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Le cinéaste André Forcier a remporté le Prix du Gouverneur général en arts visuels et en arts médiatiques en 2010, et le Prix Albert-Tessier (Prix du Québec, cinéma) en 2003. De telles distinctions viennent consacrer une longue carrière, ponctuée de nombreux articles (critiques de films et entretiens) tant dans les revues culturelles que les journaux. Il n’en demeure pas moins que le livre de Marie-Claude Loiselle est le premier consacré à Forcier.

Loiselle veut défendre et illustrer « la présence insolite et radicalement singulière de cette oeuvre dans l’histoire du cinéma québécois » (p. 122), à travers ce petit livre qui ne dit pas tout sur Forcier, mais se centre sur l’essentiel : la communauté, la poésie, le burlesque, le Québec. L’auteure entre de plain-pied dans l’univers du cinéaste, sans s’encombrer d’une présentation systématique de ses films. Qui ne les a pas vus risque de se perdre, pourrait-on croire, mais tel n’est pas le cas, car le livre fournit suffisamment de clés et de références pour que le lecteur saisisse l’imaginaire qui se déploie dans l’oeuvre au fil des ans.

Et ici parler d’imaginaire, c’est renvoyer à une utopie, au rêve où, pour ne prendre que quelques exemples, la femme aimée est une sirène (Kalamazoo), un albinos flotte parmi les étoiles pour s’élever jusqu’à l’Abinie (Au clair de la lune), le pacemaker d’une adolescente permet de faire démarrer une moto (L’eau chaude, l’eau frette), une enfant muette, vivant en Abitibi, se met du jour au lendemain à parler gaélique (Je me souviens). Loiselle à ce propos évoque « un entrelacs d’univers oniriques » (p. 87), « d’êtres au coeur gonflé d’absolu » (p. 91) ; selon elle, « l’imaginaire n’est jamais chez Forcier un moyen d’échapper au réel, mais plutôt ce qui permet de mieux le révéler » (p. 88). Et ce qui se révèle de la sorte, c’est la communauté, sa « résistance joyeuse, pleine d’invention et de fantaisie » et son « esprit d’insoumission » (p. 34).

La communauté « indomptable » chez Forcier a ainsi une existence autonome, sans pour autant gommer les personnages, tout autant « indomptables », dont elle se compose. Ce qui distingue avant tout Forcier dans le cinéma québécois, c’est que son oeuvre se situe « à mille lieues du drame psychologique » (p. 42), et qu’elle ne se veut pas réaliste ; pourtant la communauté qu’il raconte s’incarne dans des lieux concrets, notamment la Rive-Sud de Montréal, où le cinéaste a grandi. C’est ainsi qu’il « rend hommage » (p. 19) au boulevard Taschereau et au motel Oscar dans Night Cap et Le vent du Wyoming, et bien sûr à Coteau-Rouge, quartier de Longueuil, dans Coteau Rouge. Cette vision positive de la banlieue le distingue de plusieurs cinéastes de sa génération qui, soit présentent une vision grinçante de la banlieue (comme Denys Arcand), soit situent la communauté à la campagne ou dans les quartiers centraux de Montréal (comme Gilles Carle, avec lequel les parallèles sont toutefois nombreux). Forcier ne filme pas que Longueuil, mais également certains quartiers centraux, comme la rue Saint-Denis d’avant la gentrification (L’eau chaude, l’eau frette). En général, ses films sont marqués tant par le burlesque que par la poésie, et le cinéaste présente une « galerie d’êtres atypiques » (p. 28), plongés dans des « situations abracadabrantes » (p. 26), « créant une matière en fusion de laquelle tout peut surgir à chaque instant » (p. 116).

Loiselle pointe plusieurs éléments sur lesquels elle n’insiste pas, dont je ne mentionne ici que deux. La place des femmes dans l’oeuvre, lesquelles, « avec leur énergie, leur pouvoir d’attraction et leur aplomb […] dynamisent le récit, même si elles en sont rarement les personnages principaux » (p. 93). De plus, Forcier est pratiquement le seul à évoquer, dans Je me souviens – mais pas uniquement – le mouvement et le parti communistes québécois des années 1950 et 1960, que les films à caractère historique passent généralement sous silence.

Pour Loiselle, selon le titre de la conclusion du livre, Forcier est un « créateur de mythes ». Et ces mythes concernent le Québec, de plusieurs façons. Premièrement, il « ne cesse de saper la vision d’un peuple québécois conformiste et docile » (p. 114). Mais surtout, il jette « les bases de ce qu’on pourrait envisager comme ce mythe populaire fondateur qui fait défaut au ciment d’une société aspirant à définir sa place en Amérique » (p. 106). Ce mythe se construit par le récit de « ce créateur hors-norme […] toujours prêt à nous déstabiliser, à nous projeter là où nous n’imaginions pas aller » (p. 121), et trouve un support dans la langue utilisée par les personnages, dont Loiselle discute longuement et qu'elle caractérise ainsi : « une forme verbale familière, sans apprêt, et pourtant réinventée afin de lui donner un surcroît de densité en regard du monde dont elle est issue » (p. 73).

Marie-Claude Loiselle a été rédactrice en chef de la revue 24 images pendant plus de vingt ans. C’est ainsi que parentés et influences diverses sont évoquées : Jacques Ferron et Gilles Carle pour le Québec, Buñuel, Fellini ou Pasolini pour le cinéma international. Elle convoque Pierre Nepveu, Yvon Rivard et Gaston Miron pour éclairer le rapport au Québec, à sa langue et à son identité, pour illustrer comment Forcier parvient à « se moquer de la défaite » (p. 68) à travers des échecs à « la grandeur sublime » (p. 70). S’il y a burlesque et tragique, il n’en demeure pas moins que « rares sont les oeuvres à ce point aiguillées par la voix d’une tendresse intérieure » (p. 48).

Le lecteur comprend rapidement à la lecture de Loiselle que celle-ci tient André Forcier pour un des meilleurs cinéastes québécois et certainement le plus original. Le lecteur comprend également, à la lecture de ce compte rendu, que je partage entièrement cet avis.

L’ouvrage contient plusieurs photos en couleur, et en annexe, non seulement une filmographie complète mais aussi des extraits d’entretiens entre Marie-Claude Loiselle et André Forcier. Malheureusement, les films de ce dernier ne sont pas tous disponibles sous forme numérique ni même de DVD. Espérons que ce livre, ô combien nécessaire, contribuera à attirer l’attention sur « l’énergie communicative que libèrent ces films » (p. 21), et, qui sait, à les rendre plus facilement accessibles.