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La question de savoir de quelle manière et pour quelles raisons les hommes se lient entre eux et forment ensemble des groupes dynamiques spécifiques est un des problèmes les plus importants pour ne pas dire le plus important de toute la sociologie.

Elias, 1985, p. 232-333

Depuis les cinquante dernières années, la vie urbaine s’est radicalement transformée au profit de la banlieue. La majorité de la population en Occident vit maintenant dans des métapoles, des « territoires urbains distendus, hétérogènes et multipolarisés » (Ascher, 1998, p. 28). En Amérique du Nord, on assiste à un étalement urbain accéléré qui se manifeste par une baisse de la population, voire une dépopulation, dans les grandes agglomérations. Ainsi, selon l’Institut de la Statistique du Québec (ISQ, 2019), Montréal a connu, en 2017-2018, des pertes migratoires interrégionales importantes équivalant à 1,24 % de sa population. Ce déficit, le plus important depuis 2009-2010, est attribuable à une hausse de départs vers les régions adjacentes (ISQ, 2019, p. 4).

Les premières banlieues furent d’abord le lieu protégé des classes aisées qui, « imbues d’individualisme, de romantisme et d’hygiénisme », s’éloignèrent de la ville pour adhérer au nouvel idéal de vie fondé sur les valeurs de « salubrité publique, tranquillité, contact avec la nature et aisance domestique » (Mercier, 2006, p. 220). Après la Seconde Guerre mondiale, la prospérité économique, l’essor démographique et la pression de la demande favorisèrent l’émergence de la banlieue qui ne fut toutefois possible que par la création de nouvelles infrastructures de circulation, par l’appui de l’État à la propriété et à la maison unifamiliale, et par le désir des ménages d’y accéder (ibid., p. 214-215).

Le milieu de la banlieue est souvent analysé en rapport avec celui de la ville et peu de sociologues, y compris au Québec[1], l’observent en relation avec ses résidents et ses familles (Collin et Poitras, 2004). De plus, on remarque que les sociologues se sont intéressés tardivement à la réalité de la banlieue, à partir des années 1980 seulement et très partiellement jusqu’aux années 2000. « Très attachée au dualisme ville/campagne », la sociologie peine à saisir cette problématique (Damon, Marchal et Stébé, 2016, p. 620). La question de la banlieue suscite aujourd’hui de vifs débats entre ceux qui perçoivent ces milieux comme nuisant au développement durable et ceux qui y voient plutôt un facteur de croissance économique; entre les uns qui décrient l’individualisme et l’isolement de ses habitants, et les autres qui soulignent les aspirations à acquérir une maison unifamiliale; entre certains qui y constatent l’homogénéité des catégories sociales (prédominance de la classe moyenne) et d’autres, qui y observent une plus grande hétérogénéité. La banlieue a mauvaise presse, elle est souvent discréditée en raison de la fracture et de l’étalement urbain qu’elle provoque. On peut, dès lors, se demander quels sont les effets du lieu sur la détermination des interdépendances entre les individus.

Nous nous sommes inspirés des études de Norbert Elias qui a développé la théorie sociologique de l’interdépendance entre les individus, aussi appelée « théorie des liens sociaux » et qui a cours dans la société moderne. Une analyse des processus sociaux, à savoir des chaînes d’interdépendance entre les individus, telle est l’approche qu’il préconise pour la connaissance du « monde social » vu comme un « réseau de relations ». Ses concepts sont de type relationnel et permettent d’expliciter les processus et la dynamique des relations sociales; il en est ainsi du concept d’habitus social défini comme un espace d’interactions où « tout individu, si différent soit-il de tous les autres, porte une marque spécifique qu’il partage avec les autres membres de sa société » (Elias, 1991b, p. 239). La différenciation croissante des fonctions dans la société moderne conduit à une « densité et une complexité croissantes des interdépendances entre les individus » (Elias 1991a, p. 16). Individualité et interdépendance, autonomie et isolement, engagement et distanciation créent des tensions et des contradictions chez les individus. Elias insiste sur le fait que la société est à la fois un facteur d’individualisation et de « conditionnement social ». Étant donné, écrit-il, que dans la société contemporaine, les individus sont de moins en moins encadrés par les institutions sociales, que ce soit la religion ou l’État, leur plus grande autonomie et marge de liberté s’accompagnent d’un plus grand isolement et d’une insertion sociale plus difficile. La sociologie doit chercher à comprendre et à analyser la structure et la dynamique des processus sociaux d’interdépendance que sont notamment la stigmatisation, l’individualisation, l’appartenance sociale et les liens sociaux.

