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Dans une scène remarquable du film Les invasions barbares (2003) du cinéaste Denys Arcand, un prêtre et une marchande d’oeuvres d’art se donnent rendez-vous au sous-sol d’une église catholique de Montréal où s’entassent pêle-mêle, sous une couche de poussière, d’anciens objets de dévotion[1]. Le prêtre québécois explique à sa visiteuse, d’origine française et commissaire-priseur à Londres, l’étonnante abondance des biens dont il cherche à connaître la valeur marchande :

Le prêtre : Vous savez, ici autrefois tout le monde était catholique, comme en Espagne ou en Irlande. Et à un moment très précis, en fait, pendant l’année 1966, les églises se sont brusquement vidées, en quelques mois. Un phénomène très étrange que personne n’a jamais expliqué. Alors maintenant on ne sait plus quoi faire avec ça. [Pointant du doigt les objets religieux s’entassant à perte de vue dans le sous-sol]. Les autorités voudraient savoir si quelque chose a une valeur quelconque.
L’antiquaire : Une valeur marchande?
Le prêtre : Oui.
L’antiquaire, regardant de plus près quelques artéfacts : Est-ce que vous avez conservé des ostensoirs ou des calices français du 18ème?
Le prêtre : Non, les Américains ont tout acheté. Il reste quelques exemplaires dans des musées.
L’antiquaire : Écoutez, tout cela a sûrement une grande valeur pour les gens d’ici, sur le plan de la mémoire collective…
Le prêtre : Mais est-ce qu’il y a des choses qu’on pourrait vendre?
L’antiquaire : Sur le marché international? Honnêtement, je ne vois pas très bien.
Le prêtre : Autrement dit, tout ça ne vaut absolument rien. Je vais vous raccompagner.

La scène saisit avec acuité le sort du catholicisme québécois après la Révolution tranquille : naguère vibrante et puissante, l’Église catholique est désormais réduite à vendre ses objets sacrés pour subvenir à ses besoins. Son héritage religieux n’est plus qu’un bric-à-brac exsangue témoignant d’une religiosité populaire révolue. Polie, la spécialiste des ventes aux enchères suggère au prêtre que la valeur de ses objets de dévotion ne serait pas d’abord comptable, mais patrimoniale. Pour le prêtre, ce ne serait même plus le cas.

La question de savoir si, et jusqu’à quel point, le patrimoine catholique a de l’importance pour la mémoire et l’identité québécoises est une question qui dépasse les ambitions du présent article. Il n’empêche, l’analyse des multiples regards posés sur le patrimoine religieux québécois lors du récent débat sur la place du religieux dans l’espace public constitue un instrument heuristique fécond pour comprendre les relations entre religion, sécularisation et identité nationale dans le Québec contemporain.

Repères conceptuels

Au Québec, la sociologie des religions et l’étude de la sécularisation sont fortes d’une riche tradition. Dès les années 1970, les sciences sociales québécoises se sont penchées sur les transformations rapides du paysage religieux québécois. Si, dans Les Invasions barbares, le Père Leclerc ne trouvait pas d’explication à l’abandon des églises « en 1966 », de nombreuses études ont néanmoins été consacrées à l’analyse du catholicisme québécois après la Révolution tranquille[2].

À rebours de la thèse forte de la sécularisation comme disparition du religieux, Raymond Lemieux a montré, au début des années 1990, la persistance de l’attachement des Québécois à la tradition catholique. À son avis, le catholicisme conserve une valeur culturelle au Québec, ce dont témoignent non seulement l’architecture et la toponymie québécoises mais aussi la nature et la forme des débats politiques et éthiques qui s’y déroulent, tel celui portant sur le rôle du catholicisme dans la socialisation de l’individu au sein de la communauté nationale. S’inspirant des études de Micheline Milot (1989), Lemieux considère que les parents qui choisissaient d’inscrire leurs enfants au cours d’enseignement religieux catholique à l’école primaire et secondaire le faisaient afin de transmettre un héritage familial. Les parents « veulent donner à leurs enfants ce qu’ils ont reçu, même s’ils en ont abandonné les normes, et leur laisser le choix d’abandonner ou non ces normes à leur tour » (Lemieux, 1990, p. 160). Selon lui, le catholicisme québécois après la Révolution tranquille s’est transformé en religion culturelle, c’est-à-dire une « religion indifférente aux normes ecclésiales, sans référence communautaire concrète, voire sans Église… [mais qui] continue d’intégrer la personnalité québécoise dans une sorte de référence commune qui bien qu’éloignée des normes et des contraintes de la vie quotidienne, reste disponible en cas de besoin » (Lemieux, 1990, p. 162-163)[3].

Plus récemment, É.-Martin Meunier et ses collègues ont constaté le déclin empirique de la religion culturelle au Québec lié à l’entrée en scène, dans les années 2000, de la génération Y, moins réceptive que les générations précédentes au catholicisme culturel. Il s’agirait là d’une nouvelle phase de la sécularisation de la société québécoise, qui contribuerait à expliquer le durcissement des positions catholiques et laïcistes au sujet de la place de la religion dans l’espace public (Meunier, Laniel et Demers, 2010). En effet, la religion culturelle aurait rendu possible, grosso modo jusqu’aux années 2000, à la fois la primauté culturelle du catholicisme dans la société québécoise, et la discrétion de l’Église catholique sur les enjeux politiques, économiques et sociaux. Cette exculturation générationnelle serait à la source d’une « sortie progressive du catholicisme comme religion culturelle [qui] signe peut-être la fin d’un état de société où catholicisme et sécularité étaient unis en un même projet national (Meunier et Wilkins-Laflamme, 2011, p. 675-676) ». La remise en question de ce « régime de religiosité » coïncide par ailleurs avec le contexte acrimonieux des années post-11 septembre et avec l’arrivée d’un nombre croissant d’immigrants aux traditions culturelles et religieuses variées, ce qui peut contribuer à expliquer l’ampleur et la virulence des débats entourant, depuis une décennie maintenant, la place de la religion dans l’espace public québécois.

