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Le Québec de la dernière décennie est secoué par des débats fortement médiatisés, au ton parfois hostile, sur la difficulté de concilier la pérennité de la majorité culturelle historique et la réalité grandissante d’une population ethnoculturellement diversifiée. Les sorties p ubliques de plus en plus décomplexées de groupes et de personnalités associés au nationalisme conservateur, comme à l’anti-immigrationnisme, semblent orienter les discours vers le repli plus que vers l’ouverture à l’autre, repli s’articulant sur le mode antagoniste du « nous » opposé à l’autre. Tout ce débat se déroule dans le cadre de l’interculturalisme, modèle alternatif au multiculturalisme canadien, préféré au Québec depuis quelques décennies déjà et qui porte a priori sur la conciliation entre « la continuité du noyau francophone » et la diversité (Bouchard et Taylor, 2008a et 2008b).

Ces débats opposant identité et diversité ethnoculturelle ne se limitent pas bien sûr pas au seul cas québécois. Mais l’interculturalisme qui y est désormais privilégié semble susciter une telle attention internationale (voir Cantle, 2012; Conseil de l'Europe, 2008; Meer, Moodood et Zapata-Barrero, 2016) qu’une mise au point s’impose. Dans ce qui suit, nous nous interrogeons sur les dix ans écoulés depuis les travaux de la commission Bouchard-Taylor, du nom de deux figures clés de la vie intellectuelle au Québec, l’historien Gérard Bouchard et le philosophe Charles Taylor, qui ont piloté une immense consultation citoyenne organisée en 2006-2008 dans le but de conseiller l’État sur ces questions. Malgré son apparente disparition du devant de la scène médiatique québécoise, voire la réception plus que froide que l’opinion publique a réservée au rapport concluant la consultation, plusieurs initiatives politiques ont depuis explicitement tenté d’y donner des suites législatives tangibles.

C’est le cas du Projet de loi 60 (la controversée « Charte des valeurs », 2013-2014) se réclamant directement de Bouchard et Taylor. C’est également celui de la toute récente Loi 62 sur la neutralité religieuse de l’État, dont la disposition centrale est l’interdiction de la prestation des services publics à « visage couvert » (lire : voilé), laquelle affiche d’étonnantes ressemblances avec son prédécesseur[1]. Comme nous le suggérerons dans les prochaines pages, la Loi 62 constitue en effet une version allégée de la « Charte des valeurs ». Elle semble aussi amorcer la formalisation (certes embryonnaire) de ce qui semble être politiquement entendu par interculturalisme au Québec. Cette nouvelle loi témoigne par ailleurs du fait que le « malaise identitaire » identifié par la commission Bouchard-Taylor est loin d’avoir été résolu. On serait même tenté de dire qu’après de brèves périodes d’apparente accalmie, il refait périodiquement surface avec une vigueur tout à fait notable[2].

Nous souhaitons dans ce qui suit cerner l’interculturalisme dans la perspective québécoise, une orientation singulière qui, comme nous le verrons, tend à privilégier une vision différencialiste du pluralisme ethnoculturel, axée sur la défense du nous majoritaire (eurodescendant et francophone) contre l’Autre (plus souvent qu’autrement un migrant racisé). Une telle vision, à notre avis, suggère une ligne de continuité assez déconcertante entre différents acteurs politiques (i.e. les principaux partis au Québec) supposément aux antipodes les uns des autres sur les « questions » de l’immigration et de l’identité nationale, et qui semblent pourtant être en passe d’adhérer à un cadre d’analyse commun dont nous tenterons ici de spécifier les contours.

La Commission Bouchard-Taylor (2006-2008)

Contrairement au Canada, qui s’est doté d’une politique établissant officiellement le multiculturalisme (Canada, 1971; 1982; 1988), et de façon différente d’autres sociétés des Amériques ayant constitutionnellement adopté l’interculturalisme, le Québec ne dispose d’aucun texte à caractère légal définissant plus précisément ce dernier[3]. Le terme y serait progressivement apparu dans les discours publics à compter des années 90 (Emongo et White, 2014; Gagnon, 2000; Labelle et Dionne, 2011; Rocheret al., 2007); il figure notamment dans le document du Ministère des communautés culturelles et de l’immigration, Au Québec pour bâtir ensemble. Énoncé de politique en matière d’immigration et d’intégration (Québec, 1990)[4].

Dans ce document, l’interculturel est largement synonyme d’intercommunautaire : il désigne essentiellement les relations entre les « communautés culturelles » minoritaires issues de l’immigration et la communauté (majoritaire) francophone, fondatrice, constituant la société d’accueil. Le document contient aussi l’assertion importante selon laquelle le modèle poursuivi, encore innommé, diffère explicitement de l’exemple canadien : « La position québécoise sur les relations interculturelles vise toutefois à éviter des situations extrêmes où différents groupes maintiendraient intégralement et rigidement leur culture et leurs traditions d’origine et coexisteraient dans l’ignorance réciproque et l’isolement » (Québec, 1990, p. 19). Dans cet extrait, l’idée que des groupes culturels plus ou moins imperméables les uns aux autres puissent coexister sans s’adapter ni interagir renvoie à une vision caricaturale du multiculturalisme canadien. La « position québécoise sur les relations interculturelles », qui deviendra l’interculturalisme dans les années qui suivront, se propose dès l’origine de constituer une alternative critique au multiculturalisme fédéral, visant notamment à défendre la « pérennité du fait français » à travers le statut prédominant reconnu à la langue majoritaire comme « langue commune de la vie publique », (Québec, 1990, p. 14-15)[5]. Ainsi, l’énoncé politique contient déjà les traits essentiels de ce qui sera peu à peu défini comme l’interculturalisme québécois.

