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Tout récemment, au détour d’une recherche en archives, j’ai mis la main sur des lettres que Lionel Groulx adressait à ses collaborateurs du temps où il dirigeait la Revue d’histoire de l’Amérique française dans les années 1940 et 1950. Ces archives m’ont fait sourire; elles m’ont en quelque sorte réconfortée. Au fond, me suis-je dit, plusieurs choses sont demeurées les mêmes, malgré le virage numérique, le passage au libre accès et les autres mutations frénétiques de l’édition savante. Solliciter des auteurs, commenter leurs textes sur le fond et la forme tout en ménageant les susceptibilités, talonner des collaborateurs qui ont manifestement oublié leurs échéances, lire et relire des épreuves sans jamais réussir à attraper toutes les coquilles et, surtout, publier et publier encore malgré des budgets toujours improbables.

C’est à titre de directrice de la Revue d’histoire de l’Amérique française depuis maintenant cinq ans (à titre de directrice sortante, devrais-je préciser) que j’apporte ici ma contribution à cet échange sur les revues de sciences humaines et sociales. Cette réflexion prolonge une table ronde organisée par Sylvie Lacombe et Richard Marcoux à l’ACFAS au printemps 2017. Cette rencontre, qui réunissait plusieurs directrices et directeurs de revues, fut l’occasion de prendre la mesure d’une inquiétude largement répandue dans le monde de l’édition savante. Sur le versant positif, elle a également permis de constater la ferme résolution des actrices et acteurs du milieu à poursuivre, malgré les contraintes, cette folle mais nécessaire entreprise de publication de revues savantes en langue française en Amérique du Nord.

Mon propos reprend donc ici la forme initiale de celui exprimé à l’ACFAS. Je commenterai donc quelques-unes des propositions du texte de la sociologue Andrée Fortin reproduit dans ce numéro. On comprendra que le point de vue que j’exprime ici est celui d’une praticienne de l’édition savante; pour cette raison, ma contribution revêt surtout la forme du témoignage. Je précise cela car j’ai assez vite compris, au cours de mes années à la RHAF, que le seul fait de s’adonner à la publication d’une revue ne nous transforme pas, comme par enchantement, en sociologue de l’édition scientifique. La tête penchée sur nos articles, préoccupés des contenus mais, aussi, des virgules et des notes infrapaginales, nous avons parfois tendance à perdre la perspective générale du champ éditorial. Si on finit par bien connaître « sa » revue, en somme, certains aspects du « phénomène revue » au Québec nous échappent très certainement.

Cinq ans à la direction de la Revue d’histoire de l’Amérique française

En raison du contexte évoqué ci-haut, il est tentant d’utiliser le ton de la doléance pour parler de la situation des revues savantes de langue française au Québec. Je n’échappe pas à cette tentation mais, puisqu’on me donne ici l’occasion de parler de mon expérience, j’insisterai aussi pour dire à quel point j’ai aimé ce travail à la direction de la RHAF. Il fut assurément l’une des expériences les plus fortes de ma carrière. Être aux premières loges de ce qui se construit comme savoir à propos des différentes périodes et des différentes sphères d’activité de la vaste histoire de l’Amérique française a quelque chose de particulièrement stimulant. Contribuer à cette entreprise est gratifiant et, si c’est toujours imparfaitement qu’on accomplit ce mandat d’animation du champ scientifique, il y a des fois où l’on est plutôt fier de son coup : publier le premier texte d’un doctorant prometteur, favoriser la visibilité de thématiques ou de méthodologies émergentes ou qui connaissent un renouveau grâce à des numéros spéciaux – l’histoire du territoire, l’histoire orale, l’histoire de l’Atlantique français, par exemple – et permettre, de ce fait, une sorte d’aggiornamento historiographique, accompagner la transformation d’une étude de bonne qualité en excellente contribution, grâce, entre autres, à la sélection judicieuse des évaluateurs, rendre visibles des ouvrages importants pour la discipline à travers notre section de comptes rendus, faire connaître les corpus de sources nouvellement disponibles par une chronique régulière d’archives, etc. J’ajouterai à cette liste d’avantages déjà longue un élément important à mes yeux, soit le plaisir de travailler en collégialité avec un comité de rédaction composé de chercheur.e.s aux expertises diverses, mais partageant un même souci de rigueur. Toutes ces expériences satisfaisantes aident à faire mieux passer la « pilule administrative » : les courriels innombrables, les demandes de subvention et les autres soucis du quotidien éditorial.

