Corps de l’article

Qu’elle ait lieu dans la vie de tous les jours ou par le biais d’une approche scientifique, « la compréhension des icônes est une opération utile, volontaire, circonstancielle », si l’on en croit Laurent Gervereau (2000, p. 10). L’historien du visuel prend la peine de rappeler, par ailleurs, que « les images ont trop longtemps été considérées […] comme simples illustrations […], c’est-à-dire comme agrément qui venait corroborer l’écrit, en leur déniant toute qualité de source à part entière » (Gervereau, 2000, p. 30). La prise en compte des images dans la recherche scientifique s’affirme ainsi de plus en plus incontournable et, comme l’énonce Patrick Chézaud : « Comprendre la force des images est d’une brûlante actualité face à leur présence de plus en plus massive » (Chézaud, 2005, p. 57). Dans cet article, nous proposons une réflexion sur la présence des photographies publiées dans le quotidien français Libération et dans le quotidien québécois Le Devoir pendant la « crise des caricatures de Mahomet » de février 2006. De fait, on ne saurait passer à côté de l’intérêt de se pencher sur la représentation médiatique et en image d’une crise liée au tabou de la figuration.

Un contexte complexe

Images provoquantes et religion en Occident

Historiquement, la religion a souvent nourri le langage de la satire. Aussitôt que l’Église chrétienne fait le choix de l’image au 8e siècle (second concile de Nicée), la représentation, puis la satire, envahissent l’imaginaire visuel des artistes. Les représentations d’hérétiques les plus anciennes datent de l’époque carolingienne et existent sous diverses formes, comme le dessin ou la gravure. Avec le 19e siècle, la presse s’empare de l’image satirique et, en 1840, le dessin de presse, né en France, se répand dans toute l’Europe. Dès cette époque, la caricature raille les nouvelles religions, et même la grande peinture s’y engage : en 1863, Gustave Courbet s’en prend au clergé catholique dans son tableau Retour de la conférence et cause un véritable scandale. On y voit un groupe d’ecclésiastiques repus, avinés et hilares (Petit, 2008). Le tableau est interdit en salon, une partie de l’épiscopat réclame sa censure et il est acheté pour être détruit (image 1).

Image 1

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Plus de 100 ans plus tard, en 1985, Jean-Marie Lustiger – qui fut archevêque de Paris de 1981 à 2005 – affirme que : «  le christianisme ne fait pas partie de l’imaginaire disponible […] »[1]. De son point de vue, la religion, plus précisément ici, le christianisme, est exclue de l’univers du risible. Ce principe de « non disponibilité » trouve un écho dans de nombreux exemples d’interventions de réprobation et de procès conduits par des groupes religieux à l’endroit de mises en scènes humoristiques de la religion, qu’il s’agisse de sketches, d’articles satiriques, de publicités, d’affiches, de caricatures ou d’autres manifestations. Or, parce qu’elle occupe de plus en plus la scène médiatique, qu’elle fait partie de notre passé et de notre quotidien, qu’elle est à l’origine de débats houleux, et aussi parce que « le rire doit avoir une signification sociale » (Bergson, 1964, p. 6), on ne s’étonne pas que la religion soit de plus en plus présente dans les créations satiriques, malgré une réception controversée.

On pourra citer comme exemple la publicité de la Golf de Volkswagen, qui, en 1998, s’inspire de la Cène de Vinci : « Mes amis, réjouissons-nous, car une nouvelle Golf est née ». À l’époque, Libération précise que les concepteurs comptent sur le « sens de l’humour » de « certains croyants » (image 2) (cité par Licht, 1998).

Image 2

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La publicité des créateurs de prêt-à-porter Marithé et François Girbaud, qui s’inspire à son tour de la Cène, est condamnée sept ans plus tard (en 2005) par l’Église catholique, puis interdite en France parce que « blasphématoire ». (image 3)

Image 3

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Le « Kissing-nun » d’Oliviero Toscani, publicité de la marque italienne Benetton sortie en 1992, présente un moine en soutane et une nonne qui s’embrassent sur la bouche (image 4). Benetton réitère l’expérience en 2011 avec un photomontage montrant le pape Benoît XVI et l’imam Al-Azhar el Tayyeb (un imam sunnite d’une université égyptienne) s’embrassant sur la bouche (image 5).

Image 4

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Image 5

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À la demande du Vatican, cette fois, la marque de vêtements retire cette publicité de sa campagne le 16 novembre 2011, seulement quelques jours après sa parution. La crise des caricatures de Mahomet, qui a attiré notre attention et se trouve à l’origine de notre étude, provoque de la même façon en février 2006 un véritable tollé dans le monde entier.

La crise des caricatures

Dans les faits, la crise des caricatures prend sa source le 30 septembre 2005, lorsque le quotidien conservateur danois Jyllands Posten publie douze caricatures de Mahomet, qui vont faire le tour du monde. À l’origine, un concours organisé par le journal danois propose aux membres d’une association de dessinateurs danois de représenter comme ils se l’imaginent le prophète de l’islam. Sur les 42 membres de l’association, seuls 12 se manifestent et le journal publie les 12 dessins. Alors que l’événement aurait pu rester anecdotique, l’ardeur avec laquelle divers groupes musulmans et islamistes ripostent transforme le fait divers local en crise mondiale. Deux semaines après la parution du quotidien, Anders Fogh Rasmussen, le premier ministre danois de l’époque, reçoit deux lettres de réprobation. La première est signée par un groupe d’ambassadeurs représentant 11 pays islamiques et la seconde par l’OIC, une organisation intergouvernementale de 57 pays musulmans. Au même moment, 3 000 musulmans manifestent leur désaccord dans les rues de Copenhague et demandent des excuses. En quatre mois, les médias du monde entier s’emparent de cette affaire, qui se transforme en février 2006 en un débat virulent sur la liberté d’expression et le choc des civilisations. Tandis que la crise prend une ampleur importante en Europe, notamment à la suite du procès lancé à l’hebdomadaire français Charlie Hebdo, l’Amérique du Nord reste davantage sur ses gardes (un seul journal reproduira les fameuses caricatures). Parallèlement, la France se questionne sur la place de l’islam et la pratique de la laïcité en son sein. De son côté, le Québec connaît une période de réflexion sur l’impact des religions dans sa société, qui aboutit au printemps 2008 aux recommandations d’« accommodements raisonnables » du rapport de la Commission de consultation sur les pratiques d'accommodement reliées aux différences culturelles, communément appelé le rapport Bouchard-Taylor du nom des coprésidents.

