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En Europe de l’Ouest comme en Amérique du Nord, la recomposition des ensembles ruraux est une réalité avérée (Jean, 1997 ; Lewis, 1998) ; l’espace agricole y est, plus que jamais, confronté aux nouveaux usages des campagnes (Perrier-Cornet et Hervieu, 2002 ; Lewis, 1998). Les agriculteurs ne sont plus les principaux usagers du rural ; ils en sont devenus des occupants parmi d’autres. « Cela ne signifie pas que les campagnes disparaissent mais qu’une autre se dessine » (Urbain, 2002, p. 36). La campagne ressource, support à l’agriculture, cède du terrain au profit d’autres formes de ruralité. Pour les citadins, la campagne apparaît de plus en plus comme un lieu de récréation, voire un cadre de vie (Perrier-Cornet et Hervieu, 2002)[1] ; leur intérêt pour les attributs environnementaux, esthétiques ou patrimoniaux des espaces ruraux, laisse présager que la campagne paysage (Hervieu et Viard, 1996) est devenue une figure importante de la ruralité contemporaine[2]. L’attrait du rural reposerait désormais sur son étendue et ses espaces « naturels », plutôt que sur son potentiel agricole (Perrier-Cornet et Hervieu, 2002 ; Sylvestre, 2002 ; Urbain, 2002).

La campagne québécoise n’échappe pas à ce processus. Dynamisées par les transformations liées au contexte d’exploitation des ressources, ses mutations sont plus manifestes que jamais. Sur le plan agricole, les pratiques artisanales et domestiques d’autrefois ont cédé la place aux pratiques industrielles et productivistes. Ici comme en France, de « pollution en épidémies, intoxiquée, uniformisée par la concentration des exploitations, réduites ou remplacées par l’industrie agroalimentaire, la campagne, comme espace de production en harmonie avec la nature, n’est plus ou presque » (Urbain, 2002, p. 36). Au Québec, la fin de l’hégémonie de la fonction agricole des campagnes ne correspond pas pour autant à la fin du rural (Jean, 1997), bien que deux tiers des MRC soient engagées dans une lente dépopulation (Grenier, 2003)[3]. Les terres libérées par l’agriculture moderne y autorisent de nouvelles formes de mise en valeur du territoire (Jean, 1997)[4]. Dans certaines régions, le désir de campagne des citadins s’est notamment traduit par un nouveau type de conquête du sol[5].

L’analyse de la dynamique récente des territoires ruraux du sud du Québec atteste de ce phénomène et met en évidence deux tendances marquées (Paquette et Domon, 2003). D’abord, sur le plan agricole, les esquisses typologiques réalisées à l’échelle régionale révèlent des dynamiques fort contrastées. Alors que l’intensification des pratiques agraires se confirme à l’intérieur des basses terres du Saint-Laurent, des indices suggèrent une régression, voire une marginalisation de l’agriculture sur le plateau appalachien. En ce qui a trait à la population, la forte croissance de certains secteurs marqués par une déprise agricole, fait ressortir la dissociation croissante entre le développement de l’agriculture et les tendances démographiques (Paquette et Domon, 1999). La campagne n’est plus simplement un lieu où l’on cultive la terre. Aussi, trois figures dominantes ressortent-elles aujourd’hui : 1) le rural agricole où l’agriculture demeure prépondérante mais non exclusive, 2) le rural périurbain, lieu de déploiement des aires résidentielles en bordure des agglomérations urbaines et 3) le rural de villégiature qui, jadis confiné autour des lacs et des centres récréatifs, se déploie aujourd’hui au sein même du territoire agricole (Paquette et Domon, 2003).

À la campagne, l’arrivée de migrants modifie « la démographie, l’économie, l’environnement, les paysages, l’habitat, les rythmes et les modes de vie » (Urbain, 2002, p. 17). Dans une perspective de développement rural, cet apport migratoire laisse présager des retombées positives (Bourrat, 2000). Il constitue un facteur de revitalisation et suscite à la fois une vie économique auxiliaire et une forme de repeuplement[6]. Bénéfique, voire souhaitée, cette immigration pose toutefois un défi. La cohabitation de citoyens d’horizons divers ne se fait pas toujours sans heurt. À la campagne, comme en ville, la collision des représentations et des priorités peut engendrer des différends entre locaux et « nouveaux » résidants[7]. Un peu partout, le discours traditionnellement associé au monde agricole se frotte à la montée d’aspirations revendiquant plus d’attention aux changements menaçant l’environnement et le patrimoine rural (Svendsen, 2003)[8].

La recomposition des ensembles ruraux en tant qu’objet de recherche suscite un intérêt grandissant, notamment en Europe où un nombre appréciable de publications sont parues depuis dix ans (Boyle et Halfacree, 1998 ; Hervieu et Viard, 1996 ; Kayser, 1990 ; Lewis, 1998 ; Marsden, 1995 ; Murdoch et Pratt, 1993 ; Perrier-Cornet, 2002 ; Sylvestre, 2002). À propos des motivations de départ vers le rural, deux catégories de facteurs ressortent dans l’interprétation des phénomènes de migration (Boyle et Halfacree, 1998 ; Champion, 1998 ; Fuguitt, 1985 ; Kayser, 1990). Alors que certains citadins seraient attirés par les attributs et les vertus de la campagne, d’autres seraient plutôt motivés par l’idée de fuir la ville, un milieu de vie ne leur convenant plus (Bowles et Beesley, 1991 ; Bryantet al., 1982 ; Swaffield et Fairweather, 1998 ; Walmsleyet al., 1998) :

Studies of motivations for moving to the borderlands in Canada, and the US highlight the remarkably consistent rural sentiment underpinning the desire for lifestyle properties. The supposed advantages of rural living include : privacy and the opportunity for personal expression ; picturesque settings and a natural environment ; recreation opportunities ; community life ; and the opportunity to raise children in a benign environment.

Swaffield et Fairweather, 1998, p. 112

Along with the pull factors, « push » factors exist which represent essentially a negative image of the urban environment […] First, there is the reverse side of the coin of the five factors listed above, i.e., less privacy, amenity drawbacks in the urban environment, drawbacks for raising children, the impossibility of carrying out certain activities, and the cost of acquiring a house. Second there are added problems of congestion, of air pollution and of the psychological « rat race » syndrome of intense urban life…

Bryantet al., 1982, p. 74

Dans la prise de décision conduisant les citadins à s’installer à la campagne, l’importance de facteurs tels le cadre de vie, le paysage et le calme (Bachimonet al., 2000 ; Guichard-Claudic, 2001 ; Mamdy et Roussel, 2001) reléguerait au second plan les motifs d’ordre économique, professionnel ou familial (Cognard, 2001 ; Fuguitt, 1985 ; Joneset al., 2003 ; Kayser, 1990). Ainsi, « whether mythical or not, the “rural idyll” would seem to be playing an extremely important role in people’s decisions to try and join the urban exodus » (Champion, 2001, p. 48).

Bien que balisée par ces travaux, l’interprétation sociologique de la néoruralité demeure incomplète (Jean, 1997 ; Simard, 2002)[9]. Longtemps subordonnée aux questions agricoles (Jollivet, 1988 ; Caldwell et Cohen, 1988), l’étude du rural doit dorénavant se pencher sur ces nouvelles vocations. Deux questions nous préoccupent ici particulièrement, à savoir : quels types d’espaces sont convoités par les néoruraux (Mormont et Mougenot, 2002) et quelles sont les incidences domestiques et locales de leur implantation[10]. De la sorte, si la « colonisation » du rural par les citadins est admise, les motifs des migrants méritent d’être clarifiés, de même que les modalités de leur installation et leurs pratiques une fois établis. À cette fin, notre étude vise trois objectifs : 1) cerner les motivations de départ de citadins ayant élu domicile à la campagne, 2) déceler les attributs du rural que ces migrants valorisent et 3) baliser les pratiques témoignant de leur façon d’utiliser le territoire.