En ne quittant pas ici mon confortable statut de témoin qui m’épargne un certain nombre de démonstrations fastidieuses, j’aimerais maintenant m’attarder à des questions abordées par Andrée Fortin dans l’essai stimulant qu’elle nous a proposé. Je mettrai plus précisément l’accent sur deux d’entre elles qui rejoignent plus étroitement mes préoccupations. Le thème de l’engagement des revues sera abordé en premier lieu; puis je discuterai de celui – large et grave – de leur survie, en ciblant de manière particulière le rôle des bibliothèques universitaires.

Qui lit la Revue d’histoire de l’Amérique française ? Du rayonnement social des revues

Andrée Fortin pose dans son texte un regard bienveillant sur les revues savantes québécoises et leur rôle social. Les présentant, à raison, comme un « rouage important de l’institution scientifique québécoise[1] », elle va plus loin en soulignant que « leur portée ne se réduit pas au monde universitaire et scientifique dont elles sont issues[2] ». Il est question d’engagement dans la cité. « [L]es revues sont lues », insiste la sociologue, en s’appuyant sur les travaux de Vincent Larivière[3].

Si l’on s’en tient à une large échelle d’analyse, on peut aisément souscrire à cette affirmation qui concerne notre lectorat. Les données démographiques sur les populations universitaires – nos principaux lecteurs en puissance – ne fournissent-elles pas, après tout, les preuves d’une croissance soutenue depuis au moins ces années 1970 qui présidèrent à l’extension du réseau universitaire québécois? Quelques chiffres indicatifs nous permettent de le croire. Alors que l’on comptait, en 1975, 11 791 diplômés de baccalauréat dans le secteur large des sciences sociales et humaines (SSH), ils étaient désormais 23 906 en 2011. Du côté des maîtrises et pour les mêmes années, on passe de 1807 à 7131 diplômés annuels. Au doctorat : de 153 à 686[4]. Les taux de diplomation, toutes disciplines confondues cette fois, attestent d’un même phénomène de croissance. Calculées en fonction de la population ayant l’âge théorique d’obtenir un diplôme, ces données confirment l’élargissement de la scolarisation universitaire. Ne prenons que le seul exemple de la maîtrise qui révèle la progression suivante, soit 2,7 % de la population diplômée en 1976 et 10,2 % en 2011[5].

Avec de telles statistiques en tête, on imagine aisément que le petit cercle d’auteurs et de lecteurs de la RHAF qui gravitait autour du chanoine Groulx au moment de la fondation de la revue en 1947 s’est élargi spectaculairement depuis 70 ans. Or le facteur de la croissance des populations universitaires n’est pas le seul à considérer dans l’analyse. La mise en ligne de la RHAF sur la plateforme Érudit au milieu des années 2000 et, plus encore, la numérisation complète de ses anciens volumes qui a suivi, ont nettement accru le potentiel de diffusion nationale et internationale des articles anciens et contemporains de la revue, le tout favorisé par des outils de balisage de haute qualité. La toute récente décision d’abaisser, dès février 2017, la barrière mobile de consultation libre de 24 à 12 mois pour remplir les exigences de la Politique des trois organismes sur le libre accès aux publications (CRSH, CRSNG, IRSC) fut une autre initiative d’Érudit dont l’effet présumé est une fréquentation accrue de consultation de nos articles, si l’on se fie aux études et aux témoignages qui corrèlent étroitement consultation élevée et accès étendu[6].

Grâce au développement des études supérieures et à l’avènement d’Érudit donc, la RHAF peut désormais se gratifier d’un grand nombre annuel de « clics », dont plusieurs proviennent de l’extérieur du pays. Dans une conférence présentée en 2016, Vincent Larivière soulignait que la RHAF se situait toujours au 1er ou 2e rang des revues d’histoire (toutes origines confondues) les plus consultées au sein de quatre universités québécoises (UQAM, Université de Montréal, Université Laval et Université de Sherbrooke) (Larivière, 2016b). Par ailleurs, la liste de « provenance des visiteurs » de la RHAF sur Érudit en 2015 révèle des informations étonnantes : avec 78 262 pages consultées, nos lecteurs proviennent en premier lieu des États-Unis. Le Canada arrive en second, cette année-là, suivi de la France, de la Biélorussie et de la Chine… Les palmarès se transforment selon que l’on compile les téléchargements plutôt que les visiteurs. Ainsi, pour la même année 2015, c’était l’Allemagne qui, de tous les pays, avait téléchargé le plus de gigaoctets! On peut parier que Groulx et ses acolytes, même dans leurs rêves les plus fous, n’avaient jamais rêvé d’un tel rayonnement international (encore moins en provenance de territoires germaniques et anglo-saxons) pour leur petite revue d’histoire célébrant l’Amérique française… Autre objet de satisfaction relativement à ces statistiques : la deuxième vie que connaissent nos anciens opus. Grâce à leur alter ego numérique, en effet, ces derniers ne sont plus condamnés à prendre la poussière sur les tablettes de bibliothèques et revivent véritablement grâce au Web qui rend la consultation si facile. Ainsi en cette même année 2015 qui nous sert ici de repère, l’article le plus consulté de la RHAF (avec 5025 clics), était celui de G. Debien, « Liste des engagés pour le Canada au XVIIe siècle (1634-1715) », paru en 1952![7] De telles statistiques de consultation ont quelque chose de rassurant. Elles convergent avec les observations d’Andrée Fortin et confirment que nos revues suscitent l’intérêt.