Libération et Le Devoir, témoins et acteurs de leur société

Au vu de ces contextes socio-politiques divergents, où « laïcité » et « vivre ensemble » sont sur toutes les lèvres, il importe d’analyser les éléments susceptibles de constituer ces différences dans des journaux appartenant respectivement au Québec et à la France. Aussi avons-nous jeté notre dévolu sur deux quotidiens francophones qui témoignent d’une histoire emblématique de l’évolution de la société qui les a nourris et les alimente encore, et qui sont considérés chacun comme « de référence » dans leur contexte à ce propos.

Héritier de la pensée gauchiste de la fin des années 1960 et fondamentalement porté à traiter des questions de société, le quotidien français Libération se fait tout à la fois l’acteur et le témoin de son époque, qui a été marquée par des crises économiques et la transformation de priorités sociales en d’autres valeurs issues directement de la société de consommation. Avec l’idée de faire du peuple sa principale source d’information, il est, à l’origine, un journal politique qui cherche à le rassembler, mais c’est en pleine incertitude économique et alors qu’un changement important survient au coeur même de son fonctionnement que le quotidien affronte la crise des caricatures (entrée d’Édouard de Rothschild dans le capital du journal, suppression importante de postes, démission de Serge July de son poste de directeur du journal, etc.).

Le Devoir, lui, que les historiens québécois perçoivent comme une véritable institution de la société québécoise, se présente comme un révélateur de l’évolution d’une société longtemps en quête de modernité. Emblématique de l’évolution de la politique québécoise, il l’est aussi de celle de la religion au Québec : il constitue un témoin essentiel de l’évolution de la pensée laïque sur un siècle. Souvent au centre de la vie politique et médiatique du Québec, il a véhiculé et véhicule encore de nos jours des principes qui témoignent de son caractère référentiel (compte tenu de son histoire emblématique, il s’agit d’un « journal de référence », à la fois miroir et acteur des changements et des bouleversements que connaît le Québec). Traditionnellement lu par les milieux intellectuels et artistiques, c’est un journal d’opinion qui a toujours été présent lors des grands débats politiques de la société québécoise. Il est perçu encore aujourd’hui comme un véhicule d’information représentatif et précurseur des grands bouleversements au Québec (par exemple la Révolution tranquille). Témoin de son temps et précurseur d’idées nouvelles, il apparaît donc comme un organe médiatique de référence pour notre analyse.

Dans le cadre de cet article, nous nous attachons donc aux photographies publiées par ces deux quotidiens. L’analyse est d’autant plus pertinente que chacun des journaux a fait paraître trente photographies sur le thème des caricatures en février 2006. L’on peut donc espérer des résultats significatifs à propos de distinctions et de ressemblances existantes entre Libération et Le Devoir.

Dans un premier temps, nous nous attardons sur l’aspect quantitatif des images et favorisons une approche en termes de nombre, de répartition, et de surface. Nous commençons ainsi par rendre compte de la place de la photographie dans les deux journaux à l’étude via une approche globale, c’est-à-dire prenant en compte l’ensemble des images publiées.

Dans un second temps, nous étudions les légendes de ces photographies suivant la méthode dite de l’analyse périphérique (Boudreault, 1977). L’intérêt de ce type d’analyse repose en général sur la mise en exergue de la « titraille »[2], élément essentiel de l’article puisqu’il le représente et constitue le plus souvent le vecteur du choix du lecteur. Ainsi selon Yves Agnès, journaliste et ancien rédacteur en chef du Monde, « le titre de l’article […] est l’élément majeur du premier niveau de lecture, l’instrument principal du choix. Le titre attire le regard, impressionne, donne le ton […] il décide du sort de l’article » (Agnès 2002, p. 138). Contrairement à la titraille généralement présente en gros caractères en amont des articles, les légendes liées aux photographies sont le plus souvent invisibles à l’oeil inattentif, notamment en raison de l’utilisation de la petite taille des caractères et de leur position dans la page. Si la légende des images et des photographies ne peut donc se voir attribuer une importance similaire à celle des titres, l’analyse périphérique et ses méthodes peuvent être appliquées.

Enfin, et dans un troisième et dernier temps, nous nous intéressons aux thématiques récurrentes (voire aux stéréotypes) en nous concentrant sur la dimension indicielle (selon la terminologie de Peirce [Marty, 2010]) du signe photographique. À la manière du texte écrit, la photographie véhicule un certain nombre de lieux communs, de clichés qui font partie de notre inconscient collectif. La photographie de presse est manipulée à plusieurs niveaux et ce avant même d’atteindre notre regard de lecteur. Le photographe constitue le premier rempart à l’objectivité et Leszek Brogowski rappelle ainsi qu’« aucun témoignage n’est innocent, et celui de la photographie est peut-être le moins, parce que la photographie « fait croire » (Brogowski, 2008, p. 138). Elle « fait croire » dans la mesure où son aspect indiciel — le contact avec la réalité — concerne le « contenu » de l’image : la photographie n’est pas seulement une trace, elle est un reflet ».