Nous nous sommes également inspirés des études de Fortin et Vachon (2002, 2011) qui font état de la réalité de la banlieue et du milieu périurbain dans la région métropolitaine de Québec. Au moyen d’études empiriques, leurs ouvrages constituent un imposant laboratoire de recherche qui met en perspective les causes et les conséquences, à la fois démographiques, sociologiques, urbanistiques et architecturales du phénomène de l’étalement urbain et du développement du territoire périurbain. L’approche sociologique de ces ouvrages est fondée sur la théorie de l’habitus social de Bourdieu. En effet, les auteurs développent une approche intéressante des « habitus résidentiels » qui « se construisent sous l’influence des lieux de vie et des représentations sociales » (Fortin, Després et Vachon 2011, p. 250). Par ailleurs, nous nous sommes aussi appuyés sur les études de Lupi et Musterd présentant les trois approches classiques portant sur cette question, qu’ils résument ainsi : [traduction] Perdu, Renforcé et Transformé. La première position conclut au “non-lieu” et “à la perte du lien social”; la deuxième évoque un lieu idéalisé par et pour les résidents avec renforcement du lien social; et la troisième témoigne de la transformation de ce lieu conduisant à la reconfiguration du lien social » (Lupi et Musterd, 2006, p. 804).

À partir de ces approches conceptuelles et empiriques, notre étude porte sur les processus sociaux d’interdépendance qui interviennent dans la construction du rapport au lieu et des liens sociaux de résidents d’une localité périurbaine, la municipalité québécoise de Saint-Basile-le-Grand (SBLG) située sur la Rive-Sud de Montréal. Individualisme et sociabilité, liaisons et dé-liaisons sociales, sont l’objet de notre recherche qui consiste à décrire et à analyser les perceptions et les pratiques d’habiter. Deux hypothèses sont explorées. La première énonce que les rapports au lieu et le lien social sont idéalisés par les résidents interrogés de SBLG. La deuxième présume que le rapport au lieu et les liens sociaux varient selon les pratiques d’habiter et les positions sociales. Notre article vise ainsi à préciser s’il y a déficit, renforcement ou reconfiguration du rapport au lieu et du lien social chez les personnes interrogées de SBLG. Nos interrogations sont les suivantes : Comment se définit le rapport au lieu des résidents interrogés de SBLG? Qu’en est-il de l’enracinement local, de la représentation et de la signification des lieux et de l’attachement au milieu? Comment se fabriquent les liens sociaux et familiaux dans cet espace de vie? Sont-ils significatifs? Qu’en est-il du sentiment d’appartenance de même que de la construction identitaire?

L’article comprend trois parties. D’abord, nous présentons un aperçu de la littérature qui rend compte de différentes prises de position sur la réalité complexe de la banlieue, du milieu suburbain et périurbain. Nous procédons ensuite à la présentation de la méthodologie et à l’analyse des résultats de notre étude empirique sur le sujet.