Il faut cependant attendre 2006-2008, avec les travaux de la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodements reliées aux différences culturelles (ci-après la commission Bouchard-Taylor), pour que des avancées plus substantielles surviennent. Initiative du gouvernement libéral provincial (J. Charest, 2003-2014), la création de cette commission répondait essentiellement à ce que de nombreux commentateurs avaient rapidement qualifié de « crise des accommodements raisonnables ». Largement publicisée par nombre de médias parmi les plus influents, cette crise déclenchée par une série d’incidents impliquant des communautés culturelles avait causé un émoi dans une bonne partie de l’opinion publique[6]. Après avoir disqualifié le terme de crise pour plutôt parler de « crise des perceptions » en temps de « malaise identitaire » (ce sont les termes exacts employés dans leur rapport), les commissaires proposeront nombre de recommandations, dont celle de faire de l’interculturalisme la politique officielle du gouvernement québécois.

Il existe deux principales déclinaisons de l’interculturalisme, tel que proposé par Bouchard et Taylor (2008a et 2008b) : une première d’ordre différencialiste, et une seconde à caractère plus relationnaliste (selon Benessaieh et Imbert, 2011). Le rapport publié en 2008 va en effet dans deux sens différents : il établit d’une part une définition de l’interculturalisme allant dans le sens de l’énoncé politique de 1990 – dans lequel le terme équivalait à l’intercommunautaire, soit le domaine des relations entre les communautés culturelles issues de l’immigration et la communauté majoritaire francophone, considérées comme distinctes et séparées (Québec, 1990). Mais d’autre part, une seconde définition apparaît ailleurs dans le texte, plus polyvalente et axée cette fois sur les nouvelles configurations pouvant surgir de la rencontre culturelle.

En effet, tout en posant le français comme langue publique commune, l’interculturalisme de la première déclinaison « s’efforce de concilier la diversité ethnoculturelle avec la continuité du noyau francophone et la préservation du lien social » (Bouchard et Taylor, 2008a, p. 20). Nous sommes ici dans une conception relativement nette différenciant ledit « noyau francophone » de « la diversité ethnoculturelle ». L’interculturalisme vise donc à assurer la continuité du premier, sans ostraciser la seconde. Mais dans sa deuxième déclinaison, il se charge de considérations plus complexes ayant à voir avec la naissance d’une nouvelle identité culturelle, qui ne soit ni dans le prolongement du « noyau francophone », ni dans la logique plus particulariste d’une simple cohabitation des diversités « dans l’ignorance réciproque et l’isolement » (Québec, 1990, p. 19)[7] :

[L]es constantes interactions des diverses composantes ethnoculturelles donnent naissance à une nouvelle identité et à une nouvelle culture (une « culture fédératrice » ?) qui se nourrissent de toutes les autres mais s’en distinguent progressivement. […] La conception de la culture comme enracinement se double ainsi d’une vision de la culture comme rencontre ».

Bouchard et Taylor, 2008a, p. 121, en gras dans l’original, italiques ajoutés

Or une telle « orientation » dépasse et contredit même substantiellement la première définition proposée par les commissaires. Dans l’une, l’accent est mis sur l’enracinement et la survivance du fait majoritaire. Dans l’autre, on glisse en direction de la rencontre et de la transformation des parties en une configuration culturelle inédite. En somme, c’est une direction plus transculturelle que véritablement interculturelle[8].

Il est en conséquence inexact de prétendre que le rapport Bouchard-Taylor ait offert une définition claire, voire définitive, de la notion d’interculturalisme. Elle oscille plutôt entre deux pôles substantiellement éloignés l’un de l’autre : la vision différencialiste du « nous et eux », plus stable, et la vision plus inclusive du « nous en construction », aux contours forcément changeants puisqu’en émergence. Une telle ambivalence permet en somme de mieux comprendre que les différentes initiatives politiques ayant suivi le dépôt du rapport Bouchard-Taylor ne pouvaient éviter de continuer à soulever la confusion et la division, plutôt que le consensus[9], puisqu’au présumé point de départ, la définition même de l’interculturalisme était très ambiguë.

Qui plus est, le rapport de la Commission Bouchard-Taylor sera reçu à sa publication dans un climat relativement froid. Certains chroniqueurs politiques lui reprocheront de n’avoir offert qu’une variante plus ou moins insignifiante du multiculturalisme; d’autres d’y avoir accordé autant sinon davantage de marge aux immigrants qu’aux Québécois de souche française; et d’autres encore de ne pas avoir suffisamment prêté attention aux revendications nationalistes de ces derniers (voir notamment Beauchemin, 2010; Bock-Côté, 2009; J. Y. Thériault ou R. Iacovino dans Gagnon, 2010; Lisée, 2010; St-Laurent, 2018; et plus largement les chroniques publiées sur le site [https://vigile.quebec]). Quelques voix plus minoritaires se feront aussi entendre pour critiquer le rapport sur le fait que, bien qu’il signale à plusieurs égards que les immigrants ne doivent plus être perçus au Québec comme des « étrangers », mais bien comme des citoyens à part entière, il ne parvient pas vraiment à rétablir la donne en favorisant plutôt la majorité (Anctil, 2008; Austin, 2010; DesRoches, 2014; Emongo et White, 2014; Salée, 2016).