La place des photographies liées à la crise des caricatures de Mahomet dans Libération et Le Devoir

Les photographies portant sur la crise des caricatures de Mahomet représentent 18,07 % (en nombre) des éléments d’information publiés par Libération. Pour la même période, dans Le Devoir, les photographies et images correspondent à 24,19 %. Le recours à cette mesure statistique nous permet de constater que, malgré le même nombre de photographies dans les deux quotidiens, l’emploi de l’image n’a pas été d’égale importance, et c’est Le Devoir qui, proportionnellement au reste des parutions sur les caricatures, a consacré le plus d’espace à la photographie.

La répartition des photographies au cours du mois de février 2006

Observer la répartition de ces mêmes images durant le mois de février 2006 et par jour s’avère également significatif (figure 1).

Figure 1

Fréquence des photos ou des images

Fréquence des photos ou des images

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La mise en parallèle des deux courbes de la figure ci-dessus permet de faire quelques constations sur des différences marquantes. On note en effet d’importantes variations en début de mois pour Libération et en fin de mois pour Le Devoir. Au début du mois, Libération publie seize images en trois jours tandis que le nombre publié par le Devoir reste stable. À la fin du mois, Le Devoir publie huit photographies en cinq parutions là où Libération n’en publie aucune. On peut s’étonner de la diminution graduelle des photographies publiées dans le quotidien français. Mise en parallèle avec celle du Devoir, la courbe de Libération laisse voir une logique en escalier assez frappante (et ce, malgré la persistance de quelques variations). Les publications des images du Devoir apparaissent quant à elle plus stables[3]. Ainsi, et bien qu’ils aient publié chacun de leur côté un total de trente images, les deux quotidiens ne les ont pas publiées de la même manière et à la même fréquence. Si certaines journées se démarquent à Libération et au Devoir par la quantité d’images publiées c’est sans logique apparente et à des périodes différentes selon les journaux.

La surface occupée par les photographies au cours du mois de février 2006

S’il y a lieu de se pencher sur la répartition des images durant le mois de février, il est tout aussi pertinent de s’attarder à la surface qui leur est consacrée. Que disent les surfaces dévolues aux images? Quelles équivalences et quelles similarités existent entre les deux quotidiens?

Figure 2

Comparaison de la surface consacrée en moyenne à la photo et à l’image en pourcentage et par jour concernant la crise des caricatures dans le journal Libération et Le Devoir du mois de février 2006

Comparaison de la surface consacrée en moyenne à la photo et à l’image en pourcentage et par jour concernant la crise des caricatures dans le journal Libération et Le Devoir du mois de février 2006

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Au premier regard, force est de constater la domination de la courbe de Libération par rapport à celle du Devoir. Alors que treize points de la courbe du quotidien français occupent plus de 10 % de la page (soit 54 % des exemplaires), seulement trois points du Devoir le font (soit 12,5 %). La moitié des numéros du journal français en février (12) présente une surface occupée par la photographie supérieure à 15 %. On peut donc conclure que le journal Libération accorde plus de place aux photographies et aux images de presse qui traitent de la crise des caricatures que Le Devoir.

Si aucune date significative ne se dégage pour le nombre total d’images publiées, ces figures nous révèlent deux tendances générales. La première est que l’organisation de la publication des images n’est pas la même dans les deux journaux : Libération présente ainsi une forme de diminution graduelle du nombre de publications tout au long du mois, tandis que Le Devoir, quoique plus économe, reste plus régulier. On remarque en second lieu que Libération cède nettement plus de place dans la page aux images publiées.

Le texte et l’image

On peut s’interroger à partir de là sur les différentes méthodes de mise en valeur de l’information visuelle. En effet, et comme l’indique Roland Barthes, « la structure de la photographie n’est pas une structure isolée; elle communique au moins avec une autre structure, qui est le texte (titre, légende ou article) dont toute photographie de presse est accompagnée » (Barthes, 1961, p. 127). Se pencher sur ce qui accompagne l’image se révèle, de ce fait, essentiel.

Autour de la photographie : la légende des photographies de Libération

S’il semble évident que la photographie de presse est liée au texte qu’elle accompagne au sens où elle l’illustre, le lien établi entre les deux demande malgré tout à être nuancé. Le rapport que les deux éléments entretiennent peut changer de nature et répondre à différentes sortes de « dispositif ». Ainsi, et suivant l’expression de Patrick Chézaud, « l’importance est donc de comprendre comment, malgré leur irréductibilité épistémique, le texte peut s’enclencher dans l’image » (Chézaud, 2005, p. 54).

Dans le cadre de notre étude, on note que les six premières légendes de photos liées à un texte de Libération sont incluses dans un article de Marie-Laure Colson (2006). L’auteure y présente une série d’événements liés à la religion, qu’elle accompagne, pour chacun d’entre eux, d’un court résumé et qu’elle illustre d’une photo documentaire. Associée au résumé, l’image se retrouve ainsi indirectement intitulée et la légende, qui fait aussi office de titre du résumé, fait référence au texte comme à l’image. Cette dernière semble donc tenir un rôle purement illustratif, et sa présence n’est justifiée que comme « référence » au texte. Un autre fonctionnement semble se dégager : il est en effet possible d’imaginer un recours égal au texte et à la photographie. L’image n’illustrerait pas le texte mais l’événement, et un dispositif[4] illustratif tridimensionnel serait mis en place dans un but informatif. Dans cette perspective, nous obtenons un échange de type « iconotexte », où le rapport entre le texte et l’image est envisagé sous l’angle de la compréhension : en d’autres termes, texte et image s’allient en quelque sorte pour faire sens (voir Shusterman, 2005, p. 69-90). On peut représenter cet échange à l’aide d’un triangle, avec à son sommet un titre évoquant un événement précis et illustré doublement et de manière équivalente par une image et par un texte, qui coexistent spatialement et représentent ainsi la base du triangle. L’image ne se réfère donc plus au texte, mais l’accompagne dans son rôle d’illustration du titre.