État des lieux

Cette section expose les contributions d’auteurs de diverses disciplines qui se sont intéressés à la question de la banlieue, du milieu suburbain et périurbain. Il nous apparaît judicieux de définir quelques notions. La banlieue n’est pas un concept stable et homogène, elle se définit plutôt comme une forme urbaine hétérogène et polycentrique (Gervais, van der Klei et Parent, 2015 ; Wyly, 1999 ; Poitras, 2017). Fortin (2015) définit la banlieue comme l’ensemble des localités et agglomérations administrativement autonomes qui entourent un centre urbain. Il existe plusieurs types de banlieues qui se différencient selon le moment de fondation, l’histoire et le rythme de croissance. Le milieu suburbain est ensuite identifié comme un « territoire en continuité avec l’urbain [faisant en sorte] que l’on traverse de l’un à l’autre sans s’en rendre compte[2] ». Enfin, la zone périurbaine regroupe des secteurs plus récents qui ne sont pas nécessairement en continuité avec l’urbain ; elle se situe à l’extérieur des banlieues et se développe à partir notamment d’anciens noyaux villageois. Dans le cadre de cet article, nous retenons le terme générique « banlieue » (au singulier), puisqu’il s’agit de présenter une revue générale du phénomène. Précisons que notre étude porte sur le cas d’un milieu périurbain tel que défini ci-haut. Quant aux notions « suburbain », « suburbanisation », « suburbanité », elles apparaissent dans cet article lorsque nous nous référons à des textes de chercheurs étudiant ce type de territoire.

Notre revue de la littérature porte plus spécifiquement sur la question du rapport au lieu et du lien social dans le milieu périurbain. La documentation portant sur ce type de territoire est restreinte et englobe très souvent, sans distinction, l’ensemble du phénomène de la banlieue y compris les milieux suburbains et périurbains. La terminologie utilisée pour identifier ce type d’espaces périphériques aux confins des agglomérations urbaines n’est, en effet, pas uniformisée sur les plans international et national. Les chercheurs ne définissent pas toujours les termes de la même façon et ceux-ci sont utilisés différemment selon les pays et les groupes linguistiques. C’est pourquoi nous avons choisi de recenser la documentation portant à la fois sur la banlieue et sur les milieux suburbains et périurbains.

Le non-lieu et la perte du lien social

Une première approche, née avec l’émergence de la banlieue et des espaces périphériques, comprend des critiques répétées sur l’éclatement urbain et la dispersion dans des milieux « uniformes et déshumanisés » où règnent l’individualisme et l’isolement des habitants, et où se propage l’idéologie de l’« entre-soi » petite-bourgeoise au détriment des liens sociaux et de la cohésion sociale. Certains chercheurs pressentent, avec le développement de l’étalement urbain, une « crise du lien social, la fin d’un monde intégré et la dissolution des repères symboliques et traditionnels » (Chadoin, 2004, p. 87). Ainsi, plusieurs présentent des positions très pessimistes sur le phénomène de l’étalement urbain (Augé, 1989; Jacobs, 1961; Putnam, 2000; Sennett, 1995; Whyte, 1956). Augé (1989) affirme que la banlieue est le domaine du « non-lieu », du « nulle part » et correspond à des villes « vides », sans âme. Dans le même sens, Sennett (1995) et Putnam (2000) y voient une défaite de la sphère publique au profit de l’espace privé. Ils considèrent que le mode de vie privé génère une perte d’attachement et de lien social.

D’autres se désolent des conséquences de la suburbanisation sur la condition de la population qui habite la banlieue et sur l’avenir de la ville moderne. On dépeint une ville fracturée au profit de l’étalement urbain et de la délocalisation (Davis, 2003). On craint la fin de l’urbanisme dans les villes et leur perte de « centralité », l’affaiblissement de leur pouvoir et la présence de politiques urbaines chaotiques et instables (Harris, 2004; Peck, 2011; Rae, 2004; Wyly, 1999). Selon Peck, la décentralisation a pour conséquence de rendre les communautés locales non plus subordonnées aux instances centrales, mais plutôt subversives à leur endroit[3] (Peck, 2011, p. 884-885). Certains chercheurs mettent en perspective la relation entre la suburbanisation et le néolibéralisme, en notant l’écart qui sépare la vision utopique autonomiste de la réalité centrifuge du marché, de l’accumulation du capital, du soutien de l’État à la privatisation des fonctions publiques conduisant à la sécession et à l’exclusion sociale (Peck, 2011; Ekers, Hamel et Keil, 2012; Walks, 2013; Wyly, 1999). La question de la banlieue et de ses espaces périphériques engendre alors des critiques virulentes chez de nombreux analystes de la ville qui perçoivent ces espaces comme des territoires fragmentés et invivables conduisant à la perte de sociabilité, d’identité sociale et à la fragilisation de la société.