La thèse de Meunier et coll. nous apparaît convaincante. Un cadre conceptuel plus élaboré semble toutefois nécessaire afin de rendre compte des divers processus qui affectent le Québec postséculier[4]. À ce titre, la distinction que propose Martin Riesebrodt entre « religion » et « tradition religieuse » constitue un point de départ utile. Pour Riesebrodt, la « religion » est un ensemble de pratiques religieuses fondées sur la prémisse de l’existence de pouvoirs surhumains offrant la promesse du salut. La « religion » et la « religiosité » – laquelle désigne l’appropriation subjective et individuelle de la religion – sont des concepts différents du concept plus large de « tradition religieuse », que Riesebrodt définit comme [traduction] « la continuité historique d’un système de symboles » issus de la religion et de la religiosité et dans lesquels puisent les religions instituées et pratiquées (Riesebrodt, 2010 : xii). Ainsi, la « tradition religieuse » renvoie aussi bien aux discours et aux pratiques définis d’un point de vue théologique qu’aux pratiques entendues comme coutumes existant de façon plus ou moins réfléchie dans la culture nationale (ibid. : 77). Il s’agit là d’un concept utile afin de comprendre la survivance de pratiques catholiques plus ou moins religieuses, l’ethnicité et la culture (ibid. : 14).

À l’instar des spécialistes du phénomène national, nous nous préoccupons moins de la dimension surnaturelle de la religion que de l’articulation de ses croyances et pratiques aux enjeux de l’autorité, de la légitimité politique et de la contestation politique. Dans la mesure où la religion peut être convertie en capital politique, la tradition religieuse – comme ensemble de discours, de symboles, de pratiques et de ressources matérielles – est d’emblée politique. Dans la plupart des cas, il est difficile, voire impossible, de séparer les pratiques traditionnellement religieuses des pratiques proprement politiques. Lorsque la religion est invoquée pour définir le « Nous » – une notion qui mélange allègrement revendications et sentiments politiques et religieux –, c’est habituellement sous la forme d’une tradition. De fait, les identités religieuses et nationales sont souvent inextricablement liées, ce qui a pour effet de les renforcer les unes et les autres et de les rendre particulièrement résistantes aux transformations.

Si la distinction entre religion et tradition religieuse est importante, elle ne permet toutefois pas de démêler les différents registres d’emploi du catholicisme dans les récents débats publics et politiques au Québec. Nous nous proposons d’examiner le processus de patrimonialisation de la religion, terme qui recouvre les formes discursives, matérielles et légales par lesquelles les symboles, artéfacts et usages religieux sont sacralisés à titre d’éléments de la nation et de son histoire[5]. Certains parmi ces derniers peuvent déjà avoir été sécularisés, en migrant du domaine proprement religieux vers celui de la religion culturelle. Ne pensons qu’aux célébrations de Noël et de Pâques, qui constituent de bons exemples de symboles, d’objets et de pratiques dépris de leurs significations religieuses et qui demeurent d’importance dans la vie sociale et rituelle des sociétés historiquement chrétiennes, à titre de religion culturelle.

Le processus de patrimonialisation, quant à lui, caractérise la re-sacralisation de ces symboles religieux (ou culturellement religieux), mais comme symboles, objets et pratiques nationaux. Bien que les débats sur les accommodements raisonnables et la Charte des valeurs québécoises peuvent paraître, à première vue, n’exprimer que la volonté d’amoindrir les aspirations religieuses des immigrants, notre regard sociologique sur la patrimonialisation de la religion et de la tradition religieuse suggère qu’il s’agit plutôt d’une tentative pour préserver, selon l’expression de Meunier et coll., « un état de société où catholicisme et sécularité étaient unis en un même projet national » (op. cit., p. 675-676).

La sécularisation de la tradition religieuse par le biais de la patrimonialisation culturelle

En 2007, André Boisclair, alors chef du Parti Québécois, de tendance souverainiste et de gauche, jugeait que le crucifix installé au-dessus du fauteuil du président de l’Assemblée nationale du Québec n’y avait pas sa place. Il ajoutait ainsi son grain de sel au tumultueux débat sur les accommodements raisonnables et sur le sens de la laïcité québécoise[6]. Mais surtout, il ouvrait une boîte de Pandore : le crucifix de l’Assemblée nationale devint en effet l’objet d’un débat permanent traversant les obédiences politiques et les origines culturelles, et qui s’avéra tout particulièrement vif et déchirant au sein du Parti Québécois quand celui-ci proposa en 2013 la Charte des valeurs québécoises.

