Corps de l’article

D’emblée, il est important de préciser que l’ouvrage de David Karel, professeur en histoire de l’art de l’Université Laval, a été publié dans la collection « Explorer la culture » dont l’objectif est « de tracer le portrait du développement culturel du Québec par l’exploration systématique de tous les secteurs de création culturelle, envisagés dans leurs dimensions historique, esthétique, sociale et territoriale ». Ainsi, dans l’esprit de cette collection, « chaque ouvrage veut présenter une description d’ensemble mais succincte de l’évolution du secteur considéré, dans un langage accessible à tous les lecteurs désireux de s’y initier sans rechercher un savoir encyclopédique ou spécialisé ». Il s’agit donc d’un ouvrage bref, de 154 pages, rédigé dans une langue simple, avec des renvois aux sources dans le texte, qui vise à répondre de manière synthétique à la question « Comment la peinture vint-elle au Québec ? ».

Peinture et société au Québec couvre une période qui s’étend de 1603 à 1948, c’est-à-dire du premier voyage de Samuel de Champlain à la parution du Refus global, le manifeste des automatistes qui marquera une rupture dans les arts visuels au Québec. Son contenu se divise en quatre chapitres.

Le chapitre un, Peindre au Nouveau Monde, fait état des premiers usages de la peinture des débuts de la colonie jusqu’à la fin du régime français. Usages cherchant principalement à satisfaire aux besoins du clergé. Les peintres étant surtout les serviteurs de l’Église et leur art, un « puissant instrument de la foi ».

Vivre sous le régime anglais est le plus important chapitre de l’ouvrage. Quatre principaux aspects se dégagent de ce survol des années 1760 à 1867. Bien que les peintres aspirent à la création d’oeuvres originales, leur production est davantage marquée par la copie à des degrés divers. D’ailleurs, différents artistes, comme Joseph Légaré, joueront le rôle de peintre collectionneur pour qui « la peinture ancienne constituait à la fois une marque de prestige, un outil publicitaire et un répertoire de motifs à copier » (p. 47). Deuxièmement, être peintre à cette époque veut dire la plupart du temps pratiquer différents métiers, et ce dans différents lieux. En effet, « au tournant du XIXe siècle, la contrainte économique pèse encore sur le raffinement et l’idéalisme de la peinture en Amérique française » (p. 28). Troisièmement, la fondation de l’Institut canadien de Montréal en 1844, la présentation de grandes expositions dans les années 1850 et la mise sur pied de l’Art Association of Montreal en 1860 sont autant de facteurs qui contribuent à « l’éveil de l’esprit artistique à Montréal ». Enfin, l’auteur signale à juste titre la présence de peintres d’origine française, américaine et allemande. Ces derniers notamment vont exercer « une influence significative sur la peinture au Québec, ne serait-ce que par l’entremise de Cornelius Krieghoff, qui invente la figure de l’habitant dépenaillé que leur fierté nationale empêchait Légaré et Plamondon d’imaginer » (p. 67).

Le troisième chapitre, intitulé Confédération : grandeur et misère des peintres, porte sur une période déterminante où se développent les écoles d’art, les associations artistiques, les grandes expositions annuelles de peinture, les collections privées et publiques, les galeries commerciales et le discours critique. Parmi les nombreux thèmes traités dans ce chapitre, mentionnons : l’émergence de l’artiste peintre, l’enseignement de la peinture, la décoration qui est « la voie royale de la peinture québécoise entre le milieu du XIXe siècle et le milieu du XXe siècle » (p. 87), la multiplication des genres et le régionalisme, un mouvement de portée internationale qui est « particulièrement présent au Québec à partir des années 1880 » (p. 97).

Le dernier chapitre portant sur le XXe siècle est structuré selon les deux pôles qui marquent la pratique picturale au Québec jusqu’à la fin des années 1940. D’une part, il y a le modernisme progressiste, c’est-à-dire la succession de différents courants artistiques allant de l’expressionnisme à l’abstraction en passant par le cubisme et le surréalisme qui font sentir leur impact sur la pratique de plusieurs peintres, mais, en règle générale, « relativement longtemps après avoir dominé en Europe » (p. 113). D’autre part, il existe ce que l’auteur désigne comme le « modernisme rétrospectif » ou encore le « régionalisme moderniste », une esthétique « qui caractérise, au cours des années 1930, l’action de plusieurs peintres du Québec » (p. 125) ayant à coeur « de greffer aux thèmes traditionnels des formes modernistes » (p. 128).