Le lieu idéalisé et le renforcement du lien social

La deuxième approche consiste à considérer la banlieue et les territoires en périphérie des grandes agglomérations urbaines comme un milieu de vie idéal pour les habitants. Le développement de la banlieue et des territoires périphériques vient, dans cette perspective, répondre aux aspirations de nombreuses familles en provenance de la ville et en quête d’espace, de meilleures conditions de vie et de logements abordables. Ces milieux apparaissent alors comme un rêve populaire, « une passion pavillonnaire » pour la famille et les enfants (Mercier, 2006). On attribue à leurs habitants une quête romantique dans cette idée de vivre dans une maison unifamiliale à proximité de la campagne. Ces chercheurs jugent inévitable le phénomène de la banlieue et estiment qu’il contribue à la croissance économique, à une diversité des services au niveau local et à une meilleure représentation politique des citoyens. Tout en reconnaissant que de nouvelles formes de précarité apparaissent dans le milieu de la banlieue, Walks (2013) considère qu’il y a place à une suburbanisation diversifiée, innovatrice et progressive. Certains analystes soulignent que la vision négative de la banlieue repose sur une image simpliste et binaire « ville/banlieue » qui ne reflète pas la nouvelle réalité métropolitaine, et qu’il faut davantage remettre ce phénomène dans le contexte de l’évolution des villes, de leur innovation technologique et de l’amélioration de la productivité (Lachance, 2009; Billard et Brennetot, 2009).

Ce mode d’urbanisation, qui va de pair avec l’importance croissante de la famille nucléaire et de l’individualisation, favorise, selon des auteurs, le sens de la communauté, le sentiment d’appartenance et le « localisme » (Clapson, 1998; Morley, 2000). Pour eux, le milieu de la banlieue et ses composantes ne manquent pas d’unité ni de cohésion sociale. On y trouve, au contraire, un renforcement des liens sociaux, de l’identité collective et de la solidarité sociale (Lupi et Musterd, 2006, p. 806). On constate également que les habitants de ces milieux sont plus actifs socialement et sont attachés à leurs milieux de vie. Les études de Fortin, Després et Vachon (2002) indiquent que les habitants du milieu périurbain sont bien enracinés localement et que ce milieu se caractérise par une sociabilité soutenue. Les relations de voisinage et le sens de la communauté subsistent, l’identité collective et l’identification aux organisations locales aussi. La banlieue moderne et les sphères environnantes demeurent populaires et conservent, selon Moos et al. (2015), l’« image idyllique » de l’accès à la propriété et à la nature. Enfin, certains affirment que même dans les zones pavillonnaires, il y a de nouveaux types de lieux et de centralité et « de nouveaux modes de vie populaires » (Asher, 1998; Chadoin, 2004; Estèbe, 2004; Lupi et Musterd, 2006).

Le lieu recomposé et le lien social reconfiguré

La troisième approche consiste à envisager la réalité complexe de la banlieue et des espaces périphériques en faisant ressortir la logique de transition et l’impact des changements socio-économiques sur le rapport au lieu et les liens sociaux (Berger, 2004; Chadoin, 2004; Cusin, Lefebvre et Sigaud, 2016; Lupi et Musterd, 2006; Modarres et Kirby, 2010; Wilson et Baldasarre, 1996). Les localités de banlieue, bien qu’elles conservent leur autonomie, se caractérisent aujourd’hui beaucoup plus comme des territoires en continuité avec les centres urbains que comme des territoires fractionnés. Des analystes estiment que les banlieues sont des lieux plus hétérogènes que ce qu’on leur crédite habituellement (Modarres et Kirby, 2010, p. 115). Berger (2004, p. 61) affirme par exemple que « l’unité de la banlieue est un mythe », et qu’il existe une grande hétérogénéité de positions sociales parmi les nouveaux arrivants.