Quoique bien visible, le crucifix de l’Assemblée nationale n’avait jusqu’alors jamais été l’objet de débat ou de contestation. Sa présence ne date pourtant pas d’hier. Lorsque la session parlementaire s’ouvrit à l’automne 1936 sous la gouverne unioniste du premier ministre Maurice Duplessis, les parlementaires y trouvèrent pour la première fois un crucifix fixé au-dessus du siège du président de l’Assemblée nationale. Fut-il placé à cet endroit précis de l’Assemblée nationale à l’instigation du premier ministre lui-même, et si tel est le cas, avec quelle signification? Cela est difficile à dire. Deux choses sont toutefois certaines : d’une part, le crucifix fut la première de nombreuses mesures du gouvernement duplessiste visant à souligner la conception catholique de la nation canadienne-française (Rochefort, 2008, p. 22); d’autre part, sa présence est demeurée incontestée jusqu’à nos jours, par-delà la Révolution tranquille, ce qui paraît d’autant plus surprenant que cette dernière a donné lieu à un « ménage printanier » lors de l’abolition du Conseil législatif en 1968[7] : le crucifix sis dans le Salon rouge du Conseil législatif fut à ce moment-là déplacé et remisé (Deschênes, 2007). Même qu’en 1982, lorsque le Salon bleu fut rénové, un nouveau crucifix remplaça celui posé sous le gouvernement duplessiste – lequel est introuvable depuis[8]. Ce nouveau crucifix, conçu par l’artisan Romuald Dion, est inspiré du Suaire de Turin. Dion a cherché à mettre en scène les dimensions mystiques de la crucifixion tout en actualisant sa représentation grâce aux récentes découvertes archéologiques, et ce, en retravaillant notamment la posture de Jésus sur la croix (Pelletier, 1988, p. 8). Du bronze fut employé pour former le corps, du cuivre pour les cheveux et la couronne d’épines, et de l’acier pour le tissu. Du bois d’acajou fut utilisé pour la croix, afin qu’elle s’inscrive harmonieusement parmi les autres sculptures de bois qui ornent le Salon bleu. À l’instar du premier crucifix du Salon bleu, le nouveau crucifix semble n’avoir suscité aucune réaction, ce qui explique peut-être qu’André Boisclair, lors du débat houleux sur les accommodements raisonnables et les prises de position du conseil municipal d’Hérouxville, se soit étonné qu’on critique les pratiques religieuses des communautés culturelles du Québec sans qu’il n’en soit de même pour les pratiques religieuses de la majorité, devenues invisibles. Quoi qu’il en soit, ce sont ces remarques d’André Boisclair qui portèrent au regard de tous le crucifix de l’Assemblée nationale, et le soumirent au débat. Gérard Bouchard et Charles Taylor furent ainsi conduits à traiter explicitement des symboles et pratiques catholiques dans l’espace et les institutions publiques du Québec lors d’une commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles. Dans leur rapport, les commissaires recommandèrent que soient retirés ces vestiges jugés problématiques du catholicisme, ce qui incluait aussi bien le crucifix du Salon bleu que les prières récitées à l’ouverture des conseils municipaux. Les commissaires jugèrent en effet que le retrait des marqueurs catholiques était nécessaire afin de créer une société véritablement séculière, où la diversité religieuse trouverait sa place :

Au nom de la séparation de l’État et des Églises et de la neutralité de l’État, nous pensons qu’il faudrait enlever le crucifix accroché au mur de l’Assemblée nationale. Il s’agit là, en effet, du lieu même qui symbolise l’État de droit (une solution raisonnable serait de l’exposer dans une salle consacrée à l’histoire du Parlement).

Bouchard et Taylor, 2008, p. 20

Introduit dans le contexte bien particulier du gouvernement de Maurice Duplessis, le crucifix de l’Assemblée nationale suggérerait, selon Bouchard et Taylor, « qu’une proximité toute spéciale existe entre le pouvoir législatif et la religion de la majorité. Il paraît préférable que le lieu même où délibèrent et légifèrent les élus ne soit pas identifié à une religion particulière. L’Assemblée nationale est l’assemblée de toute la population du Québec » (2008, p. 152-153).

Malgré tout, quelques heures à peine après la divulgation du rapport Bouchard-Taylor, le premier ministre Jean Charest soumit à l’Assemblée nationale une motion proposant le maintien dudit crucifix à titre de symbole de la culture et de l’héritage religieux du Québec, de son histoire collective.

L’Assemblée nationale réitère sa volonté de promouvoir la langue, l’histoire, la culture et les valeurs de la nation québécoise, favorise l’intégration de chacun à notre nation dans un esprit d’ouverture et de réciprocité, et témoigne de son attachement à notre patrimoine religieux et historique représenté par le crucifix de notre Salon bleu et nos armoiries ornant nos institutions[9].

Cette motion fut présentée conjointement par le Parti Libéral du Québec et l’Action démocratique du Québec, alors parti de l’Opposition officielle, dont le chef, Mario Dumont, avait déclaré, quelques mois plus tôt, que les Québécois souffraient d’« aplaventrisme »[10]. Selon Jean Charest, bien que la nation ne soit pas définie essentiellement et qu’elle change certainement avec le temps, elle n’en possèderait pas moins une dimension historique et culturelle, et, par là, une tenace puissance d’évocation[11]. Dans les entrevues qu’il donna à la télévision, c’est sur cette dimension patrimoniale qu’insista Jean Charest, et non sur les croyances religieuses individuelles des députés. De l’avis du Parti Libéral du Québec, le rapport Bouchard-Taylor allait trop loin en recommandant de retirer les symboles religieux de l’Assemblée nationale au nom de la neutralité religieuse de l’État. Le premier ministre Charest tint à insister sur le caractère patrimonial du crucifix[12], qui témoignerait aussi bien de l’histoire religieuse des Québécois que de la rupture augurée par la Révolution tranquille en matière de religion.

Certes partisane, la motion du premier ministre Charest[13] n’en correspond pas moins, plus largement, aux politiques de patrimonialisation culturelle d’objets et de sites religieux, qui tentent de répondre aux situations dépeintes dans le film de Denys Arcand. Détruit, vendu ou transformé en condominiums, voire simplement oublié des « paroissiens » qui ne fréquentent plus l’Église, le patrimoine religieux québécois est depuis les années 1990 l’objet d’investissements provinciaux.

