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En plein débat sur le projet de « Charte des valeurs », lors d’un évènement organisé à l’initiative d’un organisme militant le 7 mars 2014, Marie-Élaine Thibert chante « pour la laïcité ». L’information est pour le moins surprenante, tant l’association de la chanteuse à un concept aussi vaporeux que complexe semble incongrue. Pourtant, Marie-Élaine Thibert chante bel et bien pour la laïcité, et elle n’est pas la seule, accompagnée dans l’exercice par plusieurs collègues de la chanson (Stefie Shock et Paul Piché) ou de l’humour (Jici Lauzon et Nabila Ben Youssef) (Lévesque, 2014). Si cette association d’artistes populaires à une « cause laïque » paraît surprenante, l’évènement n’est pourtant pas inédit. Quelques mois avant ce concert, des personnalités publiques du cinéma (Denise Filiatrault, Brigitte Poupart, Denise Robert, Marie-Anne Alepin), de la télévision (Julie Snyder) ou des milieux littéraires (Abla Farhoud) s’étaient déjà engagées dans le débat sur la laïcité en signant un manifeste initié par l’animatrice de télévision Janette Bertrand (Bertrand, 2013).

Tout aussi anecdotiques qu’ils puissent paraître, ces évènements sont pourtant révélateurs d’une véritable appropriation par un large public, à la fois tardive et rapide, du mot laïcité dans le contexte québécois. Quasiment absent de la langue courante dans les années 1990, ce n’est que depuis une dizaine d’années que ce mot a acquis une certaine notoriété publique dans la province (Koussens, 2011). On observe que c’est le plus souvent dans le contexte de tensions liées à la visibilité de l’islam, c’est-à-dire d’une expression religieuse qui n’est pas normalisée dans la culture de la société, voire de la nation – et par là même dans des situations de conflit entre des valeurs en opposition ou présentées comme telles dans les débats publics – que ce mot « laïcité » est le plus fréquemment employé. Au Québec, il commence vraiment à se répandre à partir de la crise des accommodements raisonnables en 2006[1]. Il occupe ensuite le devant de la scène dans le débat public québécois en 2013 avec l’annonce par le ministre responsable des Institutions démocratiques et de la Participation citoyenne du Québec d’un projet de « Charte affirmant les valeurs de laïcité et de neutralité religieuse de l’État ainsi que d’égalité entre les femmes et les hommes et encadrant les demandes d’accommodement »[2].

Dans le contexte français, plusieurs enquêtes, à l’instar de celles menées par Tévanian (2005), Thomas (2008) ou Charaudeau (2015), ont retracé comment les médias « construisent l’évènement [ou l’objet laïcité] dans un va-et-vient permanent entre le surgissement d’évènements (expulsion de jeunes filles voilées), les déclarations des acteurs politiques et les mouvements citoyens avec leurs différentes formes d’expression » (Charaudeau, 2015, p. 53). Des travaux similaires ont été produits au Québec après le dépôt du rapport « Bouchard-Taylor » en mai 2008. Outre l’importante enquête de Potvin (2008) qui montrait que la « crise » des accommodements raisonnables avait procédé d’une « fiction médiatique », plusieurs recherches (Labelle et Icar, 2007; Baubérot, 2008; Heinrich et dufour , 2008; Fall et Vignaux, 2008; Brodeur, 2008; Giasson, Brin et Sauvageau, 2010) ont également souligné comment, en réaction à la visibilité d’expressions religieuses perçues comme « étrangères », les médias ont alimenté la production d’une importante « laïcité narrative » (Ferrari, 2009). Ces différents discours sur la laïcité, portés dans le débat public par des acteurs toujours plus nombreux et diversifiés, ont connu alors une diffusion sans précédent (Koussens, 2009; Côté et Mathieu, dans le présent dossier; Laxer et Korteweg, dans le présent dossier).