Les analystes de la banlieue s’interrogent sur l’homogénéité ou l’hétérogénéité sociale de ce milieu. Certains insistent sur la conformité et l’homogénéité de classe, tandis que d’autres conviennent plutôt que les territoires de la banlieue se caractérisent aujourd’hui par une plus grande hétérogénéité en raison notamment de la décentralisation des activités économiques et politiques, de la transformation des modes d’aménagement des sites d’habitation et des attentes de la clientèle et des groupes sociaux (Mooset al., 2015). Plusieurs analystes font état de ces changements et constatent la présence accrue, en banlieue, de personnes de toutes les couches sociales et de tous les âges (Consortium de la Communauté métropolitaine de Montréal [CCMM], 2016; Collin et Poitras, 2004; Fortin, Després et Vachon, 2002; 2011; ISQ, 2019). La mixité intergénérationnelle et le renouvellement social et spatial dans ce milieu suggèrent que « l’homogénéité des espaces sociaux » ne tient plus, pas davantage « la moyennisation », et encore moins « l’opposition anciens/nouveaux » (Thomann, 2009; Lupi et Musterd, 2006; Modarres et Kirby, 2010; Wilson et Baldassare, 1996). « La banlieue s’étale », selon les termes de Fortin, Després et Vachon (2011), dans des lieux diversifiés; elle ne dissout pas le lien social ni l’identité, mais les recompose en créant de nouvelles formes de sociabilité et de rapport au milieu.

Lupi et Musterd (2006, p. 806-807) remarquent que les résidents « suburbains » ont le même sentiment d’appartenance, d’attachement et d’identité collective sur les plans local et cosmopolite que les résidents des villes. Outre la recherche d’un espace de nature, calme et sécurisé, les résidents de banlieue sont avant tout en quête d’une vie familiale de qualité dans des espaces privés, et finalement, leurs choix résidentiels sont davantage fondés sur des besoins individualistes et fonctionnels. Fait intéressant à souligner, Lupi et Musterd (2006) et Jean (2016) constatent que le fait de vivre en ville ou en territoire suburbain et périurbain a peu d’impact sur la nature et l’importance des liens sociaux. Les résidents de tous les milieux privilégient leur propre milieu de vie et tous vivent « une logique identitaire forte ». Tous préfèrent aussi habiter dans un environnement et dans un entourage composé de personnes partageant les mêmes valeurs et le même mode de vie; les préférences résidentielles correspondent davantage à une « communauté de valeurs » qu’à un « territoire », en somme à des « stratégies affinitaires » (Breux et Bherer, 2009; Doyonet al. 2011; Fortin et Bédard, 2003; Jean, 2014). Les nouvelles caractéristiques spatiales et sociales de la banlieue que sont la variété, la spécialisation et la densité éloignent de moins en moins les résidents du mode de vie de la ville.

La question de la banlieue et de ses composantes périphériques est encore sous-étudiée malgré son ampleur. Les approches pessimistes et idéalistes ne sont, à notre avis, pas en mesure d’entrevoir les changements, c’est pourquoi nous abordons la banlieue comme une réalité sociale complexe, afin d’en décrypter les modes d’habiter (Chadoin, 2004; Dodieret al., 2012; Lupi et Musterd, 2006; Wilson et Baldassare, 1996).