En effet, le gouvernement québécois accorde aujourd’hui une aide financière ainsi que la mise à disposition d’experts pour la préservation de tout bâtiment et de tout site religieux (structure, matériau, artéfact et oeuvre d’art, paysage et monument) dont la « valeur patrimoniale » a été reconnue. Depuis 1995, le gouvernement québécois a ainsi dépensé 291 millions de dollars pour la restauration du « patrimoine religieux »[14]. Tel qu’énoncé sur le site web du Conseil du patrimoine religieux du Québec :

Aux yeux du Conseil, le patrimoine religieux québécois apparaît comme un patrimoine fondateur, si l’on considère que la préoccupation religieuse et les établissements religieux ont été présents dès l’origine de la société québécoise. Dans l’ensemble de notre patrimoine culturel, il est le plus universel, le plus diversifié, le plus riche. Il est également le plus visible et le plus répandu sur le territoire. Il constitue enfin une expression majeure de la culture québécoise et un élément important de notre identité, exprimant les valeurs sociales, éthiques et philosophiques de notre société[15].

L’héritage religieux est ainsi consacré « bien » collectif du Québec et sacralisé à titre de patrimoine culturel. Afin d’informer et d’éduquer un public désormais non pratiquant, l’État québécois a même mis sur pied une campagne de sensibilisation au patrimoine religieux, en disposant de larges affiches sur les sites religieux dont la conservation est financée par l’État, avec pour slogan « Notre patrimoine religieux, c’est sacré! »

Église Notre-Dame-des-Victoires, Place Royale, Québec, 2008. Sous l’affiche financée par le gouvernement québécois informant le passant francophone que l’église a reçu une subvention de 78 000 $ issue du programme patrimonial, une plaque fixée au mur l’avise qu’il s’agit du « Berceau de la Nouvelle-France. Ici sur ce terrain, Samuel de Champlain fonda Québec en 1608 ».

Figure 1

Photographies de Geneviève Zubrzycki.

Figure 2

Photographies de Geneviève Zubrzycki.

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Le rapport de la Commission de la culture publié en juin 2006 a d’ailleurs été intitulé « Croire au patrimoine religieux »[16]. Dans celui-ci, la Commission n’en appelait pas à croire au religieux, mais à ce que les Québécois « croient » au patrimoine, à la culture. Qu’est-ce à dire? Par ce recadrage, l’État québécois finance (et sacralise) non pas la religion à proprement parler, mais la mémoire d’un passé religieux transfiguré par la notion plus large et supposée plus neutre de patrimoine culturel[17]. Par le biais du « patrimoine culturel », voire de « la culture », de nombreux Québécois sécularisés et même athées demeurent « catholiques », tout en faisant apparaitre les groupes religieux non catholiques comme autant de figures de l’Autre. En valorisant ainsi le passé, se trouve (ré)affirmée la prédominance du groupe majoritaire et signifiée l’idée que la religion appartient bel et bien au passé. Les églises servent en quelque sorte de musées qui agissent comme contrepoids aux menaces de la mosaïque religieuse. Autrement dit, la patrimonialisation du religieux sert aussi bien à affirmer le caractère séculier et sécularisé du Québec contemporain qu’à établir la primauté culturelle des Québécois d’origine canadienne-française.

La prière comme pratique patrimoniale?

Sans surprise, certains font la promotion du patrimoine religieux (ou de l’héritage culturel) afin de solidifier la sécularité québécoise dans une société se diversifiant, tandis que d’autres l’instrumentalisent afin de promouvoir une vision de l’identité québécoise qui demeure intimement liée à l’identité catholique canadienne-française. C’est ce que donne à voir une autre controverse concernant les prières récitées avant l’ouverture du conseil municipal de la ville de Saguenay, dans le nord-est du Québec (pop. 145 000). Bouchard et Taylor avaient recommandé, dans l’article G3 de leur rapport, que soit abolie la récitation de la prière dans les institutions publiques, qui s’y était maintenue malgré la sécularisation accélérée des institutions québécoises dans la foulée de la Révolution tranquille. La récitation de la prière a été abolie à l’Assemblée nationale en 1973 mais a perduré dans plusieurs municipalités, dont la ville de Saguenay. De fait, son bruyant maire, Gérald Tremblay, défend la prière et en a fait une croisade politique et religieuse personnelle. Voici la prière qu’il récitait jusqu’en 2008 à l’ouverture des conseils municipaux de Saguenay :

[Le maire fait le signe de la croix et entame la prière]

Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit,

Ô Dieu, éternel et tout puissant, de qui vient [sic] tout pouvoir et toute sagesse, nous voici assemblés en votre présence pour assurer le bien et la prospérité de notre ville.

Accordez-nous, nous vous en supplions, la lumière et l’énergie nécessaires pour que nos délibérations soient destinées à promouvoir l’honneur et la gloire de votre saint nom et le bonheur spirituel et matériel de notre ville.

Ainsi soit-il. [Signe de la croix][18]

Le 22 juillet 2008, M. Jean Simoneau, baptisé à la naissance, mais athée, et apostasié en 2007, demanda à ce que la prière ne soit plus récitée. La ville de Saguenay rejeta sa requête, mais amenda ses règlements, en proposant trois mois plus tard une version révisée de la prière municipale :

Dès que la personne qui préside l’assemblée entre dans la salle des délibérations du conseil, les membres du conseil qui le désirent se lèvent pour prononcer la prière traditionnelle dont le texte est reproduit ci-après.