En dépit de l’ampleur actuelle de ce phénomène migratoire, les études québécoises portant sur le sujet demeurent rares. Comme les motifs d’implantation, les attributs physico-spatiaux et les pratiques valorisées sont susceptibles de varier en fonction des caractéristiques propres aux territoires étudiés, le but de cette recherche n’est pas tant de dresser un portrait exhaustif de la situation, que de faire poindre des hypothèses qui pourront être vérifiées et approfondies ailleurs, ultérieurement. Notre intention n’est donc pas de proposer une interprétation globale de la néoruralité québécoise, mais bien de décrire comment elle s’exprime dans un canton du Haut-Saint-Laurent, représentatif des municipalités rurales en transition[11].

1. Mise en contexte et territoire

Notre étude s’inscrit à l’intérieur d’un projet de recherche plus vaste visant à mieux saisir la nature et la portée des représentations et usages émergents entretenus envers le rural. Afin d’obtenir un portrait régional des dynamiques en cours, des esquisses typologiques des profils des municipalités du sud du Québec (figure 1) ont d’abord été dressées (Paquette et Domon, 1999). Comme les premiers résultats suggèrent qu’une bonne part de la compréhension de la ruralité contemporaine se trouve dans la connaissance des nouvelles mobilités résidentielles, il s’est avéré nécessaire d’examiner, sur la base d’observation in situ, le lien entre les attributs du territoire et les choix résidentiels (Paquette et Domon, 2001a). Parce qu’il présente une diversité physico-spatiale permettant l’étude de dynamiques d’implantation résidentielle dans un large éventail de « contextes paysagers »[12] et qu’il est représentatif des municipalités rurales en transition, Havelock (Haut-Saint-Laurent) a été choisi comme cadre empirique (figure 1). En 1998, 254 propriétés ont été caractérisées selon leurs attributs paysagers et 71 % (181) des ménages y habitant ont été rencontrés (Paquette et Domon, 2001a ; 2001b)[13].

2. Approche méthodologique

Si les approches macrospatiales ont permis un balisage des facteurs exogènes structurant la redistribution des populations rurales (Champion, 1998 ; Kontuly, 1998 ; Lewis, 1998 ; Damhs et McComb, 1999)[14], la prise en compte des motivations individuelles liées aux trajectoires migratoires entre milieux urbains et ruraux (facteurs endogènes) n’a fait l’objet que de rares travaux (Lewis, 1998, p. 146). Devant cette lacune, le recours à une approche mettant l’accent sur les ménages plutôt que sur les seules perceptions individuelles, s’est imposé (Winstanleyet al., 2002). Soucieuse de situer le phénomène migratoire dans le contexte des prises de décision successives des migrants (Halfacree et Boyle, 1993), l’approche biographique préconisée vise à replacer les motifs et actions individuelles dans une plus juste perspective temporelle (Ni Laoire, 2000). Dans la présente étude, l’avantage de cette approche est d’aborder le paysage sans avoir à le nommer. Nos informateurs furent ainsi avisés, dans une lettre leur étant adressée, que l’objectif de la recherche était de reconstituer l’historique de leur présence dans Havelock. À partir de leur expérience individuelle, il s’agit de susciter un discours sur le territoire, sur les expériences qu’il suscite et les pratiques qu’il suggère. Comparativement aux dispositifs expérimentaux de révélation des préférences paysagères, cette démarche permet d’accéder à une information beaucoup plus riche et significative quant aux rapports que les individus entretiennent envers le territoire[15].

Figure 1

Localisation du territoire d’étude

Localisation du territoire d’étude

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Des efforts ont été déployés pour créer un échantillon représentatif des maisonnées visitées en 1998[16]. Au nombre des critères de sélection retenus notons : le lieu de naissance, la langue maternelle, le type d’emploi exercé, le niveau de revenu et les attributs de la propriété occupée (taille, localisation, etc.). Entre les mois de juin et août 2002, des entretiens semi-structurés menés auprès de 50 résidants ont permis d’esquisser le profil détaillé de 36 ménages. De vastes comme de petites propriétés ont été visitées. Alors que certains résidants venaient tout juste de s’établir dans la région, d’autres y vivaient depuis leur naissance. Le propriétaire du terrain, mais aussi parfois leur conjoint(e) et quelques-uns de leurs enfants, ont ainsi été interrogés. La visite des propriétés a permis de connaître l’univers domestique des informateurs. Les entretiens ont tous été précédés d’une rencontre de courtoisie au cours de laquelle les objectifs de l’étude étaient rappelés. Ce premier contact, d’une durée de près d’une heure, était suivi d’un second entretien, plus formel, d’une durée moyenne de deux heures trente, structuré autour de grands thèmes : l’itinéraire professionnel et résidentiel, l’expérience de séjours à la campagne et en forêt, les motifs derrière l’intention de quitter la ville, les démarches entreprises, le profil de la localité et de l’emplacement recherchés, les loisirs pratiqués, les pratiques agroforestières, ainsi que l’utilisation de leur propriété par des étrangers.

Cet article se penche spécifiquement sur vingt ménages (trente individus au total) constitués de citadins ayant élu domicile à la campagne. Cet échantillon représente près du tiers (20 / 62) des foyers occupés par des néoruraux recensés dans Havelock en 1998[17]. La transcription intégrale des entretiens a permis de constituer un dossier distinct pour chacun des ménages. Aux fins d’analyse de discours, les retranscriptions ont ensuite été scindées par questions et les extraits regroupés au sein de tableaux synthétiques facilitant la comparaison. Les entretiens et les interprétations ont été réalisés par un même chercheur. Pour assurer une lecture objective des résultats, chaque retranscription a toutefois été lue par un second membre de l’équipe qui a aussi évalué la justesse des tendances décelées et la représentativité des extraits retenus pour les illustrer.

3. Résultats

Tous les propriétaires rencontrés (vingt au total) ont franchi la quarantaine. Un peu plus de la moitié (11) ont plus de 60 ans (tableau 1). Douze sont francophones et huit, anglophones. Alors que onze sont d’origine urbaine et que sept considèrent avoir grandi dans un secteur périurbain situé à proximité de zones boisées ou de champs, deux ont passé les premières années de leur vie dans un village. Sur le plan matrimonial, tous sont mariés ou vivent en union libre. Bien que tous aient des enfants, seulement sept cohabitent encore avec eux. Les répondants sont dans l’ensemble assez scolarisés, la vaste majorité ont fait des études supérieures et plus de la moitié (11) détiennent un diplôme universitaire. À l’été 2002, six étaient à la retraite et quatorze sur le marché du travail. Trois secteurs d’activité surtout regroupent les répondants : le monde des affaires, les professions libérales et l’industrie culturelle. Parmi les quatorze qui occupent un emploi, cinq travaillent localement et neuf à l’extérieur. Sur les huit occupant un emploi à Montréal, seulement cinq sont de véritables navetteurs, car trois possèdent un pied-à-terre en ville.