Mais au-delà de l’apparente indifférence avec laquelle le rapport Bouchard-Taylor semble avoir été généralement reçu, il n’a jamais complètement disparu de la scène publique. En effet, plusieurs projets de loi successifs, issus de gouvernements d’allégeance tant libérale (le Parti libéral du Québec) que nationaliste et indépendantiste (le Parti québécois), ont depuis explicitement tenté d’en codifier certaines dispositions : le mince Projet de loi 94 du Parti libéral déposé en 2010, suivi quelques années plus tard du fort controversé Projet de loi 60 déposé par le Parti québécois en 2013, auquel répondent la même année le Projet de loi 398 issu de la petite formation progressiste Québec solidaire, puis le projet 491 déposé en 2014 par une députée indépendante… Mais tous ont échoué à susciter le consensus. Tentant chacun de traduire juridiquement la notion d’accommodement raisonnable pour mieux délimiter la place du religieux (sinon le proscrire) dans l’État, voire plus largement dans l’espace public, ils ont en effet tous connu le même insuccès, ayant été désavoués par un vote disqualifiant des parlementaires ou par un plus strident échec électoral. Ces différentes initiatives ont un dénominateur commun : elles ont toutes accordé une attention particulière, sinon disproportionnée, au port du voile (féminin), associé dans l’esprit de tous à la religion musulmane. Ce qui, comme nous l’explorerons dans les pages qui suivent, tend à ramener la conception politique de l’interculturalisme au Québec à une compréhension d’ordre différencialiste possiblement de plus en plus partagée.

De Bouchard-Taylor à la loi sur la neutralité religieuse de l’État

Rompant avec le surplace politique qui semble avoir suivi le dépôt du rapport de la Commission Bouchard-Taylor en 2008, le gouvernement libéral (2014-2018) dépose en 2015 le Projet de loi 62 sur la neutralité religieuse de l’État – Loi favorisant le respect de la neutralité religieuse de l’État et visant notamment à encadrer les demandes d’accommodements pour un motif religieux dans certains organismes[10]. Adoptée en 2017, la loi porte essentiellement sur l’obligation de donner et recevoir des services publics à visage découvert ainsi que sur la neutralité religieuse de l’État, c’est-à-dire l’interdiction de favoriser ou défavoriser quiconque sur la base de sa confession.

Elle définit également ce qui constitue un accommodement dit raisonnable ainsi que les modalités relativement précises selon lesquelles il peut être considéré recevable[11]. Une demande d’accommodement pour motif religieux est estimée « raisonnable » si elle est « sérieuse » et si elle respecte les principes d’égalité des genres, de non-discrimination des personnes, ainsi que la neutralité religieuse de l’État, et si le demandeur a préalablement collaboré à la recherche d’une solution. De plus, si la demande satisfait à ces critères, l’accommodement peut être accordé par l’organisme concerné lorsqu’il n’impose aucune « contrainte excessive » au bon fonctionnement de l’organisme impliqué, une considération importante qui reprend l’esprit des propositions du rapport Bouchard-Taylor[12].

Lors de son dépôt en 2015, le Projet de loi 62 du gouvernement libéral a soulevé peu de réactions. Il reprenait en principe les grandes lignes du Projet de loi 94 déposé cinq ans plus tôt. Ce dernier avait été longuement critiqué en Commission parlementaire pour son caractère général et peu contraignant, avant de disparaître tout bonnement de l’agenda législatif au début de l’automne 2011. Quelques années plus tard, le Projet de loi 62 apparaîtra donc comme une nouvelle mouture de son prédécesseur, améliorée, mieux formulée et plus étoffée dans son contenu :  alors que le Projet de loi 94 était relativement court et peu disert sur ses modalités d’application, soit dix articles sur cinq pages, le nouveau projet en compte près du double. Surtout, il est présenté dès le départ comme la réponse la plus volontaire faite par le Parti libéral au rapport de la commission Bouchard-Taylor, notamment parce que sa définition de l’accommodement raisonnable s’en inspire directement. Inspiration constamment affirmée tout au long des débats parlementaires qui accompagnent son étude détaillée pendant plus de deux ans (2015-2017), autant par ses défenseurs, le Parti libéral du Québec en situation majoritaire, que par ses divers opposants.

Or, et c’est tout à fait remarquable, le texte de ce projet de loi n’a en réalité que peu à voir avec le rapport Bouchard-Taylor, dont il ignore entièrement les recommandations dites prioritaires, celles concernant notamment la promulgation d’une loi ou énoncé politique officiel sur l’interculturalisme, la laïcité de l’État et l’interdiction du port de signes religieux chez les fonctionnaires en situation d’autorité – et non, le fait est important, chez des employés liés plus indirectement à l’État comme les enseignants ou les professionnels de la santé (Bouchard et Taylor, 2008a, p. 269-271)[13]. La seule recommandation prioritaire visiblement retenue par la nouvelle loi est celle concernant la définition, par l’État, des balises guidant le traitement des demandes d’accommodement, incluant le principe de responsabilisation des acteurs concernés (Bouchard et Taylor, 2008a, p. 266). La question de l’interdiction des signes religieux chez les fonctionnaires en autorité a pour sa part été grandement nuancée, puisque la mesure a été remplacée par l’obligation d’avoir le visage découvert lors de la prestation (et de la réception) de tout service public. Or l’expression même de « visage découvert » est totalement absente du rapport final (intégral et abrégé) de la Commission à laquelle la Loi 62 prétend néanmoins être directement liée.

