Corps de l’article
Alors que les travaux sur l’aménagement du territoire au Québec s’étaient raréfiés depuis les années 1990, la thématique connaît un certain regain ces dernières années : cinquante ans après le Bureau d’aménagement de l’Est du Québec, le temps passé semble un recul propice aux ultimes témoignages ou aux bilans nuancés. L’ouvrage d’Aryane Babin se classe avec beaucoup d’assurance dans cette seconde catégorie : sans prétendre éclairer toute la complexité des enjeux liés à la création du parc national Forillon (on y reviendra), elle se livre à une analyse serrée des processus de l’expropriation du territoire concerné, dévoilant plus largement les réalités contradictoires que recouvrait la Révolution tranquille. Centrée strictement sur les mécanismes politiques, juridiques et sociaux entourant l’expropriation, l’analyse explore ces trois phases.
Le premier chapitre est consacré au processus décisionnel aboutissant à la création du parc. Rappelant la mobilisation des institutions fédérales et provinciales en faveur de l’aménagement du territoire, l’auteur met en évidence une sorte de faux consensus qui règne au tournant des années 1960-70. Si toutes les parties prenantes soutiennent le projet de parc (y compris les populations locales), leurs attentes sont peu compatibles, avec pour symboles les objectifs conservationnistes du fédéral et les espoirs de développement économique de la population – sans parler du gouvernement provincial, hésitant entre soutien au parc et défense nationaliste de l’intégrité de son territoire. Il en résulte des négociations pénibles et créatrices d’incertitude, en sorte qu’à la lenteur initiale (1968-70) succède la précipitation de l’expropriation.
Le second chapitre se focalise sur les enjeux juridiques et sociaux des procédures d’expropriation. La désuétude des procédures existantes conduit l’État québécois à privilégier la voie d’une loi d’exception en 1970, supposée accélérer le processus, et qui autorise cinq jours plus tard le dépôt du plan général d’expropriation. D’abord peu informées, les familles expropriées sont mal protégées (les compensations sont faibles, le programme de relocalisation rigide et inachevé) et mises sous pression par des experts sûrs de leur fait, avant de devoir quitter leur maison en 1972. Puis vient le temps de la contestation juridique, traitée dans le troisième chapitre, pour les 125 expropriés qui n’ont pu se résoudre à accepter les conditions draconiennes qui leur sont imposées. Et, là, un petit miracle survint : le jugement de la Régie des services publics leur donne entièrement raison en 1973 (tout comme la Cour d’appel, en 1975, et le Protecteur du citoyen). Par ces jugements, les expropriés obtiennent une réévaluation majeure des compensations et la reconnaissance d’une injustice commise à leur encontre. Il leur faudra cependant boire le calice jusqu’à la lie : ils ne bénéficieront pas des réformes des législations fédérales (en matière de parcs) et provinciales (en matière d’expropriation) qui, parallèlement aux évènements de Forillon, perdent leur rigidité et revalorisent les victimes – bref répondent précisément à leurs revendications. Ramassant très efficacement les arguments de l’ouvrage, la conclusion s’achève sur la dernière victoire symbolique des expulsés, lorsque la Chambre des communes et l’Assemblée nationale du Québec expriment formellement leurs excuses en 2011.
En définitive, l’ouvrage, court et dense, produit une belle démonstration empirique, systématiquement assise sur des éléments factuels convaincants – le travail de maîtrise qui en est à l’origine a d’ailleurs reçu le Prix de Fondation Jean-Charles-Bonenfant de l’Assemblée nationale du Québec. On observera plus largement qu’il déroule aussi une démonstration théorique, plus discrète, sur les rapports entre l’État et sa population, et que résume le sous-titre de l’ouvrage : les décisions au détriment des citoyens. Car l’argumentaire est limpide quant aux objectifs administratifs, aux négociations politiques et aux enjeux juridiques de l’expropriation. Il est difficile de ne pas conclure à une remarquable inconséquence de la part de gouvernements qui poursuivent des objectifs d’autant plus ambitieux qu’ils ne dialoguent jamais vraiment avec les citoyens. On regrette cependant (même si ce n’était pas son objet) que, centrée strictement sur l’expropriation, la démonstration n’en dise pas autant sur les communautés concernées : à quelques kilomètres à peine de Gaspé, on aimerait en savoir plus sur les prises de position des communautés et élites régionales…
Mais, dans cette perspective, une autre démonstration se devine, sur la fin nécessaire d’une Révolution tranquille aussi généreuse dans ses principes que paternaliste dans ses pratiques : dans l’Est du Québec, le rééquilibrage du rapport de force viendra des Opérations Dignité qui rappelleront à ceux « d’en haut » (comme on disait à l’époque) que le développement ne pourra se faire contre ceux « d’en bas » et leurs communautés. Commencera alors une autre époque, celle du développement par les communautés, par les élus (avec les MRC) – mais, pour ceux de Forillon, il sera trop tard.