Avant de s’établir à la campagne, presque tous les répondants (19) étaient propriétaires d’une maison, soit en ville (13), soit en banlieue (6) (tableau 2). Cinq possédaient aussi une résidence secondaire, située en forêt ou en bordure d’un plan d’eau. Cependant, la plupart (16) n’avaient jamais résidé à la campagne ; quatre seulement y avaient déjà loué une maison pour y vivre. Le monde agricole ne leur était pas pour autant étranger, car dans presque tous ces ménages (18), une personne avait déjà séjourné sur une ferme, appartenant bien souvent à de proches parents. Comme neuf autres, les deux couples ne possédant pas d’antécédents agricoles connaissaient néanmoins bien la forêt pour y avoir demeuré. Par contre, avant de venir y visiter une propriété, la plupart (14) ne connaissaient pas Havelock et aucun n’y avait d’attaches familiales.

Tableau 1

Profil des ménages et des propriétés de l’échantillon (Havelock, 2002)

Profil des ménages et des propriétés de l’échantillon (Havelock, 2002)
*Source : Paquette et Domon (2001a).

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Tableau 2

Itinéraire résidentiel et expériences rurales des ménages de l’échantillon (Havelock, 2002)

Itinéraire résidentiel et expériences rurales des ménages de l’échantillon (Havelock, 2002)

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À l’époque où ils ont acquis leur propriété rurale pour en faire leur lieu de résidence principal, la plupart des migrants (14) avaient l’intention de quitter la vie urbaine. Pour une période variant entre quatre et huit ans, sept ont d’abord été villégiateurs. Parmi les treize qui travaillaient dans le grand Montréal au moment de leur établissement, neuf ont conservé leur emploi et pratiqué la migration pendulaire. Si neuf occupent leur propriété depuis plus de 15 ans, et que sept s’y sont établis depuis une période de 5 à 14 ans, quatre se sont installés à Havelock il y a moins de cinq ans (tableau 1). Sur les cinq possédant toujours une propriété à Montréal, quatre y séjournent pour le travail ou à des fins récréatives. Les propriétés que ces néoruraux occupent sont de dimensions variées. Alors que treize vivent sur une ferme ou un domaine agroforestier d’une superficie supérieure à 28 hectares et que trois occupent un terrain boisé d’une taille située entre 8 et 16 ha, quatre possèdent une ancienne maison de ferme située sur une parcelle de moins de deux hectares. Ces résidants sont implantés dans quatre contextes paysagers (figure 2). Quatre habitent dans la plaine agricole, quatre sur un lot boisé, cinq sur un versant supérieur (vue panoramique) et sept sur un versant inférieur.

Circonstances de départ et motivations individuelles[18]

Détecter avec exactitude ce à quoi ces citadins aspiraient quand ils ont décidé de migrer constitue une tâche complexe, car elle renvoie à des décisions qui se sont prises à deux, il y a parfois plus de 20 ans. Pour mieux cerner les motivations de ces migrants, il importe d’abord de se pencher sur ce qu’ils cherchaient à changer dans leur existence lorsqu’ils ont quitté la ville. Bien qu’ils ne se soient pas installés à la campagne au même moment de leur cycle de vie, tous avaient néanmoins plus de 30 ans quand ils ont fait du rural leur lieu de résidence principal. Alors que sept propriétaires étaient âgés de 50 ans et plus, huit étaient dans la quarantaine et cinq dans la trentaine (tableau 2). La moitié (10) ont quitté la ville au moment où leurs enfants résidaient à la maison. Une majorité (13) vivaient une période charnière dans leur carrière ou leur vie personnelle : si sept envisageaient leur retraite et que deux se retrouvaient sans emplois, deux ont profité de l’occasion pour établir leurs parents à proximité et deux autres pour se refaire une santé :

Ça allait mal au travail… J’avais besoin de décrocher… Moi j’en avais de besoin à cause du travail et X pour des raisons de santé… Nos enfants étaient assez grands. Nous autres, on était prêt. Je pense qu’il y a un timing à ça..

Informateur 5a.

On voyait venir le départ de X (leur enfant). J’avais pensé à ce moment-là que j’aimerais vivre à la campagne et avoir une belle retraite comme mon père.

Informateur 26a.

À l’époque où ils se sont établis à la campagne pour y vivre, ces néoruraux n’étaient pas nécessairement mécontents de la vie qu’ils menaient en ville. Tous souhaitaient néanmoins amorcer un virage et changer le cadre de leur existence. Bien que leurs motivations individuelles apparaissent variées, trois semblent s’imposer :

  1. le désir d’agrandir leur espace domestique, voire de se retirer de la société :

    On est venu ici pour avoir la paix puis personne alentour… Pour pouvoir respirer, avoir de l’espace puis en même temps être différent de la ville. S’il y avait des gens qui se mettaient à construire plus proche, on se sentirait plus avec la civilisation.

    Informateur 3a.

    Je ne connaissais pas la campagne mais c’était vaste ! Moi et mon mari, on n’aime pas les groupes, quand y a beaucoup de monde. Moi j’aime pas ça, les groupes de monde. Donne-moi de la place, de l’espace.

    Informateur 31a.

    La vraie pauvreté dans notre société, c’est le manque d’espace… Ce que l’argent achète, c’est l’espace ! À la campagne il y a un élément de refuge d’une société qu’on ne comprend pas toujours et qui nous agresse… On dirait qu’on a besoin d’un territoire inviolable.

    Informateur 26b.
  2. l’intention de vivre dans un milieu plus « naturel » :

    Ça serait une autre municipalité, puis c’est pareil. Ce que j’apprécie le plus, c’est la nature qui est partout. Moi, c’est les bruits et les odeurs… les petits bruits simples, le chant des oiseaux. Le soir, il y a des grenouilles.

    Informateur 6a.

    Jeunes, on se faisait des cabanes dans le bois. J’arrivais en retard à l’école quand je m’assoyais dans le champ… Moi, la nature ça m’a toujours fasciné. Je m’y sentais toujours bien. Je m’étais toujours dit, un jour je vais avoir ma terre, une ferme.

    Informateur 25a.
  3. le souhait d’acquérir un endroit propice à la réalisation de projets à l’extérieur :

    Rester en ville puis prendre ta pension à l’âge de 52 ans ça n’aurait pas fonctionné… Mais ici il y avait amplement à faire. À 52 ans, il fallait que tu te bouges le derrière. Tu es bien trop jeune pour t’asseoir dans une chaise berceuse.

    Informateur 15a.

    On avait plein de projets. Puis tous les projets qu’on pouvait s’imaginer, on pouvait tous les faire. C’était une terre que tu pouvais transformer comme tu voulais. On peut faire plein de choses.

    Informateur 11b.

    On cherchait un endroit pour jardiner, pour s’occuper un p’tit peu de la forêt, pour planter, nettoyer, faire son bois de chauffage. C’est pas compliqué la retraite : faire des projets. Ici, j’ai des projets pour 50 ans.

    Informateur 22a.

Figure 2

Utilisation du sol du Canton de Havelock (1997) et situations topographiques dominantes

Utilisation du sol du Canton de Havelock (1997) et situations topographiques dominantes

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À l’occasion, des motifs économiques ont aussi été invoqués. Alors qu’un répondant rêvait de pratiquer l’agriculture et qu’un second désirait ouvrir un gîte touristique, deux autres voulaient habiter un endroit où le coût de la vie paraissait moins élevé :

On avait fait un choix au niveau des finances parce qu’on voyageait beaucoup. On savait que si on achetait en ville on était : …that’s it, that’s all. De vivre ici, c’était beaucoup moins cher, on pouvait voyager quand même. La ville était à 45 minutes, donc on a eu un peu de tout.