En plus de faire découvrir des aspects méconnus de la peinture au Québec, signalons entre autres le phénomène de « l’industrie féminine de la copie » exercée surtout par des religieuses « que l’histoire de l’art a relégué au second plan sous prétexte qu’il s’agit en majorité de copies, souvent anonymes » (p. 52), une lecture plus attentive permet de réaliser l’ampleur des liens que l’auteur tisse au fil des pages entre la peinture et la société. Les passages suivants auront tôt fait de nous en convaincre. « On voit dans quelle mesure l’image est elle-même le signe de la différence culturelle » (p. 11). « Il n’y avait pas, à l’époque, dans l’univers académique, de but plus élevé que ce genre de peinture [à propos de la peinture d’histoire] » (p. 27). « La peinture acquiert, à partir des années 1870, une dimension sociale » (p. 73). « Avant l’automatisme, aucune tendance progressiste à Montréal ne peut s’appuyer sur une avant-garde organisée. L’éclectisme est à l’ordre du jour » (p. 113). « Alfred Pellan a sans doute pensé que le public québécois ne pourrait, sur le coup de son retour, saisir le principe de ce langage inédit [c’est-à-dire le surréalisme] » (p. 120). « La peinture au Québec, historiquement préoccupée du besoin de se tailler une présence dans l’ordre social, ne s’est guère souciée du besoin d’indépendance qu’au jour où elle atteignit son grand objectif d’enseignement académique […] » (p. 130).

Sans prétendre à l’exhaustivité, la lecture de ces différents passages fait apparaître un ensemble de catégories, de facettes traduisant la multiplicité des liens qui unissent l’art et la société : le peintre et son statut (l’état de la profession, le rôle des femmes), le peintre et sa formation (incluant les relations et les échanges avec les autres artistes), le peintre et leurs patrons (Église, État, mécène, collectionneur), la peinture comme moyen d’expression (prestige, hiérarchie des genres, originalité, copie), la peinture et son langage (y compris les théories, les mouvements ou courants), la peinture et son iconographie (thèmes, sujets, figures), l’oeuvre et sa réception (discours critique, goûts artistiques), l’oeuvre (la peinture, l’image) et les fonctions (rôles, valeurs qui lui sont attribués), la peinture et le milieu de l’art (institutions, associations, marché). Conséquemment, l’ouvrage de David Karel ouvre la voie à d’autres études pratiques portant sur l’une ou l’autre, voire plusieurs de ces facettes. Ou encore, à des recherches de nature plus théorique visant à en approfondir le cadre conceptuel, à en modéliser les relations.

D’ailleurs, l’auteur conclut par une observation quant à l’évolution de la peinture au Québec qui serait une hypothèse de travail fort intéressante à vérifier : « [La peinture] est animée, selon les enjeux de chaque époque, de préoccupations identitaires qui naissent et qui se précisent au choc de l’altérité » (p. 137).

Mais l’intérêt de cet ouvrage ne s’arrête pas là. Il y a aussi sa forme qui nous permet d’entrevoir des possibilités tout aussi intéressantes et importantes pour l’étude de l’art et de ses relations avec le social. En effet, en plus des illustrations et des commentaires qui l’accompagnent, l’ouvrage comprend un lexique (des genres et techniques, des styles et mouvements), une chronologie et une bibliographie incluant livres, catalogues d’exposition et sites Internet de banques d’images, de bibliothèques universitaires ou d’institutions muséales. Bref, autant d’éléments qui, avec le texte, pourraient aujourd’hui, grâce aux nouvelles technologies, donner lieu à la création de documents en format numérique mieux à même de traduire et d’exprimer la diversité des relations en cause et de réunir, ou du moins de signaler, l’abondante documentation qui est dorénavant disponible en ligne.

Pour toutes ces raisons, l’ouvrage de David Karel marque donc un pas décisif dans l’étude de l’art et de la société au Québec. À nous de poursuivre cette quête, de profiter du nouvel environnement numérique, pour en explorer les multiples aspects et en faciliter l’accès au profit du plus grand nombre.