Corps de l’article
Le livre de Sean Mills comporte trois parties distinctes. La première partie couvre la période 1930-1960 et documente les représentations « canadiennes-françaises » d’Haïti, surtout celles relatives à l’importante présence missionnaire québécoise en Haïti. À ce titre, les deux premiers chapitres sont fascinants : ils racontent une histoire peu abordée au Québec, ou en tout cas oubliée. Les représentations qu’ont les missionnaires religieux concernant Haïti et le peuple haïtien sont largement partagées par une partie de l’élite nationaliste québécoise à la recherche de partenaires pour faire mousser la « francophonie ». On trouve deux discours antagoniques. D’un côté, un discours affirme que les Noirs d’Haïti ne sont pas inférieurs sur le plan de la race et qu’il faut abandonner le darwinisme social et les théories de la hiérarchie raciale. De l’autre, lorsqu’il s’agit du prolétariat en Haïti, un autre discours présente ce dernier comme une population non civilisée. Bref, comme l’affirme l’auteur (p. 31), la louange à l’endroit des élites haïtiennes va de pair avec une dénonciation de la paysannerie. On parle des cinq plaies de cette classe sociale : la superstition, le libertinage, l’ignorance, le protestantisme et la pauvreté la plus abjecte. C’est cette partie du discours qui légitime en quelque sorte la mission civilisatrice des missionnaires québécois en Haïti.
Les liens entre Haïti et l’élite québécoise ne se construisent pas uniquement autour de la religion, mais aussi autour de la langue. Sean Mills souligne « le lien profond qui unit l’activité missionnaire, le nationalisme et les interventions du gouvernement du Québec pour accroître sa présence indépendante dans le monde. » On parle même des missionnaires comme « [d]es ambassadeurs incomparables de notre race » (p. 65). Il s’agit d’une période peu glorieuse de l’histoire du Québec où les religieux, l’élite nationaliste et le gouvernement du Québec prêchent tous un catholicisme apolitique qui passe sous silence la connivence de l’Église avec le régime dictatorial et répressif de Duvalier.
Dans cette première partie, l’auteur émet l’hypothèse que les représentations des missionnaires auront des répercussions durables dans la manière dont les migrants haïtiens au Québec seront vus lorsqu’ils débarqueront au cours des années 1960 et après (p. 73). Malheureusement, cette hypothèse n’est pas développée par la suite et demeure peu convaincante. Au contraire, on assistera à une rupture radicale avec le discours des missionnaires, de sorte que celui-ci aura peu de répercussions durables.
La deuxième partie se concentre sur l’immigration haïtienne au Québec sous l’angle des activités politiques et intellectuelles des migrants haïtiens arrivés au cours de la période 1960-1980. Cette première vague de migrants haïtiens se constitue, selon l’auteur, d’exilés politiques fuyant un régime dictatorial et répressif. Ils débarquent dans un Québec où une génération d’écrivains militants remet en question les fondements de la société québécoise. On parle alors de décolonisation et on s’approprie une négritude métaphorique. Il s’établit alors une connivence entre les intellectuels québécois et les exilés, dont plusieurs ont de la sympathie pour le nationalisme québécois.
Bien que le monde intellectuel haïtien de la fin des années 1960 soit très masculin, l’auteur documente l’influence des femmes haïtiennes sur les débats féministes au Québec, en particulier dans le cadre de la Maison d’Haïti et du RAFA (Rassemblement des femmes haïtiennes).
Cette période se caractérise par des critiques fondamentales à l’égard du tourisme et des milieux d’affaires qui cautionnent le régime Duvalier. Les critiques visent également le néocolonialisme et la présence missionnaire dépassée, en plus de s’attaquer à l’aide extérieure en général et de l’Agence canadienne de développement international (ACDI) en particulier. Le rôle des revues comme Nouvelle Optique et Collectif Paroles est très bien documenté.
Dans cette deuxième partie, un chapitre relate l’histoire de la menace de déportation qui pesait sur les Haïtiens et Haïtiennes vivant au Québec sans statut d’immigration. Cette histoire rappelle, s’il le fallait, que l’illégalité est souvent produite par des changements politiques unilatéraux, dans ce cas-ci, par la révocation du décret donnant le droit de présenter une demande d’immigration sur place. Du jour au lendemain, des milliers d’Haïtiens et d’Haïtiennes deviennent des « illégaux ». Ce chapitre documente bien le mouvement anti déportation et les nombreuses manifestations qui ont eu lieu à Montréal, de même que la solidarité québécoise. Le mouvement obtient un résultat positif mais mitigé. En effet, fin 1974, le gouvernement lâche un peu de lest et offre des concessions limitées : environ 55 % des demandeurs seront autorisés à rester, pas comme réfugiés mais plutôt pour « cause de difficultés inhabituelles ». Cette approche évite de heurter le régime Duvalier. En effet, la face cachée de cet épisode est que le gouvernement ne veut pas considérer Haïti comme un pays « ennemi » et donc ne veut pas voir les Haïtiens comme des réfugiés. Cela compromettrait les intérêts économiques en Haïti (banques canadiennes, entreprises, ACDI, tourisme, etc.).
La dernière partie du livre traite de la question de la race et du sexe. La thèse principale est la suivante : « À Montréal, comme dans les autres villes nord-américaines, la sexualité des hommes noirs est contrôlée et surveillée : les peurs et les désirs raciaux influencent les relations entre Blancs et Noirs, de même que les interventions des gouvernements et des forces policières » (p. 271). L’argument est certes intéressant, mais il se démarque du reste du livre par la faiblesse de la documentation.
Pour terminer sur une note personnelle, j’aimerais souligner la contribution importante du Centre de recherches caraïbes de l’Université de Montréal, bien illustrée dans le livre. En tant que directeur de ce Centre à cette époque, j’ai eu la chance de travailler étroitement avec plusieurs chercheurs haïtiens mentionnés dans le livre, dont Émile Olivier, Georges Anglade, Charles Pierre-Jacques, Emerson Douyon et Franz Voltaire. C’est en grande partie leur histoire qui est racontée par Sean Mills avec brio et soutenue par une documentation fouillée.
Mentionnons en dernier lieu l’excellente traduction de l’anglais au français réalisée par Hélène Paré.