Corps de l’article

Issu d’une thèse de doctorat et publié dans la riche collection Nouvelles Études québécoises des Presses de l’Université de Montréal, l’ouvrage de Manon Auger vient incontestablement combler une lacune. En effet, le corpus des écrits intimes, qui intéresse plusieurs disciplines dont la littérature, l’histoire, l’ethnologie et la sociologie, a encore très peu retenu l’attention des chercheurs québécois. Rappelons que les grandes références québécoises dans le domaine remontent au début des années 1980, où deux importantes études à caractère bibliographique avaient permis de dresser les premiers inventaires : celles d’Yvan Lamonde (Je me souviens : la littérature personnelle au Québec (1860-1980), Québec, Institut québécois de recherche sur la culture, coll. Instrument de travail) et de Françoise Roey-Roux (La littérature intime du Québec, Montréal, Boréal Express). Ces ouvrages ont eu le mérite de mettre au jour l’importance du corpus et d’en tracer les premiers contours historiques et génériques. Quelques années plus tard, une étude de Pierre Hébert, publiée en collaboration avec Marilyn Baszczynski (Le journal intime au Québec : structure, évolution, réception, Montréal, Fides, 1988) proposait des analyses formelles de quelques journaux québécois. Depuis, les recherches ont pour l’essentiel fait l’objet d’actes de colloques, d’articles et de mémoires et de thèses. Il manquait une grande synthèse, comme celle que nous propose aujourd’hui Manon Auger car, il faut le rappeler, c’est à des chercheurs européens, majoritairement français, que l’on doit les principales contributions théoriques sur un genre qui n’obéit qu’à la seule loi du calendrier, comme l’écrivait Jean Rousset. Certains de ces travaux font toujours autorité, notamment ceux de Béatrice Didier, Philippe Lejeune, Michèle Leleu et Alain Girard, en raison de la profondeur de leur réflexion théorique mais également de la richesse des analyses textuelles proposées. À l’égard de ces grands devanciers, l’originalité du travail de Manon Auger repose en grande partie sur le fait qu’elle accompagne ses propositions théoriques d’exemples tirés du corpus québécois des 19e et 20e siècles et issus tant de la sphère littéraire que des écritures ordinaires.

Précisons-le d’emblée : l’ambition première de la recherche est théorique. Il s’agit, comme l’auteure l’explique en introduction, de déconstruire un « certain nombre de lieux communs et de discours admis sur le genre diaristique » (p. 18). En première partie (« Un genre sans forme ? »), Manon Auger s’emploie à définir ce genre littéraire incertain en proposant différents critères de classification. Ainsi, selon l’importance accordée aux circonstances, un journal sera dit « personnel » ou « intime », cette dernière catégorie se trouvant réservée aux écrits qui « se construisent sur un désir d’écriture », écrit-elle (p. 65). L’auteure s’intéresse également aux enjeux de la publication anthume ou posthume et à leur impact sur l’écriture et sur la lecture. Ces premiers chapitres théoriques sont suivis d’études de cas, bien menées mais malheureusement un peu limitées par le point de théorie à illustrer. Dans la deuxième partie consacrée à la dimension narrative du journal intime et à la part de fiction qui trouve à s’y loger, le partage entre réflexion théorique et étude de textes paraît plus équilibré et plus harmonieux. Il y est notamment question du journal d’Henriette Dessaulles, sans aucun doute le plus beau des journaux de jeunes filles écrits au Québec, des journaux de Lionel Groulx, de Gérard Raymond, de Philippe Panneton et du Journal d’un prisonnier de Marcel Lavallé. En troisième et dernière partie, l’auteure aborde plus directement la question du littéraire en se penchant sur les journaux et carnets (sans cependant établir de distinction entre les deux formes) publiés par des écrivains québécois contemporains (André Major, André Carpentier, Nicole Brossard, etc.) en insistant à juste titre sur l’imposant journal de Jean-Pierre Guay qui mériterait une étude à part entière tant la radicalité de cette aventure diaristique, influencée par celle de Paul Léautaud, est unique dans le paysage littéraire francophone.

On aurait évidemment pu souhaiter une approche plus historique des textes, une attention plus grande à l’évolution de la pratique et aux différents contextes dans lesquels elle s’est inscrite au Québec, depuis le 19e siècle jusqu’à aujourd’hui. En outre, si le journal intime est un genre littéraire à part entière, comme le soutient Manon Auger, il ne peut qu’avoir été profondément marqué par l’évolution de la littérature qui rend aujourd’hui si poreuses les frontières entre les genres et les pratiques. S’il reste à l’évidence encore beaucoup à dire sur le journal intime et les écritures du moi, l’ouvrage de Manon Auger a le mérite d’ouvrir largement la réflexion, ce qui ne pourra qu’inciter d’autres chercheur.es, on le souhaite, à poursuivre l’étude des journaux intimes et personnels les plus susceptibles de révéler les possibles littéraires et éthiques du genre.