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Examiner comment les identités s’expriment et se transforment dans le cyberespace ainsi que leurs relations avec les milieux locaux, régionaux et communautaires, n’est pas une tâche facile. C’est le défi qu’ont tenté de relever Andrée Fortin et Duncan Sanderson dans cet ouvrage.

D’emblée, les auteurs désignent les destinataires de leur ouvrage : sociologues, géographes, mais aussi tous ceux qui désireraient avoir un bilan sur l’utilisation de l’Internet au Québec, principalement du côté des organismes communautaires, municipaux et régionaux. Ils affichent une posture théorique (refus de tout déterminisme technique sur le social) et font également une promesse formelle (un aller-retour entre les données empiriques et les concepts). Il n’est pas toujours sûr cependant que cette promesse soit tenue avec la même rigueur sur l’ensemble de l’ouvrage. Il apparaît que la description et le recours aux données empiriques, tirées des entrevues ou de l’observation du contenu des sites, l’emportent sur la conceptualisation théorique, même si on ne peut dénier aux auteurs un réel effort de théorisation en parcourant les six chapitres.

Dans le premier chapitre (Du Flower power à l’intérieur citoyen, les aléas d’une utopie), les auteurs ont passé en revue les écrits importants dont les discours souvent optimistes portent l’espoir d’une démocratie informatique, que les auteurs perçoivent plutôt comme une utopie. Ce faisant, le point de départ de l’analyse, dans cette partie, c’est cette question : Internet a-t-il servi d’outil de libération au Québec et de construction d’une société nouvelle ? En scrutant les discours utopiques, les auteurs semblent partager l’idée de Philippe Breton selon lequel ces chantres du cyberespace, dont Pierre Lévy constituerait la figure emblématique, sont déconnectés des pratiques actuelles tout en contribuant cependant à les façonner. Ils soulignent fort justement que ce prophétisme, cette utopie « n’est pas tant celle de la démocratie que de la transparence et de l’harmonie ». L’apport incontestable dans cette partie, c’est de montrer que les réseaux communautaires sont des producteurs importants de discours (voir les principes proposés par le regroupement des réseaux communautaires en Angleterre en 1997), au même titre que les États. Les discours gouvernementaux sont, bien sûr, accompagnés de programmes qui varient beaucoup au fil des années, et qui peuvent être liés directement ou indirectement à l’informatisation. Les auteurs soulignent le rôle important joué par le Fonds de l’autoroute de l’information (FAI) dont le programme est orienté à la fois vers la production de produits et de services et le développement local, ainsi que celui rempli par le Programme d’accès communautaire (PAC) orienté d’abord vers les collectivités rurales et qui, par la suite, a aidé les collectivités urbaines à se brancher à l’autoroute de l’information. Analysant le rôle du PAC, les auteurs évoquent l’exemple des demandes de subventions ; celles-ci indiquent comment Internet est perçu ainsi que les espoirs qu’il suscite. L’idée qui mérite d’être soulignée ici est celle de l’espoir placé en Internet dans le but d’accroître le sentiment d’appartenance et l’esprit communautaire, et le fait que cela ait des incidences sur l’économie régionale.

Après avoir rappelé la question qui consiste à savoir si l’utopie démocratique pourrait se déployer une fois le branchement réalisé et la formation de base assurée, les auteurs ont porté leur attention sur les expériences québécoises dans le monde communautaire. Ils rappellent que le milieu communautaire québécois s’intéressait déjà à l’informatique au début des années 1980, mais c’est véritablement avec la fondation de la Puce communautaire en 1984 que la formation à l’informatique et la réflexion à ce propos s’amorcent et s’inscrivent dans la continuité. En 1995, elle s’unit avec l’Institut canadien d’éducation aux adultes pour mettre sur pied Communautique dont la mission est de « soutenir l’appropriation sociale et démocratique des technologies de l’information et de la communication par les organismes communautaires et les populations à risque d’exclusion ». Les auteurs ne manquent pas de se demander si c’est le pragmatisme qui caractérise l’utilisation d’Internet dans les organismes communautaires ou si c’est le discours utopique qui prime. Cette question les mène à évoquer l’idée de la démocratie électronique. Ils indiquent que si le discours a fondamentalement évolué en vingt ans, en passant de « l’utopie conviviale » à « Internet citoyen », la conviction demeure toutefois qu’Internet est un outil démocratique que peuvent s’approprier aussi bien les individus que les groupes. Cette conviction est alimentée par trois types de discours : ceux sur l’Internet et la démocratie planétaire, ceux sur les réseaux communautaires et ceux sur les villes digitales.