« Dieu tout puissant, nous Te remercions des nombreuses grâces que Tu as accordées à Saguenay et à ses citoyens, dont la liberté, les possibilités d’épanouissement et la paix. Guide-nous dans nos délibérations à titre de membre du conseil municipal et aide-nous à bien prendre conscience de nos devoirs et responsabilités. Accorde-nous la sagesse, les connaissances et la compréhension qui nous permettront de préserver les avantages dont jouit notre ville afin que tous puissent en profiter et que nous puissions prendre de sages décisions.

Amen. »

Afin de permettre aux membres du conseil et du public qui ne souhaitent pas assister à la récitation de la prière de prendre place dans la salle, le président de l’assemblée déclare la séance du conseil ouverte deux minutes après la fin de la récitation de la prière[19].

Insatisfait, M. Simoneau intenta alors une poursuite judiciaire contre la ville de Saguenay, épaulé dans sa démarche par le Mouvement laïque québécois (MLQ). Le 9 février 2011, le Tribunal des droits de la personne du Québec trancha en faveur du plaignant, jugeant qu’il avait souffert d’un préjudice, et ordonna que soit cessée la récitation de la prière et que soient retirés tous les symboles religieux du conseil municipal de la ville de Saguenay. Celle-ci fut également condamnée à une amende de 15 000 $ et le Tribunal lui ordonna de verser une indemnité de 15 000 $ au plaignant. Le jugement fut reçu positivement dans la sphère publique, mais le maire Tremblay en fit appel.

Le 27 mai 2013, la Cour d’appel du Québec infirme le jugement du Tribunal dans un jugement de 44 pages[20]. Selon le juge Guy Gagnon, M. Simoneau n’aurait pas souffert de discrimination. Il juge également que la prière est patrimoniale. Il nous semble pertinent de citer quelques passages de l’Opinion principale, qui expliquent les critères et les raisonnements utilisés par la Cour afin de distinguer la religion de la tradition religieuse, puis du patrimoine culturel :

§63 L’obligation de neutralité ne peut se réaliser que par un arbitrage délicat, mais inévitable, entre le bien commun qu’est censé défendre l’État, incluant la sauvegarde de son héritage culturel, et le droit de chacun de voir ses convictions morales respectées.

§64 Or, il n’existe pas au Québec une telle chose appelée charte de la laïcité. En l’absence d’un énoncé de principe officiel portant sur les valeurs que l’État entend protéger dans le cadre de son obligation de neutralité, il faut s’en tenir à la règle libérale selon laquelle un état neutre au plan religieux signifie essentiellement qu’aucune vue religieuse n’est imposée à ses citoyens, que son action gouvernementale sous toutes ses formes demeure à l’abri d’une influence de cette nature et qu’il en est véritablement ainsi.

§65 Cette finalité n’exige pas que la société doive être aseptisée de toute réalité confessionnelle, y compris de celle qui relève de son histoire culturelle. D’ailleurs, sur ce plan, il faut reconnaître que certaines des valeurs historiques de la société québécoise demeurent toujours compatibles avec des valeurs actuelles dites neutres et universelles [nous soulignons].

§68 […] Si l’histoire de la société québécoise, y incluant ses références symboliques, ne doit pas faire obstacle à des courants de pensée différents de ceux qui l’animaient à l’origine, on ne peut pour autant ignorer sa réalité patrimoniale sans courir le risque qu’elle se coupe des assises qui ont façonné son évolution. En ce sens, la neutralité absolue de l’État ne me semble pas envisageable d’un point de vue constitutionnel [nous soulignons].

§70 […] [L]es manifestations qui autrefois étaient intimement liées à des dogmes religieux identifiés ont été depuis laïcisées. Vu ce nouveau contexte, elles ne peuvent, à mon avis, être supprimées au nom d’une conception draconienne de la neutralité de l’État. À quoi servirait un tel résultat si ces manifestations, en dépit de leur sens initial, ne sont que des témoins passifs de l’histoire? [nous soulignons]

§72 […] L’analyse contextuelle impose de tenir compte de la diversité religieuse et des croyances morales de chacun et de concilier cet impératif avec la réalité culturelle de la société, incluant les références à son patrimoine religieux.

Le juge Gagnon se réfère ensuite à la motion du gouvernement québécois sur le maintien du crucifix à l’Assemblée nationale, considérant que le gouvernement avait « sûrement conscien[ce] de son devoir de neutralité ». Faisant de ce précédent le point de départ de son jugement, et soulignant que cette motion avait fait l’objet d’un vote unanime des députés québécois, le juge énumère ensuite d’autres cas de symboles religieux sécularisés, dont les références théistes de l’hymne national canadien ainsi que « la croix blanche ornant le drapeau du Québec, censée symboliser la fidélité des premiers Québécois francophones à la religion de leurs aïeux » (§103).

§104 Ces formes de particularisme religieux que l’on retrouve dispersées ici et là dans l’espace public ne sont que des manifestations historiques de la dimension religieuse de la société québécoise qui, lorsque replacées dans une juste perspective, ne peuvent avoir pour effet de compromettre la neutralité des différents appareils de l’État [nous soulignons].