Dans cet article, nous nous penchons sur certains de ces discours en tentant de comprendre les conceptions de la laïcité qui ont pu être véhiculées dans la presse francophone québécoise au cours du débat sur la « Charte des valeurs de la laïcité ». À partir d’une analyse lexicométrique d’articles de nouvelles et d’éditoriaux publiés dans la presse francophone québécoise au cours des débats, nous proposons : 1) de mettre en lumière les évènements ou « moments discursifs » (Moirand, 2004, citée par Charaudeau, 2015, p. 59) au cours desquels la notion de laïcité s’est trouvée mobilisée; 2) de retracer les territoires et profils lexicaux autour desquels la discussion publique sur la laïcité s’est articulée.

Nous concentrons notre analyse sur un corpus constitué de 1396 articles, dont 655 éditoriaux ou chroniques et 741 articles de type évènementiel, issus des trois principaux journaux francophones québécois : La Presse, Le Devoir et Le Journal de Montréal. Ces articles, qui comportent au moins une occurrence du mot « laïcité », ont été sélectionnés à partir du répertoire d’archives de presse Eureka. Tous ont été publiés entre le 13 août 2012 et le 7 avril 2014, deux dates qui délimitent les débats sur le projet de « Charte des valeurs de la laïcité ». La première correspond en effet à l’annonce de ce projet par la candidate Pauline Marois au cours de la campagne électorale provinciale de l’été 2012. La seconde est celle de l’élection provinciale du printemps 2014 qui a mis fin au gouvernement dirigé par la première ministre Pauline Marois, et par là même, au projet de « Charte des valeurs de la laïcité » qu’il portait.

La construction politique de la laïcité : les moments du débat

Dans une recherche réalisée en France, Patrick Charaudeau rappelle que « la place de la laïcité comme sujet d’actualité n’est a priori pas évidente » (Charaudeau 2015, p. 58). La pluralité de ses origines philosophiques et la complexité de son parcours historique ne permettent en effet que difficilement aux citoyens de s’en saisir (Koussens, 2015, p. 30), cela d’autant plus que tant dans les contextes français que québécois, le droit lui-même ne procède pas à une clarification de ce concept qui n’est, à ce jour, toujours pas défini juridiquement. Les récentes enquêtes d’opinion attestent ainsi de la multiplicité des contenus normatifs attribués par les citoyens à la notion, et par conséquent de la difficulté de s’accorder pour définir ce qu’ils considèrent néanmoins être aujourd’hui une valeur partagée. C’est donc à partir de faits concrets, de situations objectivement identifiables, que la laïcité va se trouver construite dans le débat public. La notion recouvre en effet « différents faits, évènements ou incidents, divers discours, projets de loi et mesures politiques, qui [deviennent] pour les médias autant d’occasions d’orchestrer et de mettre en scène les débats et les controverses liés à la laïcité » (Charaudeau, 2015, p. 58). L’enjeu pour le chercheur, indique Charaudeau, devient alors de repérer les moments où la notion est présente et d’identifier les thèmes auxquels elle est associée. Nous inscrivant dans cette perspective, nous avons ici procédé à un premier ordonnancement chronologique par mois et par année des publications du corpus sélectionné afin de détecter les évènements marquants du débat sur la Charte et d’identifier les « moments discursifs » par lesquels la notion de laïcité va se trouver convoquée.

Dans leur analyse du traitement médiatique de la controverse des accommodements raisonnables, Giasson, Brun et Sauvageau se sont penchés sur les conditions qui ont mené à la couverture massive d’évènements clés par les médias en étudiant ceux autour desquels s’articulait une importante production médiatique. Ils rappelaient que « les évènements déclencheurs [ont] deux fonctions principales dans la création de la nouvelle. Ainsi, dans les phases où ceux-ci surviennent […], ils agissent sur les perceptions que se font les journalistes de la réalité. Ensuite, au cours des phases de retour à la normale […], les évènements clés entretiennent les perceptions et les appréhensions des journalistes » (Giasson, Brin et Sauvageau, 2010, p. 436-437), contribuant par là même à alimenter des vagues médiatiques.