Derrière la Loi 62 : la « Charte des valeurs »?

Ainsi, en réalité, le Projet de loi 62 semble répondre au texte de la très controversée « Charte des valeurs du Québec » (aussi nommée « Charte de la laïcité », ou Projet de loi 60, ci-après PL60), sur laquelle il est en grande partie calqué, et qui a causé la défaite électorale du Parti québécois, formation indépendantiste au gouvernement de 2012 à 2014. Cette charte prévoyait notamment l’affirmation d’un certain nombre de valeurs « fondamentales » de la culture québécoise par le moyen d’une loi visant à baliser les limites du recevable en matière d’accommodements consentis pour des motifs culturels et religieux[14]. Elle a suscité des débats publics d’envergure, notamment sur la notion, centrale dans le texte, d’identité culturelle. Bien que la « Charte des valeurs » n’ait pas passé le test des élections de 2014, nous verrons sous peu que dans les faits, elle est loin d’avoir totalement disparu de la scène politique.

Car une comparaison systématique des textes des projets de loi (et de la Loi 62 adoptée) démontre qu’une grande partie des libellés sont tout simplement les mêmes, tandis que certaines formulations ou termes clés du projet d’origine ont été abrégés, voire tout simplement supprimés (voir Québec, 2017a, 2014 et 2015). Bien entendu, la loi comporte aussi des sections inédites, mais elles sont submergées dans un ensemble qui demeure une version judicieusement remaniée du brouillon d’origine. Ainsi, sur les 22 articles du texte final de la Loi 62, dix sont quasi identiques ou grandement similaires à ceux du PL60. Toutefois, trois ou quatre articles reformulent en partie le libellé d’origine (dont la structure est pourtant conservée, seuls certains termes manifestement jugés problématiques étant supprimés, comme nous le verrons à la prochaine section), avec pour effet d’en modifier un peu le sens. Enfin, de cet ensemble, huit à neuf articles, certains purement techniques, semblent complètement nouveaux. C’est donc dire que moins du tiers du texte de la nouvelle loi est véritablement inédit.

Abordons ici quelques dispositions centrales de cette nouvelle loi, en relevant d’abord le plus important : l’article 10, article charnière de la Loi 62 (portant sur l’obligation du visage découvert), est une redite abrégée des articles 6 et 7 de PL60. Est en effet maintenant loi le principe voulant qu’« un membre du personnel d’un organisme doit exercer ses fonctions à visage découvert. De même, une personne qui se présente pour recevoir un service par un membre du personnel d’un organisme visé au présent chapitre doit avoir le visage découvert lors de la prestation du service » (Québec, 2017a, art. 10). Pour comparaison, PL60 prévoyait pour sa part qu’ « un membre du personnel d’un organisme public doit exercer ses fonctions à visage découvert, sauf s’il est tenu de le couvrir notamment en raison de ses conditions de travail ou des exigences propres à ses fonctions ou à l’exécution de certaines tâches » (Québec, 2014, art. 6). Et : « Une personne doit, en règle générale, avoir le visage découvert lors de la prestation d’un service qui lui est fourni par un membre du personnel d’un organisme public » (Québec, 2014, art. 7, al. 1). Les deux textes sont si proches qu’ils sont difficiles à différencier. La seule distinction notable est que PL60 prévoyait des situations d’exception à l’obligation du visage découvert. Or, si le Projet de loi 62 incluait les mêmes exceptions à l’origine, la Loi 62 telle qu’adoptée ne les prévoit plus[15]. Donc, en résumé : à une phrase près (qui a été retirée de la version finale de la loi), d’importance secondaire, cet article central de la nouvelle loi est une reproduction plutôt fidèle du modèle fourni par la « Charte des valeurs ».

Citons ici pour illustration les propos plus qu’éloquents d’Agnès Maltais (alors porte-parole de l’opposition officielle en matière de laïcité, Parti québécois) lors des débats en Commission parlementaire, dont nous avons visionné l’intégralité des captations vidéo et procédé à une analyse de contenu à partir de leur transcription : « Bon, nous voici dans un des noeuds de cette loi […], là, avec l'amendement, on retrouvera l'esprit du Projet de loi 60. […] Cette partie-là de la loi peut être une avancée, peut être une avancée ». Ajoutant plus loin dans la séance : « Là, la ministre a enlevé, suite au commentaire qu'on a fait, cette exception qui semblait généralisée[16] » (Québec, 2017d). Exception qui, soulignons-le encore, était néanmoins prévue dans le Projet de loi 60 (que cette même députée avait vigoureusement défendu à l’époque)!