Informateur 9a.

C’était un peu difficile pour mon mari de payer tout seul une maison neuve. En campagne, c’était meilleur marché, les taxes… Pour lui, c’était important que je reste à la maison avec les enfants.

Informateur 31a.

Un important constat s’impose ici. Quand vient le temps de préciser ce qui les a motivés à s’établir dans un rang plutôt que dans un village, la majorité (16) des répondants évoque les attraits de la campagne, plutôt que les aspects repoussants de la ville. Seuls quelques-uns étaient inconfortables en ville et voulaient fuir sa routine et ses irritants, comme le bruit et la densité démographique :

Ça faisait des années que l’on y pensait. Nos fils avaient grandi. La fatigue, les bruits, les gens, l’hostilité… on finit par soupçonner les gens… On allait au resto tous les soirs… À la longue, ce monde perd de son intérêt. Ça devient insupportable, ça vaut rien, ça sert à rien, ça mène nulle part.

Informateur 2a.

C’était de foutre le camp parce que Montréal était devenue insupportable… Il y a tellement d’irritants… C’est la proximité des voisins… Pour moi, quitter Montréal, c’était avoir la paix. Plus me faire agresser. Plus me faire irriter. Je l’ai, la paix, là !

Informateur 21a.

Il faut maintenant se demander ce que la campagne avait à offrir à ces citadins qui la connaissaient, sans pour autant y avoir résidé. Trois caractéristiques propres au rural ressortent nettement :

  1. le caractère privé des résidences et la faible densité démographique :

    Je sais qu’il y a des gens alentour. Mais comme c’est la campagne, on n’est pas collé. Ça, c’est quelque chose. C’est comme un sentiment de tranquillité. Chacun vit ce qu’il veut vivre. On se dérange pas. Je me sens pas achalé. Ça donne le temps d’apprécier où on reste.

    Informateur 5a.

    On n’est pas pour quitter la ville puis venir dans le monde parce qu’on veut quand même une certaine tranquillité ici. L’autre affaire qu’on aime, c’est que nos premiers voisins sont à 1/4 de mille de chaque bord. On voulait être ici pour avoir la tranquillité, pas de bruits. On dérange personne.

    Informateur 3a.

    Et puis, je voulais être complètement chez nous. Je voulais avoir l’espace le plus grand et pouvoir faire ce que je voulais.

    Informateur 7a.

    Les gens qui viennent de l’extérieur vont plutôt aller dans un rang tranquille qu’au village. Le village c’est surtout pour le monde plus local. Les gens de l’extérieur préfèrent surtout les routes moins passantes. Ils recherchent un endroit surtout tranquille.

    Informateur 25a.

    Je vivrais pas dans un village. Parce que là ça doit être très très épié. Faut que les gens se distraient. Ici, c’est plus difficile.

    Informateur 22a.
  2. l’omniprésence de la verdure et d’une « réserve de nature » :

    J’aimais la campagne, j’aimais les fleurs. J’aimais l’espace, les arbres, tout.

    Informateur 7a.

    On est tombé en amour avec la forêt. Je trouvais ça formidable. T’as pas ça n’importe où, une forêt comme ça. C’est une vieille forêt ici. C’était la tranquillité. On voyait pas un voisin. On n’entendait rien.

    Informateur 15a.

    J’aimais la région ici parce qu’il y a beaucoup d’arbres… Il y a beaucoup plus de verdure, d’arbres. C’est plus valonneux, c’est moins plat… Les arbres ça protège.

    Informateur 25a.

    On voulait chercher de l’espace… On s’est dit : « On va prendre une année sabbatique. Allons donc à la campagne, voir les espaces verts. »

    Informateur 30a.
  3. la possibilité de cultiver le sol ou d’élever des animaux :

    La ferme avait une combinaison de tout ce que je cherchais… J’ai beaucoup de pâturage, j’ai 43 acres de bois… J’ai une érablière de 3 500 entailles… Moi j’ai acheté ici parce que je veux avoir des animaux. Je veux vivre avec de la vie.

    Informateur 34a.

    En ville c’était une frustration de ne pas avoir la possibilité de faire pousser les choses. Et ça c’est une des raisons d’être ici.

    Informateur 26a.

    Moi c’est fini. Je veux plus rien savoir de la ville ! Je trouve que ça sent pas bon… Pour moi, c’est mort… Je veux rien savoir de ça, même pas au village. Moi, j’ai besoin d’espace. Puis en plus, je ne peux pas garder de vaches au village, ni en ville.

    Informateur 25a.

Ces témoignages attestent, à mots à peine couverts, un désir d’isolement social. On quitte la ville pour posséder un plus grand terrain et s’éloigner de ses voisins, source potentielle de dérangements. Alors que certains souhaitaient s’établir au coeur d’un espace boisé ou s’entourer de champs pour se rapprocher de la nature, d’autres désiraient s’adonner au jardinage ou pratiquer l’élevage, des activités difficiles à exercer en ville.

Critères de sélection d’une propriété

Dans la décision de s’implanter à Havelock, les caractéristiques sociales de la communauté d’accueil ont été rarement évoquées par les migrants rencontrés. Lorsqu’ils recherchaient leur propriété, seuls quelques-uns disent avoir réellement porté attention aux spécificités culturelles ou linguistiques des localités visitées. Pour un nombre appréciable d’entre eux, la priorité était de s’établir dans un milieu agricole où oeuvrent des agriculteurs :

C’est magnifique de voir ça quand ils font les foins. Il y a tous les ballots dans les champs. Ça me fait rêver. C’est des gens de la campagne. C’est une région anciennement agricole.

Informateur 30a.

On cherchait là où il y avait de la forêt, des terres agricoles… On cherchait la beauté. Qu’il y ait des gens qui habitent là depuis longtemps. Un endroit où les gens travaillent.

Informateur 2a.

Une campagne sans cultivateur ça serait pas pareil. Ça serait peut-être un peu ennuyant. On aime ça, voir les cultivateurs passer avec leur charrette de foin puis toute leur machinerie agricole. Ça fait partie de la vie.

Informateur 6a.

People work here, it’s a living piece of country. I think that is something significant… People here, coming here to work, or live… They’re not so involve in touristic seasonal things.

Informateur 4a.

Plusieurs déclarent avoir recherché une municipalité peu développée sur le plan touristique, de préférence située à une distance raisonnable de Montréal. Après avoir éliminé les Laurentides et l’Estrie, en raison du grand nombre de villégiateurs, certains se sont rabattus sur le Haut-Saint-Laurent, pour son climat jugé plus favorable et le prix abordable des propriétés disponibles :

Mon mari n’était pas intéressé à être dans la région des jet-set, le social kit… Il n’était absolument pas question de se retrouver dans une région hyper-développée ou avec un potentiel économique qui attirait Dieu sait qui.

Informateur 26b.

On s’est mis à chercher. On a fait ça sélectivement. On a d’abord écarté les Laurentides. Pas assez de soleil, pas assez de chaleur… Ensuite on est allé voir du côté des Cantons-de-l’Est. Déjà beaucoup trop cher et trop sociable. C’est reproduire la vie de Westmount presque… Les cocktails et tout…

Informateur 33b.

