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Recherches sociographiques nous ayant demandé d’écrire un compte rendu du stimulant collectif Constructions de la modernitéau Québec, dirigé par Ginette Michaud et Élizabeth Nardout-Lafarge, nous avons accepté avec d’autant plus d’enthousiasme de nous livrer à cet exercice que, après plus de vingt ans de travaux sur la question de la modernité, nous espérions une sorte de bilan critique. Se voulant un retour sur le champ de recherche ouvert avec la parution de L’Avènement de la modernité culturelle au Québec, en 1986, sous la direction d’Yvan Lamonde et Esther Trépanier, l’ouvrage de Michaud et Nardout-Lafarge vise à cerner certains motifs dans le domaine des arts, de l’historiographie et de la littérature avec d’autant plus d’originalité et de finesse que les contributions sont signées par des chercheurs de très grand talent. Comment se fait-il, dès lors, que la définition de la modernité ne fasse pas l’objet, nous ne disons pas d’un consensus, mais d’un moindre intérêt de la part des auteurs ? Comment donc un important colloque organisé autour de ce thème, que des conférences prononcées sur ce sujet, que le collectif tout entier, enfin, résumant des débats et des discussions étalés sur plusieurs jours, puissent donner le témoignage d’une telle désaffectation théorique, d’une telle négligence définitionnelle ? L’introduction générale (excellente par ailleurs) se borne à évoquer la « labilité extrême du concept » (Michaud et Nardout-Lafarge [dirs], 2004, p. 7-22), un thème que reprend, dans son texte, Élizabeth Nardout-Lafarge, celle-ci évoquant une « lassitude conceptuelle », « une sorte de désintérêt, d’indifférence pour le travail théorique » (Michaud et Nardout-Lafarge [dirs], 2004, p. 285). Tout au long du colloque, nous apprend Esther Trépanier dans une note de bas de page (Trépanier, 2004, p. 41), les participants ont discuté en toute innocence des concepts de modernité, modernisme et postmodernité sans trouver nécessaire de leur donner une fondation plus solide que de vagues lieux communs. D’aucuns s’entendent pour dire que la modernité existe, qu’elle s’installe à demeure au Québec en 1960, que nous sommes, nous contemporains, pour ainsi dire dedans et que nous pouvons donc choisir ce qui nous sépare du passé comme frontière entre le moderne et ce qui s’oppose à lui : le conservatisme et le traditionalisme. Pourtant, derrière cette trompeuse évidence, le lecteur en vient à s’interroger sur la validité même de l’objet du discours savant. Il s’impose peu à peu à son esprit, devant l’incurie théorique dont il est le témoin étonné, qu’un certain ménage conceptuel s’impose[1].

Ce ménage conceptuel ne saurait être entrepris sans insister d’abord sur l’ancienneté de la question de la modernité au Québec, tradition qui remonte, comme les pages suivantes s’attachent à le démontrer, loin dans le temps, jusqu’au XIXe siècle. Nous ne cherchons pas ici à nier le long débat que les termes tradition et modernité ont suscité chez les praticiens des sciences sociales et les historiens québécois[2] mais seulement à rappeler que ce débat, pourtant ancien et sans cesse repris, a souvent mêlé ensemble, en un noeud de sous-entendus et fausses évidences, une série de considérations hétérogènes et irréductibles. Cette situation se complique du fait que les rares auteurs ayant suivi une définition un tant soit peu consistante n’ont jamais saisi l’occasion de l’expliciter en termes clairs, comme ils l’ont fait, par exemple, pour la notion d’idéologie, de classes sociales ou du libéralisme. Parfaitement au fait qu’il existe une large littérature sur le sujet, nous nous bornons donc à constater que cette littérature, lorsqu’elle adopte une perspective historique, est, d’heureuses exceptions mises à part[3], en partie alambiquée et déficiente, et d’abord parce que les définitions adoptées embrouillent quatre niveaux d’analyse dont nous avons tenté ici de préciser les contours.

Certes, on n’en finit pas d’être moderne. La modernité est un bien grand mot qui permet tous les usages. Depuis la Querelle des Anciens et des Modernes au XVIIe siècle, l’appropriation du terme moderne par les uns et les autres ne cesse d’étonner ceux qui imaginent le français comme une langue objective et méthodique. À cet égard, la Querelle elle-même ne se laisse pas décrire de manière manichéenne : les Anciens rejetaient le présent sous l’accusation d’être faiblement cosmopolite et étouffant pour l’esprit, tandis que les Modernes affichaient leur respect pour le folklore et les traditions nationales. Il n’en reste pas moins qu’un fossé idéologique les partageait en deux camps inconciliables. Alors que les Anciens croyaient en l’existence du Beau absolu, les Modernes ne fixaient nulle limite au progrès littéraire et ne comprenaient donc pas pourquoi l’humanité s’interdirait de vouloir dépasser Homère ou Virgile.

Pour sortir des confusions et des contradictions dont, déjà, ce débat fut le théâtre, nous voudrions, dans ce trop bref article, élaborer une typologie grossière (c’est-à-dire heuristique davantage que descriptive) du « moderne » au Québec. Pour ce faire, nous nous appuierons d’abord sur les sources écrites : la presse et les revues. C’est ainsi que nous serons amené à diviser notre typologie en quatre larges catégories : le moderne, le modernisme, la modernisation et la modernité. Il ne s’agit pas, on l’aura compris, d’écrire une histoire philologique d’une modernité québécoise aussi complexe que multiforme mais de circonscrire les conceptions fondamentales du « moderne » en les rattachant à quelques textes qui, sans être fondateurs, n’en demeurent pas moins, à divers degrés, exemplaires. Cet article aurait pour seul mérite d’encourager des chercheurs à nuancer, sinon à réfuter, certaines affirmations trop rapidement énoncées, qu’il n’aura pas été écrit en vain.

On sera peut-être étonné de se rendre compte à quel point les intellectuels canadiens-français n’ont pas attendu la Révolution tranquille pour saisir conceptuellement les multiples sens du « moderne » dans la tradition religieuse, philosophique et politique occidentale. Sauf pour la quatrième section (celle qui porte sur la modernité), nous insisterons seulement sur l’acceptation positive du moderne, du modernisme ou de la modernisation. C’est en effet un trait normal du conflit des idéologies que cette polarisation entre les partisans de la mode ou du progrès, d’un côté, et les partisans du statu quo ou des traditions, de l’autre. Pour ne pas alourdir le texte, nous avons décidé de placer en conclusion de cursives remarques sur la dénonciation ou la relativisation du moderne au Québec. Cela n’est guère possible dans le cas de la modernité, puisque celle-ci a été conçue au Québec – comme projet social global – uniquement de manière critique, même (et surtout) quand on déclarait refuser l’héritage moderne au nom d’une utopie ultramoderne. Il faudra nous en expliquer brièvement.

1. Moderne

La première définition du moderne est à la fois étymologique et historique : est moderne ce qui est d’aujourd’hui, c’est-à-dire ce qui est contemporain, ou alors ce qui correspond à une période de l’histoire découpée selon les critères et les sensibilités de chaque historien. On trouve également associée à l’idée de mode, dans ce noeud de significations cousines, l’idée de progrès technique ou moral.

Être de son temps

La signification la plus courante du terme moderne, lorsqu’il devient d’un usage courant à partir du XIXe siècle, est des plus prosaïques ; renvoyant à l’étymologie (du latin modo : récemment), elle désigne le nouveau, l’inédit, le neuf. Cette signification se retrouve de plus en plus souvent sous la plume des auteurs canadiens-français au fur et à mesure que l’on avance dans le siècle.

Il ne saurait être question de s’attarder à cette signification qui associe le terme moderne à la nouveauté ; des exemples en petit nombre, tirés au hasard d’une lecture superficielle de publications diverses, suffiront à illustrer la façon usuelle de concevoir le moderne au pays de Marie Chapdelaine. Parmi les ouvrages les plus anciens qui font référence au dit terme au Canada français, signalons le Nouveau recueil de cantiques à l’usage du diocèse de Québec avec tous les airs notés et de musique dans le meilleur goût moderne (1819), ainsi que les Éléments de géographie moderne à l’usage des écoles élémentaires (1850)[4]. Autre exemple, beaucoup plus tardif, un certain Marcelicourt a fait paraître un petit ouvrage sur les techniques les plus récentes du soin aux chevaux sous le titre Le parfait maréchal expert moderne (1883). Quant à lui, l’abbé Louis Beaudet a publié, vers la fin du XIXe siècle, un guide touristique de la ville de Québec, dans lequel il rangeait les monuments de la capitale provinciale en anciens et modernes. Un édifice qui venait d’être construit deux ans plus tôt était qualifié de « tout à fait moderne ». Après avoir décrit les attractions de la vieille ville, il arrivait au quartier des affaires de Saint-Roch, dont la vue lui arrachait cette prose : « Depuis la rue de la Couronne à la rue du Pont, la rue Saint-Joseph est depuis quelques années renommées par [sic] ses magasins et ses vitrines. Toutes les améliorations modernes que l’on voit dans les grandes boutiques de New York et Chicago y sont introduites : lumière électrique, élévateurs, chauffage à l’eau chaude ou à la vapeur, confection d’habits dans les derniers goûts pour Dames et Messieurs, un monde de commis empressés à servir les chalands, tout s’y trouve »[5].