En sus de cet article d’importance prépondérante dans la nouvelle Loi 62, quantité de dispositions additionnelles sont presque identiques aux libellés de PL60. C’est le cas de nombre d’articles spécifiant qui est principalement visé par la nouvelle loi, soit la majeure partie des organismes bénéficiant d’un financement public – services de garde, établissements d’enseignement collégial et universitaire, services de santé, sociétés de transport en commun, administrations municipales, organismes communautaires subventionnés[17]. À quelques nuances près, les articles correspondants ont en effet tous été calqués mot pour mot sur PL60[18]. Ainsi, les établissements publics de santé visés par la Loi 62 sont exactement les mêmes (listés respectivement dans Québec, 2017a, art. 2, al. 8 et Québec, 2014, Annexe 1, al. 7), et une disposition permettant à tout professionnel de la santé de refuser de dispenser ses services en raison de convictions personnelles se retrouve dans les deux textes de loi (voir Québec, 2017a, art. 6 et Québec, 2014, art. 12), faisant en sorte, par exemple que, par souci d’égalité des genres, un médecin ou un infirmier peut refuser, selon la situation, de consentir à l’exigence d’un patient de n’être exposé qu’à du personnel d’un sexe plutôt que de l’autre (une préférence parfois exprimée par les membres de certaines confessions religieuses issus de l’immigration). L’unique nuance apportée par la Loi 62 est que l’expression originale « devoirs de neutralité et de réserve » dans PL60 a été simplifiée en « devoir de neutralité religieuse », ce dont il sera plus amplement question à la prochaine section. Le cas des transports en commun et des municipalités est également instructif : ces secteurs étaient à l’origine totalement absents du texte du Projet de loi 62 déposé à l’Assemblée en juin 2015 (Québec, 2015). Mais PL60, pour sa part, prévoyait noir sur blanc leur inclusion. Après amendements lors des débats parlementaires de l’automne 2017 (à la satisfaction des principaux partis d’opposition en chambre), le texte final de la Loi 62 intègre désormais ces deux nouvelles dispositions, et dans des termes encore plus précis que ne le prévoyait PL60[19].

Ainsi, chose déconcertante, il semblerait que les dispositions de la nouvelle loi qui ont fait couler le plus d’encre soient justement celles qui sont les plus proches du texte de la « Charte des valeurs ». Nous avons évoqué le visage découvert, article fondamental de la nouvelle loi, ou les dispositions spécifiant à qui la nouvelle loi s’adresse précisément – autres articles essentiels. Devrait-on maintenant s’étonner de constater également des similarités quant au traitement que réservent les deux textes législatifs aux emblèmes liés au patrimoine culturel et religieux du Québec, et qui « témoignent de son parcours historique »[20]? Car si le visage découvert est une nouvelle obligation légale visant manifestement certaines confessions plus que d’autres, et ce dans l’espace public occupé par l’ensemble des organismes financés par des fonds gouvernementaux, il n’est pas question pour autant d’enlever le volumineux crucifix – symbole culturel de la majorité historique s’il en est! – trônant au-dessus du siège du président de l’Assemblée nationale, comme le recommandait pourtant vigoureusement la Commission Bouchard-Taylor.

Sur ces déroutantes ressemblances, entendons certaines des déclarations des députés en charge de débattre du dossier dans l’enceinte parlementaire dès la fin de l’été 2017 : 

Écoutez, on ne va pas diaboliser le Projet de loi 60, là. Il y a plein d'extraits du Projet de loi 62 qui viennent de là... Tout le chapitre des services de garde à l'enfance vient du projet de loi 60 ou, en tout cas, c'est tel quel, mot à mot. C'est pour ça, on l'a dit, ça : Ah! ce bout-là, on est contents, c'est exactement ce que le Parti québécois proposait à l'époque […]. Les articles 2 et 3, c'est sensiblement la même chose...[21].

Québec, 2017b, souligné par nous

Lors de séances ultérieures portant en partie sur les situations d’exception prévues par la loi en matière de neutralité religieuse, la ministre de la Justice porteuse du dossier de la nouvelle loi (Parti Libéral) abonde à plusieurs reprises dans le même sens : « C’est un article similaire au Projet de Loi 60. […] Le défunt Projet de loi 60 le prévoyait »[22] (Québec, 2017d, souligné par nous). Ce à quoi répondra avec un agacement palpable, au sujet d’un article concernant le milieu scolaire discuté à une autre séance, la porte-parole officielle de l’opposition en matière de laïcité (Parti québécois) : « Écoutez, l'article était calqué encore une fois… tout le secteur des accommodements religieux est calqué sur ce qu'on a appelé la « Charte des valeurs », […] donc il y avait évidemment du bon dans ce projet de loi là » (Québec, 2017f, souligné par nous)[23]. Plus tard, lors de cette même séance, les débats ont justement porté sur la sensible question (du point de vue de l’opinion publique) de la préservation des emblèmes religieux historiques. Écoutons à nouveau ce qu’en dit avec une satisfaction visible, en fin de journée parlementaire, la ministre de la Justice : « Alors, voilà ici un article qui démontre un certain consensus au sein de notre groupe. Nonobstant notre formation politique, nonobstant nos divergences d'opinions sur certains éléments, il y a quand même cette volonté de préserver notre patrimoine »[24]. Ce à quoi, pour terminer, rétorquera avec plus de retenue la porte-parole officielle du Parti québécois : « Nous, nous avons présenté ce qui a été appelé la « Charte des valeurs », qui était le Projet de loi 60. […] C’était un vrai projet de loi sur la laïcité de l'État. On en retrouve d'ailleurs les principales sections dans ce Projet de loi 62 »[25] (souligné par nous).