J’ai connu ce que j’appelle les bons temps de Ste-Adèle. Il y avait une vie puis il y avait pas trop de monde. C’était pas la banlieue de Montréal… C’était la campagne. Avec les années ça s’est développé. C’est pourquoi on s’est dit : « Non, pas le Nord, trop de monde. » On a trouvé que les Cantons aussi ça s’en venait comme le Nord. Il commençait à y avoir pas mal de monde.

Informateur 22a.

Bien que plusieurs répondants affirment avoir choisi leur propriété à la suite d’un coup de coeur, il appert que la plupart recherchaient un site aux attributs spécifiques. Trois principaux critères de sélection se dégagent de leur discours : le souci 1) de dénicher un emplacement assez retiré, 2) d’agrandir leur univers domestique et 3) de trouver un terrain doté d’un potentiel récréatif. La grande majorité souhaitaient aussi s’entourer de « beauté ». Une vue panoramique donnant la possibilité d’admirer l’horizon s’est révélée significative pour certains. D’autres affirment avoir choisi leur propriété pour son relief et son couvert végétal. Pour ces migrants, les arbres, la forêt et les vallons sont plus attrayants que les terrains déboisés, malgré tout prisés par quelques-uns :

Moi j’adore le paysage. Pour moi, c’était très important d’avoir un p’tit button, d’avoir une vue qui oxygène le cerveau.

Informateur 26b.

La maison en plein milieu d’un champ, pour moi, est comme dans le désert… Quand j’en vois une qui est isolée de même, je trouve qu’elle fait pitié. Moi, je ne me verrais pas là.

Informateur 5b.

Moi j’aime les endroits plus élevés ; les endroits creux, j’aime moins ça. J’aime plus quand c’est montagneux… Quand c’est en haut d’une côte, je trouve ça plus beau que dans le creux.

Informateur 6a.

Sur le plan patrimonial, six affirment avoir recherché une maison au profil particulier ; de ce nombre, seulement deux semblent en avoir fait une véritable priorité. Puisqu’une maison se rénove plus facilement qu’elle ne se déplace, son emplacement sur la propriété s’est toutefois révélé un critère de sélection important :

On voulait avoir absolument une ancienne maison. C’était un critère. Faut que ça ait du cachet. On n’était pas intéressé à une maison moderne sur une ferme.

Informateur 34a.

Mon mari c’était la terre, la forêt, l’érablière. Il voulait aller voir le bois, les champs, la rivière, le pont. Il voulait tout voir ce qu’il y avait dehors. La maison, ça lui faisait rien ! Ça, la maison, on peut toujours la refaire si ça fait pas ton affaire.

Informateur 31a.

C’est beau, c’est tranquille. Il n’y a pas d’autos… On est loin du chemin, ça fait que c’est pas comme en ville.

Informateur 31a.

Usages agroforestiers et pratiques domestiques

À la lumière de ces propos, il est clair que les répondants ont choisi de s’établir à la campagne en fonction de certains attraits spécifiques et qu’ils ont sélectionné leur propriété à partir de ceux-ci. Derrière ce désir de rural et de nature, se profilent des pratiques et des rapports ludiques avec le territoire. Bien que deux reconnaissent préférer la lecture à toutes autres formes d’activités, une vaste majorité de répondants, quel que soit leur âge, s’adonnent au plein air. Parmi les loisirs pratiqués sur place, la marche (12), le jardinage (11), l’horticulture (8) et le ski de fond (7) sont les plus fréquents. De toutes ces activités, la marche en forêt est celle qui suscite le plus d’enthousiasme ; plusieurs disent s’y adonner régulièrement :

On peut avoir l’impression d’être totalement perdu dans la forêt. Ça, j’aime ça… c’est un plaisir ! J’ai l’impression que je peux me promener longtemps. Il y a toute une tournée que je peux faire. C’est une grande marche sur mes terres.

Informateur 30a.

That was the freedom of the forest to roam and to walk. None of the people who own land along this section of the Hill have any fences in their land. So we could wonder in a large area of forest. The wildlife here was very attractive

Informateur 4a.

Plusieurs indices suggèrent que la majorité de ces néoruraux s’intéressent à l’environnement. Pour ces amants de la nature, les arbres, notamment, revêtent une importance particulière. S’il est vrai que plusieurs ne se soucient aucunement de l’état de l’environnement, au moins dix semblent entretenir un rapport spirituel avec la nature :

Pour moi l’environnement est très important, je veux dire, de faire attention à l’environnement, de pas lui nuire. Je trouve que dans la culture du maïs, qui est très populaire dans le bout, il y a trop de produits chimiques qui sont utilisés. Quand je suis arrivée, il y avait du poisson dans la rivière. Il n’y en a plus.

Informateur 7a.

Les arbres y dégagent quelque chose, je ne sais pas quoi… mais il y a un sentiment d’unicité, je dirais quand on est dans une forêt qu’on retrouve nulle part ailleurs… Il y a toute sorte de choses, il y a des fougères, c’est tellement riche.

Informateur 6a.

Tu te mélanges avec la nature. T’écoutes, tu regardes, tu vois. C’est une philosophie. T’es plus seul avec toi-même. Tu te fonds plus avec la réalité de ton intérieur.

Informateur 25a.

Sur le plan des pratiques agroforestières, soulignons d’abord que dix des treize ménages qui disposent de terres cultivables veillent à en préserver la vocation agricole. Bien que huit des répondants affirment vendre des produits agricoles (poulet de chair principalement), ou louer leur terre contre rémunération, deux seulement disent en retirer un certain profit :

For me, there’s no revenue… I give him the land and he does it. It’s good for him ; it’s good for my land. I don’t want money. If I take care of the land, that’s good! If I let the land go, that’s bad. Somebody worked very hard to clear that land to make the original field… So, I must take care of it.

Informateur 10a.

J’ai ça pour le plaisir, cette ferme-ci. J’ai pas ça pour gagner ma vie… Je suis venu ici pour avoir du fun… D’abord que c’est coupé, c’est ça qui m’intéresse… J’ai pas de regrets de leur avoir donné. Ça nourrit leurs vaches pis, en même temps, ça nettoie mes champs.

Informateur 34a.

On a remis les champs en culture pour le plaisir de les avoir en culture. Pour pas qu’ils s’en aillent chez le diable. Le foin, je le donne. J’ai une érablière de 800 entailles, ça me rapporte pas une cenne. L’eau, je la donne. Mais, j’ai tout ça en marche.

Informateur 22a.

Leur objectif n’est pas de réaliser un profit ou de reconvertir leur propriété en exploitation agricole, mais d’assurer l’entretien de leurs champs (voire du paysage) et d’exercer un contrôle sur leur mise en valeur. Pour des considérations esthétiques, la culture du sol est souvent préférée à la friche. Par souci pour l’environnement, on favorise la culture du foin jugée moins dommageable pour la terre que le maïs :

D’abord, une terre en friche, c’est pas beau. Ça fait des p’tits arbres… pis du bois j’en ai. Je trouve que ça fait un beau changement d’avoir une terre en culture… Ça fait bucolique et campagnard.

Informateur 22a.

Ça devrait être du foin mais c’est juste du laisser-aller. Je devrais faire quelque chose de mieux, mais depuis que je suis ici, c’est devenu un meadow. Je veux peut-être demander à des voisins si on peut mettre des moutons ici juste pour couper le gazon.

Informateur 2a.

Le maïs, c’est trop dur pour la terre. Ça demande trop d’engrais, trop d’herbicides, d’insecticides. Je finirais par changer cinq 30 sous pour une piastre. Le foin, ça ne coûte rien pis c’est beau ! Le jour où on revendra ça, ça sera pas à refaire. Je pense que ça va être un atout.