Du reste, il ne s’agit pas du seul dispositif utilisé dans le cas des photographies de Libération. On relève des photographies à l’origine du titre et du texte. Si l’on postule généralement une antériorité du texte par rapport à l’illustration (dans cette perspective, les photographies seraient choisies en fonction des articles), il peut arriver toutefois qu’un texte découle d’une image qui lui préexiste. Et, de fait, la crise même des caricatures agit comme révélateur de cette inversion des tendances. Il est remarquable, à cet égard, que les légendes et les textes décrivent et contextualisent les photographies, qui les surplombent, qui plus est, de par leur position dans la page. Du coup, le fonctionnement ne se présente plus sous la forme d’un triangle, mais plutôt selon un axe linéaire. Dès lors, on obtient un dispositif qui part de la photographie vers le titre puis vers le texte. En d’autres termes, la photographie est à l’origine du titre (qui l’illustre) et le texte, lui, détaille le titre.

Quant aux autres légendes, on peut dégager trois tendances dans le fonctionnement lexical. D’abord, la majorité des légendes des photographies de Libération liées aux caricatures de Mahomet durant le mois de février 2006 donnent avant tout des indications de lieu, comme Beyrouth, Téhéran, Islamabad ou Gaza. La deuxième, elle, concerne la marque de la temporalité : ainsi est-il fait mention presque à chaque fois du moment de la prise de la photographie et, si la légende ne débute pas par une date ou par un complément circonstanciel de lieu, ce dernier est toutefois toujours présent dans la phrase. Le troisième trait caractéristique est relatif à la présentation des protagonistes. On en distingue deux sortes, celle qui renvoie à un groupe et celle qui renvoie à un individu. Le plus souvent, les légendes des photographies de presse répondent à trois questions d’informations élémentaires : qui, où et quand. La photographie se suffit à elle-même et la légende vient la compléter en apportant des éléments sur le contexte nécessaire à sa compréhension. De cette manière, différents liens tissent le texte et l’image. Parfois la photographie se fait simple élément d’illustration[5], parfois elle génère la réflexion et le texte d’information. Si les légendes tentent de manière générale de rester au plus près de l’objectivité et de correspondre aux critères de base en répondant aux questions qui, où et quand, l’emploi de certains termes et le traitement graphique trahissent malgré tout une certaine forme de subjectivité.

Autour de la photographie : la légende des photographies du Devoir

Nous partons de l’idée selon laquelle, pour Roland Barthes, « la liaison du texte et de l’image est fréquente » (Barthes, 1964, p. 43). De fait, il est possible de mettre en évidence différentes catégories de légende en fonction de leur emplacement par rapport à la photo, le lien établi entre les deux et le message transmis par le texte lui-même. Les légendes ne sont pas toujours présentées de la même manière. Dès lors, on s’interroge : « L’image double-t-elle certaines informations du texte, par un phénomène de redondance, ou le texte ajoute-t-il une information inédite à l’image? » (Barthes, 1964, p. 43).

Aucune légende du journal Le Devoir n’a été placée sur ou dans la photographie par le biais de la fenêtre ou de la réserve[6]. Les deux tiers des légendes (20 sur 30) sont disposées sous la photographie elle-même. Dix photos seulement se distinguent, soit par leur absence de légende (pour trois d’entre elles), soit parce que cette dernière est située à côté de la photo et peut être apparentée alors à autre chose : un titre, voire un texte. Trois photos sont publiées sans légende. On relève ainsi sept photos de presse dont l’emplacement de la légende les différencie, au sens où cette dernière n’est pas disposée sous la photo. Dans cette perspective, il est permis de s’interroger sur la nature du lien entre le texte et l’image. On remarque en fait l’existence de deux sortes de traitement de la légende. Dans la première catégorie, le texte de la légende débute par un mot ou un ensemble de mots distincts typographiquement. Deux de ces légendes commencent ainsi avec des mots en capitales et en caractères gras, et sont en réalité des titres de rubrique du quotidien (que ce dernier distingue visuellement de l’information générale en ayant recours à la capitale). Dans le second cas, les premiers mots de la légende renvoient non pas aux photographies qui les accompagnent, mais au contenu des articles présents dans le quotidien. Le numéro de page mentionné à la fin de ces « fausses légendes » révèle la nature de « titre » de ces dernières. Ainsi se retrouve-t-on avec des photos de taille réduite et situées en tête de page, sans légende, mais accompagnées d’un titre qui réfère à une rubrique entière ou à un ensemble d’articles. On notera ici que, si l’image n’est liée à aucune légende qui lui soit propre, le titre, lui, n’est lié à aucun article précis. Aussi est-on face à un dispositif bien particulier où titre et image sont placés à égalité, avec comme finalité d’illustrer et d’encadrer une rubrique ou un ensemble d’articles. Pareil dispositif instaure un rapport de complémentarité entre l’image et le titre en ce qu’ils forment tous deux un outil de présentation du thème de l’information. On rejoint alors la notion de « parole-relais » telle que l’entend Roland Barthes : « la parole et l’image sont dans un rapport complémentaire; les paroles sont alors des fragments d’un syntagme plus général, au même titre que les images, et l’unité du message se fait à un niveau supérieur : celui de l’histoire de l’anecdote, de la diégèse » (Barthes, 1964, p. 45). L’image ne se substitue néanmoins pas au titre (et vice-versa) et n’affiche donc aucune légende qui lui soit spécifiquement liée. En d’autres termes, aucun lien direct, si ce n’est celui de la complémentarité, ne peut être établi entre les deux, et la photographie est ainsi caractérisée par la distance entre son contenu et le texte qui l’accompagne. Nous avons ainsi repéré plusieurs légendes qui ne semblent pas rattachées aux photos, et nous les désignons comme des « légendes-textes ».