Le mot moderne entre donc dans le vocabulaire canadien avec le sens du maintenant, de l’actuel, du jamais vu. C’est ce sens qu’il revêt lorsque La Patrie annonce l’invention de quelques sports inusités par des marchands d’une banlieue de Londres. Les épreuves comportaient une course d’un demi-mile en tenant dix paniers en équilibre sur la tête, ainsi qu’une autre, d’un quart de mile celle-là, en soulevant par-dessus ses épaules un baril plein d’eau. Ces courses bizarres étant de création récente, le journal n’hésitait pas à les qualifier tout naturellement de « sports modernes »[6]. On aura ainsi droit – pour la peine – au « poulailler moderne »[7] !

Plusieurs auteurs canadiens-français du tournant du XXe siècle ont voulu participer de la dernière mode et ont réclamé le droit d’être les contemporains des intellectuels et savants d’Europe. Ainsi, Léonce Rinfret écrira-t-il un petit ouvrage dans lequel il dénoncera ces esprits bigots qui veulent que le Québec en reste, dans le domaine de la littérature, au XVIIe siècle (Rinfret, 1906). Robertine Barry, en 1902, affirmait dans la même veine : « Et puis, c’est plus fort que moi, j’aime suivre la marche du temps : c’est même ce qui me vexe un peu de constater qu’il va me falloir encore attendre deux cents ans avant d’arriver à entendre parler de mes contemporains »[8]. Dans l’oeuvre d’Edmond deNevers (1896), le moderne désigne simplement l’actuel ; l’auteur en fait un synonyme de dernier cri, d’avant-garde, de progressiste, de contemporain, de temps présent. Même son de cloche chez le père Delor : « Moderne, on lui a fait [au père Didon] parfois le reproche de l’être trop, et je ne sais pourquoi, car s’il est une chose nécessaire pour un apôtre, c’est bien, il me semble, d’être de son temps, capable de comprendre l’état d’âme et la mentalité de ses contemporains » (Delor, 1904, p. 6). Pendant toute la période étudiée, on entend sporadiquement ces appels à la réconciliation du catholicisme et du moderne. Aussi, en 1948, Fernand Dumont, alors jeune collégien, lançait un grand cri de libération dans les pages du journal étudiant du Séminaire de Québec. « Pour ma part, confiait-il, je crois à la littérature moderne. Et non seulement à la littérature, mais aussi à la musique moderne, à la peinture moderne, à la pensée moderne et au mouvement scientifique moderne. » (Dumont, 1948, p. 124). Il envoyait les Bourget et les Bordeaux rejoindre les « pondeuses pour pensionnats de jeunes filles », et incitait ses camarades à lire Gide, Freud, Sartre, Mauriac et les surréalistes, non pour les suivre dans leurs conclusions parfois erronées mais pour se confronter, à travers eux, aux inquiétudes du monde contemporain.

Le progrès

La publicité fera au moderne une fête compréhensible dans ses annonces qui vantent les produits du dernier chic. Il serait fastidieux de s’attarder sur le racolage du moderne dans la publicité de la presse libérale. Qu’on note plutôt que le courant libéral allait rapidement gauchir le terme moderne en le plaçant dans l’axe de la philosophie du progrès. Il ne suffisait pas que l’histoire produise des choses et des idées nouvelles, il fallait plier le devenir humain à cette production incessante. Le moderne y prenait une connotation automatiquement bénéfique, efficace, nécessaire, même parfois dans les milieux soi-disant conservateurs. Chez les esprits libéraux et traditionalistes (quoique, soulignons-le, ces derniers insistaient avec autant de force, et sinon davantage, sur l’idée d’ordre), ce qui favorisait le progrès (entendu selon plusieurs sens : moral ou technique, de la civilisation ou des machines) revêtait une aura positive.

Un jeune médecin fraîchement revenu de Paris avait fait son credo de ce sens du mot moderne. La science, écrivait-il, promettait d’être la « colonne lumineuse » qui guiderait les pas du peuple en marche vers « la terre promise »[9]. Il fallait ouvrir des laboratoires, conduire des analyses expérimentales, ériger des écoles techniques et faire place à des connaissances désormais objectives. La régénération de la société passait par un renouvellement radical de ses méthodes et de ses savoirs[10]. Ce discours se retrouve sous la plume d’un ancien Rouge des armées de Garibaldi, Arthur Buies. Dans un ouvrage consacré à célébrer la carrière et les idées d’Antoine Labelle, Arthur Buies se lançait dans un panégyrique, non tant du curé de Saint-Jérôme, que du progrès dont l’humble curé s’était fait le serviteur. « À cette époque [1868], non seulement on n’aurait pu pressentir le mouvement vigoureux et général, imprimé à tous nos progrès depuis une dizaine d’années, résultat d’une attente excessive, mais encore on ne pouvait avoir la moindre prescience, le plus léger soupçon des évolutions de la science moderne, des transformations qu’elle opère à vue d’oeil et sans relâche, des découvertes qui allaient éclater comme autant de coups de foudre, suivies d’application aussitôt essayée, de perfectionnements aussitôt réalisés » (Buies, 1891, p. 26-27). Pour Buies, il n’y avait plus rien d’étonnant que ceux qui s’étonnaient encore. C’est pourquoi il trouvait regrettable que certains de ses compatriotes s’imaginent le progrès étranger à leurs valeurs et à leurs moeurs et s’obstinent, en toute quiétude comme en toute innocence, à rester « isolés dans le monde moderne » (Buies, 1891, p. 127).

Désormais, les aqueducs acheminaient l’eau aux maisons, les voitures déambulaient sur les rues de macadam, les lumières électriques illuminaient les fenêtres, les étudiants étaient formés dans les salles des collèges commerciaux, les hôtels accueillaient les visiteurs émerveillés, les ponts de fer s’arc-boutaient au-dessus des gouffres des rivières, les banques donnaient l’image de la prospérité, les bureaux de poste faisaient un tri chaque jour plus important de lettres venues des quatre coins du pays.

On a vu que la transformation des formes de l’activité humaine est due à la facilité des communications et des échanges. Le temps, la distance n’ont [pas] pour nous la même signification que pour nos aïeux. On va plus vite actuellement à New-York qu’on allait de Montréal à Québec au temps des diligences. Une affaire se traite par téléphone en deux minutes et au matin on est informé de tous les événements qui se sont produits la veille dans l’univers. La vie de chaque manufacture, de chaque groupe industriel, agricole ou commercial ne connaît plus l’isolement et compte avec la concurrence de tout ce qui travaille à des milliers de kilomètres. C’est la vie moderne, plus âpre, plus nerveuse, plus dangereuse et plus belle[11].

Fernande Roy (1988, p. 114-117) a montré comment le progrès est le leitmotiv des milieux d’affaires montréalais du tournant du XXe siècle. La devise du Moniteur du commerce n’est-elle pas Tout pour le progrès ? Rien ne semble pouvoir arrêter la marche de l’humanité, entraînée comme dans un tourbillon vers un bonheur toujours supérieur. La science, l’industrie, la prospérité économique ne connaissent pas, écrivait-on, de limites à leur développement. La rhétorique des journalistes libéraux se chauffait de tout bois, pourvu que celui-ci serve à rougir les fournaises de la locomotive du progrès sur laquelle l’humanité était la passagère enthousiaste et captive. À l’occasion de la fête de Noël, le bon Dieu devenait ainsi le Dieu du progrès. Ce genre de discours traduit bien, dans sa simplicité, l’assimilation de l’idée du moderne à celle d’une providence sécularisée. Ici, être moderne, c’est croire en l’évolution positive de l’humanité.