Méthodologie

Nous avons effectué une étude de cas. Bien connu pour ses travaux en la matière, Yin (1985, p. 23) considère que la puissance de l’étude de cas consiste à établir et enrichir les théories. Yves C. Chagnon soutient qu’une telle méthode permet « d’acquérir une connaissance approfondie du comportement des acteurs qui y évoluent, des sentiments qu’ils éprouvent ainsi que des interactions qui les lient » (Chagnon, 2012, p. 1). Dans Logique d’exclusion, Elias (1997) fait une étude de cas dans une banlieue de Londres; il y défend l’idée d’une influence de la dimension temporelle et de l’ancienneté de la localité étudiée (établis et marginaux, anciens et nouveaux résidents) sur la construction des identités communautaires. Inspirés des études de Fortin, Després et Vachon (2002; 2011) sur la banlieue et le milieu périurbain, nous avons pu comparer nos résultats avec certains des leurs et introduire, s’il y avait lieu, de nouveaux éléments à la théorie existante.

Notre enquête repose sur 41 entrevues semi-structurées réalisées auprès de répondants choisis au hasard lors d’une activité de porte-à-porte. Le nombre d’entretiens, d’une durée de deux à trois heures, a été déterminé par la saturation des données. Leur analyse repose essentiellement sur l’exploitation de questions ouvertes. Étant donné l’échantillon restreint, notre étude ne vise pas des généralisations statistiques mais se propose plutôt à illustrer la vie en banlieue et en milieu périurbain.

Les répondants ont été sélectionnés en fonction de deux critères. Le premier est de faire partie d’un couple avec enfants ou de vivre seul avec des enfants. Ce choix nous permet d’explorer le type de ménage le plus fréquent dans le milieu de vie périurbain. Le second critère touche la zone habitée par les résidents et leur position sociale modeste, moyenne ou aisée. Cette option est fondée sur l’hypothèse déjà énoncée.

Portrait de Saint-Basile-le-Grand

Afin de mieux contextualiser le territoire étudié, présentons succinctement les phases de développement et les caractéristiques actuelles de la ville de SBLG. Le village est fondé en 1870, la première rue urbaine voit le jour en 1932 et, en 1939, est construite la route provinciale (116) traversant la ville. Un premier ensemble résidentiel apparaît en 1946. La fin des années 1950 coïncide avec le début de l’urbanisation du village et l’accélération d’un mouvement migratoire de Montréal vers la Rive-Sud. En mai 1969, SBLG obtient le statut de ville. S’engagent alors trois décennies de spéculation foncière, avec la subdivision de plus de 10 000 lots et la construction d’équipements collectifs. Depuis les années 2000, en raison du manque d’espace, un seul ensemble résidentiel a été réalisé, car le reste du territoire est en zone agricole. Une demande est déposée auprès de la Communauté Métropolitaine de Montréal (CMM) et de la Municipalité régionale de comté (MRC) afin de dézoner 110 hectares de terrains agricoles adjacents à la gare de train de banlieue dans le but d’accroître les unités d’habitation.

SBLG fait partie de la CMM, elle est située sur la Rive-Sud de Montréal à 20 kilomètres du centre-ville de Montréal (Figure 1). En 2017, cette municipalité comptait 17 192 habitants, dont 6 390 ménages. Des données recueillies et produites par la CMM (2019)[4] indiquent que 70 % du territoire de SBLG est à vocation agricole et 12 % à vocation résidentielle. La population est constituée à 87 % de propriétaires et la maison unifamiliale prédomine, représentant 70,3 % de l’ensemble des logements privés. Les déplacements de la population de SBLG se font principalement en automobile (71,6 %) et en transport en commun (15,2 %), dans les mêmes proportions que l’ensemble de la Rive-Sud de Montréal. Cette petite municipalité connaît depuis les 20 dernières années un rajeunissement de sa population et sa mixité sociale est tangible, notamment en ce qui concerne les types de ménage, le revenu et le niveau de scolarité. Concernant les types de ménage, 38,9 % sont formés d’un couple avec enfants, 26,3 % d’un couple sans enfant et 20,2 % d’une seule personne, alors que les autres ménages comptent pour 14,6 %. Le revenu médian des ménages est supérieur à celui du territoire de la Rive-Sud de Montréal et de la CMM, de même que le niveau de scolarité.