Informateur 22a.

Il me semblait que cette propriété, on l’aimerait encore plus si on l’utilisait à des fins agricoles… J’ai vraiment le sens du devoir de quelqu’un qui est propriétaire d’une ferme. Un devoir envers la terre. Il faut d’abord lui permettre de conserver ses qualités. Il faut l’améliorer dans un sens modeste. Il faut vendre à la fin de son intendance au moins ce qu’on a reçu au début.

Informateur 33a.

La région de Havelock est propice à la pomiculture. On y retrouve un nombre appréciable de vergers. Bien que leur présence ait constitué un attrait pour quelques informateurs, leur exploitation est toutefois en déclin. Après s’être occupé de leurs pommiers pendant quelques années, plusieurs ont abandonné en raison de la lourdeur des tâches exigées. Plusieurs vergers âgés ont ainsi été coupés et convertis à la culture du foin. Même s’ils sont nombreux à posséder des terres à bois, aucun ne considère pertinent de pratiquer la sylviculture. Le nettoyage (surtout depuis le verglas de 1998) et la coupe sélective de bois de chauffage restent répandus. Jugées nécessaires, ces pratiques n’entrent pas en conflit avec la volonté de préserver les arbres, car elles permettent d’entretenir la forêt et d’alimenter le poêle à bois, que bon nombre utilisent pour se chauffer. Finalement, alors que plusieurs disent s’adonner à la chasse aux cerfs de Virginie, aucun cependant ne la pratique sur sa propre terre :

It isn’t important to us financially to harvest from the forest, but it is important to us for our well being… We feel very good to go and collect our blueberries…

Informateur 4a.

Moi je ne coupe pas ! J’aime beaucoup les arbres ! Moi un gros arbre, ça me fascine. Quand tu penses à l’histoire… J’ai des gros, gros érables… Un arbre debout vaut bien plus qu’un arbre à terre. Ça a une valeur.

Informateur 34a.

On essaie de respecter la vocation. On a refait les bâtiments, les clôtures. On a nettoyé en douceur. Le nettoyage de la forêt se fait à la main, pas avec des machines. L’érablière se fait avec des chaudières, pas avec les tubulures.

Informateur 26a.

J’veux pas tuer mes chevreuils ! Je chasse sur ma terre pour empêcher les gens de venir m’embêter… Je chasse le chasseur. Je les tiens loin.

Informateur 22a.

4. Les néoruraux : une population hétérogène aux motivations communes

Les citadins, qui se sont approprié les espaces ruraux libérés par le remembrement des exploitations agricoles et l’abandon de certaines terres, constituent une population dont le portrait est difficile à singulariser. Comme en France (Cognard, 2001 ; Mamdy et Roussel, 2001), les « nouveaux » résidants de Havelock appartiennent à des catégories aux profils variables, même si leur relative aisance financière laisse à penser qu’ils forment un groupe homogène. Au nombre des facteurs responsables de cette hétérogénéité notons : leur origine socioéconomique, le type d’emploi exercé, leurs aspirations initiales de même que le contexte propre à la décennie où ils ont migré. Cela dit, il semble ici possible d’esquisser cinq « profils types » : 1) les anciens hippies qui rêvaient de retour à la nature, 2) les navetteurs ne craignant pas de voyager entre Montréal et Havelock, 3) les parents soucieux de faire connaître autre chose que la ville à leurs enfants, 4) les jeunes retraités désireux de concrétiser leurs rêves et 5) les partisans d’une agriculture « paysanne », engagés dans la production agroalimentaire.

Plusieurs caractéristiques rencontrées chez ces migrants se distinguent du portrait des nouveaux venus français dressé par Diry (2001). Dans Havelock, les néoruraux se sont par exemple établis à un âge plus avancé que leurs homologues français, contribuant ainsi relativement peu au rajeunissement de la population. Comme en France, ces migrants sont toutefois rarement célibataires (Cognard, 2001 ; Mazuel, 2001) ; presque tous sont arrivés en couple, accompagnés ou non d’enfants. Les retraités (6/20) forment ici aussi un contingent appréciable (Kontuly, 1998 ; Dahms et McComb, 1999). Comme ailleurs, le profil de ces migrants se démarque de la population autochtone (Diry, 2001 ; Joneset al., 2003 ; Mamdy et Roussel, 2001) ; ils sont plus scolarisés et appartiennent souvent à des catégories professionnelles supérieures. Au sein de l’échantillon considéré, les emplois dans le secteur tertiaire abondent, alors que les ouvriers sont sous-représentés.

Bien que distincts quant à leur « profil type », les néoruraux de Havelock partagent certaines motivations profondes. Quitter la ville pour la campagne, c’est revendiquer une nouvelle vie. Si le départ peut parfois être précipité, il fait généralement l’objet d’une préparation. Comme le soulignait Mazuel, pour une majorité, cette migration « a été une décision réfléchie, mûrie, préparée » (Mazuel, 2001, p. 58). Les gens ne s’établissent pas à la campagne pour les mêmes raisons qu’ils migrent vers la ville. Ici comme ailleurs (Cognard, 2001 ; Joneset al., 2003 ; Kayser, 1990 ; Mamdy et Roussel, 2001), l’influence des incitations économiques s’avère modeste, et ce, quel que soit le profil auquel on appartient. Parmi les facteurs ayant exercé une influence dans ce choix, on relève plutôt la présence de souvenirs positifs associés au rural, où presque tous avaient déjà séjourné avant d’y élire domicile. Au-delà de cette réminiscence, l’idée de prendre un nouveau départ dans un environnement différent s’avère importante ; à un moment jugé opportun de leur cycle de vie, ces anciens citadins ont manifesté un certain besoin d’isolement social.

Tous « profils types » confondus, se dessine ici, à l’arrière-plan, une rupture liée à une grande étape de l’existence qui, tel un rite de passage, conduit vers un ailleurs. À l’instar de Cognard (2001), on doit reconnaître que cette migration découle davantage d’un cheminement personnel que d’une démarche professionnelle ou économique. Les conclusions de Bowles et Beesley (1991, p. 53) rejoignent à cet égard les constats émergeant des entretiens : « Urban-to-rural migration can be conceptualized as being driven […] by residential preferences. Such preferences […] are shaped largely by quality of life considerations related to environmental settings and personal experiences. »

La démarche adoptée dans notre étude permet de qualifier avec précision les sites convoités par les citadins. Contrairement à ce qui se fait généralement dans les études de préférences paysagères, cette approche témoigne de la volonté d’associer les motifs et les valorisations recensés, tant au récit de vie des migrants qu’aux attributs de leur emplacement. Il appert ainsi que les néoruraux de Havelock sont plus attirés par l’idée de s’établir en territoire campagnard que de s’inscrire dans un nouveau réseau de sociabilité. Leurs souvenirs sont davantage empreints du caractère naturel des espaces ruraux que de son esprit communautaire. Ils ne se sont pas établis dans Havelock par intérêt pour ses résidants, mais bien parce que l’endroit correspondait à leur représentation du rural : un lieu vaste et verdoyant où se pratique l’agriculture dans un cadre champêtre. Les motivations familiales, souvent invoquées dans la littérature française (Dubost, 1998), ne peuvent ici être mises de l’avant, car aucun migrant n’entretenait de liens familiaux dans la région. Comme le souligne Lewis, « moves to the countryside during recent decades reflect a latent disposition towards rural living, a kind of ”rural idyll“ so beloved by the media […] underlying many of the “reasons” given for migrating […] was a deep-seated desire for a more rural residential environment »[19] (Lewis, 1998, p. 150).