Mais on ne saurait se contenter de ces larges courbes pour documenter de manière complète les pratiques de lecture des revues savantes de manière générale, et celles de la RHAF en particulier. Des phénomènes plus subtils doivent aussi être considérés dans l’évaluation de la portée de nos revues (j’évite ici, volontairement, de parler de « facteur d’impact », cet indicateur qui correspond si peu à la réalité de nos revues francophones, mais que les organismes subventionnaires s’obstinent à nous voir documenter [Larivière, 2016a]). Ces phénomènes nous incitent à plus de circonspection dans l’appréciation du poids sociétal de nos publications scientifiques.

La percolation des contenus savants vers des couches de lecteurs et de citoyens n’appartenant pas « organiquement », si je puis dire, aux milieux universitaires n’a rien, à mon sens, d’un mécanisme automatique et bien huilé. Dans un monde idéal, les contenus se diffuseraient tranquillement, de l’Université vers les cégeps puis vers les écoles secondaires et primaires; ils accrocheraient au passage l’oeil des responsables de sociétés d’histoire et de généalogie, des centres d’archives et des milieux muséaux. Ceux-ci prendraient la peine de vulgariser cette connaissance neuve, la projetant ainsi auprès de cercles toujours plus étendus. D’autres circonvolutions, par ailleurs, celles-ci ascendantes, feraient en sorte que nos revues rejoignent aussi les centres de décisions économiques et politiques.

Mais ce monde idéal n’existe pas et des obstacles structurels empêchent le savoir de se diffuser ainsi. Reflétant des dynamiques propres au milieu de la recherche universitaire qui dépassent largement d’ailleurs le microcosme québécois, nos revues spécialisées sont devenues dans bien des cas des revues ultra-spécialisées de par leurs thématiques, leur méthodologie, mais aussi leur langage. L’histoire d’une « vieille revue » comme la RHAF – vraisemblablement la troisième plus ancienne au Québec, après les Cahiers des dix et Études d’histoire religieuse – illustre bien le processus d’homogénéisation du lectorat et les enjeux de « littératie » posés par les transformations d’une discipline qui, comme toutes les autres, est devenue plus codifiée au fil des ans. Posons les choses ainsi : qui peut lire la RHAF de nos jours? Qui, surtout, parmi ceux qui n’appartiennent pas directement au monde de la recherche en sciences humaines (voire strictement à l’histoire) a le goût et la capacité de lire la RHAF pour élargir sa culture historique? Le format standardisé des contributions, le langage spécialisé auquel on a recours, le poids lourd de l’appareillage critique propre à ce genre de publication, s’ils sont assurément gages de rigueur scientifique, réduisent aussi, il faut le reconnaître, la portée sociale de nos publications.

Ainsi, à propos de la diversité sociologique du lectorat de revues savantes comme la RHAF, je pose facilement l’hypothèse d’une attrition décennale. Le fameux « public cultivé », qu’on aime s’imaginer faisant partie de notre lectorat cible, est-il vraiment au rendez-vous? Il fut un temps où nos listes d’abonnés témoignaient de la présence de nombreux amateurs d’histoire, mais est-ce encore le cas? Plus encore, il me semble que cette attrition postulée dans la diversité du lectorat touche les milieux universitaires eux-mêmes. Cela reste à démontrer, mais je crois que le problème de « littératie », évoqué ci-haut, se pose au sein même de la présumée « tour d’ivoire » universitaire. Je ne peux parler que pour l’enseignement de l’histoire que je connais, mais j’observe que des collègues – professeur.e.s et chargé.e.s de cours – renoncent dans certains cours de premier cycle à mettre au programme des articles de revues savantes, préférant recourir à des manuels qui semblent plus digestes pour les étudiant.e.s.