Période historique

Au Québec, si l’on se contente de consulter les listes les plus anciennes des bibliothèques, le mot « moderne » semble apparaître en premier lieu dans les manuels scolaires de géographie, d’histoire et de littérature. Il y désigne une période historique dont les dates changent selon les auteurs. Un recensement sommaire laisse deviner la polyphonie de la chronologie. Citons à un bout, parmi un nombre considérable de sources, le manuel des Frères des Écoles chrétiennes, Cours abrégé d’Histoire concernant l’Histoire Sainte, l’Histoire du Canada et des autres provinces de l’Amérique Britannique du Nord, l’Histoire Ancienne, l’Histoire du Moyen-Âge, et l’Histoire Moderne (1873), qui fait débuter l’ère moderne au XVe siècle ; à l’autre bout, citons l’ouvrage de Robert Rumilly (1931), consacré à la littérature contemporaine, et qui fait commencer le monde moderne en 1914. Entre les deux extrêmes, on retrouve toute une panoplie de chronologies possibles, sans qu’il soit utile ici de dégager la plus courante.

L’usage du terme moderne adopte un caractère scientifique, même si on en reste à un certain sens commun savant. La découverte des Amériques par Christophe Colomb, l’invention de l’imprimerie par Gutenberg ou la chute de Constantinople, mais également, quoique de manière beaucoup plus imprécise, la formation de l’Humanisme renaissant ou la Réforme, servent de balise entre l’époque nouvelle (modo die : « de nos jours ») par opposition à l’époque ancienne (hoc die : « dans ce temps-là »). L’usage vernaculaire du moderne n’est pas perdu, bien sûr, mais à son sens premier se greffe un sens spécialisé qui annonce, au moins potentiellement, la fin du cycle mis en branle par les temps modernes. Dans le manuel des Frères des Écoles chrétiennes déjà cité, l’histoire se divise ainsi en trois époques, l’époque ancienne, l’époque du Moyen Âge et l’époque moderne, celle-ci étant inaugurée par l’invasion des Turcs en Europe, soit la prise de Constantinople en 1453. Cette même époque moderne est divisée en trois périodes, la dernière étant la période contemporaine, laquelle commence avec la Révolution française, en 1789. On a là une chronologie que ne répudierait pas forcément un historien d’aujourd’hui.

2. Modernisme

À un deuxième niveau, on trouve l’idée de modernisme, c’est-à-dire le « moderne » élevé au statut d’une doctrine, que ce soit en philosophie, en politique, en théologie ou en art. Nous nous bornerons ici à l’envisager comme doctrine religieuse et artistique. Il y aurait beaucoup à dire aussi sur le modernisme social (sous sa forme sorélienne, par exemple) et le modernisme politique (sous sa forme fasciste, par exemple). Nous croyons que cette parenté entre les modernismes artistiques et politiques, visibles dans le réalisme artistique des soviets et des nazis, permet de mieux comprendre pourquoi il est sage de garder quelques réserves avant de célébrer dans cette avant-garde l’idéal suprême (ou tout simplement, la panacée) de l’art et du politique. Il nous apparaît futile de porter aux nues la déconstruction des canons des beaux-arts par les dadaïstes ou les automatistes pour ensuite s’horrifier de la destruction des principes du politique chez les fascistes. En dépit d’une incompréhension réciproque (l’art dégénéré ou Guernica), les uns et les autres participent d’une même volonté de dépasser l’humanisme de la Renaissance. C’est à ce titre que l’on peut, sinon que l’on doit replacer les diverses formes du modernisme dans un effort de s’émanciper de la modernité : le modernisme est directement et résolument antimoderne, et donc, par destination, postmoderne[12]. On ne sera pas surpris, dès lors, de constater que les quelques exemples cités dans cette section ne sont guère nombreux et, de surcroît, souvent en deçà d’un véritable modernisme, et ce dans la mesure où la culture intellectuelle canadienne-française a été, dans le domaine de l’art comme dans le domaine religieux, avant tout traditionaliste.

Modernisme religieux

Ayant perdu sa chaire d’initiation biblique à l’Institut catholique de Paris en 1893, un certain Alfred Loisy avait eu de longs loisirs pour préparer un petit ouvrage qui allait déclencher une terrible bataille au sein de l’Église catholique. C’est en 1902 qu’il faisait paraître L’Évangile et l’Église dans les pages duquel il proposait rien de moins qu’une mise à jour de la pensée chrétienne. Il s’agissait de prendre acte des récents progrès de la critique exégétique et des avancées de la philosophie dans l’analyse des textes bibliques, comme cela se faisait déjà pour n’importe quel document historique. Cette attitude reposait sur la conviction que les écritures bibliques ou pontificales n’échappent pas aux déterminations sociohistoriques (« Les dogmes ne sont pas des vérités tombées du ciel ») et que l’histoire de la Révélation est celle des incessantes interprétations des générations de théologiens (« Jésus annonce le Royaume, et c’est l’Église qui est venue »). Loisy en concluait que l’Église ne saurait jamais arrêter de modifier la croyance pour lui faire suivre les progrès de la critique et l’évolution du monde.

Au Canada aussi, plusieurs croyants s’inquiétaient du fossé qui allait s’élargissant entre l’Église et le siècle. Déjà, en 1848, dans une de ses conférences prononcées à l’Institut canadien, Étienne Parent avait eu ces mots prophétiques : « Si le monde ne doit pas attendre une nouvelle religion, il a peut-être lieu d’attendre un sacerdoce rénové, un sacerdoce qui ait une pleine conscience de la société nouvelle, et qui sache se placer à sa hauteur ou à son niveau » (Parent, 1975, p. 204). Au tournant du XXe siècle, des critiques, voulant aller beaucoup plus loin, militaient pour une rénovation complète de la théologie. Un auteur, sous le couvert de l’anonymat, s’en prenait en 1913 à une trop absolue soumission à l’Église et à la clique des ultra-conservateurs qui « déplorent les tendances modernes ». Se faisant le défenseur du « modernisme », il accusait l’Église de se « cramponner à la théologie du moyen âge » au beau milieu du XXe siècle et en appelait à un travail de régénération intellectuelle pour vaincre les vieux dogmatismes. Le père Tyrell lui servait de nihil obstat quand il exigeait, au nom d’un renforcement de l’Église, « plus de liberté dans le domaine de la pensée et de la conscience »[13].

Cet appel à davantage de liberté prit la forme du renouveau thomiste, c’est-à-dire qu’on en restat définitivement en deçà des propositions formulées par Loisy mais tout en éprouvant le besoin de rattacher la théologie catholique aux derniers développements de la civilisation occidentale. Le thomisme était en ce sens un pâle succédané du modernisme. Il promettait d’inclure les réalisations de l’industrie et les découvertes de la science dans un cadre d’analyse qui prenait appui et s’achevait dans la certitude de la révélation chrétienne. Le problème, c’est que la société moderne se définissait par une transformation incessante des structures sociales et par une logique illimitée, presque sauvage, de dissolution des traditions. Le thomisme ne faisait que couler dans le moule d’une définition a priori un monde qui échappait, par sa dynamique propre, à toute réification théorique. Il fallut donc attendre la philosophie personnaliste pour faire éclater le cadre beaucoup trop étroit formulé par le Docteur Angélique (Meunier et Warren, 2002). Mais, même dans le personnalisme, en vertu du centrement de la vie humaine autour de la figure de la divinité, les limites posées au modernisme étaient naturelles. Le beau livre de Jacques Lavigne (1953), par exemple, comporte trois chapitres qui portent sur la science, l’art et la société : ces trois chapitres se terminent, respectivement, par « les limites de la science », « les limites de l’art » et « les limites du social » – ce qui ne veut pas dire qu’il n’y avait pas, dans ce livre, des signes de modernisme : autonomie du sacré, liberté humaine, subjectivité de la foi, élan créateur, etc.