En définissant ces pratiques religieuses comme des symboles non confessionnels et tout au plus patrimoniaux (« que des manifestations historiques »), le juge Gagnon conclut qu’elles ne sauraient enfreindre la neutralité de la ville de Saguenay, renversant ainsi la décision du Tribunal des droits de la personne (§108). Il étend ensuite son jugement aux symboles religieux matériels, nommément le crucifix et la statue du Sacré Coeur, qui ornent les autres salles de l’hôtel de ville, citant explicitement (quoique hors contexte) un passage du rapport Bouchard-Taylor dans lequel les commissaires distinguent les symboles « proprement » religieux – et donc problématiques – des symboles religieux « simplement » patrimoniaux (§118) :

Toutefois, certaines pratiques ou certains symboles peuvent trouver leur origine dans la religion de la majorité sans pour autant contraindre véritablement ceux qui ne font pas partie de cette majorité. C’est le cas des pratiques et symboles qui ont une valeur patrimoniale plutôt qu’une fonction de régulation. La croix du mont Royal, par exemple, ne signifie pas que la ville de Montréal s’identifie au catholicisme et n’exige pas des non-catholiques qu’ils agissent à l’encontre de leur conscience; il s’agit d’un symbole qui témoigne d’un épisode de notre passé. Un symbole religieux est donc compatible avec la laïcité lorsqu’il s’agit d’un rappel historique plutôt que le signe d’une identification religieuse de la part d’une institution publique. […].

Rapport Bouchard-Taylor, p. 152, cité et souligné par le Juge Gagnon

En prenant prétexte de la valeur artistique et patrimoniale du crucifix, le juge Gagnon rejette donc la proposition de le retirer. Selon le juge, le crucifix serait le fruit du travail d’un artiste bien connu de la région de Saguenay, qui aurait assuré que sa sculpture n’avait « aucun objectif religieux » : lors de son témoignage, l’artiste expliqua que son oeuvre ne représentait pas le Christ mort, et que, plus encore, Jésus « n’était pas cloué à la croix » (§121, souligné dans le texte). Tout au long de son jugement, le juge emploie les termes oeuvre et sculpture pour décrire le crucifix, afin de le désacraliser.

Le juge Gagnon cite ensuite un témoin expert, professeur de théologie, qui juge que « [l’] oeuvre ne répond pas aux normes canoniques d’un crucifix », et qu’il s’approche davantage « [d’] une forme d’art ayant une certaine valeur esthétique relevant d’un passé religieux » (§124).

Ces arguments apparaissent suffisants aux yeux du juge Gagnon : « ces deux signes religieux (la croix et la statue du Sacré-Coeur) sont pour une partie importante de la population dépouillés de leur connotation religieuse et leur présence relève essentiellement d’un patrimoine culturel historique n’interférant nullement avec la neutralité de la Ville » (§125, nous soulignons). Afin de soutenir davantage cette interprétation du rapport patrimonial des Québécois aux symboles religieux, le juge évoque à nouveau le cas de la motion déposée à l’Assemblée nationale sur le maintien du crucifix (§137). Enfin, le juge Gagnon explique qu’il n’y a aucune preuve que ces symboles visuels soient demeurés « actifs », grâce à la vénération ou la contemplation, ce qui aurait compromis la neutralité de la Ville (§140). Pris comme un tout, les arguments du juge Gagnon, soutenus par le témoignage d’experts, cherchent à souligner le caractère artistique, non canonique des symboles religieux, ainsi que l’absence de dévotion religieuse à leur endroit, ce qui en ferait des objets profanes, « neutres », mais néanmoins sacrés dans la mesure où ils constitueraient une part importante de « notre passé ».

Autrement dit, le juge Gagnon fait usage de deux arguments principaux pour rejeter la poursuite du plaignant, qui estimait sa liberté de conscience violée. D’abord, réciter une prière avant un conseil municipal ou exposer un crucifix dans une salle municipale seraient des pratiques patrimoniales. Ensuite, la prière et le crucifix eux-mêmes ne poseraient pas de problème, puisque la prière serait non confessionnelle, et le crucifix, un objet d’art.

Un second juge, Allan R. Hilton, a fait sienne l’opinion du juge Gagnon concernant la prière en notant toutefois que l’enjeu du crucifix et de la statue du Sacré-Coeur était plus compliqué, puisqu’il concernait non pas une « prière non confessionnelle d’une durée de 20 secondes prononcée en public avant le début des réunions du conseil municipal », mais la présence permanente de symboles religieux dans deux des trois salles de réunion de l’Hôtel de Ville (§164). Pour marquer son désaccord avec le juge Gagnon, le juge Hilton a cité un passage clé du rapport Bouchard-Taylor, concernant à nouveau le crucifix à l’Assemblée nationale :

§166 Malgré la résolution unanime adoptée par le législateur québécois au sujet des signes religieux [auquel il est fait référence au paragraphe §102 du document], le rapport Bouchard-Taylor signalait, au même chapitre de l’extrait cité par le juge Gagnon au paragraphe 118 de ses motifs, que la présence d’un crucifix au-dessus du fauteuil de président de l’Assemblée nationale « […] laisse entendre qu’une proximité toute spéciale existe entre le pouvoir législatif et la religion de la majorité. Il paraît préférable que le lieu même où délibèrent et légifèrent les élus ne soit pas identifié à une religion particulière. L’Assemblée nationale est l’assemblée de toute la population du Québec ».

Le juge Hilton s’est exprimé diplomatiquement, peut-être afin de ne pas froisser son collègue. Il s’est contenté de suggérer que celui-ci avait été sélectif dans sa lecture du rapport Bouchard-Taylor. En fait, dans leur rapport, Bouchard et Taylor ont explicitement invité le gouvernement québécois à interdire la récitation de prières municipales, et ce, sur la même page où ils citent en exemple la croix du Mont-Royal :

Il faut […] éviter que des pratiques qui constituent dans les faits une forme d’identification de l’État à une religion – la plupart du temps celle de la majorité – soient maintenues sous prétexte qu’elles ne comporteraient plus aujourd’hui qu’une valeur patrimoniale. Pensons ici aux prières tenues au début des séances d’un conseil municipal ou au crucifix accroché au-dessus du fauteuil du président de l’Assemblée nationale du Québec.