Le deuxième chapitre (Le cyberespace, lieu ou non-lieu ?) est l’occasion pour les auteurs de s’interroger sur les concepts d’espace, de communauté et d’identité et de se demander comment le cyberespace pourrait en être le support. Ce sont ici les grands moments de la conceptualisation et donc là où se situe le plus l’effort de théorisation évoqué plus haut. Les auteurs remarquent que la formation des identités se fait en trois moments : dans un rapport à soi d’abord, ensuite dans l’ouverture à l’autre, et enfin dans un appel à la reconnaissance. Ce processus de formation des identités est valable aussi bien pour les identités individuelles que pour les identités collectives. Abordant la notion d’espace, Sanderson et Fortin citent la définition de Castells (« support matériel des pratiques sociales du temps partagé ») et affirment que de plus en plus d’auteurs adoptent une telle vision de l’espace, défini uniquement par les relations qui s’y tissent. Cela dit, les auteurs précisent qu’ils utilisent la notion d’espace dans son acception la plus large, sans présupposés quant à l’ancrage géographique. Ils optent ensuite pour une définition opérationnelle de la communauté, qui ne suppose rien quant à l’espace social qui la supporte.

Ces précisions permettent aux auteurs de cerner plus aisément en quoi le cyberespace constituerait un espace. Si les données retenues permettent de conclure qu’Internet est bel et bien un espace, il faut cependant se pencher sur les identités qui s’y définissent pour pouvoir affirmer qu’il pourrait supporter une communauté.

À cette étape, les auteurs peuvent désormais se pencher sur la construction du cyberespace au Québec, ce qui fait l’objet des trois derniers chapitres de l’ouvrage. Mais, avant d’y arriver, ils ont jugé pertinent d’exposer leur démarche. Dans le troisième chapitre (Questions de méthodes), ils font preuve d’une certaine originalité, en remarquant au préalable que la plupart des études du Web se concentrent sur l’analyse de texte et de contenu. Là, les auteurs innovent en s’intéressant, en plus de l’analyse de texte, à celle des images et des hyperliens. Ils font ainsi un inventaire de sites d’organismes régionaux et communautaires. Et sur la base de cet inventaire, ils ont construit une typologie et un corpus précis qui tient compte de la composition protéiforme et multimédia du Web, lequel est à la fois un moyen d’information et de communication. Cette typologie originale aboutit à une classification pertinente. Dans leur grille de lecture et d’analyse, ils font appel à un certain nombre d’éléments, comme l’information générale sur la page étudiée, la temporalité du site, la taille du site, etc. L’analyse des sites s’accompagne d’entretiens, une combinaison fort à propos qui garantit une compréhension plus grande des phénomènes étudiés.

Dans le quatrième chapitre (Dynamiques de construction), les auteurs s’interrogent sur les raisons qui ont présidé à la création de ces sites, ce qui permet de vérifier si la conception des sites obéit à l’objectif de construire une démocratie électronique telle qu’elle apparaît dans les discours déjà répertoriés. L’analyse de contenu de plusieurs sites communautaires, locaux ou régionaux, débouche sur le constat d’une grande importance accordée au local ainsi que sur la dualité des cibles (public local et internautes de tous horizons). Les auteurs soulignent l’importance du leadership régional exercé en matière d’Internet par un fournisseur privé. L’on retiendra de ce chapitre qui traite des dynamiques de construction des sites Web, que ces derniers ne sont pas utilisés comme un outil de discussion sur les enjeux électoraux. La conclusion logique c’est que si l’utopie démocratique existe sur le Web, on ne l’observe pas dans le discours des concepteurs.