C’est dépasser de beaucoup la période (1850-1950) que nous nous sommes fixée, mais il importe de faire une exception pour l’ouvrage Pour la conversion de la pensée chrétienne, de Fernand Dumont, dans lequel celui-ci plaide pour un courageux modernisme religieux. La conversion dont il s’agit est une conversion au réel, et celle-ci n’est jamais acquise : « On n’a jamais fini, écrit Dumont, de convertir tous les recoins de son être » (Dumont, 1964, p. 163). Dumont réunit donc, dans la domaine du religieux, les deux principes du modernisme : autonomie et révolution permanente. Personne, au Canada français de la Grande noirceur, exception faite de Pierre Vadeboncoeur, n’est peut-être allé aussi loin dans cette volonté de fonder l’authenticité de l’expérience spirituelle sur une incessante reprise en charge de soi-même. Cette volonté comportait une limite claire, définitive, infranchissable : celle fixée par la soumission aux souverains pontifes et à leurs délégués hiérarchiques, les membres du clergé, et il ne pouvait donc s’agir de brader toutes les autorités et de suspendre tous les principes moraux. Le modernisme religieux restait par nature frileux par rapport au modernisme artistique. Et pourtant, la tension moderniste était forte chez Dumont, comme en témoigne sa condamnation virulente des normes officielles et des structures cléricales. La subjectivité devait être libérée d’une institution réifiée, juridique et homogène, afin qu’elle puisse s’élever, dans la détermination de sa seule liberté, vers Dieu. La foi devenait réfléchie, consciente, ce qui voulait dire qu’elle devait être éprouvée sans cesse au contact de la réalité sociale, de l’authentique tradition chrétienne et de l’expérience subjective.

Modernisme artistique

En art, et en particulier en peinture, la doctrine moderniste favorisait l’autonomie du champ artistique et tendait vers une affirmation de l’art pour l’art. D’une part, on déclarait la nécessité de libérer l’art des conventions et des recettes académiques. Les peintres devront refuser de céder au réalisme ; leurs tableaux devront être une plongée dans le monde de l’abstraction. D’autre part, apparaît la notion « d’art vivant », c’est-à-dire un art qui évolue et se révolutionne sans cesse. La peinture vivante « se livre sans remords à toutes les audaces, […] préfère l’expérience la plus folle à la stérile répétition des styles connus » (Girard, 1938, p. 2.) Cette foi dans une inspiration sauvage allait faire soudain éclater les critères esthétiques des beaux-arts et de l’académisme.

Dans un livre magnifique – mais qui, par malheur, une fois de plus, fait l’économie d’une définition du moderne – Esther Trépanier (1998) a analysé la constitution progressive de cette attitude nouvelle face à l’art. Cette attitude culmine avec la publication de Refus global, sous la signature, entre autres, de Paul-Émile Borduas. Les refus dont il est question sont nombreux et concernent au premier chef l’ordre et la transmission de la culture. Sont dénoncés les élites, l’éducation, le passé (« nous sommes toujours quittes envers lui »), l’habitude, les traditions, les beaux-arts, le clergé et le nationalisme (« au diable le goupillon et la tuque »), l’ordre établi, le christianisme, l’opinion publique, l’esprit d’observation, l’intentionnalité, les mathématiques, la science. Le refus dont parle Borduas embrasse, on le voit, la civilisation entière.

De là notre devoir est simple

Rompre définitivement avec toutes les habitudes de la société, se désolidariser de son esprit utilitaire. Refus d’être sciemment au-dessous de nos possibilités psychiques et physiques. Refus de fermer les yeux sur les vices, les duperies perpétrées sous le couvert du savoir, du service rendu, de la reconnaissance due. Refus d’un cantonnement dans la seule bourgade plastique, place fortifiée mais trop facile d’évitement. Refus de se taire – faites de nous ce qu’il vous plaira mais vous devez nous entendre – refus de la gloire, des honneurs (le premier consenti) : stigmates de la nuisance, de l’inconscience, de la servilité. Refus de servir, d’être utilisables pour de telles fins. Refus de toute INTENTION, arme néfaste de la RAISON. À bas toutes deux, au second rang !

Place à la magie !

Refus global.

Borduas, dans la conscience québécoise commune, c’est l’artiste qui a su aller au bout de soi-même, qui a su élire sa liberté comme seul critère de la beauté. « Borduas fut le premier à rompre radicalement. Sa rupture fut totale. Il ne rompit pas pour rompre ; il le fit pour être seul et sans témoin devant la vérité. […] Le Canada français moderne commence avec lui » (Vadeboncoeur, 1969, p. 185-186). On le comprend à lire le passage de son manifeste cité plus haut. L’automatisme devait justement permettre à l’artiste de se libérer de toutes les entraves qui faisaient obstacle à la libération de son inspiration débridée, sauvage, émancipée même de l’intention : le peintre ne devait plus exprimer rien que son inaliénable pureté intérieure, que son indicible authenticité vécue.

Au Canada français, cette reconnaissance du modernisme artistique a été longue à venir. Certes, Marie-Alain Couturier pouvait écrire en 1941 : « Si nous avons maintenant un art religieux si pauvre, si artificiellement, si péniblement ”moderne”, c’est qu’il n’est pas un art vivant, c’est que la vie s’est retirée de lui. Quoi qu’on fasse, un mort ne sera jamais moderne, et il sera vain de poursuivre cette chimère d’un ”art religieux moderne” si nous n’acceptons pas les conditions d’un art vivant : fards et grimaces ne serviront qu’à l’embaumer » (Couturier, 1941, p. 65). Le problème de Couturier, c’est que cette promotion de « l’autonomie et la puissance de l’effort créateur », loin d’être portée « à ses plus extrêmes limites », était bornée par une exigence de beauté, et de beauté sensible. Il y avait pourtant chez le critique d’art jésuite, pour une des premières fois, la reconnaissance, pour l’artiste, d’un devoir d’ouverture et de liberté qui, serait-il coupé de l’expérience religieuse (ou encore, comme chez Pierre Vadebonceur (qui faisait de Borduas un saint moderne), tout simplement assimilé à elle), pourrait éventuellement devenir un appel à la création pure.

3. Modernisation

On appellera modernisation la transformation du projet moderne en une politique de développement social et économique. Moderniser une société, cela veut dire l’inscrire dans le projet de relèvement du PNB et de rationalisation des structures d’encadrement social. Ce programme ne date pas de l’après-guerre, bien qu’il connut alors, au Québec, une vogue sans véritable précédent. Dans les conférences d’Étienne Parent à l’Institut canadien, déjà, le souhait était émis de voir le peuple canadien-français, dont la situation en terre américaine paraissait fragile, emprunter davantage les chemins de l’industrialisation. Comme le reste de l’Amérique du Nord semblait plus urbanisé et plus industrialisé que le Canada français, il s’ensuivit la thèse du retard économique du Canada français, thèse qui allait orienter, dans un sens ou dans l’autre, à peu près tous les discours sur la question.

Modernisation économique

À l’aube du dernier siècle, l’ombre de l’Allemagne plane sur le Canada français. L’Allemagne déchue, morcelée, conquise par les forces révolutionnaires républicaines, cette Allemagne s’était relevée en peu d’années grâce à l’alliance de l’industrie et de la science. Elle avait jeté les fondations du complexe technoscientifique contemporain sur lequel sera désormais mesurée la puissance des nations. On appellera ainsi modernisation économique le programme de développement dont le vecteur principal est l’industrialisation d’une société (et son corollaire, l’urbanisation).

C’est après la Grande Guerre que la volonté d’organiser la science pour lui faire servir les besoins de l’industrie se révélera au Canada français avec une force nouvelle. L’avenir de l’enseignement chimique moderne, Paul Cardinaux, professeur à l’Université Laval, allait le trouver, par exemple, du côté d’études en vue de l’amélioration des colorants artificiels, des produits pharmaceutiques et des parfums synthétiques. Les installations scientifiques universitaires devaient être mises au service des entreprises dans la course à la performance et la productivité (Cardinaux, 1921). A. Christen allait beaucoup plus loin en incitant non seulement les professeurs à entreprendre des travaux à caractère industriel, mais à ne plus concevoir « aucune délimitation » entre la science et l’industrie. En abandonnant la spéculation pure au profit d’une visée pratique, les professeurs canadiens-français pourraient, à l’instar de leurs confrères allemands, redresser l’économie nationale, permettre l’épanouissement de la recherche et former une classe de scientifiques qui sachent continuer, dans les laboratoires des usines et les bureaux des fabriques, l’oeuvre entreprise dans les salles de classe (Christen, 1922).