Tout ou presque est dit dans ce dernier extrait : on retrouve en effet les principales sections de la « Charte des valeurs » dans le Projet de loi 62 (et dans le texte définitif sanctionné en loi en octobre 2017). En marge des débats certainement importants qui ont opposé le Parti libéral et le Parti québécois durant les échanges publics sur le Projet de loi 62, une improbable alliance semble en effet s’être nouée. Car au-delà des divergences politiques prévisibles, les deux camps principaux font semblablement et régulièrement référence aux proximités somme toute nombreuses entre les deux projets de loi. Proximités déconcertantes qui n’ont encore jamais été questionnées, voire même relevées, par les médias ou l’opinion publique au sens large.

Changer les termes du débat? Mais dans un cadre d’analyse commun

Quelles sont maintenant les différences véritablement signifiantes entre la Loi 62 et la « Charte des valeurs » du Parti québécois? Elles sont en réalité peu nombreuses. C’est sur quelques mots seulement, certes signifiants, que les divergences se sont obstinément centrées. Tout d’abord, dans l’extrait cité précédemment, la question de la laïcité est soulignée avec force. La « Charte des valeurs » a en effet essentiellement porté sur deux choses : établir le caractère laïque de l’État et des organismes qui en relèvent et, dans cette visée, proscrire le port de « signes religieux ostentatoires » (c’est-à-dire trop visibles) par tout personnel appartenant au gouvernement ou aux organismes subventionnés offrant des services publics (écoles, universités, garderies, hôpitaux, municipalités, transports, etc.). Ces intentions ne se retrouvent certes pas toutes dans la nouvelle Loi 62, mais celle-ci ne les ignore pas complètement.

Si les juristes du Parti libéral semblent avoir édifié la nouvelle loi sur les cendres encore chaudes de PL60, comme nous venons de le voir, ils ont toutefois pris grand soin de retirer du moule les quelques aspérités qui avaient suscité le plus d’inconfort public à l’époque. On a en effet principalement remplacé les termes porteurs de discorde par des mots d’apparence plus inoffensive. Ainsi, « laïcité » et « devoir de réserve » issus de la « Charte des valeurs ,» avec la restriction relative au port de signes religieux, ont totalement disparu de la nouvelle loi. On a remplacé ces deux termes par la notion plus limitée de « neutralité »[26], et il n’est nulle part fait mention de signes religieux ou ostentatoires, le visage découvert n’étant, très judicieusement d’ailleurs, jamais associé à une quelconque manifestation culturelle ou religieuse. Toutefois, et sans aucun besoin de le nommer ainsi, le « visage découvert » constitue une restriction au port du signe religieux qu’est le voile partiel ou intégral porté par certaines minorités issues de l’immigration. Il s’agit donc d’une forme d’interdiction d’un signe ostentatoire particulièrement ciblé, soit le voile chez les femmes musulmanes.

Le procédé de substitution des termes (du débat) fait parfois sourire lorsqu’on compare les deux textes de loi. Par exemple, l’extrait suivant de PL60, issu de l’important article 11 qui spécifie les modalités par lesquelles un accommodement peut être consenti : « Les devoirs de neutralité et de réserve ainsi que la restriction relative au port d’un signe religieux ne s’appliquent pas à un membre du personnel [...] », suivi plus loin par « Ces devoirs et cette restriction ne s’appliquent pas non plus à […] », devient dans l’actuelle Loi 62 : « Le devoir de neutralité religieuse ne s’applique pas à un membre du personnel […] », suivi de « Ce devoir ne s’applique pas non plus à […] »(Québec, 2017a et 2014)[27]. Bref : on a ici tout bonnement supprimé les mots-clés problématiques « réserve » et « restriction », sans pratiquement toucher au reste du texte, manifestement plus acceptable dans cette seconde version. Un exemple supplémentaire de reformulation des termes vaut la peine d’être abordé. L’article 11 définit ce qui constitue un accommodement dit raisonnable, reprenant mot pour mot une grande part du texte de la « Charte des valeurs » (qui s’inspirait quant à elle du rapport Bouchard-Taylor). Toutefois, il substitue à l’expression tirée de PL60, « que l’accommodement demandé ne compromet pas la séparation des religions et de l’État ainsi que la neutralité religieuse et le caractère laïque de celui-ci », le plus sobre « que l’accommodement demandé respecte le principe de la neutralité religieuse de l’État » (nous soulignons ce qui a été supprimé)[28].

On a donc procédé à la suppression de quelques termes-clés, tandis que la formulation de l’énoncé est demeurée la même. À ces nuances près, le reste de cet article central de la nouvelle loi est quasiment calqué sur une disposition de la « Charte des valeurs[29] ». Évoquant cet article, la ministre en charge de défendre le Projet de loi l’affirme d’ailleurs elle-même, en s’adressant à l’opposition officielle (le Parti québécois) : « Il est quand même important d'avoir un cadre d'analyse, c'est d'ailleurs ce qui était prévu aussi, à quelques distinctions près, dans le Projet de loi 94 que ma collègue avait déposé, dans le Projet de loi 60 que votre ex-collègue avait déposé, également » (Québec, 2017e)[30].

Comme l’indique l’extrait ci-dessus, les deux textes de loi semblent donc avoir en commun un même « cadre d’analyse », qui est lié de près par ailleurs à des documents publics les ayant précédés et qui posaient déjà les grandes lignes du débat (i.e. Bouchard et Taylor, 2008; Québec, 1990 et 1981).