Lors de la première controverse sur les accommodements raisonnables de 2006 à 2008, le traitement médiatique du débat s’est toujours articulé autour d’évènements relativement indépendants du pouvoir politique en place (décision Multani rendue le 2 mars 2006 par la Cour suprême du Canada; affaire des vitres givrées du YMCA du Parc à Montréal en novembre 2006[3]; code de vie de la municipalité d’Hérouxville en janvier 2007[4]; sondage sur le racisme publié dans le Journal de Montréal le 15 janvier 2007[5]). Largement documentés dans le rapport final de la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles (Bouchard et Taylor, 2008, p. 50 et suivantes), ces évènements, qui ne traduisent pas toujours l’existence d’un réel problème social de nature religieuse[6], n’ont été mobilisés par le politique qu’a posteriori, pour construire le religieux comme problème social, et cela à des fins politiquement stratégiques[7]. Ce mécanisme qu’ont retracé Baubérot (2008, p. 79 et suivantes) ou Potvin (2008, p. 246) dans leurs recherches, avait également pu être décelé à la même période lors des controverses sur le port du voile intégral en France en 2008 (Koussens, 2009; Amiraux, 2014, p. 15) et sur la construction d’une mosquée sur le site de Ground Zero à New-York en 2010 (Marzouki, 2014, p. 54).

Comme l’indique le tableau chronologique (Figure 1), dans la mise en place du débat relatif à la « Charte des valeurs de la laïcité », le procédé n’est plus le même. La « nouvelle » ne nait plus d’un évènement social de nature religieuse mais procède explicitement d’une mise à l’ordre du jour médiatique de la question de la laïcité par le pouvoir politique en place, à l’époque le gouvernement de Pauline Marois.

Figure 1

Tableau chronologique de l’occurrence du mot « laïcité » dans les journaux Le Devoir, La Presse, Le Journal de Montréal (2012-2014)

Tableau chronologique de l’occurrence du mot « laïcité » dans les journaux Le Devoir, La Presse, Le Journal de Montréal (2012-2014)

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Le nombre d’articles contenant l’occurrence « laïcité » est très important en septembre 2013 (dévoilement par le gouvernement d’éléments du futur projet de loi le 10 septembre), en novembre 2013 (présentation par le gouvernement du projet de loi le 7 novembre), en décembre 2013 (ouverture de la commission parlementaire) et en mars 2014 (déclenchement des élections générales par la première ministre, avec une campagne marquée sur la laïcité). Seuls deux évènements (non politiques) ont fait la nouvelle. Il s’agit premièrement de la publication le 15 octobre 2013 du « Manifeste des Janettes », initié par Janette Bertrand qui se trouve souvent associée, dans le grand public, à la cause féministe. La parution de ce manifeste, qui a suscité une importante production médiatique, n’était pourtant pas aussi étrangère au pouvoir politique en place qu’on pourrait le penser. En effet, l’auteure du manifeste était guidée dans l’exercice par l’épouse de Pierre-Karl Péladeau, lequel était candidat à la députation et a ensuite succédé à Pauline Marois à la tête du Parti Québécois. Le second évènement est une controverse relative au port du voile intégral par des éducatrices dans un centre de la petite enfance[8]. Outre ces deux évènements, c’est donc bien le gouvernement qui a fixé l’ordre du jour médiatique en procédant à des annonces politiques qui lui permettaient d’autant plus aisément de déterminer, en amont, les paramètres d’un débat sur la laïcité qu’il situait sur le plan des principes.