Dans L’Indépendance économique du Canada français, Errol Bouchette proposait un programme élaboré de modernisation économique basé sur une accumulation primitive du capital, l’intervention subsidiaire de l’État et la mise en commun des ressources naturelles. Mais comme le retard du Canada français en ces matières ne semblait pas faire de doute parmi les économistes et les sociologues, il s’ensuivit que cette quête d’une indépendance économique, sinon, au moins, d’un relèvement économique face à la domination étrangère, fut relayée sans solution de continuité jusqu’à la Révolution tranquille. D’Édouard Montpetit à Jean-Charles Falardeau, plusieurs auteurs associèrent le relèvement national à une entreprise de redressement économique. Ce qu’il est intéressant de noter, c’est que, chez Montpetit par exemple, l’idée de modernisation ne posait pas problème à condition que cette modernisation soit pliée aux exigences de moeurs, de culture et de civilisation propres au peuple canadien-français. Les élites devaient intervenir pour scander le rythme et orienter la marche du changement social. Entre le monde spirituel et matériel, le premier avait préséance sur le second. La vision dualiste de Montpetit lui faisait par conséquent comprendre la modernisation comme un fait positif dans la mesure où il restait encadré et délimité par une doctrine (sociale, nationale ou catholique). On aura un autre exemple de cette subordination du progrès à la morale ou de la science à la religion dans cette déclaration des évêques québécois, faite en 1955 : « C’est donc le devoir principal de faire en sorte que la société moderne retourne dans ses structures aux sources consacrées par le Verbe de Dieu fait chair »[14].

On a affirmé à l’occasion que les élites canadiennes-françaises avaient boudé l’industrie et la finance et qu’elles avaient attendu les années 1960 pour embrasser un vaste programme de modernisation. Entendu au sens strict, rien n’est plus faux. Seulement, la mesure de leur moyen étant relativement faible, et en accord avec leur éducation et leur sensibilité, elles investirent surtout les petites entreprises[15]. C’est ainsi que ces élites privilégièrent le retour à la terre et les petits propriétaires terriens, la fondation de beurreries et de fromageries, le mouvement des coopératives ou les caisses d’épargne populaires. C’était une modernisation à petite échelle, une sorte de modernisation du pauvre, mais une modernisation tout de même. Si on se penche sur le cas de l’agriculture, par exemple, on constate que, même là, au coeur des campagnes et du monde rural, le progrès des techniques devait être activement encouragé et la culture rationalisée afin d’en accroître la rentabilité. Dans tous les domaines, des services de charité à l’enseignement universitaire, en passant par les médias de masse, la modernisation des structures et des valeurs n’a pas attendu les années 1960 pour bouleverser le paysage canadien-français[16].

Modernisation sociale

Il est intéressant de constater que, dans l’immédiat après-guerre, la rhétorique de la modernisation se mit à inclure de plus en plus l’État-providence, c’est-à-dire qu’elle prit un visage social. Modernisation, cela ne voulait plus dire seulement bâtir des usines et encourager les innovations technologiques, cela voulait dire aussi, et tout autant, s’occuper des plus démunis par une rationalisation de l’encadrement social. C’est ainsi qu’on se mit à former des spécialistes dans les Écoles de sciences sociales afin de s’atteler à la tâche de réformer l’éducation, l’hygiène, la charité ou l’alimentation. On fit défiler sur une série de tableaux statistiques les indices du développement social d’une société : à côté des taux de productivité et du PNB, on calcula le niveau de vie et l’espérance de vie. Mais dès les années 1910, avec la fondation, entre autres, de l’École sociale populaire, la question sociale apparaît à plusieurs observateurs comme la question de l’heure et ceux-ci plaident pour l’accomplissement de réformes majeures dans toute une série de domaines. La barbarie moderne devenait aussi celle des enfers des usines et des manufactures où les ouvriers usaient leurs forces et leur jeunesse (Brabant, 1937, p. 5). Les conditions lamentables de l’hygiène, les salaires éhontés, la sécurité déficiente, les périodes de chômage, les journées de travail de dix heures commençaient à être dénoncés avec de plus en plus de virulence par les catholiques sociaux.

Le service social sera un des premiers domaines de la charité traditionnelle à être rationalisé afin de le rendre socialement plus méthodique, plus efficace. En le basant sur les principes des sciences sociales, il était possible d’en faire une technique de justice sociale. La bureaucratisation des associations et institutions de sécurité sociale permettrait de faire face aux fléaux qui sévissaient à Montréal et dans le reste de la province. Mais la modernisation sociale incluait davantage qu’une volonté pratique de relèvement du niveau de vie. Le capitalisme libéral, en dressant une classe contre l’autre, était condamné, affirmaient plusieurs auteurs. Ce régime économique devait être remplacé par un système qui favorise la coopération entre les groupes et la distribution équitable des richesses. Ainsi le Programme de restauration sociale, rédigé par des intellectuels regroupés autour de l’École sociale populaire, ne se contentait point de proposer des solutions à court terme pour pallier les ratés du système ; il cherchait à concevoir une modernisation qui évite la licence du libéralisme et le totalitarisme du communisme. Dominique Marshall (1994) a bien montré les réticences auxquelles a donné lieu l’implantation des allocations familiales (voir aussi Baillargeon, 2005). Il n’en demeure pas moins que plusieurs intellectuels canadiens-français ont tenté de formuler des aménagements structurels qui puissent dépasser la simple rationalisation des techniques de charité traditionnelles. Le corporatisme parut pendant les années 1930 la véritable panacée qui permettait de réaliser un compromis entre les logiques de l’Église, de l’État et de la nation (Warren, 2004).

Il va sans dire que ces tâtonnements et ces velléités corporatistes furent assumés à nouveaux frais par l’État-providence qui s’érige réellement dans les années d’après-guerre. Cette modernisation de l’appareil gouvernemental a pris quelque temps à être acceptée des sociologues et économistes canadiens-français. Ils en parlaient néanmoins dans des termes semblables à la modernisation de la charité organisée par l’Église, à savoir comme d’une rationalisation de l’encadrement social. Les maîtres mots sont aussi les mêmes : efficacité, rentabilité, régulation fonctionnelle.

4. Modernité

Nous l’avons noté plus haut, chez les intellectuels ou les savants, la définition du moderne a d’abord pris le chemin le plus facile, celui d’une période historique située après le Moyen Âge, lui-même situé après l’Antiquité. À l’image d’une époque médiévale idéalisée répondait, dans les manuels scolaires canadiens-français, l’image d’un âge moderne décadent et immoral. La Révolution française, affirmait-on, fut provoquée, parmi d’autres motifs, par un groupe de philosophes saturés de fausses théories et par l’action d’une franc-maçonnerie qui cherchait à abuser le peuple. Dans les livres de théologie et de philosophie sociale, cependant, on dépassait ces explications simplistes et l’on considérait des causes plus générales. C’est autour des années vingt que commence à éclore au Canada français un véritable débat sur le moderne conçu, non plus comme une simple période historique, un synonyme de ce qui est actuel ou une manière de concevoir le progrès, mais comme une conception particulière et révolutionnaire de l’ordre social. Le moderne prend un sens très proche de ce qu’on entend aujourd’hui par modernité – quoique toujours, comme nous l’avons noté en introduction, dans un sens négatif et critique. L’ouvrage Antimoderne de Jacques Maritain (1922) n’est pas totalement étranger à cette réflexion balbutiante. Le moderne y est défini comme un système de pensée qui, plongeant ses racines dans la Renaissance et la Réforme, clôt le monde humain sur sa propre immanence.

Cependant, l’impulsion philosophique (et non plus strictement morale) donnée à la critique de la modernité par le thomisme a nourri, dès la fin du XIXe siècle, la dénonciation de la période moderne par les catholiques canadiens-français. Déjà, dans une de ses conférences, l’abbé Gingras avait, en 1880, posé quelques-uns des jalons des réflexions futures, en empruntant les matériaux et la logique de son exposition aux théologiens romains. Sa thèse s’énonçait simplement : à une époque médiévale imaginée sous les couleurs les plus douces, avait succédé une période moderne néfaste et décadente. Le Bas-Canada, tenu pour ainsi dire entre deux âges de civilisation, devait par conséquent choisir de revenir à l’état idyllique du Moyen Âge ou sombrer dans l’abîme moderne. Le désastre vers lequel l’acheminait la marche de la civilisation serait évité à la condition de brûler les idéaux de la Révolution française et de refuser énergiquement la séparation contre nature de l’Église et de l’État (Gingras, 1880, p. 17).

