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Quatrième d’une série de volumes destinés à devenir une référence en histoire intellectuelle du Québec, le second tome de La modernité au Québec d’Yvan Lamonde offre un portrait synthétique des débats autour de la modernité auxquels ont pris part les essayistes, peintres, écrivains et universitaires québécois, surtout (presque exclusivement) francophones, entre 1939 et 1965. Cette périodisation, loin d’être anodine, renvoie à l’une des principales idées défendues dans l’ouvrage, à savoir que l’élection des libéraux de Jean Lesage en juin 1960 a été assimilée à tort à une rupture intégrale. En effet, Lamonde perçoit dans la Seconde Guerre mondiale le véritable point de départ d’une modernisation qui bouscule les idées, et assimile l’après-guerre au déploiement d’appels à la modernité qui n’aboutiront véritablement – et non sans susciter de vives résistances – qu’au milieu des années 1960.

En mettant à profit un impressionnant corpus de sources – revues, anthologies, correspondance, romans, essais publiés –, Lamonde déploie en trois temps une analyse où s’entremêlent et se côtoient deux « trames », soit les réflexions et les remises en cause dont firent l’objet le nationalisme et la religion catholique. La première partie, également la plus courte, aborde les débats au sujet de la participation du Canada français à la Seconde Guerre mondiale ainsi que la signification de cette dernière pour lui. L’auteur y met en lumière les transformations qu’engendrent le conflit et la conscription dans les représentations canadiennes-françaises du Canada, de l’Occident et surtout de la France, les changements dans le rapport à cette dernière pointant vers un « acquiescement à la modernité » (p. 64) et une prise de distance, ce qui, inexorablement, altère le regard que le Canada français porte sur lui-même. La guerre aurait ainsi agi comme un « puissant révélateur » des différences entre les cultures canadienne-française et française ainsi qu’entre les cultures canadienne-française et canadienne-anglaise.

La seconde partie porte sur les transformations en cours dans la province pendant le second conflit mondial, notamment la « mise à jour » de la situation des femmes et des travailleurs dans le sillage de la modernisation résultant de l’effort de guerre. Lamonde lie la prospérité qui découle de l’activité économique au dynamisme culturel de la période, notamment dans le milieu de l’édition, des revues et de la peinture, qui « convain[c] des contemporains que la guerre impose de vivre dans le présent » (p. 139). L’ouvrage met ainsi en avant le caractère « différé » de l’affirmation de la modernité au Québec dans la mesure où le traditionalisme, porté par le tandem réactionnaire Union nationale-hiérarchie catholique, se maintient pendant l’après-guerre en dépit des bouleversements engendrés par le conflit et des « brèches » qui se multiplient.

C’est surtout sur ces ouvertures et appels à la modernité que porte la troisième partie (et les deux tiers de l’ouvrage). Lamonde y examine notamment l’opposition à Duplessis provenant de divers milieux ainsi que les remises en question, internes et externes, du nationalisme et de « l’expérience religieuse globale ». La crise traversée par ces deux piliers de la tradition « facilit[e] une dénonciation de la peur et de la censure, une promotion de la liberté, autant de formes de valorisation de la modernité » (p. 145), phénomènes qui font aussi l’objet de l’analyse. L’affirmation du sujet et de la subjectivité, liée à l’appel de la modernité, ressort à plusieurs endroits, notamment dans le chapitre sur la pensée des femmes. Après une exploration des considérations sur un rapport au passé qui demeure « problématique », Lamonde clôt son histoire de la modernité par la mise en lumière d’une altérité qui s’accentue face à la France et d’une affirmation croissante de la « conscience de l’américanité » (p. 415) pendant l’après-guerre.

Outre l’ampleur de la synthèse réalisée, l’un des grands apports de cet ouvrage réside dans le portrait nuancé et complexe qu’il brosse de la période considérée. En évoquant à la fois les ouvertures au(x) changement(s) et les résistances qu’elles engendrent, Lamonde évite que le pendule oscillant entre l’idée d’une Grande Noirceur et celle d’un Québec résolument et unilatéralement moderne bien avant les années 1960 ne s’avance trop loin dans une direction ou dans l’autre. Quelques passages sont certes un peu inégaux, notamment le chapitre sur les changements touchant les femmes et les travailleurs pendant la Seconde Guerre mondiale, qui aurait peut-être pu convoquer, outre les sources et les ouvrages incontournables, davantage de travaux récents. Sur le plan de la forme, un processus éditorial plus serré aurait permis d’éliminer plusieurs répétitions et accrocs à la langue. Mentionnons en outre que ce deuxième tome, s’il se lit en grande partie comme un ouvrage indépendant, est indissociable de l’oeuvre plus large dont il fait partie. En fait foi l’absence de certains repères d’entrée de jeu, la « distinction entre modernisation et modernité » (p. 425), explicite dès les premières pages du premier tome de La modernité au Québec, n’étant ici expliquée qu’en conclusion. Quoi qu’il en soit, au final, cet ouvrage de lecture agréable ouvre, avec érudition, toute grande une fenêtre sur le paysage intellectuel du Québec francophone à une période charnière de son histoire. Y prendront sans doute appui maints travaux à venir.