On retrouve là un procédé qui avait pu être observé en France il y a une dizaine d’années alors que s’amorçait la construction de la laïcité en tant que principe politique, et non plus seulement juridique (Koussens, 2015, p. 16-17). Dans cette conception, la laïcité renvoie à certains principes de justice (liberté de conscience et de religion; égalité femmes-hommes) mais elle dépasse néanmoins les principes démocratiques du droit parce qu’elle porte en soi des valeurs « fondamentales » que ces principes du droit ignorent, à l’instar de l’émancipation, de l’assimilation ou de la protection du patrimoine culturel (idem). Dans cette perspective, la laïcité trouve ses fondements dans un contexte historique particulier à une société, elle est étroitement associée à la construction de l’identité nationale de cette société et devient un outil de protection de cette identité nationale lorsque celle-ci paraît menacée. En France, c’est en effet après le choc de l’élection présidentielle de 2002[9], alors perçue comme l’aboutissement d’une fracture sociale toujours plus profonde, que le député et vice-président de l’Assemblée nationale François Baroin remet au Premier ministre en mai 2003 un rapport dans lequel il estime que, « la laïcité redevient un enjeu politique », (Baroin, 2003). Dans cette optique, le député propose de réaffirmer les principes de la laïcité, cela pour mieux « répondre au choc du 21 avril 2002 » et « relancer la dynamique de l’intégration républicaine ». Situant alors la laïcité sur le plan des principes – à redéfinir et à réaffirmer – le Président de la République française Jacques Chirac rouvre le débat sur la laïcité et confie à Bernard Stasi la présidence d’un groupe de réflexion afin de mettre en oeuvre « une laïcité garante de la cohésion nationale et du respect des différences de chacun » (Chirac, 2003). Si des incidents ponctuels avaient certainement pu émailler le fonctionnement des services publics français au moment de la commande passée par le président de la République, cela ne justifiait probablement pas qu’on en fasse un débat national (qui n’a pas été refermé depuis). Par ailleurs, les modalités même de la commande, qui détermine a priori les valeurs dont est porteuse la laïcité, conditionnent les termes de la discussion qui s’engage sur celles-ci. Car c’est bien d’un débat sur les valeurs des Québécois qu’il s’agit alors et d’une évaluation des conditions de compatibilité de certains modes d’expression des croyances avec ces valeurs.

Si dans le contexte français, les débats publics sur la laïcité ont été pilotés depuis déjà une dizaine d’années à partir du politique, la méthode est nouvelle au Québec où le politique avait longtemps subi les événements médiatiques plutôt qu’il n’en prenait l’initiative. Le procédé change donc au cours du débat sur la « Charte des valeurs de la laïcité », entraînant par là même des conséquences sur les répertoires normatifs qui seront mobilisés et associés à la laïcité.

Cartographie des mondes sémantiques

En nous inspirant de la méthodologie élaborée par Charaudeau (2015), nous avons utilisé le logiciel de statistiques textuelles IRAMuTEQ[10] élaboré par Ratinaud (2015a) afin d’étudier les composantes discursives de la polémique sur le projet de « charte » et d’y repérer les divers usages du mot « laïcité ». Le corpus textuel a été soumis à trois algorithmes, soit l’analyse des similitudes (ADS), la classification descendante hiérarchique (CDH) et l’analyse factorielle de correspondances (AFC). Pour plus de lisibilité des résultats de la recherche dans cet article, c’est principalement les analyses liées au sous-corpus « éditoriaux et chroniques » que nous présenterons ici, et non celles liées aux « articles de type évènementiel ». Cette priorisation du sous-corpus « éditoriaux et chroniques » s’explique du fait que celui-ci constitue un matériau permettant de retracer plus largement des grands courants d’opinion publique (Charaudeau, 2015, p. 55). Dégageant les relations de cooccurrence entre les différents mots du corpus, l’analyse des similitudes (ADS)[11] a permis de dresser un arbre dont les branches relient les mots les plus cooccurrents, puis d’élaborer les « territoires lexicaux » (Charaudeau, 2015, p. 66) investis tour à tour par les médias écrits pour intervenir dans la polémique.

L’arbre qui procède de l’ADS permet de représenter graphiquement les chemins les plus fréquentés d’un ensemble sémantique à un autre, faisant ressortir la centralité de certaines thématiques présentes dans le corpus[12]. On y observe tout d’abord, et sans surprise, la centralité du projet de charte (mot « charte ») où intervient un lexique du débat, de l’oralité et de la délibération (adopter, défendre, opposer, affirmer, demander, appuyer, soutenir, diviser, prononcer, contester) qui suggère ici un positionnement de chacun au regard des valeurs convoquées dans la discussion publique (Figure 2).

Figure 2

Territoire lexical détaillé du mot « charte »

Territoire lexical détaillé du mot « charte »

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Ensuite, comme le montre l’arbre présenté ci-dessous (Figure 3), l’ensemble sémantique « charte » se trouve directement associé aux termes « laïcité », « Québécois » et « Québec », chacun de ceux-ci délimitant des espaces « territoires » de discours propres autour desquels la discussion prend forme.