Bouchard, 2008, p. 152

Que ce soit en raison de leur statut religieux ou de leur statut patrimonial, la cour juge ces symboles comme sacrés[21]. En effet, lorsque nous les étudions à titre d’objets matériels et de pratiques incarnées, le crucifix et les prières acquièrent un sens supplémentaire, celui de symboles politiques, à l’instar du crucifix à l’Assemblée nationale.

De fait, cette motion sur le maintien du crucifix à l’Assemblée nationale est devenue un point de repère législatif définissant la nature et le caractère patrimonialement sacré du crucifix, et qui fournit un argument à ceux qui souhaitent le voir rester « à sa place ». Pour ceux toutefois qui souhaitent son retrait, le crucifix en est venu à symboliser l’alliance de l’Église et du gouvernement, comme à l’époque de la Grande Noirceur duplessiste. Les réactions que suscite le crucifix de l’Assemblée nationale, en tant qu’objet matériel et symbole contesté, sont donc instructives en ce qu’elles mettent en lumière certains aspects négligés de l’histoire récente du Québec et du rapport des Québécois à la religion.

Contester des symboles patrimonialisés

À l’automne 2013, le gouvernement du Québec, sous la direction du Parti Québécois de Pauline Marois, dévoila son projet de Charte des valeurs québécoises, en vertu duquel les symboles religieux « ostentatoires » devraient être bannis de l’espace public, à l’exception notable du crucifix de l’Assemblée nationale. S’ouvrait alors une nouvelle étape de l’existence (houleuse) du crucifix de l’Assemblée nationale. En effet, ceux qui s’opposaient à sa présence le surnommèrent le « crucifix de Duplessis ». Longtemps invisible et ignoré, le crucifix était désormais le symbole politique, économique et culturel de l’oppression du gouvernement Duplessis et de l’Église catholique. L’insistance de ceux qui voulaient le conserver à l’Assemblée nationale en raison de sa « valeur patrimoniale » fut critiquée, notamment par l’épiscopat :

Quant au crucifix du Salon bleu, rappelons simplement qu’il a été placé à cet endroit par des élus; la décision de le garder ou de le retirer revient donc aux élus, dans le respect de l’opinion de la population. Dans ce contexte, si les députés décidaient démocratiquement de l’enlever, l’Assemblée des évêques respecterait leur décision[22].

Les évêques tinrent à préciser que

le crucifix est la représentation de l’ultime acte d’amour, celui du Christ donnant sa vie pour le salut du monde. Il est vénéré par des millions de chrétiens de toutes les nations, et par une grande majorité de Québécois et de Québécoises. Ce n’est pas un objet de musée ni seulement un rappel du passé ou un élément du patrimoine. Il doit être traité avec tout le respect dû à un symbole fondamental de la foi catholique[23].

Les critiques ne furent pas toutes aussi contenues. Le 1er octobre 2013, la première ministre Pauline Marois fut interrompue pendant la Période de questions de l’Assemblée nationale, lorsque trois activistes Femen, torses nus, couronnes de fleurs aux cheveux, crièrent de la galerie parlementaire : « Patrimoine au Musée! » et « Crucifix, décâlisse! »[24]. Par cette brillante – et complexe – juxtaposition du sacré et du profane, ces Femen ont fait d’un objet sacré (le calice) un juron (« dé-câlisse », qui signifie « fichez le camp ») appelant au retrait d’un autre objet sacré (le crucifix).

Si ces jurons sont aujourd’hui considérés vulgaires au Québec, ils ne sont plus blasphématoires comme ils le furent à une époque. Il n’en demeure pas moins que cette juxtaposition, dans une même phrase, des mots crucifix et « décâlisse », crié à l’Assemblée nationale lors du discours de la première ministre par des femmes à moitié nues, fit son effet. Les Femen furent immédiatement appréhendées par des gardes et escortées à l’extérieur du Salon bleu, où ces derniers tentèrent de leur couvrir la poitrine et de les immobiliser, tandis qu’elles continuaient de scander « Crucifix, décâlisse! ». Elles furent accusées d’attentat à la pudeur, d’indécence publique et de trouble à l’ordre public. Quelques heures plus tard, elles mirent en ligne, sur leur page Facebook, plusieurs photos de l’incident, accompagnées de l’énoncé suivant :

Crucifix datant de la grande noirceur, souvenir douloureux, spécialement pour les femmes. Ce renouvellement du pacte entre l’Église et l’État n’est en rien un patrimoine à honorer. Non à un gouvernement qui accepte la présence religieuse en son sein! Oui à la laïcité de l’État![25]

Dans l’une des photographies saisissantes prises quelques jours avant les manifestations à l’Assemblée nationale[26], une activiste Femen se tient devant la statue de bronze de Maurice Duplessis, sise devant le parlement, sur la Grande-Allée. On l’y voit, bras levé en l’air et poing fermé, brandissant de l’autre main une pancarte, sur laquelle est inscrit : « Je suis mort, mais mon crucifix me remplace ». Sur son torse (ce que les Femen nomment le corps-affiche) est écrit en lettres noires épaisses un appel sans équivoque à expurger du Québec les derniers vestiges du catholicisme et du régime duplessiste de la Grande Noirceur : « Décrucifions-nous ».