Nous avons également relevé des caractéristiques notables concernant certains éléments qui ne semblent destinés a priori ni à légender une photographie (on ne retrouve aucun terme descriptif à même de correspondre à la définition d’une légende), ni à titrer un article. Comme pour les images précédentes, il semble difficile de lier par le sens image et texte. Ainsi, une photographie illustrative de la crise parue dans le Devoir représente-t-elle une femme voilée brandissant au-dessus de sa tête le Coran. En dessous de cette photographie, on peut lire (édition du 22 février 2006, p. B5) : « L’islam est devenu la flamme et la voix du ressentiment de la rue musulmane. L’Occident en est devenu le bouc émissaire par l’instrumentalisation des extrémistes de tout acabit et certains pouvoirs despotes ». Si le voile de cette femme, ainsi que le Coran brandi, peuvent évoquer une forme de pratique radicale de la religion musulmane, en aucun cas l’Occident n’est représenté, ni aucun « pouvoir despote ». Image et texte s’accompagnent sans se faire écho et le choix de l’une comme de l’autre semble avoir été effectué de façon indépendante. Intégrés de cette façon dans le corps des articles, ils font office d’« encadrés », ni tout à fait indépendants par rapport au texte, ni complètement intégrés à lui.

Convergences et divergences

À l’instar de celles de Libération, les légendes des photographies publiées par Le Devoir fournissent dans la plupart des cas une indication de lieu. Ces indications sont néanmoins parfois partielles ou générales, et c’est l’action qui prime sur la localisation. La précision du lieu n’est fournie que comme exemple. Certaines légendes se font ainsi floues sur la dénomination de l’endroit, tandis que d’autres, au contraire, se font plus précises et d’autres encore en font l’impasse. C’est seulement grâce à la contiguïté de la photographie et de sa légende avec l’article et sa titraille que le lecteur peut espérer trouver une cohérence entre les trois éléments : le concept de relais proposé par Roland Barthes (1964) s’applique ici encore.

Outre les indications de lieu, les légendes du Devoir livrent le plus souvent des indications de temps. Cependant, alors que cette mention offre une valeur d’assurance de fraîcheur de l’information, on remarque que toutes les légendes n’en font pas usage. Cette absence entraîne dès lors la remise en question de la valeur de l’image, et on en vient à se demander pourquoi certaines d’entre elles sont datées et d’autres pas : l’absence de date trahirait-elle une certaine ancienneté des photographies publiées?

La plupart des légendes du journal Libération se présentent comme des phrases nominales introduites par un nom de lieu. En faisant abstraction des adverbes, des pronoms et des adjectifs indéfinis et qualificatifs, elles s’en tiennent au fait de la manière la plus objective possible. Strictement informatives, elles indiquent l’existence d’un événement donné dans un lieu donné. C’est la suite du texte, distincte de la légende de par son changement de caractère, qui prend en charge la précision, le détail et la mise en récit de l’événement. Par exemple, on peut lire à la suite de la légende (« Liban : Consulat danois dévasté ») de la photographie de Mohamed Azakir publiée en pages 6 et 7 du Libération du 6 février 2006 : « Une lourde fumée s’élevait, hier, de l’immeuble abritant le consulat du Danemark […] ». On pourrait en déduire ici que, si les légendes tentent au mieux de conserver un semblant d’objectivité, les textes, pour leur part, font ressortir toute la subjectivité énoncée, entre autres, par le choix du vocabulaire. On rejoint là une des fonctions du message linguistique que Roland Barthes désigne comme l’ancrage : « l’ancrage peut être idéologique […] le texte dirige le lecteur entre les signifiés de l’image, lui en fait éviter certains et en recevoir d’autres. […] Le texte est vraiment le droit de regard du créateur (et donc de la société) sur l’image : l’ancrage est un contrôle, il détient une responsabilité, face à la puissance projective des figures, sur l’usage du message » (Barthes, 1964, p. 44).

Ainsi, Libération favorise généralement une légende de type « texte » située à côté de la photographie alors que Le Devoir affiche quant à lui en majorité les légendes sous les photographies. Dans certains cas, il arrive néanmoins que la légende soit située à côté de l’image, mais parfois aussi qu’elle soit inexistante. En revanche, on constate que l’emplacement des légendes de Libération suit une règle beaucoup moins systématique. Les légendes publiées par Le Devoir sont ainsi beaucoup plus visibles que celles de Libération, qui n’hésite pas à occuper un petit « coin » de la photographie pour y superposer une légende.

Thématique des photos de presse durant la crise des caricatures

Si les légendes des photographies de presse présentent des points communs par le biais, entre autres, des questions auxquelles elles répondent, les thématiques abordées à l’intérieur même des images se font également écho. À l’instar du texte écrit, la photographie véhicule un certain nombre de lieux communs et de clichés qui font partie de notre inconscient collectif. Aussi s’agit-il à présent de mettre en lumière les thèmes les plus employés pour illustrer la crise des caricatures au cours de ce mois de février 2006. Pour cette étude comparée, nous nous penchons sur deux thématiques essentielles : la représentation de la revendication et de la violence comme phénomène d’information et celle portant sur les modalités différentes des deux journaux de représenter la culture et la religion musulmanes.

La violence représentée

La violence est une thématique largement exploitée par la presse et la télévision. Déjà, à la fin des années 1990, une étude de l’UNESCO remarquait qu’alors « que les actes de violence ne représentent qu’un cinquième de l’ensemble des délits, Sheley et Askins[7] ont montré que la présentation des médias donne l’impression d’une proportion beaucoup plus élevée, qui entretient la même illusion dans l’opinion publique » (UNESCO, 1989, p. 16). En favorisant la retransmission d’actes violents, les médias feraient donc de la violence une véritable stratégie de communication. Ils accorderaient une place toute particulière à la violence pour plaire à un public en quête de sensations fortes. Bernard Dagenais remarque ainsi que :

Chaque semaine, les médias d’information projettent les barbaries de la vie quotidienne et toutes formes d’expression de la violence. Les manchettes décomptent jour après jour les accidentés de la route, exposent les meurtres les plus sordides, retracent aux quatre coins du monde les catastrophes les plus atroces et suivent avec attention les guerres qui n’en finissent plus d’étaler la réalité de la violence.

