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La sociologie québécoise a parfois voulu hausser sa réputation dans les cercles académiques en rappelant le rayonnement international de quelques-uns de ses pionniers. Il est pourtant difficile de reconnaître au sein des sociologues de l’après-guerre habituellement cités (Jean-Charles Falardeau, Fernand Dumont, Guy Rocher, Marcel Rioux) une seule figure dont la réputation ait réellement débordé de manière significative les frontières québécoises, une remarque qui s’applique également à Léon Gérin et ses fugitives publications françaises. En fait, s’il y a un nom qui se distingue du lot, c’est celui d’un chercheur dont à peu près personne n’a entendu parler dans les cours de sociologie du Québec. Décédé dernièrement après une longue maladie, Hervé Carrier (1921-2014) fut, je n’hésite pas à l’écrire, notre premier « vrai » sociologue québécois de réputation internationale[1].

Il le fut à plusieurs titres : par sa formation, par son enseignement, par ses collaborations, par sa présence lors de congrès et colloques et par ses travaux. Il a participé à un bouillonnement intellectuel qui lui a permis d’acquérir, par son inscription dans le champ de la sociologie catholique, une dimension naturellement mondiale. Carrier et son collègue jésuite Émile Pin l’ont remarqué eux-mêmes en 1965 :

« Un trait des sociologues catholiques mérite d’être mentionné : c’est leur orientation internationale. Par le jeu des congrès, des revues, des études collectives, ils sont amenés à de fréquents contacts entre eux. Des Européens vont en Amérique; des Américains du Nord et du Sud viennent en Europe. Des Asiatiques et des Africains participent activement à ce mouvement. Des échanges de professeurs, des visites de recherche s’opèrent en plusieurs pays. L’avantage le plus évident de ces contacts internationaux, c’est l’enrichissement mutuel au niveau même de la profession ».

Carrier et Pin, 1967, p. 24

Carrier a d’abord suivi une formation à la Catholic University of America en 1951 et 1952, au cours de laquelle il rédige une étude remarquable sur Léon Gérin (Carrier, 1960). Ordonné jésuite, il s’envole ensuite pour la France, de 1957 à 1959, afin d’y suivre des séminaires sous la supervision de Jean Stoetzel, spécialiste de sociologie des sondages et de psychologie sociale, qui a occupé, de 1955 à 1978, la première chaire de sociologie à la Sorbonne. Ses travaux doctoraux prolongent les études de Le Bras, à qui Carrier rend régulièrement visite durant son séjour dans la capitale française. Sa thèse de doctorat, publiée sous le titre Psycho-sociologie de l’appartenance religieuse, reprend très librement les enseignements de son directeur et de Le Bras en mettant au service d’une philosophie catholique les techniques dérivées des sciences sociales de tradition américaine (Carrier, 1960). Cet ouvrage, salué comme « un événement pour la sociologie religieuse[2] », inspira la préparation de la Conférence internationale de sociologie religieuse qui se tint à Königstein, en Allemagne, en 1962. Presque immédiatement traduit en trois langues (italien, espagnol et anglais), imposé comme texte d’enseignement dans plusieurs cours universitaires, ce livre sur la psycho-sociologie de l’appartenance religieuse a même connu une réédition en italien près de trente ans plus tard, en 1988. D’autres livres importants et influents ont suivi, qui ne firent qu’accroître la réputation du sociologue québécois.

Contemporain de Vatican II, Carrier est alors emporté par le vent d’optimisme qui souffle sur l’Église, comme il l’a relaté lui-même en 2003 :

« Le Concile avait été annoncé par Jean XXIII, le 25 janvier 1959. Je terminais alors mon doctorat en sociologie à la Sorbonne à Paris, et je fus témoin de la résonance extraordinaire que cette nouvelle provoqua dans toute l’Église et dans le monde. À l’automne de la même année, en octobre 1959, j’arrivai à l’Université Grégorienne et je fus frappé par le climat d’attente et par l’immense espoir que la décision de Jean XXIII avait suscités. Je me joignais à un corps professoral dont l’attention était centrée sur le grand événement ecclésial qui s’annonçait ».

Carrier, 2003, p. 13

Pendant cette décennie décisive, ses travaux participent tous, de près ou de loin, à l’effort d’aggiornamento de l’Église catholique. « C’était l’époque, écrivait Carrier, où l’Église entrait en Concile et allait connaître les bouleversements que l’on sait. L’analyse psycho-sociologique des attitudes du croyant et l’étude du sentiment religieux dans ce nouveau contexte pouvait aider à saisir sur le vif ce qui se passe à l’intime de la communauté des fidèles (Carrier, 1974, p. 290). »

Fort de son premier travail sur la psycho-sociologie de l’appartenance religieuse, Carrier se voit offrir un poste de professeur de sociologie à l’Université Grégorienne de Rome, en 1959, à un moment où les jésuites et les universités catholiques commencent à s’ouvrir à l’enseignement des sciences sociales. Il est par la suite nommé secrétaire de l’Institut de sciences sociales, qui devient Faculté en 1972. C’est dans ce milieu académique stimulant qu’il fait la connaissance d’étudiants venus des quatre coins de la planète – dont les futurs sociologues québécois Jean-Guy Vaillancourt, François Routhier, Bernard Poisson et Jacques Grand-Maison. Ces étudiants le familiarisent avec les aspirations et les problèmes concrets vécus par les générations montantes, tant de l’hémisphère Nord que de l’hémisphère Sud. Leurs travaux de recherche – qui portent sur l’Italie, la France, le Brésil, le Cameroun, le Japon – font parcourir au professeur une vaste littérature et l’obligent à ne pas se confiner à l’horizon de la science sociale occidentale. Par exemple, son ouvrage La Vocation. Dynamismes psycho-sociologiques est le résultat d’une enquête comparative menée par une équipe d’étudiants venus d’Europe, d’Amérique Latine et d’Afrique sur les candidats à la prêtrise à Rome, Naples, Paris, Québec et Saint-Boniface (Carrier, 1966).