Figure 3

Analyse des similitudes du sous-corpus « éditoriaux et chroniques » [13]

Analyse des similitudes du sous-corpus « éditoriaux et chroniques » 13

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Pour plus de clarté, nous en donnons un aperçu dans le tableau présenté ci-dessous (Figure 4).

Figure 4

Aperçu des territoires lexicaux issus de l’analyse des similitudes

Aperçu des territoires lexicaux issus de l’analyse des similitudes

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Les relations de cooccurrence révélées par l’ADS du sous-corpus rassemblant les articles de type évènementiel montrent la récurrence d’apparition conjointe des termes « laïcité » et « religieux », ce dernier terme étant lui-même lié au terme « femme » (Figure 5). Ce chapelet laïcité>religieux>femme marque une séquence maintes fois reprise dans les débats portant plus particulièrement sur le port du voile musulman.

Figure 5

Extrait de l’arbre des liaisons lexicales du sous-corpus « articles de type événementiel » isolant l’ensemble sémantique « femme »

Extrait de l’arbre des liaisons lexicales du sous-corpus « articles de type événementiel » isolant l’ensemble sémantique « femme »

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Dans un second niveau d’analyse, on « ordonne les relations de cooccurrence selon leur force statistique », ce qui permet de « mettre en évidence des classes lexicales sur la base du vocabulaire » qui est mobilisé (Charaudeau, 2015, p. 67). La classification descendante hiérarchique (CDH) employée permet de cerner de manière automatisée des ensembles de mots dont l’indépendance est caractérisée par des formes spécifiques corrélées entre elles. Construites sur la répartition des principaux mots du lexique, les classes lexicales identifiées permettent, par l’examen de leur composition et de la proximité qu’elles entretiennent entre elles, de décrire les « univers de discours » (idem, p. 58) autour desquels la controverse sur la charte s’est articulée. Ces « mondes lexicaux », tels que caractérisés par Reinert (2007, p. 195-196), seraient le produit des différents « environnements mentaux » investis alternativement par les locuteurs au débat (Rouré et Reinert, 1993, p. 418). Le logiciel IRAMuTEQ résume ces classes lexicales à l’aide d’un dendrogramme[14].

Figure 6

Dendrogramme identifiant les classes lexicales présentes dans le sous-corpus « éditoriaux et chroniques »

Dendrogramme identifiant les classes lexicales présentes dans le sous-corpus « éditoriaux et chroniques »

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Le dendrogramme obtenu dans notre enquête (Figure 6) expose onze classes lexicales se divisant les segments de textes (SGT) [15]. En observant la distribution de ces classes, il nous a semblé que celles-ci étaient structurées par trois catégories ou « univers de discours » (Charaudeau, 2015, p. 65).

Une première catégorie, regroupant les classes 2, 3, 8, 10 et 11 (respectivement 9,1 %, 5,1 %, 10,8 %, 12,2 % et 4,6 % des SGT) rassemblent les acteurs, les objets et les évènements de l’actualité politique et économique de la polémique. Alors que les classes 2, 3 et 8 semblent intimement liées au développement du projet de loi n° 60 et aux élections, la classe 10 présente les acteurs de la scène fédérale et la classe 11 regroupe les occurrences relatives à l’économie.