Par ailleurs, du point de vue de la diversité des plumes qu’on publie au sein de la RHAF, l’homogénéisation des profils est aussi un phénomène réel, bien que moins récent. En 1972, Fernand Harvey et Paul-André Linteau faisaient paraître un portrait statistique de la revue et de ses évolutions. En ciblant la décennie 1963-1972, les chercheurs établissaient que 57,6 % des auteurs avaient pour « lieu de travail » l’université. Parmi les autres, on en trouvait 7,3 % qui avaient pour « lieu de travail » le collège, 12 % le gouvernement, 7,9 % les archives et 0,5 % la paroisse (Harvey et Linteau, 1972). Dix ans plus tard, un exercice similaire, effectué cette fois par Jean-Paul Coupal, montrait d’importantes évolutions. Reprenant en gros les mêmes catégories, Coupal observait pour la décennie 1972-1981 que 81 %, des auteurs avaient désormais pour « lieu de travail » l’université. On n’en trouvait plus que 4,8 % en provenance des collèges et seulement 2,7 % du gouvernement (Coupal, 1983).

Disciplinarisation, spécialisation du travail de recherche, resserrement des exigences méthodologiques et lexicales : ces changements ne nous surprennent guère et on ne peut qu’applaudir les hauts standards qui fondent, désormais, la qualité de nos revues. Faut-il pour autant être aveugles à ceux que ce mouvement a laissés en plan et renoncer à l’idée d’une interaction plus soutenue avec les milieux extrauniversitaires? Lorsqu’on observe la trajectoire de la RHAF, on peut dire qu’elle est devenue une revue de chercheurs à destination de chercheurs, alors qu’elle a déjà rejoint, animé et stimulé une communauté plus diversifiée d’amateurs d’histoire. Sans vivre dans la nostalgie, nous pouvons nous désoler de ne plus pouvoir répondre à une indéniable « demande d’histoire » en provenance de divers milieux. Combien de fois par année, en effet, le comité de rédaction est-il sollicité par des historiens « amateurs », des généalogistes et autres érudits qui cherchent, non pas uniquement des débouchés pour leurs travaux, mais plus encore des interlocuteurs prêts à discuter de leurs recherches, à partager des connaissances sur tel ou tel aspect et à perfectionner leurs méthodes. À voir la tournure des papiers qu’ils soumettent parfois, l’on devine qu’en raison de leur style ou de leur méthodologie, ils ne passeront jamais la rampe de l’évaluation par les pairs. Nous arrivons certes, ici et là, à donner quelques pistes, à échanger des idées, à fournir des références, mais on doit le plus souvent répondre poliment que le temps nous manque pour les aider davantage…

Pour d’aucuns ce problème n’existe pas. La RHAF est une revue de recherche de haut niveau, point à la ligne, et que les amateurs se tournent vers les tribunes de vulgarisation. Cette réponse n’est pas satisfaisante à mon sens. Car d’une part, de telles tribunes de vulgarisation n’existent à peu près pas dans le champ éditorial québécois (je lève ici mon chapeau à l’équipe de la revue Cap-aux-Diamants, dont la survie dans la longue durée s’avère l’exception à la règle et relève de l’exploit). D’autre part, je considère que l’enjeu de la transmission des savoirs est aussi notre problème et qu’il doit préoccuper l’ensemble de la communauté scientifique. Quant aux « décideurs » dont parle Andrée Fortin dans son article, je serais surprise qu’ils soient nombreux à avoir la RHAF sur leur table de chevet, malheureusement. Cela relève du statut de l’histoire et d’autres sciences humaines et sociales déclassées comme savoirs jugés pertinents dans notre société technocratique. Pour resserrer les liens avec une communauté plus large, il y a sans doute des solutions à examiner, comme l’intégration de débats qui suscitent l’intérêt dans nos pages, l’accueil de certains textes au format « essai », une sélection de thèmes pouvant parfois faire un écho plus direct à l’actualité. Sans pouvoir offrir de solution miracle, je persiste à croire qu’il faut affronter cette question. Je veux bien qu’on célèbre l’ère du libre accès comme synonyme de démocratisation du savoir, mais je crois qu’il faut se préoccuper aussi d’une certaine diversité de notre lectorat.

