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En 2003, les éditions Leméac lançaient une importante collection, « Domaine Histoire », et en confiaient la direction à Fernande Roy, spécialiste de l’histoire intellectuelle. Depuis, une dizaine d’études portant sur des personnalités, des regroupements et des entreprises ayant marqué l’évolution de la pensée et de la culture au Québec sont parues sous cette bannière. Le dernier titre de la série, La pieuvre verte. Hachette et le Québec depuis 1950, de Frédéric Brisson, se pose d’emblée comme une référence incontournable pour qui s’intéresse au livre et à l’histoire des idées.

La présence de l’entreprise française a en effet largement contribué à transformer le système-livre au Québec. Au moment où Hachette commence à s’intéresser au marché québécois, celui-ci est dominé par quelques grossistes. Dans un milieu où les pratiques ne sont guère structurées, l’arrivée d’entreprises étrangères n’apparaît pas encore comme une menace. Mais la situation change à la fin des années 1960, alors qu’Hachette s’impose en créant les Messageries internationales du livre, distributeur de plusieurs collections de poche, puis en investissant l’édition scolaire, le secteur de production le plus lucratif. L’achat du réseau des Librairies Garneau, en 1971, marque l’aboutissement des visées impérialistes de l’entreprise. Or cette prise de contrôle de l’industrie, dénoncée par l’ensemble du milieu du livre, se fait sans que le gouvernement provincial, soumis aux pressions du Quai d’Orsay, n’intervienne, même si au-delà d’un « vulgaire commerce », c’est la culture québécoise qui apparaît menacée. Comme le rappelle Brisson, « l’évolution des entreprises qui publient et qui vendent des livres a des conséquences directes sur la nature des titres que les lecteurs tiennent entre leurs mains » (p. 215). Les succès d’Hachette favorisent néanmoins, au cours des années 1970, l’implantation de nouvelles pratiques, comme la distribution exclusive et l’office, dont la concurrence bénéficie aussi. Ces pratiques vont perdurer après le retrait d’Hachette au début des années 1980, alors que la Loi Vaugeois appuie le développement des entreprises locales.

La présence d’Hachette au Québec aura donc eu un effet structurant sur l’ensemble de l’industrie, et l’étude de Brisson, contribution magistrale à l’histoire du livre au Québec, propose une analyse détaillée de ce phénomène. L’auteur s’appuie sur de nombreuses sources, notamment les très riches fonds des associations professionnelles du livre (Bibliothèques et Archives nationales du Québec) et les archives du Département étranger Hachette (Institut Mémoire de l’édition contemporaine, France). Ses recherches, qui offrent une nouvelle interprétation de l’Affaire Hachette, mettent en lumière l’importance des enjeux politiques dans le fonctionnement du système-livre. En somme, l’originalité et la valeur de l’ouvrage résident autant dans l’objet d’étude, rares étant les chercheurs intéressés par la distribution, un maillon pourtant crucial de la chaîne du livre, que dans les perspectives heuristiques qu’il ouvre, le cas Hachette permettant de mieux comprendre les logiques de la convergence dans le milieu du livre, celles-ci ayant été reprises avec le succès qu’on lui connaît par l’empire Québecor.