La deuxième catégorie, réunissant les classes 4, 6 et 7 (respectivement 12,5 %, 12,1 % et 10,9 % des SGT), met face à face deux classes convoquant chacune la notion de laïcité à partir d’enjeux principiels et une classe isolant l’interdiction du port de signes religieux pour les fonctionnaires de l’État. Cette prohibition ciblée, ayant constitué certainement la mesure la plus discutée du projet de loi, a débouché sur le questionnement plus large de la visibilité du religieux dans l’espace public. La classe 4, qui est d’ailleurs la plus importante dans le corpus analysé, révèle la centralité de cet enjeu dans les débats. On y identifie un important vocabulaire relatif à l’interdiction du port de signes religieux (niqab, kirpan, turban, kippa, ostentatoire, interdire), ainsi qu’aux personnels (juge, enseignant, fonctionnaire, policier, employé) et aux lieux qu’une telle mesure devrait toucher (garderie, fonction publique, école, service, public). La classe 7 renvoie à un lexique emprunté au renouveau de la philosophie politique libérale et convoque largement les principes de justice (droit, accommodement, liberté, fondamental, neutralité, homme-femme, respect). La classe 6 convoque un vocabulaire qui tend à associer le mot laïcité à une valeur de la civilisation occidentale (occident, civilisation, France, républicain, immigration, philosophe). On note aussi la présence de certaines dates pouvant traduire des références directes à l’histoire de la laïcité française (1789, 1905, 2004). Dans une proportion sans comparaison avec les autres classes, les pronoms possessifs « notre » et « nôtre » y apparaissent, laissant croire à l’usage d’un ethè[16] collectif. On y retrouve aussi une polarisation, d’une part, entre la nation (appartenance, patrimoine, nation, ancêtre, etc.) et l’immigration (immigrant, réfugié, immigration, etc.), d’autre part, entre l’héritage chrétien (église, pape, crucifix, etc.) et l’islam (imam, halal, musulman, etc.). Cette classe comprend également tout un répertoire associé au radicalisme religieux et politique (intégrisme, islamisme, extrémiste, fondamentaliste, etc.). Elle devance en outre fortement toutes les autres classes pour le poids qu’elle accorde aux termes « musulman » et « femme »[17].

Une troisième catégorie d’« univers de discours », regroupant les classes 1, 5, 9 (respectivement 9,5 %, 4,6 % et 8,7 % des SGT), renvoie à des productions plus hétéroclites rassemblées pour leur caractère étranger aux pages plus politiques du corpus. La classe 1, difficile à cerner, se distingue des autres par la prédominance du pronom personnel « je » sur toutes les autres formes de la classe. Sans thématique propre, le commentaire personnel constitue la couleur du groupe, liée à la nature du sous-corpus ici présenté : les éditoriaux. La classe 5 reflète la réaction émotive des éditorialistes lors de moments clés de la polémique (élections, Manifeste des Janettes, éducatrices voilées). De nombreuses occurrences liées à l’affect (peur, émotion, malaise, ressentir, gêner, honte, etc.) de même que plusieurs occurrences empruntant à un vocabulaire lié à la colère (dérapage, accusation, indignation, etc.) sont également présentes. Au sommet des identifiants trônent les mots « xénophobes », « raciste », « pro-charte », « anti-charte » et « intolérant ». La classe 9 renvoie enfin aux ouvrages cités, à l’intertextualité et à la réaction du milieu littéraire.

Après avoir mis en évidence ces classes lexicales, nous les avons projetées graphiquement dans une analyse factorielle des correspondances (AFC) qui, à partir de calculs d’inertie des mots du corpus, met en lumière les rapprochements et les oppositions entre les formes. L’appartenance de classe se trouve alors superposée à une distribution déterminée par les facteurs propres d’une matrice d’inertie rapportés sur deux axes (Salone, 2013, p. 3). En d’autres mots, l’analyse factorielle attribue à chacun des « termes » du corpus une coordonnée (fondée sur les valeurs obtenues par le calcul de la distance entre chacun des « termes » du corpus) dans un espace mathématique à deux dimensions[18]. Le nuage de mots ainsi créé dévoile les répulsions et les attractions des ensembles lexicaux du corpus[19]. Inscrit sous une variable, chacun des journaux à l’étude s’est trouvé positionné comme un sous-corpus dans la matrice du corpus global. Nous avons par la suite tenté d’identifier, dans l’espace de représentation, les zones autour desquelles gravitent les formes de même que les ascendants normatifs des axes. La distribution se trouve articulée par un axe vertical représentant un continuum polarisé entre la problématisation des enjeux politiques et économiques, d’une part, et la problématisation des enjeux culturels, d’autre part. L’axe horizontal permet de discerner un partage entre d’un côté, les axiologies et les répertoires argumentatifs, et de l’autre, les acteurs, les dispositifs et les événements. Ce travail nous a permis de rapprocher préliminairement les trois journaux étudiés de certains profils lexicaux identifiés (Figure 7).