Fragilité des revues et préservation du patrimoine scientifique

L’autre point que je souhaite aborder en écho au texte d’Andrée Fortin est celui de la survie des revues, une question étroitement liée à celle du financement, comme on le sait. Au moment où j’écris ces lignes, le Conseil de recherche en sciences humaines (CRSH) est en pleine refondation de son programme d’aide à l’édition savante et ne peut confirmer encore si un concours aura bien lieu au printemps 2018 – le site que nous consultons journellement n’affiche encore rien. Le Fonds de recherche du Québec – Société et culture (FRQSC), pour sa part, prévoit tenir un tel concours à l’automne 2018. À quels nouveaux critères serons-nous cette fois confrontés, se demande-t-on avec inquiétude dans les comités de rédaction? Les attentes sont nombreuses à l’égard des grands organismes dont on souhaite qu’ils comprennent la nécessité d’un réinvestissement. Si les revues sont un rouage important de l’institution scientifique nationale, comme le soutient Andrée Fortin, nos décideurs de Québec et d’Ottawa ont paru en douter fortement dans la dernière décennie. Autrement, comment expliquer que les subsides reçus par la RHAF, en 2007, étaient supérieurs à ceux dont nous bénéficions en 2017 ?

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On imagine bien qu’en dix ans, les frais de production n’ont aucunement diminué. Tout ce qui relève, en effet, de la révision linguistique, du secrétariat, de l’impression (eh oui, la RHAF paraît toujours en format papier, trois fois par année[8]) coûte, en général, plus cher aujourd’hui qu’il y a une décennie. Aux pertes de subsides gouvernementaux se sont ajoutées celles des revenus d’abonnements individuels et institutionnels de la revue papier, naguère substantiels et que le passage au numérique n’a pas pleinement compensés. Plus marginales, mais à considérer dans le portrait général, est la baisse tendancielle des sommes versées annuellement par Copibec, en lien avec la reproduction d’articles en usage pour l’enseignement. L’ambiguïté de la loi actuelle du droit d’auteur en contexte éducatif et le recours beaucoup plus spontané des enseignants aux plateformes comme Moodle, où l’on dépose commodément des fichiers PDF à destination des étudiant.e.s, n’incitent plus à la déclaration systématique des oeuvres reproduites. La dématérialisation des recueils de lectures obligatoires et l’absence de contrôle qui l’accompagne font en sorte que seuls les collègues zélés remplissent systématiquement, désormais, leur fameuse DDA (déclaration de droits d'auteurs) en début de trimestre.

Je n'insiste pas sur ce contexte connu car je souhaite aborder aussi le rôle des bibliothèques universitaires dans la préservation des institutions que sont nos revues savantes. Désormais, en vertu d’un partenariat conclu en 2014 et reconduit en 2017 entre Érudit et le Réseau canadien de documentation pour la recherche (RCDR), regroupant 53 bibliothèques universitaires, un nouveau modèle relationnel prévaut, nous fait-on valoir. Remisant l’ancien modèle vendeur-client, on évoque désormais le partenariat pour nommer les liens entre Érudit et les bibliothèques. Ceux-ci feraient front commun pour le soutien au libre accès. Selon cette nouvelle perspective, en effet, les bibliothèques plutôt que de se concevoir comme des acheteurs de bouquets d’abonnements, se présentent comme des investisseurs dans le consortium Érudit, que certains conçoivent au Québec comme le conservateur de la collection nationale scientifique. Elles se félicitent d’ailleurs de le faire afin de contrecarrer l’influence des grands éditeurs privés (comme Springer et Elservier). Ceux-ci, comme on le sait, ont trop longtemps pris les bibliothèques en otage en exigeant de leur part des tarifs d’abonnement exorbitants rendus possible par le quasi-monopole qu’ils exercent dans certaines disciplines. Ces ententes sont réjouissantes, bien entendu, et l’on peut espérer qu’elles se prolongeront sur un horizon plus lointain. Érudit travaille à établir des partenariats équivalents en France, avec les bibliothèques membres du consortium Couperin, et aux États-Unis, avec CIFNAL, ainsi qu’« à réduire les coûts reliés à la production et à développer de nouveaux modèles de commercialisation » (Érudit, 2016). Tout récemment, le consortium des bibliothèques belges francophones (la Bibliothèque Interuniversitaire de la Communauté française de Belgique – BICfB) vient d’annoncer son adhésion au Partenariat de soutien au libre accès pour les revues savantes, ce qui augure aussi très bien (Érudit, 2018).