Suivant en cela l’enseignement et les directives du Vatican, Louis-Adolphe Paquet allait reprendre le canevas de la critique canadienne-française de la modernité comme processus historique. Selon lui, la société moderne est fille de la Révolution française et petite-fille de la Réforme. Ses conséquences sont l’émancipation religieuse par la tolérance des faux cultes et la séparation du trône et de l’autel, ainsi que l’insubordination sociale, embrassée par la philosophie des Lumières et l’individualisme. Par défaut de s’inspirer des principes chrétiens, la société moderne ne peut être qu’agitée et malheureuse ; la liberté qu’elle promeut ne compte plus sur la morale chrétienne pour se contenir dans les bornes du raisonnable et du juste. Pour la même raison, le progrès qu’elle favorise est faussé. « […] l’Église, dans son zèle pour les âmes, se voit obligée de dénoncer énergiquement le péril que créent à la conscience chrétienne les convoitises fiévreuses de notre époque et le matérialisme abject qui forme la plaie si monstrueuse au flanc de la société contemporaine » (Paquet, 1908, p. 321). Paquet inverse donc la position soutenue par les modernistes : loin que ce soit le pape qui doive se réconcilier avec la civilisation moderne, c’est la civilisation moderne qui doit se réconcilier avec l’Église.

Cette leçon a été retenue par nombre de ceux qui s’inquiètent de l’évolution de la civilisation occidentale, avec encore plus de force après les bouleversements provoqués par la crise de 1929. Dans un article anonyme sur les Libertés modernes, un auteur, reprenant les principaux éléments développés par Jacques Maritain, faisait découler ces libertés de l’individualisme, du rationalisme, ainsi que d’un droit immanent qui élevait l’homme en principe souverain et faisait la politique se reposer sur la souveraineté populaire. Il stigmatisait une liberté de pensée qui ne rendrait aucun compte à l’Église, une liberté de religion et de culte qui s’élargirait jusqu’à tolérer l’athéisme, une liberté de presse qui laisserait courir des idées contraires à la morale et à la tranquillité publique. Il finissait, comme il se doit, par un plaidoyer en faveur de la “loi du cadenas” dans l’espoir d’éviter à la province la « dictature de l’erreur »[17].

La modernité a été définie mutatis mutandis comme la montée historique de l’individualisme, du matérialisme et du rationalisme. Il est inutile d’insister trop longuement sur ces trois phénomènes. Contentons-nous de dire que, chez la plupart des penseurs canadiens-français, l’individualisme était associé à la licence, à une liberté sans freins, et devait par conséquent être tempéré par le sens des devoirs et le respect de l’autorité légitime. Le matérialisme était associé au sensualisme, à l’hédonisme et, en règle générale, au péché, et devait donc être tenu comme inférieur ou encore sublimé par la spiritualité et les nourritures célestes. Quant au rationalisme, dont les conséquences étaient la sécularisation de la société et, prises globalement, le désenchantement du monde, il devait être contenu par la digue des moeurs et des traditions anciennes. Cette description de la modernité est (la condamnation de celle-ci mise à part) assez fidèle à celle que proposent aujourd’hui les sociologues. On sent chez certains penseurs canadiens-français la volonté de comprendre le phénomène moderne comme un état de société, comme une formation sociétale originale, qui commence au XVIIe ou au XVIIIe siècle et qui s’appuie sur une conception nouvelle de la vie et du monde. Mais comme ces auteurs n’ont pas une formation sociologique ou philosophique poussée, ils se borneront d’ordinaire, s’appuyant sur les encycliques pontificales, à assimiler modernité et libéralisme : libéralisme économique (le capitalisme sauvage) et libéralisme moral (le dévergondage des moeurs).

Il y a une autre constatation de ces penseurs qui s’accorde avec les derniers développements de la sociologie[18], celle selon laquelle le monde moderne se terminerait dans les années 1930. « Nous assistons, écrivait Maritain (1943) après bien d’autres, à la liquidation de ce qu’on appelle le “monde moderne” ». Dans les années 1930, des paroles semblables se font entendre au Canada français jusque dans les pages de revues étudiantes. Plusieurs se demandent comment refaire la Renaissance (par exemple, les jeunes écrivains de La Relève) alors que d’autres s’enthousiasment pour les projets corporatistes de rénovation sociale. Tous ont une conscience confuse que la modernité comme promotion de l’individu, comme conquête de la nature et comme transformation de la société sur la base d’une Raison universelle, a fait faillite et qu’il importe désormais de trouver des formes sociales nouvelles en remplacement de l’ancienne.

Nous finissons notre essai de typologie avec la définition de la modernité en tant que telle, mais, comme nous l’indiquions au début de cette note critique, il y a ceci d’important à comprendre que la modernité est une forme sociale dépassée par la modernisation et le modernisme ; quand une société rompt avec la modernité, il ne lui reste plus, si elle veut demeurer dans l’horizon ouvert par la modernité, qu’à faire de la Raison, soit une simple rationalité économique ou sociale, soit une autonomie personnelle totale du sujet (la justification des normes artistiques sera alors son inspiration, comme l’authenticité de la foi sera mesurée par son expérience la plus subjective), et ce dans une prise en compte du moderne comme contemporanéité, c’est-à-dire dans la pleine acceptation de devoir renouveler sans cesse les formes de la modernisation et du modernisme en poussant toujours plus loin leurs limites et, donc, leur réalisation. La modernité est une configuration sociale globale ; le modernisme est une promotion de l’autonomie radicale du sujet ; la modernisation est un économisme (social ou non).

5. La réaction

Parce que la référence totalisante de la société canadienne-française fut le catholicisme, on ne s’étonnera pas de constater une volonté constante de penser la modernité à l’intérieur des cadres de la morale chrétienne. Pour maints auteurs, la grande question était de fonder la liberté moderne dans un système de devoirs et de responsabilités qui en oriente le sens et derechef en limite la portée. Par exemple, dans un ouvrage très technique sur la correspondance commerciale, où l’on parle d’un siècle moderne livré à la vitesse et aux affaires, on retrouve dans le premier paragraphe de la préface une prière à la divine providence et l’ouvrage au complet est mis sous la devise « Piété et travail font l’homme de demain » (Le Tourneux, 1948).

Or, comme l’Église catholique était en concurrence sur plusieurs plans avec certaines institutions et valeurs des temps nouveaux (l’encadrement social clérical s’opposait à un encadrement social étatique ; la confessionnalisation de la société à la sécularisation de la société ; les organisations ouvrières fondées sur la conciliation à des syndicats fondés sur la confrontation ; la référence collective ethnico-religieuse à une référence collective civique ; etc.), il fallait s’attendre à ce qu’elle pose des résistances assez farouches à la nouveauté (opposée aux traditions ancestrales), au progrès industriel (opposé à la vie rurale) et même moral (opposé aux enseignements des saintes Écritures), à la modernisation économique (opposée à la culture de la terre) et sociale (opposée aux structures cléricales d’encadrement social), ainsi qu’au modernisme artistique et religieux. Dans les cercles les plus conservateurs, la réaction était une vertu, la révolution une erreur. La contre-révolution, disait-on, permettrait de retourner à un âge où la société reposait sur les principes de la vérité chrétienne.

Le premier exemple célèbre de cette réaction, sorte de reprise, au Bas-Canada, de la Querelle des Anciens et des Modernes, est un débat ayant pris naissance à la suite de la publication, en France, du Ver rongeur ou le Paganisme dans l’éducation, de Mgr Gaume. L’abbé Alexis Pelletier s’était fait le propagateur du « gaumisme » au Québec. Avant d’être définitivement condamné en 1876 par la Congrégation du Saint-Office, il avait eu le temps de s’insurger contre l’utilisation d’ouvrages païens (Platon, Cicéron, Virgile, Homère, Pindare et Horace) dans les écoles du Canada catholique et d’exiger que l’entièreté de l’étude soit consacrée désormais à l’Évangile, l’histoire sainte et l’apologétique. Cette forte censure exercée sur les auteurs anciens semblait d’autant plus nécessaire que, aux yeux de Pelletier, le monde moderne n’était rien d’autre qu’un retour au monde païen. « Ainsi, impossible de le déguiser ou de le nier, la société moderne est saturée de paganisme [gréco-romain] ; il a pénétré la moëlle de ses os et la tient complètement asservie à ses lois. Voilà le mal qui la ronge, la tourmente et la jette si souvent dans d’étranges convulsions » (Pelletier, 1875, p. 11). Contrairement à Perrault qui, une fois prononcée la condamnation des Anciens, allait s’abreuver aux lectures de ses contemporains, Alexis Pelletier se restreignait aux auteurs religieux. Les auteurs épargnés de l’« enfer » des bibliothèques par Gaume constituaient le petit cercle de ses auteurs d’élection, notamment les saintes Écritures, les Actes des martyrs, les ouvrages des pères et des docteurs de l’Église. À son dire, seuls les auteurs chrétiens permettent de sanctifier l’âme, de purifier le goût des jeunes étudiants et d’élever leur esprit à la hauteur morale désirée par Gaume et Pelletier.