Figure 7

Analyse factorielle des correspondances (classes lexicales) commentée

Analyse factorielle des correspondances (classes lexicales) commentée

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Si l’analyse lexicométrique que nous présentons ne saurait nous autoriser à présenter un véritable portrait des lignes éditoriales des trois quotidiens pendant le débat sur la charte, un tel portrait nécessitant en effet que cette enquête se double d’une analyse qualitative du corpus sélectionné, elle nous permet néanmoins, au regard des précédents travaux réalisés dans le contexte québécois, d’en esquisser les grandes lignes. La relative centralité des trois journaux peut s’expliquer tant par la nature des quotidiens sélectionnés (trois journaux montréalais qui s’adressent à un large public francophone, etc.) que par l’homogénéité du genre de textes analysés (éditoriaux). On observe alors que le traitement de l’évènement dans le Journal de Montréal renvoie aux classes 6 et 7. Bon nombre de chroniqueurs de ce journal, réputé populiste, ont problématisé le projet de loi n° 60 sous l’angle de l’identité culturelle et de la thématique nationale. Le Devoir et La Presse sont plus clairement associés à la classe 7. Le journal La Presse aborde résolument le projet de loi dans une perspective plus politique et liée au renouveau de la pensée libérale et économique, alors que Le Devoir aborde la laïcité à partir d’un référentiel plus républicain.

Dans les trois journaux, la laïcité est systématiquement associée à la question du port de signes religieux (dans la sphère publique et dans l’espace public plus généralement), cet enjeu éclipsant largement les autres termes du débat. Le traitement diverge donc de celui de la controverse sur les accommodements raisonnables en 2006-2008 où la question du port de signes religieux, qui aurait pourtant dû être centrale dans le débat, ne l’a pas été. Les « incidents » liés au port du kirpan, au port du voile lors de compétitions de soccer et de taekwondo, etc. ont certes été largement couverts (Potvin, 2008, p. 60-61) mais la controverse a dépassé ces seuls enjeux : affaire du Code de vie d’Hérouxville, affaire du YMCA du Parc, cabanes à sucre, Hôpital juif de Montréal, etc. Au cours du dernier débat sur la « Charte des valeurs », la laïcité n’est donc abordée que de façon très partielle et les aménagements laïques sont réduits à une modalité de régulation de l’expression individuelle des convictions. Ce traitement médiatique de la laïcité traduit l’importance d’une représentation dominante au Québec continuant d’associer la laïcité à la France, et n’appréhendant cette « laïcité française » qu’au regard de certains de ses aménagements les plus symboliques – les mesures législatives d’interdiction de signes religieux – au risque d’en déformer le sens (Koussens et Amiraux, 2015, p. 55). Par ailleurs, contrairement aux débats de 2006-2008, ce traitement médiatique ne s’appuie pas sur des « incidents » et si la question du port de signes religieux est débattue, c’est bien sur le plan des principes qui sont mis en scène par le politique, à l’instar de l’égalité femmes-hommes, de l’intégration, des droits des LGBT ou de la protection de la culture québécoise.

À l’issue de cette analyse, on observe que dans le débat sur la « Charte des valeurs », les discours sur la laïcité ne se sont pas construits par référence à des évènements (souvent qualifiés d’incidents) de nature religieuse (ou qualifiés comme religieux). Au contraire, le pouvoir politique a systématiquement annoncé puis orchestré la mise en scène de la nouvelle. En l’absence d’« incidents », la très grande majorité des articles où l’occurrence laïcité est présente renvoient directement aux annonces gouvernementales et n’abordent la laïcité que sur le plan des principes politiques. Par ce procédé, le débat est situé sur le registre des valeurs au regard desquelles chacun doit se situer pour débattre de leur importance pour la société québécoise. Et le port du symbole religieux, auquel est réduit le débat sur la laïcité, se trouve débattu sur un registre souvent éloigné des considérations pratiques relatives à l’organisation et au fonctionnement des institutions publiques. Ce faisant, le gouvernement de l’époque essentialise le symbole religieux, participant à l’entretien d’une représentation selon laquelle il serait intrinsèquement porteur de valeurs incompatibles avec celles portées par la majorité. Il favorise par ailleurs le clivage sur ce même symbole religieux, sur lequel chacun des acteurs en présence se situe dans un débat dont les paramètres ont été établis en termes de « valeurs de la laïcité ».