Plutôt que de s’établir dans une région offrant une pléiade d’activités récréo-touristiques, les migrants rencontrés ont choisi une localité à vocation agroforestière. Valorisant les attributs champêtres du rural agricole, ils ont exprimé une attirance pour la campagne toujours bien vivante, plutôt qu’un simple rejet de la ville, qu’ils sont encore nombreux à fréquenter régulièrement. Sensibles aux charmes du « rural rustique », ils « le sont d’autant plus qu’ils retrouvent à la campagne certains des avantages de la ville » (Mamdy et Roussel, 2001, p. 117). Préférant les rangs, ils apprécient toutefois la proximité de Montréal et des villages avoisinants qui permettent l’accès à différents services. Ici, comme en Nouvelle-Zélande, « ”pull“ factors are far more important than ”push“ factors » (Walmsleyet al., 1998, p. 115).

Au moment de choisir leur destination, la plupart des néoruraux de Havelock avaient une idée assez précise des attributs du territoire et de la propriété qu’ils recherchaient. De leurs propres aveux, leurs expériences antérieures, dans le rural agricole comme en forêt, ont influencé le choix de leur emplacement. Ici, comme ailleurs (Joneset al., 2003 ; Walmsleyet al., 1998), quel que soit leur profil, la plupart des migrants ont ainsi choisi leur propriété en fonction de ses attributs. Les terrains valorisés sont souvent ceux permettant de bénéficier pleinement de la sensation d’espace et d’isolement que procure la campagne. Le site convoité est vert et naturel, voire préservé, et la propriété rêvée, vaste et retirée. La maison idéale est située loin de la route et pourra, au besoin, être rénovée.

La campagne des néoruraux : un « archipel » de sanctuaires

Tous « profils types » confondus, ces anciens citadins espèrent assouvir, à la campagne, leurs nouvelles aspirations résidentielles. « Plus qu’un attachement à la terre, c’est bien davantage la quête d’une autre qualité de vie dans un environnement préservé, offert par ces zones rurales à faible densité […] qui rassemble ces gens » (Cognard, 2001, p. 63). Le courant migratoire en direction du rural pourrait être attribuable à la recherche « d’un monde silencieux et vide, où l’on s’échappe, se disperse et s’isole » (Urbain, 2002, p. 226). Par contre, les néoruraux rencontrés ne se sont pas établis en plein coeur d’un territoire forestier, mais bien sur des rangs habités. Ils ne veulent donc pas se retirer complètement, mais prendre une certaine distance. Ils recherchent certes un milieu de vie faiblement peuplé, mais pas un désert de verdure. Réfugiés sur leur terre, ils conservent la possibilité d’admirer les locaux en train de cultiver la terre à partir de leur sas protecteur. Leur campagne apparaît ainsi à la fois comme « un lieu de refuge, un lieu de mémoire, un lieu d’expérimentation […] et un prolongement de la ville » (Diry, 2001, p. 42).

En filigrane, nous constatons que ces citoyens ont quitté la vie urbaine dans l’espoir d’accroître la maîtrise de leur destinée. Leurs souhaits les plus chers apparaissent liés au désir d’acquérir une plus grande autonomie et de contrôler davantage leur univers domestique. En ville, il est effectivement plus difficile de maîtriser son environnement immédiat ; l’espace est exigu et il faut le partager avec un grand nombre de personnes. Lieu davantage propice à l’intimité, le rural et ses espaces verts constituent un « archipel » de sanctuaires, où champs et bois font office de refuges. Pour les néoruraux de Havelock, le site idéal est celui qui soustrait du regard de l’autre et l’emplacement rêvé, celui qui favorise le contrôle de son espace résidentiel. Au même titre que les villégiateurs français, le désir de ruralité de ces ruraux d’adoption repose davantage sur un « esprit de jardin » que sur un « esprit communautaire » (Urbain, 2002, p. 288). Ils souhaitent préserver l’intégrité de leur espace vital et se soustraire aux conflits de voisinage. Dans Havelock comme ailleurs (Urbain, 2002, p. 242), l’heure semble davantage à l’esquive qu’aux rencontres[20].

Havelock, c’est pas connu… On cherche tous l’île déserte qui va être ton île à toi.

Informateur 5a.

Ici c’est une zone défendue, c’est un sanctuaire !

Informateur 1a.

La maison est loin du chemin. Tout ce que vous voyez comme paysage on le contrôle. La maison est au centre du terrain. Elle est sur un button. Il y a une vue, de la forêt, des gros arbres.

Informateur 26a.

C’est pour ça que j’aime ça ici. C’est une région qui vit de ses terres. Les Laurentides ça ne vit que du tourisme, donc c’est une économie artificielle. Alors qu’ici, les gens y vivent de leur terre… Je suis dans une région agricole. Je suis pas loin de Montréal. Je suis sur une butte. J’ai une maison historique. Je suis entouré d’arbres. C’est paisible. Je suis content.

Informateur 21a.

Cet au-delà pittoresque constitue bien plus qu’un simple décor où des néoruraux ont élu résidence. Pour ces migrants, le territoire de Havelock n’a pas que ses qualités esthétiques comme seul attribut. Si cette campagne agricole bien vivante exerce un attrait résidentiel (parce que ses espaces sont jugés beaux et tranquilles), elle regorge aussi de ressources dont on désire faire usage. Pour une majorité, le site occupé constitue une sorte de « terrain de jeux », propice à la détente et au rapprochement avec la nature. Le rapport au territoire ne se résume donc pas à sa seule contemplation ; ces anciens citadins consomment, à leur façon, les ressources de la campagne et y pratiquent des loisirs auxquels ils ne pourraient s’adonner si leur propriété ne possédait pas ses qualités spécifiques. Conscients d’avoir le privilège de posséder un emplacement de choix, la plupart des migrants rencontrés se font un devoir d’entretenir soigneusement leur propriété. Pour eux, cela signifie nettoyer la forêt, aménager des sentiers, embellir le parterre et cultiver un potager. Pour cette raison, il serait prématuré de conclure que la campagne paysage constitue ici une figure aussi dominante qu’en France. Dans Havelock, la conception du rural comme « nature » (aussi artificialisée soit-elle par l’action humaine) devant être protégée et préservée, constitue une image davantage en accord avec la réalité observée. « Qu’ils évoquent la nature-paysage ou la nature-loisir, les discours sont […] élogieux, comme si le stéréotype de la campagne terre de beauté, de santé […], de liberté avait remplacé celui de la campagne comme lieu de travail » (Guichard-Claudic, 2001, p. 143). À l’instar de Perrier-Cornet (2002), il importe de reconnaître que la montée de cette nouvelle vocation du rural et la façon dont celle-ci s’articule avec les autres usages des espaces ruraux constituent une piste de réflexion prometteuse. Dans Havelock, la notion de campagne cadre de vie, qui recouvre les usages résidentiels et récréatifs de l’espace rural, convient bien aux aspirations des néoruraux rencontrés.