Il semble plus inquiétant que ces mêmes bibliothèques universitaires, désormais investies d’un rôle de « partenaires » d’Érudit dans des fonctions de production et de diffusion des contenus scientifiques, se soient toutes lancées de façon parallèle, et à grands coups de fonds publics on peut l’imaginer, dans la mise en place et la promotion de dépôts institutionnels. Il en existait 16 au Québec en avril 2017, ce qui plaçait la province en tête de liste dans tout le Canada (l’Ontario en avait 15, la Colombie-Britannique, 7) (Paul, 2017). Ces efforts sont motivés en partie par la nécessité de se conformer à la Politique des trois organismes sur le libre accès aux publications, entrée en vigueur en mai 2015. Or plusieurs des dépôts semblent avoir peine à se développer selon leurs ambitions initiales car les professeur.e.s les boudent. Ces derniers se montrent peu motivés, dans les faits, à déposer systématiquement leurs publications, n’en voyant pas les avantages ni la nécessité, car celles-ci sont déjà accessibles et bien référencées sur d’autres plateformes numériques. Qui plus est, certaines se conforment automatiquement – comme c’est le cas d’Érudit – à la politique fédérale. À l’usage, tout porte à croire que ces dépôts institutionnels servent essentiellement à la mise en ligne de mémoires et de thèses publiés au sein de chaque institution. On y trouverait aussi de la littérature grise (rapports de recherche) et des textes non publiés... La chose est troublante, car les investissements pour concevoir et faire rouler adéquatement ces nouvelles plateformes ont sans doute été substantiels pour les bibliothèques toujours prêtes, par ailleurs, à se déclarer exsangues. Sans doute bien involontairement, ces dépôts institutionnels forment une sorte de concurrence déloyale à l’endroit d’Érudit. C’est comme si la main droite ne savait pas ce que fait la main gauche dans la manipulation des rares fonds publics destinés à la diffusion des productions savantes. La multiplication de ces dépôts décentralisés dans chacune des institutions universitaires me semble illogique : plutôt que de miser sur une plateforme commune et performante, en renforçant le rayonnement et les occasions de sa consultation, chacun a fait sa petite affaire dans son coin. Pour les revues, qui doivent témoigner de l’intensité de leur impact, cette dissémination potentielle des accès à un même article (et donc cette dissémination des statistiques) n’est pas nécessairement une bonne nouvelle. Aura-t-on bientôt à justifier des baisses de consultation au moment de faire nos demandes de subvention à partir des chiffres d’Érudit? Et par ailleurs, les bibliothèques, déjà financièrement à bout de souffle, trouveront-elles bientôt qu’Érudit leur coûte trop cher, puisqu’elles doivent désormais soutenir et vivifier leurs nouveaux dépôts institutionnels informatisés? Resteront-elles motivées à investir dans la collection nationale? Avec la quasi-extinction des abonnements papier, les revues savantes de langue française au Québec sont devenues très dépendantes d’Érudit et de sa bonne santé. Voilà pourquoi de mon point de vue de directrice de la Revue d’histoire de l’Amérique française, il importe de veiller de très près à sa vigueur et à sa pérennité en tant qu’institution importante du champ scientifique en sciences humaines.

Le monde des revues savantes de sciences humaines et sociales de langue française au Québec est un monde inquiet mais néanmoins heureux, affirmerai-je en guise de conclusion. Habituées, jusqu’à un certain point, à la précarité qui a toujours caractérisé ces entreprises artisanales, les équipes éditoriales semblent dotées d’un fort potentiel de résilience lorsqu’elles ont la chance d’oeuvrer au sein d’institutions assez établies comme la RHAF. Une confiance en l’avenir, peut-être un peu naïve, le plaisir de faire ce que l’on fait, surtout, nous portent. Or les transformations rapides du champ éditorial scientifique – le passage au numérique, mais aussi les politiques de libre accès – représentent néanmoins un défi de taille. Souhaitons qu’après les actuels tâtonnements pour trouver un modèle financier viable, un certain équilibre puisse être enfin rétabli. Il faut inviter pour cela tous les acteurs importants, y compris les bibliothèques universitaires, à se conscientiser et à se responsabiliser à l’endroit de ces institutions scientifiques importantes que sont nos revues. La chose est essentielle si l’on veut continuer non seulement à « penser le Québec, […] mais aussi [à] penser le monde à partir du Québec », comme le souligne opportunément Andrée Fortin.