Dans la récupération posthume qui en a été faite, François-Xavier Garneau est certainement la plus célèbre de ces voix qui s’élèvent au Canada français pour dénoncer la célébration du « moderne », compris comme devoir de participer aux temps présents, lui qui écrivait, on s’en souviendra, souhaiter que ses compatriotes s’accrochent à leurs traditions anciennes plutôt que de s’aventurer sur des avenues nouvelles. Écoutant Garneau, Edmond de Nevers raillait les élucubrations des poètes symbolistes et conseillait aux Canadiens français de ne pas tenter de pareilles expériences littéraires, lesquelles il réservait aux peuples forts et prospères[19]. Plus radical, on retrouve aussi le discours qui associe le moderne à la décadence. Dans une description des abus modernes, Françoise Michel, chroniqueuse du journal L’Action catholique, n’y allait pas par quatre chemins pour dénoncer l’indécence et le dévergondage de ses contemporaines. Elle faisait état des jeunes filles et jeunes femmes immodestement vêtues dans les annonces publicitaires (décolletés et costumes de plage) et n’hésitait pas à inclure dans ses anathèmes les désordres dans les parcs, les promenades sans chaperon. Les femmes prêtaient leur concours, selon elle, aux « violateurs de la pudeur chrétienne et de la pureté des moeurs », au matérialisme ambiant, aux « turpitudes » et aux « plaisirs coupables » (Michel, 1933, p. 4). Ce dérèglement moderne de tous les sens consacrait le triomphe du « démon à sept têtes » de l’immoralité.

En ce qui concerne l’antimodernisme religieux, les exemples canadiens-français ne manquent pas. Dans une conférence mentionnée plus haut, l’abbé Gingras déclarait que les La Mennais, les Dupanloup et les Lacordaire faisaient fausse route dans leur tentative de réconcilier principes de 1789 et christianisme. L’abbé Gingras ne voyait aucun moyen de transiger avec le monde moderne. Selon lui, la Vérité s’égarait à chercher le compromis et le pape déchoirait à vouloir se concilier les hérésies du monde (Gingras, 1880, p. 37). Cette fin de non-recevoir en réponse aux prétentions du modernisme n’est pas propre au XIXe siècle. La science pouvait bien changer sans cesse, la foi, étant immuable, n’en serait pas troublée pour autant. C’est ainsi que la réaction traditionaliste eut tôt fait de réduire au silence les coryphées du modernisme. La méthode historico-critique disparut ou fut écartée des sciences religieuses ; la philosophie scolastique fut épurée de la philosophie moderne avec laquelle elle s’était soi-disant métissée ; l’interprétation de la doctrine cessa de tenter une reformulation qui puisse être conforme à la société contemporaine mais se borna à réclamer quelques ajustements de façade. Au Canada, les travaux des modernistes connurent une audience à peu près nulle et aucun continuateur. Tardivel, par exemple, se bornait à renseigner sur le développement de la crise moderniste en se réjouissant de la condamnation qui devait s’abattre sur l’oeuvre de Loisy (Savard, 1967, p. 360-361). Cet état d’esprit explique sans doute que la plupart des articles recensés dans La Nouvelle-France, publication de l’Université Laval, et ayant la crise moderniste pour objet, aient des écrivains français pour signataires. La crise du modernisme fut vécue d’abord comme l’occasion de réaffirmer le principe de l’autorité ecclésiale (l’infaillibilité papale) et d’enfoncer le clou du traditionalisme (les vertus chrétiennes immuables). « Jésus-Christ, écrivait un auteur quinze ans après l’éclatement de la crise moderniste, voilà la pure et réconfortante lumière ; son Église, voilà la société continuatrice de son oeuvre, la gardienne infaillible de la vérité reçue d’En-Haut ; la foi, une, pure, immuable, est sa force et sa vie, comme par elle la raison, loin de s’abaisser et de flétrir, s’élève et s’honore »[20].

Quant au modernisme artistique, les condamnations, comme on pouvait s’y attendre, sont légion. Dominique Laberge dénonçait le « modernisme outrancier » qui avait érigé l’inintelligible en dogme et le « charabia pseudo-philosophique » en critique suprême. Il stigmatisait Degas, Manet et Rodin, pères, selon lui, de ce courant qui refusait la tradition des beaux-arts pour mieux embrasser un « individualisme anarchique ». « Pour que l’Art reprenne sa mission civilisatrice dans le monde, il devra s’inspirer d’un noble idéal […]. » (Laberge, 1945, p. 16). Un noble idéal ? Et quel idéal ? « Le Beau, qui est la loi suprême de l’Art » (p. 188). Jean-Paul Lemieux, quelques années plus tôt, avait bien cerné le noeud du problème, en refusant d’abandonner le critère esthétique du réalisme. Picasso et Pellan demeuraient à ses yeux de véritables « réalistes » parce qu’ils rattachaient leurs visions à une exigence de figuration ou de traduction d’un monde extérieur. Au contraire, ceux qui sombraient dans l’abstraction et le surréalisme abolissaient la frontière même qui définit l’art authentique et finissaient par légitimer toutes les fantaisies et toutes les bizarreries. « C’est un art morbide et malsain, bien caractéristique de notre époque troublée, une recherche aiguë des images de la subconscience. Mentionnons encore l’art abstrait, dégénérescence du cubisme, combinaison de la couleur pour la couleur et de la forme pour la forme, sans préoccupation du sujet traité. Raffinement d’une société décadente »[21]. Forme pour la forme, couleur pour la couleur : anticipation d’un art pour l’art total. Cet art n’avait pas encore sa place dans les années 1930.

Sur la question du modernisme, on nous permettra de faire une remarque importante au passage. Le modernisme comme critique de l’esthétique moderne s’est, dans la première moitié du XXe siècle, buté au mur d’une puissante doctrine traditionaliste qui, chapeautant les réalités de vie et les principes modernes (libertés individuelles, par exemple), donnait à la critique de la modernité sous sa forme moderniste des allures d’une critique moyenâgeuse. Certes, la « société » canadienne-française ne fut jamais une société traditionnelle. Jocelyn Létourneau a parfaitement raison d’affirmer que « la société québécoise n’a jamais cessé d’être moderne. Elle a connu les évolutions, les mutations et les transformations de la modernité dans le temps. La Révolution tranquille ne marque ni le point de départ ni le basculement définitif de la société québécoise du côté de la modernité » (Létourneau, 2004, p. 54). La société canadienne-française connut néanmoins une mutation importante dans les années 1960 qui ne relève pas uniquement d’un changement de référence collective (le fameux passage duCanada français clérical au Québec étatique) ; pour être moderne, son mode d’organisation, en réaction au modernisme, ne cessait pas d’être traditionaliste. C’est en ce sens que l’on peut dire que l’ultramontanisme est l’exact envers du modernisme religieux. Les conséquences allaient être aussi nombreuses que profondes : sans aller jusqu’à nier l’exercice de la liberté individuelle, on rappelait sans cesse l’obéissance à l’autorité ; sans nier l’ouverture à la nouveauté, on se lançait dans une vaste entreprise de traditionalisation de la société ; etc. Bureaucratisation de son encadrement, déploiement de sa puissance institutionnelle, spécialisation et expertise, rationalisation de sa théologie, massification de ses manifestations (prédications, pèlerinages, commercialisation des objets de culte, dont les icônes, les images pieuses, les scapulaires, etc.), importation de modes religieuses : le mouvement de la contre-réforme qui se poursuit au Canada français est bel et bien moderne, quoique sa modernité soit traditionaliste.

En ce qui concerne maintenant les textes qui s’opposent à la modernisation, nous n’irons pas chercher plus loin, pour servir d’exemple, que le fameux discours de Louis-Adolphe Paquet : « Notre mission est moins de manier des capitaux que de remuer des idées ; elle consiste moins à allumer le feu des usines qu’à entretenir et à faire rayonner au loin le foyer lumineux de la religion et de la pensée »[22]. Même Édouard Monpetit qui a tant fait pour encourager ses compatriotes à s’emparer de l’industrie, subordonnait la quête des richesses à la préservation des « innéités françaises » et des vérités révélées par la religion catholique.