Dagenais, 2008, p. 7

Pour l’historien de la violence, Jean-Claude Chesnais,

Avec l’irruption des médias […] dans la vie quotidienne, la violence est devenue un thème à la mode. Elle est désormais enjeu public et commercial. Le public a besoin d’émotions fortes; les copies sanglantes se vendent bien. Les journalistes le savent, qui, parfois, se livrent à une compétition dans le sensationnel […] La violence […] est toujours là, car elle attire, elle intrigue, elle fascine.

Chesnais, 1981, p. 76 et p. 409

Ainsi, l’analyse des motifs figurants la violence dans les photographies de Libération révèle qu’une majorité des photographies mettent en scène un groupe de personnes, des manifestants, une foule, soulignant ainsi l’importance accordée à la revendication. Parmi les différents types de rassemblements répertoriés (manifestation pacifique, de mécontentement, de journalistes, etc.), le plus récurrent est celui du regroupement contestataire, et ce sont les manifestations des musulmans choqués et mécontents de la publication des caricatures que Libération choisit de mettre en avant. On y relève plusieurs gestes de violence : des bras levés dans les airs, arrêtés dans un geste qui frappe ou qui a frappé (par exemple photo représentant un policier frappant un manifestant avec un bâton, publiée le 20 février 2006, p. 10 – image 6).

Image 6

Source : A Islamabad, hier, les forces de l’ordre ont violemment dispersé des centaines de jeunes qui bravaient l’interdiction de manifester (Libération, 20 février 2006, p.10; photographe : Anjun Naveed, AP)

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Sept photographies montrent des hommes avec la bouche ouverte. Trois d’entre elles mettent en avant des manifestants qui semblent clamer leurs revendications et leur mécontentement, alors que l’attitude des protagonistes dans deux photos se rapproche davantage du prêche, ou de la prière. Dans deux autres cas, les bouches ouvertes s’apparentent plus à des cris : cris de désespoir pour l’une et cris de douleur ou de peur pour l’autre. Dans l’une d’entre elles, les yeux fermés laissent croire que l’homme traverse une sorte de transe religieuse. Ces signes expressifs, une fois analysés et remis dans leur contexte, permettent d’affirmer que le langage corporel révélé par les photographies traduit la dimension contestataire de l’événement, ainsi que la violence que ce dernier provoque, dans le sens de George Gerbner qui l’entend « comme une action physique qui vise ouvertement à blesser ou à tuer, ou qui menace de la faire » (Gerbner, 1989, p. 8).

De la même manière, l’objet ou l’élément le plus récurrent dans les trente photographies du Devoir demeure celui du groupe et de la manifestation. Et, même s’il n’apparaît qu’à neuf reprises, il reste néanmoins pertinent de se pencher sur les différentes mises en scène de la protestation. On distingue deux différentes sortes de manifestation : les manifestations de protestation et celles en faveur de la liberté d’expression. Une seule cependant va dans ce sens : prise dans les rues de Montréal, elle met en scène une manifestation que la légende pointe comme une « contre-manifestation ».

Les bras tendus présents dans les photographies du journal Le Devoir ne constituent pas un message unique, et ce signe expressif est à la fois exploité comme symbole de défense, comme geste violent, mais aussi comme invitation au dialogue et comme allusion au rituel religieux. C’est d’ailleurs dans le sens religieux qu’il est le plus employé.

On constate de plus que la représentation du bras qui s’apprête à lancer comme geste violent (ou qui vient de lancer un objet) revient dans les deux journaux, et à deux reprises dans le cas du journal français (image 7).

Image 7

Source : A Téhéran, mercredi, jets de pierres devant l’ambassade britannique pour protester contre la publication des dessins du Prophète. (Libération, 10 février 2006, p.9; photographe : Behrouz Mehri, AFP)

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Outre la similarité du geste figé par l’acte photographique, certains détails récurrents retiennent l’attention : par le cadre ou le cadrage, chacune de ces photographies isole de la foule un homme en particulier. Cet homme est sans visage ou presque, ce qui lui confère un caractère anonyme d’autant plus fort qu’on ne saurait le reconnaître. Il disparaît derrière le geste, qui prime désormais sur l’individu, l’homme ne laissant transparaître que ce qu’il a de violent. Ce faisant, et en ce qu’elle est cet amplificateur d’existence, la photographie transforme ces inconnus en archétypes. Paul Léon explique le phénomène de la manière suivante : « passé l’instant de la capture, l’image photographique, parce qu’elle délivre, en quelque sorte, le sujet photographié de sa condition périssable, lui donne la paradoxale consistance de ces êtres de papier que sont les héros » (Léon, 2008, p. 115). Déshumanisés, ils perdent leur individualité pour devenir les vecteurs d’un geste saisi dans son moment le plus dramatique. On parle d’« instant décisif ». En effet, le choix du moment photographié ne peut pas être anodin (deux journaux différents de deux pays différents publient à trois reprises une photographie quasiment identique) en ce qu’il représente ce que Cartier-Bresson présentait comme « l’instant le plus significatif d’une réalité donnée » (voir Bourde et Cartier-Bresson, 1974, p. 13). Le speculum photographique (au sens d’empreinte lumineuse et donc de photographie) devient symbole et spectacle, ce qui, automatiquement, le libère de sa dimension objective, lui faisant perdre sa substance indicielle. Ainsi, pour Leszek Brogowski :

Aujourd’hui plus que jamais, la photographie est tirée vers une esthétisation et une dramatisation, qui l’éloignent de son ambition initiale consistant qu’à n’être qu’une trace de la réalité, et l’approchent de cette autre ambition, pendant longtemps désignée comme « photographie artistique » […] consistant à faire de la photographie une matière plastique malléable, et de ce fait incapable de simplement et objectivement refléter le monde et ses événements.