Le rapport que ces « nouveaux » résidants entretiennent avec le territoire se démarque du rapport traditionnellement maintenu avec le rural. Ainsi, contrairement à certains de leurs voisins, ils hésitent à effectuer des ponctions sur les ressources locales : ils refusent de couper leurs arbres, d’abattre leurs cerfs de Virginie ou de permettre la culture du maïs dans leur champ. À l’origine essentiellement agricole, la vocation de Havelock se transforme donc et devient nettement plurielle, soit à la fois agricole, résidentielle et ludique. Aujourd’hui, vivre en zone rurale, c’est surtout « bénéficier de plus d’espace, accorder davantage de place aux loisirs, avoir la possibilité de cultiver un jardin » (Guichard-Claudic, 2001, p. 43). Les néoruraux ne sont pas des spectateurs ; ils sont des acteurs qui consomment à leur façon les ressources auxquelles ils ont accès. Comme il en sera question dans une phase ultérieure de notre recherche, ils disputent, à ce titre, le territoire aux usagers traditionnels de la campagne.

Vocation nouvelle et ancienne du rural : cohabitation et conflits d’usage

Les dernières décennies ont vu le rural et ses fonctions changer et se moduler comme jamais aux attentes des citadins. La campagne des néoruraux n’est pas nécessairement la même que celle des ruraux de souche. Ses vocations résidentielle et récréative, évoquant l’espace et la nature, se démarquent de son usage traditionnel. Le mitage du territoire découlant de ce phénomène engendre de nouveaux problèmes. Ainsi, « new comers are more opposed to future population growth and development than long-standing residents because they are more likely to see their area as a place of refuge from the negative impacts of growth […] in their previous place of residence » (Joneset al., 2003, p. 225). Le souci pour la protection de l’environnement n’est cependant pas toujours désintéressé. Ces néoruraux connaissent souvent les pratiques agricoles susceptibles de menacer leur qualité de vie. Observateurs intéressés, plusieurs croient savoir mieux que les locaux ce qui est bon pour le développement de leur communauté. Lorsqu’ils louent leurs terres, c’est souvent pour que les agriculteurs veillent à leur entretien selon des normes qu’ils leur auront dictées.

Cette attitude « préservationniste » ne s’arrête pas qu’aux limites de leur propriété. « L’on aborde ici le domaine des récriminations où l’esprit de jardin s’en prend […] au nom de ses exigences écologiques, à la conservation des traditions » (Urbain, 2002, p. 280). À certains égards, le slogan More of the Same de l’édition 2002 de la foire agricole locale évoque le sentiment que plusieurs partagent. Au même titre que certains locaux, les « nouveaux » résidants souhaitent que la vocation agroforestière de Havelock demeure intacte. Au risque de compromettre la pérennité économique des exploitations agricoles, on apprécierait notamment qu’elles cessent de s’industrialiser.

Le rapport que les nouveaux usagers du rural entretiennent avec le territoire soulève la question de la cohabitation et des conflits d’usage entre néoruraux et locaux (Aubin et Forget, 2001 ; Hilchey et Nathan, 1996 ; Lee et McTavish, 1998). Comme en France, il semble que l’achat d’une maison « donne le droit de refuser toute transformation du nouveau cadre de leur existence » (Bonnain-Dulon, 1998, p. 156). À titre de contribuables, les nouveauxvenus considèrent détenir un droit de regard sur le développement de la communauté, quitte à s’opposer aux décisions des élus municipaux. « Étendant leurs prérogatives de propriétaires au-delà de leur résidence, ils escomptent bien ne pas être inquiétés davantage par des évolutions locales initiées par des indigènes […] en quête de dynamisme économique » (Urbain, 2002, p. 279). La campagneressource et la campagne résidentielle à vocation ludique doivent apprendre à cohabiter ; il en va de l’intérêt des locaux, qui voient leurs assises démographiques se stabiliser, mais aussi de celui des migrants. Privée de ses producteurs, Havelock deviendrait moins attrayante pour les citadins désireux de s’établir dans une campagne bien vivante. Sans ses champs, ses vergers et ses forêts, elle perdrait de son potentiel agricole et deviendrait semblable aux municipalités rurales de villégiature où ses nouveaux résidants n’ont pas voulu s’implanter.

Afin de contribuer à la compréhension de la recomposition des ensembles ruraux du sud du Québec, notre étude s’était fixé trois objectifs : 1) cerner les motifs de citadins ayant élu domicile à la campagne, 2) identifier les attributs du rural valorisés par des néoruraux et 3) décrire l’usage que les nouveaux venus font de l’espace qu’ils occupent. Les migrants ayant fait l’objet de cette étude forment divers « profils types » et expriment des motivations, à première vue, variées. Au-delà de leurs divergences, ils entretiennent toutefois des modes semblables de valorisation de l’espace rural, où le désir de campagne s’assimile à une quête de nature, d’isolement social et d’usages récréatifs. Souhaitant changer de milieu de vie, ils ont d’abord exprimé une attirance pour la campagne, bien plus qu’un rejet de la ville. En choisissant de s’établir dans Havelock, ils ont opté pour une campagne bien vivante, où l’agriculture se pratique encore, plutôt qu’une municipalité rurale de villégiature ; preuve que le rural à vocation agricole intéresse toujours certains citadins désireux de quitter la vie urbaine. Attirés par les espaces verts propices aux activités de plein air, ces ruraux d’adoption souhaitaient agrandir leur espace vital et contrôler davantage leur univers domestique. La campagne constitue pour eux une réserve naturelle où il est aisé d’établir refuge. Cela dit, ce n’est pas parce que la vocation agricole du territoire est désormais assortie d’une vocation résidentielle et ludique que toute forme traditionnelle d’utilisation de l’espace est pour autant appelée à disparaître. Dans Havelock, l’attitude « préservationniste » d’une majorité de néoruraux pourrait bien militer en faveur du maintien de pratiques agroforestières traditionnelles chères à certains locaux.

Ces résultats posent la nécessité de situer la frontière entre les aspirations des uns et des autres. En quoi néoruraux et locaux partagent-ils, à leur insu peut-être, certaines valeurs et souhaitent-ils un destin semblable pour leur communauté ? Surtout préoccupées à protéger leurs espaces respectifs, ces deux populations tendraient-elles à ignorer leurs visées parfois communes ? Il ne s’agit pas ici de minimiser les disparités ou de banaliser les litiges qui sont survenus localement au cours des dernières années, mais plutôt d’en suggérer une lecture plus nuancée. Bien que d’importantes divergences d’opinions persistent entre les producteurs agricoles et leurs voisins (néoruraux comme locaux), les rapports au territoire ne peuvent plus être pensés en termes de binômes traditionnels (urbain / rural, etc.). Dans Havelock, à tout le moins, l’idée de « communautés de relation au territoire », avancée par certains (Paquetteet al., 2005 ; Poullaouec-Gonidecet al., 2003), pourrait mieux rendre compte de cette nouvelle réalité.

Ce questionnement renvoie à des enjeux prioritaires en matière d’aménagement du territoire. D’aucuns reconnaissent aujourd’hui que la polarisation des visions entourant l’usage des espaces ruraux pourrait engendrer des dérives regrettables. Alors que certains ruraux promeuvent des modes d’exploitation productiviste, au risque de compromettre la qualité de l’environnement et des paysages, d’autres véhiculent une vision bucolique visant à exclure toute forme d’exploitation des ressources du territoire. Dans Havelock, contrairement à ce qui s’est déjà produit ailleurs dans le sud du Québec, les citadins n’ont pas encore complètement colonisé la campagne ressource. Elle conserve pour l’instant tous les attributs d’une municipalité rurale en transition et sa vocation demeure résolument plurielle.