La dernière citation de Paquet nous permettra de faire une remarque d’ordre général. L’époque comprise par la Grande noirceur est traversée par une tension entre le progrès et la tradition, une tension que traduit bien le « restons traditionnels et progressifs » de Maurice Duplessis. Les Canadiens français veulent être de leur temps mais condamnent les modes trop osées ou les goûts trop révolutionnaires ; ils veulent moderniser leur société mais sans trop bouleverser les structures anciennes ; ils veulent actualiser les formes d’expression de la foi et l’institution catholique mais sans tomber dans un nihilisme moral ou artistique. Ils veulent une révolution, mais tranquille. La plupart du temps, cette ambivalence est une simple dichotomie entre le domaine moral et le domaine technique : préservation des moeurs traditionnels tout en acceptant les progrès industriels et techniques. C’est là le fondement de la modernité réactionnaire (Herf, 1984), dont on trouve, au même moment, de nombreux témoignages en Europe. Ainsi, par exemple, les contempteurs canadiens-français du modernisme n’affichaient nulle volonté de s’interdire de pratiquer la science. Il leur semblait seulement que la science devait être réservée à des domaines qui ne touchaient pas l’apologétique et la théologie, c’est-à-dire des domaines où les méthodes rationnelles ne suffisaient guère à expliquer ce que seule la foi pouvait éclairer. En pleine crise moderniste, prenant pour modèle la fondation, à Rome, d’une Société internationale pour le progrès de la science sous le patronage de trois cardinaux, les revues canadiennes-françaises ne publiaient-elles pas des articles sur la nécessité pour les catholiques de se mettre à l’étude de la science ?

Nous avons tenté d’articuler rapidement une typologie du « moderne » au Canada français. Cette typologie isole quatre grandes acceptions du terme dans les textes de 1850 à 1950. Nous croyons que ces acceptions se continuent jusqu’à aujourd’hui. Encore maintenant, nous concevons le moderne comme ce qui est actuel, la modernisation comme un programme dont l’industrialisation et la socialisation sont les deux principaux vecteurs, le modernisme comme une doctrine d’autonomie et d’autopoièsis, et, enfin, la modernité comme un mode de reproduction sociétal avec lequel nous semblons devoir rompre de plus en plus. Aucun des auteurs de la période étudiée ne discute spécifiquement la question de la postmodernité, mais, puisque, à partir des années 1930, certains s’entendent pour dire que « le monde moderne est mort », leur recherche des fondements du monde à venir (que ce soit dans la quête de l’ultramoderne, de l’antimoderne, du fascisme, du corporatisme ou du communisme) fonde la reconnaissance d’une brisure dans la ligne soi-disant continue du progrès.

Cela permet de mieux comprendre la charge contradictoire dont le moderne est aujourd’hui spontanément porteur. D’un côté, selon la première acception du terme, celle qui fait du moderne un équivalent de l’avant-garde ou de l’actuel, il suffit d’indexer un objet, un phénomène ou un auteur au moderne pour l’affecter tout de suite d’une connotation ou d’une qualité positive. Celui qui n’est pas moderne n’est tout simplement pas de son temps. De l’autre côté, tout ce qui est associé à la modernité en tant que mode de reproduction sociétal (humanisme, Raison transcendante, positivisme scientifique, séparation radicale des sphères privée et publique, abstraction juridique, etc.) est conçu par la plupart des auteurs actuels comme répressif, autoritaire et, pour utiliser ici l’ancien vocabulaire marxiste, bourgeois. Se réclamer des catégories et des principes modernes, c’est, le plus souvent, paraître rétrograde, conservateur, voire élitiste, patriarcale et raciste. C’est en creux de cette contradiction que l’on peut saisir la nature souvent déroutante des analyses historiques que permet la « labilité extrême » du concept de « moderne » : dans l’historiographie québécoise, on célèbre d’ordinaire la modernité d’abord comme passage à la postmodernité. Ainsi, par exemple, le postmoderne Borduas est devenu, ce qui étonne de prime abord, une figure canonique de notre entrée dans la modernité. Ainsi, la montée des classes moyennes, de la société de consommation et de l’État keynésien est assimilée à une pénétration du moderne dans le monde traditionnel du Québec de la Grande noirceur. Nous espérons que cette cursive typologie permettra, à l’avenir, de se prémunir contre de telles confusions.

En terminant, il est intéressant de s’interroger sur les usages du terme « moderne » après les années 1950 chez les sociologues, les littéraires et les historiens. Un bref survol de la production scientifique paraît indiquer une confusion aussi grande que celle candidement avouée par les collaborateurs du collectif Constructions de la modernité au Québec. La modernité n’est pas tant une période historique qu’une dynamique sociale qui, chez les littéraires, correspond d’abord au modernisme, et, chez les sociologues et les historiens, à la modernisation. C’est ainsi que Denis Molière peut écrire que Duplessis « représente l’archétype du Québec traditionnel et rural » pour la raison qu’il « illustre la peur du changement social » (Monière, 1977, p. 297). Pour lui, la modernité se résume assez sommairement à être industrialisé et urbanisé[23]. Marcel Fournier ajoute quelques ingrédients à cette analyse : il faut en outre que l’économie locale ait subi des changements profonds, que l’organisation sociale et politique ait été bouleversée, que les conflits sociaux aient été multipliés, que l’Église et l’État soient séparés, que les institutions aient été laïcisées, etc. ; ailleurs, Fournier fait correspondre la modernité et la montée des classes moyennes. Ces différents indicateurs lui permettent de conclure à « l’accès tardif à la modernité » et de la difficile « entrée dans la modernité » du Québec (Fournier, 1986, p. 7-8 et 35). Ces différentes définitions n’étant pas exhaustives, les sociologues en juxtaposeront plusieurs qui renvoient toutes, directement ou indirectement, à la modernisation de la province : la montée de la science, la démocratisation de l’éducation, la syndicalisation et tutti quanti[24]. Ainsi, pour prendre un exemple récent, Michel Bock définit le concept de modernité comme « l’ensemble des phénomènes économiques, politiques, culturels et intellectuels qui accompagnent le passage de la société “traditionnelle” (c’est-à-dire, pour l’essentiel, rurale et agricole) à l’ère de l’urbanisation et de l’industrialisation » (Bock, 2004, p. 90). Les littéraires, quant à eux, percevront le moderne comme un appel au changement pour le changement (selon l’acceptation de l’art légitime propre à l’après-guerre) et l’associeront ainsi au modernisme. Est moderne l’artiste qui brise les canons acceptés de l’esthétique, révolutionne inlassablement son style et se réinvente sans cesse. Les travaux d’Esther Trépanier peuvent, encore une fois, nous servir de point de repère : la modernité esthétique y est définie comme une tentative de rendre l’expression à la subjectivité de l’artiste et de favoriser à la fois le rejet des sujets conventionnels et la rupture avec l’académisme.

La confusion conceptuelle demeure donc jusqu’à aujourd’hui dans les différentes disciplines qui s’intéressent au changement social dans le Québec du dernier et de l’avant-dernier siècle. C’est seulement récemment que des auteurs ont éprouvé le besoin d’éviter ce flou conceptuel qui continue de provoquer les plus stériles débats historiographiques et, parfois, d’orienter normativement les plus futiles analyses historiques. Les premiers peut-être avec cette intention explicite, Gilles Bourque et Jules Duchastel, auxquels s’est joint plus tard Jacques Beauchemin, ont tenté un travail de clarification, qui leur a permis (tout en maintenant, ce qui est regrettable, la synonymie des termes modernisme, modernité, moderne et modernisation) d’établir une distinction toute simple au sein du monde moderne, celle entre l’État libéral et l’État keynésien, puis entre modernisme et traditionalisme[25]. Les étudiants et professeurs regroupés autour du professeur Michel Freitag ont eux aussi, à partir du début des années 1990, amorcé des travaux orientés sur une théorie générale des modes de production sociétaux qui offrait l’avantage de jeter un nouvel éclairage sur le parcours historique du Québec (Gagné, 1999). Enfin, récemment, l’ouvrage de Joseph-Yvon Thériault (2002), Critique de l’américanité, quoique formulant une définition de la modernité parfois nébuleuse (celle-ci n’étant pas, de toute façon, son objet), jette les jalons d’une réflexion de grande ampleur sur les catégories sociologiques ayant servi jusqu’ici de balises à l’analyse historique. Il est à espérer que ce genre de travaux aura une suite. Pour l’heure, trop souvent, nous en sommes encore aux approximations douteuses et aux à-peu-près définitionnels, au point où certains peuvent prétendre, à l’instar de Thériault, que derrière la fausse évidence du « moderne » se cache une volonté politique de normaliser le parcours historique de la collectivité québécoise (Rudin, 1997).