Brogowski, 2008, p. 146

On peut tirer deux conclusions de cette observation. En premier lieu, il existe bien une manipulation de l’information et une mise en scène de la violence par le biais d’une esthétisation du support photographique (l’« instant décisif » établissant un rapport de séduction avec le lecteur). En second lieu, cette mise en scène de la violence par des images similaires indique que ce symbole est réutilisable et identifiable dans les deux contextes (on le retrouve à la fois dans Libération et dans Le Devoir).

Entre culture musulmane et religion musulmane

Dans ces photographies, une dernière catégorie de signe attire l’attention. Il s’agit de signes distinctifs qui, faisant abstraction (ou en l’absence) de toute légende, titre ou article connexe, permettent aux lecteurs non avertis de recontextualiser eux-mêmes ce qu’ils voient. Roland Barthes rappelle que :

[...] une bonne photographie de presse [...] joue aisément du savoir supposé de ses lecteurs, en choisissant les épreuves qui comportent la plus grande quantité possible d’informations de ce genre, de façon à euphoriser la lecture; si l’on photographie Agadir détruite, il vaut mieux disposer de quelques signes d’« arabité », bien que l’« arabité » n’ait rien à voir avec le désastre lui-même; car la connotation issue du savoir est toujours une force rassurante : l’homme aime les signes et il les aime clairs.

Barthes, 1961, p. 136

Certaines caractéristiques sont aujourd’hui ainsi liées à la culture musulmane. La chéchia est une coiffe d’homme « reconnue » comme le couvre-chef national de la Tunisie mais également comme celui le plus communément porté par les hommes des pays islamisés. Le turban, qui tire son origine d’Asie, fait partie intégrante de la culture arabe classique et se trouve parfois remplacé par le kéfié. Concernant la barbe, tout musulman capable de la faire pousser se doit de le faire selon les préceptes édictés dans la sunna (tradition). Aussi ces éléments sont-ils des indicateurs d’une culture et d’une religion particulières. Ainsi, c’est à six reprises que l’on est en présence de chéchia, de turban ou de voile dans Libération, et douze fois pour Le Devoir. On note que très peu de femmes voilées sont représentées dans les photographies de Libération. Une seule les met en scène, au cours d’une manifestation dont la particularité réside en la séparation des hommes et des femmes au sein même de la foule (image 8).

Image 8

Source : Hier au Caire, la police antiémeute encadre les manifestants qui protestent contre la publication des caricatures du prophète Mahomet dans la presse européenne (Libération, 8 février 2006, p. 9-10; photographe : Karim Jaafar, AFP)

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Dans Le Devoir, ce sont les signes liés aux hommes qui sont le plus souvent utilisés, et sept photos montrent une chéchia ou un turban. Les symboles féminins viennent en seconde position, notamment à cause du voile islamique, représenté à cinq reprises. Quatre photographies mettent en scène des hommes barbus.

Bien que la question de la religion soit indirectement abordée (entre autres par le voile), ce lien que le lecteur établit entre l’habit et le culte relève d’un raccourci culturel. Aussi est-il bon de tenter de séparer, tout au moins au cours de notre analyse, certains signes distinctifs qui relèvent de la culture de ceux qui relèvent sans hésitation de la religion. Le Coran et les rituels représentés sont ainsi une référence plus directe à la religion musulmane. Quatre photographies représentent le Coran (ou ce qui peut s’apparenter à un texte religieux) et trois montrent le rituel de la prière. De la sorte, la religion musulmane est clairement représentée dans ce qu’elle a de distinctif : son texte et ses pratiques.

Une nouvelle thématique est ainsi repérable à l’intérieur des photographies du Devoir, et elle apparaît différente de ce que nous avons pu repérer dans Libération. Il s’agit de la mise en scène de textes arabes ou de livres aisément identifiables comme des exemplaires du Coran ou de textes religieux. Quatre photographies utilisent des documents textuels comme support et trois d’entre elles représentent ce document brandi, qui se retrouve de la sorte le sujet central de l’image. Dans un autre cas, le document textuel, a priori d’origine arabe, occupe tout l’espace qu’il ne partage qu’avec une main qui lui est substituée (la main semble « lire » le texte). Cette représentation de l’écrit va dans le sens d’une évocation de la religion musulmane, et plus précisément du texte dont l’un des « interdits » a été bafoué : le Coran. Que le journal québécois fasse le choix de le montrer ne relève pas d’une décision anodine : c’est afficher sans l’ombre d’un doute le lien entre la crise des caricatures et la religion musulmane dans son ensemble. De ce point de vue, on peut affirmer que certaines des photographies publiées par Le Devoir évoquent et mettent en scène la religion. On notera, par ailleurs, que sur quatre des photographies qui exhibent un document écrit apparenté au Coran, trois le sont en compagnie d’une femme ou d’un enfant (images 9A et 9B).