Le fait d’habiter Rome, capitale du monde catholique, a mis également Carrier en contact avec des collègues d’un peu partout. Rappelons que la Grégorienne constitue à elle seule une petite Société des Nations, avec ses 2000 étudiants venant de 75 pays différents et son corps professoral appartenant à de multiples cultures. Carrier est aussi appelé à donner chaque année, durant un mois, un cours intensif de sociologie urbaine ou de psychosociologie religieuse à l’Institut catholique de Paris. Il fréquente l’École pratique des hautes études, sur l’invitation de Gabriel Le Bras. Il travaille notamment en étroitement collaboration avec Émile Pin, qui fut professeur à la Grégorienne et secrétaire général de la Conférence internationale de sociologie de la religion, ainsi qu’avec Philippe Laurent, futur directeur de la revue Projet. Orateur réputé et recherché, il donne de nombreuses conférences en Europe et en Amérique, et publie dans des revues et des maisons d’édition prestigieuses (Aubier-Montaigne, Desclée, Spes).

En 1966, après sept ans passé à l’Institut de sciences sociales, Carrier apprend qu’il est nommé recteur de l’Université Grégorienne par décision papale. Il est concurremment nommé, de 1970 à 1980, président de la Fédération Internationale des Universités Catholiques (FIUC), qui regroupe 215 universités ou institutions d’enseignement supérieur dans 56 pays et territoires. Vers la fin de son mandat comme recteur, Carrier dirige, pendant quatre ans, le Centre de recherche de la FIUC. Enfin, en 1982, il est nommé par Jean-Paul II sous-secrétaire du Conseil pontifical de la culture, poste qu’il occupe jusqu’en 1993. Son action comme sociologue est forcément ralentie par ses nouvelles fonctions, mais son rayonnement intellectuel international devient plus manifeste encore après l’arrêt de son enseignement à la Grégorienne. Auteur du Rapport général présenté à la FIUC à Boston en 1970, il entend alors mettre l’université catholique au service de la vérité et de la justice, reconnaissant pleinement l’apport des contributions non catholiques :

Les Universités catholiques veulent dépasser les tâches de la simple transmission des connaissances et entrer dans une perspective de renouveau intellectuel, social et spirituel. Elles désirent se mettre à l’écoute des requêtes formulées à l’endroit de l’Université catholique par la communauté académique, la communauté ecclésiale et la communauté séculière. […] Ce problème […] amène les Universités catholiques à collaborer intimement avec les organismes internationaux comme l’UNESCO et l’Association Internationale des Universités ; elles travaillent aussi en étroite collaboration avec les Secrétariats nouveaux créés dans l’Église pour affronter les problèmes-frontières de notre temps : le Secrétariat pour l’Unité des Chrétiens, la Commission pour les Laïcs, la Commission « Justice et Paix », le Secrétariat pour les Non-Croyants. Le fait est significatif des préoccupations actuelles des Universités catholiques et de leur volonté de travailler dans une perspective de service ecclésial et de dialogue au monde.

Carrier, 1972, p. 237-238

Malgré ses multiples tâches, Carrier n’oublie pas le Québec, publiant quelques travaux importants, dont Évolution de l’Église au Canada français (avec Lucien Roy), en 1968 (Carrier, 1968), et il coordonne à la fin des années 1960 un long rapport (inédit et conservé aux archives de la Compagnie de Jésus, à Montréal) sur la situation de la Compagnie de Jésus au Canada.

En fait, au cours de sa fructueuse carrière, Carrier a exploré une pléiade d’avenues, et il serait par conséquent réducteur de résumer en quelques paragraphes l’étendue de ses intérêts. Il demeure que sa principale contribution consiste en une défense mesurée d’une plus grande ouverture de l’Église à la diversité, plaidant en faveur de l’inculturation de l’Évangile et du dialogue inter-religieux.

« La culture actuelle met l’accent sur les valeurs évangéliques, telles que la fraternité, la paix, la justice, le service des pauvres, l’aspiration au développement, la solidarité universelle; dès lors, l’inculturation exige une large collaboration oecuménique avec tous les frères chrétiens, avec tous les croyants et avec toutes les personnes de bonne volonté ».

Carrier, 1997, p. 398

Dans son ouvrage The social doctrine of the Church revisited, Carrier tente même de convaincre le lecteur que la doctrine d’ouverture et de sollicitude pour les plus démunis a toujours habité l’Église, passant adroitement sous silence la complicité de l’Église catholique avec les régimes autoritaires ou sa légitimation de l’esclavage (Carrier, 1990). En outre, tout homme de Vatican II qu’il fut, il est resté pleinement soumis aux paroles du souverain pontife, et sa critique de l’institution n’a jamais dépassé les bornes de la modération et de la prudence.

Ce court survol de la carrière d’Hervé Carrier permet de mesurer la richesse de son parcours comme sociologue. Membre de l’Académie européenne des sciences et des arts, officier de la Légion d’honneur de France, membre de l’Académie des Lettre et des Sciences humaines de la Société royale du Canada, titulaire de doctorats honoris causa des universités Sogan, en Corée, et Fu Jen University, à Taiwan, Carrier mérite amplement le titre de premier sociologue québécois de réputation internationale. Que l’histoire de la sociologie québécoise ne lui ait pas encore accordé la place qu’il lui revient ne fait, malheureusement, que confirmer l’adage selon lequel nul n’est prophète en son pays.