Le chapitre 5 (La carte et le territoire) aborde une question importante relativement à la problématique de départ des auteurs : celle des espaces identitaires, car si le Web n’a pas d’ancrage géographique a priori, il n’en est pas pour autant dénué. L’articulation entre l’ancrage géographique et le cyberespace n’est pas inhérente au média et plusieurs possibilités existent. En examinant la situation en région des Basques par exemple, les auteurs relèvent que la logique spatiale est complexe et ambiguë, même si la situation géographique des municipalités et des sites qui leur sont associés semble relativement claire dans le cyberespace. Le simple inventaire ne suffit pas à donner la couleur de ces sites qui sont parfois très élaborés, parfois très simples, et tournés vers plusieurs aspects : environnement, tourisme, etc. Si les auteurs retiennent que la représentation du territoire dans le Web, relève davantage du cubisme que du naturalisme, cette affirmation mériterait une plus grande explication. De même que celle relative au fait que les identités collectives qui se manifestent sur le Web ne sont superposables à celles qui apparaissent sur le terrain communautaire, municipal ou régional.

Le sixième et dernier chapitre est l’occasion de se concentrer sur un cas particulier, celui de Trois-Rivières-sur-net, ce qui a permis de saisir comment une collectivité se projette sur le Web et comment une communauté s’y met en place. L’analyse des sites devant permettre aux auteurs d’y rechercher une communauté et ses composantes, ils remarquent que sur les 126 sites recensés en 2000, plusieurs sont à peine plus qu’un dépliant, donc la projection dans le cyberespace de la ville de Trois-Rivières est encore partielle, contrairement à ce que pourraient laisser penser certains discours très optimistes. Dans l’ensemble, le rattachement de ces sites à la région n’est pas toujours explicite et peut concerner parfois le serveur, parfois le propos, parfois les activités de l’organisme. L’analyse très originale réalisée par Fortin et Sanderson des cartes, des illustrations, des photographies apporte un plus à la connaissance, car ces photos sont une manifestation de la sociabilité qui se déploie dans ces organismes. Des réseaux se construisent et l’on peut déduire quatre cas de figure dans le public visé par ces sites : le site peut s’adresser à un public très ciblé de la région, ou à la population de la région dans son ensemble, ou à un public qui dépasse la région, ou enfin à un public très ciblé mais international. Reste la question de savoir si l’espace identitaire du Web des organismes de Trois-Rivières est le support d’identités collectives dotées de mémoire et de projets. La réponse à cette question n’apparaît pas toujours clairement, si ce n’est que les auteurs persistent dans le constat d’une absence d’interaction et continuent d’affirmer qu’on est loin d’une démocratie informatique où tous pourraient s’exprimer sur des sujets d’intérêt local ou municipal. Mais l’enseignement important arrive en fin de chapitre, là où les auteurs affirment que dans la mesure où le projet et la mémoire renvoient à des identités et à des espaces « hors Web », on ne peut pas dire qu’il existe une communauté dans le cyberespace, mais on peut parler d’une communauté diversement supportée par divers espaces. Et sur ce point, le Web de Trois-Rivières ne serait pas un cas unique.

En définitive, on peut retenir de cet ouvrage une tentative de dosage équilibré en conceptualisation théorique et validation empirique. Si ce pari n’est pas toujours tenu avec la même rigueur malgré la promesse formelle faite au départ, on peut sans risque de se tromper affirmer que le livre de Fortin et de Sanderson constitue une véritable mine d’informations pour tous ceux qui s’intéressent aux usages d’Internet en général et au Québec en particulier. S’ils ne se distinguent pas tellement de la sociologie des usages, les auteurs ont le mérite d’offrir un chemin d’accès aisé vers des connaissances précises relatives aux usages d’Internet par les organismes communautaires, les villes et les régions du Québec. On retiendra le refus fortement exprimé de toute détermination technique sur le social qui donne à leur analyse une dimension critique rarement aussi clairement perceptible chez les auteurs qui font de la sociologie des usages d’Internet.