La question identitaire : ligne de faille apparente?

Un certain nombre de principes notables semblent toutefois distinguer la Loi 62 du gouvernement libéral (2014-2018) de la « Charte des valeurs » du Parti québécois (2012-2014). En effet, et pour la première fois dans l’histoire politique récente du Québec[31], la nouvelle législation repose sur un énoncé officiel situant le vivre ensemble dans une perspective interculturelle. La « Charte des valeurs » ne faisait pour sa part aucunement référence à quelque interculturalisme que ce soit. Elle renvoyait plutôt aux « valeurs fondamentales » dont il s’agissait de faire assurer le respect au Québec[32].

Le préambule de la nouvelle Loi 62 énonce en effet dès sa toute première phrase le principe central selon lequel « le Québec est une société démocratique, pluraliste et inclusive qui favorise des relations interculturelles harmonieuses ». Cet énoncé d’ouverture est fondamental, car il s’agit du tout premier texte législatif au Québec employant le terme « interculturel »[33]. La loi présentée doit donc être comprise dans l’optique d’un État qui déclare vouloir agir de manière concertée (soit démocratique), pour la collectivité envisagée dans toute sa variété ethnoculturelle (c’est-à-dire son pluralisme) et non au nom de, ou pour sa seule majorité historique (d’où la notion importante d’inclusion). Ainsi, les « relations interculturelles harmonieuses » dont il est question en ouverture renvoient à la finalité probable de la nouvelle loi : faciliter les relations entre la communauté ethnoculturelle majoritaire et les communautés issues de la diversité, ici nommées « relations interculturelles » – et ce, possiblement, dans le sens inter-communautaire que nous avons identifié au début de ce texte (Québec, 1990). Ce qui nous ramène à la définition la plus répandue de l’interculturalisme au Québec : cette conciliation de la « diversité ethnoculturelle avec la continuité du noyau francophone » (Bouchard et Taylor, 2008a, p. 20).

Le Parti libéral s’étant historiquement érigé en champion de la défense de la diversité et des droits des individus à la différence culturelle, il aurait certainement été embarrassant pour lui de s’associer à un projet de loi qui renforce trop manifestement le statut de ce noyau francophone que constitue la majorité historique. Il semble donc avoir opté pour des formulations prudentes, évitant de nommer les communautés culturelles pourtant visées par la nouvelle loi, et ne parlant pas non plus au nom - voire en faveur - d'une quelconque majorité existante. Mais la réalité est que, malgré cette précaution, la Loi 62 vise une communauté bien précise, dont certains des marqueurs culturels incommodent la majorité. Faisant cela, elle s’inscrit presque malgré elle-même dans la variante différencialiste de l’interculturalisme dont il a été question au début de ce texte, soit celle qui divise de manière assez nette la société en au moins deux groupes (le noyau francophone et les autres), car quand bien même il s’agirait d’en favoriser la mise en relation, on est en présence de deux entités distinctes, cloisonnées, qui cohabitent plus qu’elles ne se mêlent.

Pendant ce temps, au Parlement comme sur la place publique, d’autres acteurs politiques occupent moins malaisément l’espace du « nous » majoritaire tout en souhaitant circonscrire les limites de ce que signifie l’accueil de l’autre. Car en effet, si les porteurs de la nouvelle loi ont multiplié les prouesses verbales et écrites pour ne pas employer certains termes (ou les remplacer par d’autres, comme nous l’avons vu précédemment), contourner certains questionnements sans y répondre et surtout, ne jamais associer la loi à la pratique vestimentaire musulmane, d’autres intervenants politiques ont montré beaucoup moins de retenue dans les débats. Sortent particulièrement du lot les nombreuses interventions des porte-paroles des différents partis d’opposition s’exprimant au nom d’un « nous », les tentatives persistantes des oppositions de questionner le projet de loi en faisant valoir qu’il ne respectait pas le « consensus » offert par le rapport Bouchard-Taylor, ou les critiques insistantes à l’encontre du multiculturalisme canadien pour mieux argumenter la nécessité de se doter d’une législation reflétant mieux les singularités culturelles québécoises.

Écoutons par exemple une porte-parole de la Coalition avenir Québec, versée dans les déclarations à caractère identitaire, déclarer le regard planté bien droit vers la caméra : « Ces fresques qui sont là et qui témoignent d'un passé, qui sont notre histoire et, pour nous, c'est important que ces objets quels qu'ils soient demeurent où ils sont dans la mesure où c'est notre histoire, c'est notre culture, et il ne faut pas en avoir honte et se mettre à tout déplacer » (Québec, 2017f, souligné par nous) relayée le lendemain par la porte-parole du Parti québécois, qui questionne le fait qu’un amendement déposé par son parti ait été rejeté par la majorité libérale : « Je veux comprendre. Je vous le dis, là, je veux comprendre pourquoi on rejette cet amendement. C'est important pour moi, c'est important pour les Québécois » (Québec, 2017g, souligné par nous)[34].

