comme des chiens de garde des intérêts de certains acteurs sociaux (p. 120).

Réputé conservateur plutôt que subversif, Bouchard ne se contente pas néanmoins de nous rappeler que les mythes, une fois intégrés aux imaginaires collectifs, déterminent, malgré nous, nos façons de penser tout comme nos manières d’agir et de sentir. Toutefois, peut-on aller jusqu’à dire qu’il cherche à provoquer une quelconque rébellion intellectuelle contre les mythes sociaux? Je crois plutôt qu’il ne voit pas la domination consciente ou inconsciente des mythes sur les personnes comme un problème en soi; ou tout simplement, ce n’est pas le problème qui l’intéresse. Disons qu’il le constate mais ne le critique pas.

Par sa théorie sur la structure pyramidale des mythes, il discerne en effet que certains mythes devront même durer presque toujours. Les plus importants qu’il appelle les « mythes directeurs » se reproduisent, au lieu de disparaître, dans d’autres mythes de même importance ou deviennent des mythes mineurs qu’il appelle des « mythes dérivés ».

Pour le meilleur ou pour le pire, le mythe social, en perpétuelle reproduction, serait en fin de compte, dans la sociologie de Bouchard, une de ces fatalités humaines avec lesquelles toute société vit, a vécu ou continuera de vivre indéfiniment. Il y a là matière à débattre.