Une autre photographie affichée sur le site Facebook de Femen Québec met en scène les liens entre identité nationale et identité religieuse, en suggérant que les femmes en porteraient le fardeau : on y voit une Femen représentant la Vierge Marie, avec pour voile un fleurdelisé maintenu en place par une couronne typiquement Femen, faite de fleurs et de rubans (empruntée du folklore slave, signifiant la virginité et la fécondité). C’est le drapeau-voile qui fait de la femme une Vierge Marie; c’est le drapeau-nation qui sacralise le corps. Sur son torse dénudé, on trouve à nouveau, en lettres noires, l’exhortation « Décrucifions-nous ». Pour les Femen, c’est la religion sous toutes ses formes qui est source d’oppression patriarcale, d’où leur prise de position en faveur du « sextrisme[27] [et de l’] athéisme ». Plus précisément, pour Femen Québec, la société québécoise ne peut être séculière qu’à condition d’éliminer les symboles de son passé religieux. Le crucifix devrait être retiré de l’Assemblée nationale, à titre de symbole religieux et d’objet patrimonial. En guise de contestation politique, le groupe Femen Québec a éloquemment mélangé les symboles religieux, juxtaposant ironiquement le sacré et le profane, en faisant usage aussi bien de discours verbaux que de l’esthétique de leurs corps.

Au grand malheur du Parti Québécois, qui voulait faire de la Charte des valeurs québécoises un levier électoral pour obtenir l’appui de la droite québécoise, le crucifix de l’Assemblée nationale a engendré un sérieux problème politique. Certes, la défaite du Parti Québécois aux élections du 7 avril 2014 est une question complexe aux multiples causes; il n’en demeure pas moins que ses positions conservatrices lui ont aliéné la gauche québécoise. Une caricature du dessinateur Garnotte publiée dans les pages du Devoir quelques mois avant les élections provinciales a ici valeur prophétique : on y voit la première ministre Pauline Marois crucifiée dans le Salon bleu, au nom de la Charte des valeurs québécoises…

Un an après l’élection provinciale, au printemps 2015, la Cour Suprême du Canada a infirmé le jugement de la Cour supérieure du Québec dans le procès de la ville de Saguenay contre le Mouvement laïque québécois. La Cour Suprême du Canada rejette notamment l’argument selon lequel la prière municipale ne serait « que traditionnelle » :

Si, sous le couvert d’une réalité culturelle, historique ou patrimoniale, l’État adhère à une forme d’expression religieuse, il ne respecte pas son obligation de neutralité. Quand cette expression religieuse crée, en outre, une distinction, exclusion ou préférence qui a pour effet de détruire ou de compromettre le droit à la pleine égalité dans la reconnaissance et l’exercice de la liberté de conscience et de religion, une discrimination existe[28].

§78, nous soulignons

Certes, il est trop tôt pour dire quelle direction prendra le débat sur la place de la religion, de la tradition religieuse et du patrimoine religieux dans l’espace public québécois. Il nous semble toutefois certain que ce débat n’est pas près de s’estomper, et qu’il refaçonne le paysage politique québécois, mettant à mal le clivage gauche-droite et modifiant les allégeances politiques traditionnelles. Autrement dit, la religion, dans ses multiples facettes, continue d’imprégner les débats et les politiques publiques d’un Québec post-Révolution tranquille et postséculier.

Que dit notre analyse à propos du Québec? D’abord, que si la religion catholique a perdu sa place centrale dans la vie des Québécois et si l’Église catholique a été marginalisée, le catholicisme n’en sert pas moins à définir un « Nous » d’« anciens catholiques » ou de « catholiques culturels » contre un « Autre », « non catholique », qui prend ainsi la forme d’un « Nous » « non religieux » opposé à un « Autre » « religieux ». Le débat sur la présence du crucifix à l’Assemblée nationale, et les arguments présentés pour ou contre son maintien, témoignent de la profonde ambivalence des Québécois à l’endroit de leur passé religieux. Si certains souhaitent sacraliser l’héritage séculariste de la Révolution tranquille et sa rupture avec la religion, d’autres demeurent attachés aux vestiges de l’identité canadienne-française et/ou de la religion catholique, à l’image du Maire Tremblay de Saguenay, qui s’est fait à la fois le défenseur d’une prière « simplement » patrimoniale et le croisé de Jésus Christ.

Les défis que représente la construction d’une société québécoise plurielle apparaissent plus clairement, nous semble-t-il, grâce aux catégories d’analyse de la religion et de la tradition religieuse – et à la patrimonialisation comme catégorie de pratique. Les débats sur les accommodements raisonnables et la Charte des valeurs québécoises ne portaient pas seulement sur la « religion » ou « le religieux et le séculier ». Ce qui a pris les traits d’un débat sur la laïcité québécoise menacée par l’altérité religieuse des immigrants concernait tout autant, sinon plus, le passé religieux du Québec, et la rupture aussi puissante qu’incomplète avec celui-ci au tournant de la Révolution tranquille.

Au-delà du seul cas québécois, notre analyse donne à voir l’importance d’étudier la « religion au-delà de la religion », soit les multiples imbrications entre la religion et les processus sociaux, politiques et culturels. Si la religion a paru au centre des débats sur les accommodements raisonnables et la Charte des valeurs québécoises, c’est la « nation » qui en constituait le coeur, définie à travers et en opposition avec le religieux. Autrement dit, il serait dommage de réduire ces débats à la question religieuse, et de passer ainsi sous silence les complexes et subtiles significations de la religion au Québec. C’est par l’élargissement de la question – dans laquelle l’enjeu de la religion et de la sécularité n’est qu’une dimension – que l’entière signification de la « religion » au Québec se dévoile : le sens et les défis de la « religion » au Québec n’apparaissent clairement qu’une fois mis en relation avec la question nationale et le concept de tradition religieuse.