Car comme le suggèrent ces quelques interventions tirées du lot des nombreuses prises de parole similaires de plusieurs députés opposés au projet de loi, le débat semble régulièrement opposer le « nous », soit la majorité ethnoculturelle québécoise, à quelque chose de plus diffus apparemment représenté par le Parti libéral, soit les citoyens issus de l’immigration. Cette idée est également renforcée par la récurrence des interventions de toutes allégeances politiques rappelant qu’il existerait un « consensus » auquel les porteurs du Projet de loi 62 refusent de se rallier. Il s’agit de ce que plusieurs parlementaires ont appelé le « consensus Bouchard-Taylor », l’idée selon laquelle les principes de laïcité de l’État et d’interdiction du port de signes religieux par des fonctionnaires seraient fortement appuyés par l’opinion publique.

Bien sûr, l’existence d’un tel consensus reste à démontrer, ne serait-ce que parce qu’aucun des projets de loi déposés depuis dix ans sur ces questions n’a abouti. Mais c’est surtout l’effet rhétorique de telles déclarations qui doit être souligné, invocateur d’un « nous » majoritaire, cohésif, au nom duquel on parle. Écoutons sur ce point l’intervention vigoureuse, doigt pointé et ton haut et fort, de la porte-parole du Parti québécois, se faisant largement l’écho de propos similaires tenus tout au long des débats par les députés des oppositions : « Le consensus que nous avons proposé au gouvernement a été rejeté. Il était temps de mettre fin pour un bon bout de temps au débat, mais ça a été rejeté ». Lors de cette même séance, la toute dernière avant le vote final sanctionnant la Loi 62, revient encore et encore la notion de consensus de la majorité, liée encore plus nettement à la question identitaire : « Nous reviendrons effectivement à la prochaine élection générale avec des propositions qui, je crois, iront un peu mieux affirmer le consensus québécois et permettront un peu mieux de baisser la pression dans ce dossier et de refléter enfin, refléter enfin, […] ce qu'est notre identité québécoise, notre façon de gérer notre vivre-ensemble » (Québec, 2017g, souligné par nous)[35].

La Loi 62 sur la neutralité religieuse de l’État semble poser les premiers jalons politiques de ce qu’il faut entendre par interculturalisme dans la perspective québécoise. Or cette perspective va amplement dans le sens d’une acception différencialiste de l’interculturalisme, comme nous l’avons souligné tout au long de ce texte. Sens qui tend à ramener les débats publics vers la question identitaire, et où la réaffirmation du « nous » majoritaire semble aller de pair avec une extranéisation accrue du fait diversitaire. À notre question de départ sur les dix ans écoulés depuis les travaux de la commission Bouchard-Taylor, il ne nous reste qu’à répondre que les réelles avancées sont peu nombreuses.

On pourrait bien sûr s’interroger sur les motivations qui poussent une formation politique historiquement dominante telle que le Parti libéral du Québec à promouvoir une nouvelle loi qui somme toute, est à quelques mots-clés près, une copie de la controversée « Charte des valeurs » – un texte d’affirmation identitaire plus franche. Est-ce le calcul électoraliste d’un parti voulant se positionner comme le seul qui ait réussi à légiférer, au moins minimalement, sur ces questions épineuses[36]? S’agit-il d’une stratégie pour diviser l’opposition pendant les débats parlementaires et électoraux ? D’un hameçon lancé dans la mare pour que les gros poissons s’entre-dévorent? Ou d’une volonté réelle de se camper parmi les promoteurs raisonnables de l’identitaire, pour laisser d’autres se compromettre publiquement à l’endroit des minorités immigrantes visées par cette loi ? Le tout pour courtiser l’électorat des principaux partis d’opposition adeptes d’un nationalisme identitaire plus affirmé : bref, naviguer en eaux mouvementées sans pour autant vraiment se mouiller ?

Mais cela ne nous satisfait guère. Car au-delà des conjonctures électorales – ou de la volonté de faire bonne figure devant un public aussi large que possible – , il nous semble essentiel de saisir les grandes lignes de continuité qui parcourent les différents discours politiques en présence. Il faut rappeler qu’à l’origine, le Projet de loi 62 avait été entièrement appuyé par l’opposition officielle en chambre, qui y avait vu, selon la déclaration du chef du Parti québécois un « pas dans la bonne direction » (Presse Canadienne, 2016). Pourquoi dans la bonne direction? Eh bien, principalement parce que, comme nous l’avons signalé au long des pages qui précèdent, le projet de loi allait dès le départ dans le sens de la définition la plus largement admise de l’interculturalisme, celle qui, basée sur des documents gouvernementaux ayant donné le ton depuis au moins les années 90, « s’efforce de concilier la diversité ethnoculturelle avec la continuité du noyau francophone » (Bouchard et Taylor, 2008b, p. 20). En d’autres termes, accepter « les autres » jusqu’à un certain point, sans pour autant s’effacer, « nous autres ».

Il s’agit donc là d’une ligne de continuité discursive, qui semble signaler l’existence du statut hégémonique de certaines visions du vivre ensemble face aux enjeux de la diversité, visions pour lesquelles ce qui demeure fondamental est la survivance du fait ethnoculturel majoritaire et son enracinement dans les lieux ou la mémoire. Et certainement pas la rencontre véritable avec autrui, le divers, ou le différent, dans une transformation possible vers l’inédit ou l’imprévisibilité d’un « nous » encore en construction. En bref, si le rapport Bouchard-Taylor a conservé certaines ambigüités sur ce qui était réellement entendu par « interculturalisme », les derniers dix ans ont été surtout l’occasion d’observer que la conception différencialiste, extranéisante, semble s’être hissée à une posture dominante dans les discours publics.