Image 9A

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Image 9B

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La présence récurrente de femmes et d’enfants dans les photographies est réellement marquante : huit images présentent des femmes voilées et des enfants. La majorité sont des portraits et utilisent l’image de la femme ou de l’enfant comme symbole et stéréotype. Au sens de Gaborit, « l’existence et le fonctionnement des stéréotypes de genre reste actif dans les images de la publicité, des médias, des films et l’inconscient collectif […] », le stéréotype étant « une croyance exagérée associée à une catégorie ou à un groupe humain » (Gaborit, 2009, p. 11 et 15), qui trouve son origine ici dans le portrait. Mis en scène de manière anonyme, l’individu est porté au rang de témoin de tout un peuple, de toute une culture et de toute une religion. Le fait qu’il s’agisse de femmes ou d’enfants n’est pas anodin : la photographie joue sur l’affect pour atteindre le lecteur et l’attendrir[8]. Femmes et enfants sont en effet traditionnellement perçus comme des êtres purs et innocents (Demaubus, 2005; Boyer, 2007), et ils sont ici représentés dans des situations qui sont lourdement connotées : une photographie met en scène une femme en pleurs, une autre, un enfant en prière, et une troisième, une femme suppliant le ciel. Autant de situations « inoffensives » et « chastes » jouant sur le pathos[9]. Yves Agnès rappelle à ce propos l’importance du « poids émotif de l’image » : « Le texte, par le processus de lecture, fait appel aux fonctions réflexives du cerveau; une photographie, avant d’être disséquée, est d’abord vue globalement et impressionne » (Agnès, 2002, p. 355). Ici, ce stéréotype répond à celui de l’existence du système dominant du patriarcat. De fait, l’intérêt de ces photographies réside également dans ce qui n’est pas montré : alors que ce sont des hommes que l’on voit le plus souvent sur les photographies de groupe et les manifestations, ils sont absents des portraits d’anonymes. Les portraits masculins réfèrent plutôt soit à des hommes de pouvoir connus, comme Saïd Jaziri ou Mahmoud Ahmadinejad, soit consistent en un portrait en pied de la mise en scène d’un geste violent (par exemple un homme qui s’apprête à lancer une pierre). De cette manière,

supplément au texte narratif, la photographie peut aussi inscrire en creux ce qui est banal de nommer la présence d’une absence, ce qui n’est somme toute que le fonctionnement de la représentation. Cette fois-ci, c’est par ce qui manque et non par ce qui y figure que la photographie joue le rôle de révélateur.

Louvel, 2002, p. 104

Le lecteur est ainsi entraîné à interpréter inconsciemment que femmes et enfants sont victimes d’une violence exercée par les hommes. Ces choix semblent ici relever de la manipulation informationnelle. Pour aller plus loin dans le sens de cette hypothèse, on peut noter que les enfants ne sont jamais représentés hors de ces portraits, et que les femmes connaissent une représentation qui semble contrôlée. Une photographie en particulier est emblématique de cette représentation : publiée le 11 février 2006, en page A10 du Devoir, la légende nous indique qu’il s’agit d’une « Manifestation des femmes à Téhéran ».

Image 10

Source : Manifestation des femmes à Téhéran (Le Devoir, 11 février 2006, p.A10; photographe : Raheb Homavandi, Reuters)

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Malgré l’indication sur la nature du regroupement, le cadrage donne l’impression d’une marche silencieuse. Les femmes sont représentées de dos et seul le visage de l’une d’elles est tourné vers le lecteur. La protestation de groupe est métamorphosée en un portrait touchant renforcé par le regard caméra de cette femme retournée.

Si la majorité des photographies conservent une utilité de type indicielle – et c’est à la base la raison de leur présence dans le quotidien – certaines vont au-delà et font le choix d’une représentation plus « esthétique » des événements (au sens de Brogowski, 2008). Dans le cas du quotidien français Libération, on constate ce phénomène à travers des représentations de la violence et du conflit. Pour Le Devoir, c’est la mise en scène du religieux qui s’avère magnifiée ou dramatisée. Mais si les deux quotidiens ont recours à l’esthétisation de l’image, seul Le Devoir associe ce phénomène à la question de la religion. Portée en victime, la religion prend les traits d’enfants en prière et de femmes éplorées ou brandissant le Coran. Les marques de la culture et de la religion musulmanes sont visibles dans les deux quotidiens, mais Le Devoir est seul à mettre en scène le rituel religieux. En l’esthétisant, il contribue à lier la religion à la crise des caricatures : si cette dernière pose le problème de la liberté d’expression, elle soulève également une question d’ordre religieux et notamment celle du respect. Cette dimension participe de la présence de photographies émotives, et au fonctionnement affectif, dans le quotidien. Le Devoir inclut la notion de pathos à ses images d’actualité. Le traitement de la religion dans la photographie de presse des journaux Libération et Le Devoir semble donc différent. D’un côté, la religion est atténuée au profit de traits culturels et de la mise en scène de la protestation. De l’autre, la religion est représentée magnifiée ou dramatisée.

Alors que les questions des limites de l’« iconoclasme » à l’origine même de la crise des caricatures sont interrogées, les quotidiens mettent les lecteurs face à des images plus subtilement construites. Parmi les thèmes récurrents qui dominent les photographies, une place importante est accordée à la revendication politique et à la violence, présentes tant dans leurs formes concrètes (manifestations, policiers) que dans leurs formes symboliques (langage corporel traduisant la dimension contestataire de l’événement, avec des bras levés, des bouches ouvertes, etc.). L’étude des différentes thématiques qui traversent les images du Devoir dénote une forte présence de la religion, transmise de manière émotive et présentée sous la forme de stéréotypes tels que celui de la femme suppliante. Si l’on en croit Leszek Brogowski, « la structure iconique de l’image photographique peut suggérer une culmination dramatique en décalage par rapport à la réalité de l’action. […] dans [ce cas-ci] nous serions manipulés » (Brogowski, 2008, p. 142). Aussi nous est-il permis de supposer que la mise en scène du message informatif conduit à une forme de détournement de l’information. Le recours aux stéréotypes de genre mais également à certains symboles incite le lecteur à des interprétations qui peuvent déformer l’information.

Ainsi, et si les deux quotidiens ont publié le même nombre d’images, il reste qu’ils ne l’ont pas fait de la même manière ni pour montrer les mêmes choses. Le Devoir favorise la dimension religieuse de la crise, alors que Libération met en avant l’aspect polémique politique que prend cette dernière.