Figure 1

Localisation de Saint-Basile-le-Grand dans la région métropolitaine de Montréal

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Ce portrait statistique permet de positionner la municipalité de SBLG dans l’environnement montréalais métropolitain (Figure 1). Nous estimons que, dans l’ensemble, SBLG représente assez bien la population de la Rive-Sud de Montréal et constitue un bon terrain pour une étude de cas. En outre, cette municipalité correspond bien au modèle périurbain, puisqu’elle se situe en périphérie relativement éloignée du centre urbain, à l’extérieur des banlieues anciennes et du milieu suburbain, et qu’elle s’est développée à partir d’un ancien noyau villageois.

Caractéristiques des secteurs à l’étude

Trois secteurs font partie de notre étude (Figure 2). Il est à noter que le noyau villageois n’en fait pas partie. Nous nous sommes restreints à des quartiers construits en périphérie du coeur du village où la population est assez hétérogène. Précisons que, faute de données officielles, nous nous sommes appuyés sur la connaissance pratique des conseillers de district de SBLG afin de décrire les secteurs étudiés.

Figure 2

Les secteurs d’étude

Les secteurs d’étude
Source : Fond de plan, Ville de Saint-Basile-le-Grand, Services techniques, Plan d’ensemble, émis le 22 janvier 2019.

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Le secteur A, développé en 1973 et 1974, est composé d’habitations de type maison mobile complètement isolées du reste de la ville. Il a été desservi tardivement, soit en 1992 et 1996, par le réseau d’infrastructures municipales. Depuis, aucun changement résidentiel important n’y a eu lieu. Il est habité par environ 1 000 résidents, dont la majorité a des revenus modestes. La plupart des ménages de ce secteur sont des adultes d’âge moyen, en couple avec ou sans enfants; près du tiers sont des personnes seules. Les résidents de ce secteur ont généralement un niveau de scolarité primaire ou secondaire, avec ou sans diplôme, et occupent principalement des emplois de service, de bureau et de métiers. Les écoles sont situées à l’extérieur du secteur; un petit parc est accessible à proximité ainsi qu’une piste cyclable permettant d’atteindre le noyau villageois et la bande riveraine de la rivière Richelieu.

Le secteur B a connu une première phase de développement en 1973 et 1974, une deuxième de 1986 à 1988, puis une troisième de 2000 à 2006. La majorité du cadre bâti consiste en maisons unifamiliales détachées, de type cottage et bungalow. Ce secteur de classe moyenne est composé d’environ 2 000 habitants, dont la majorité (environ 60 %) est assez jeune. Il s’agit surtout de ménages formés de couples avec enfants. Un parc situé à l’extérieur du secteur est facilement accessible, mais il existe surtout de petits parcs de bout de rue dans le secteur lui-même. Le centre communautaire et l’aréna se situent dans ce milieu qui est bien desservi par le réseau cyclable local.

Le secteur C est le plus récent quartier de SBLG, il a été instauré de 1978 à 1983 et a été construit en plusieurs phases jusqu’à aujourd’hui. Ce secteur comprend environ 2000 résidents, dont la plupart habitent là depuis de 5 à 20 ans. Ce secteur de classe aisée est assez homogène d’un point de vue socio-économique et est surtout occupé par de jeunes ménages formés de couples avec ou sans enfants. La majorité de ces résidents ont une formation de niveau supérieur à celle des résidents des secteurs A et B ; ils sont plus nombreux à occuper, notamment, des postes de professionnels et de techniciens. Les revenus de ménage sont ainsi plus élevés que ceux des autres secteurs. Les résidents profitent de la présence de nombreux parcs dans leur secteur et les secteurs limitrophes, de plusieurs pistes cyclables et de l’accès à un lac construit dans leur secteur.

Portrait des répondants

Les entretiens ont été administrés séparément auprès de 41 personnes, soit 24 femmes et 17 hommes. La majorité les répondants sont en couple avec enfants. Ils représentent 21 personnes mariées, 18 en union de fait et deux séparées ou divorcées, dont l’âge varie de 25 à 44 ans. La majorité sont des employés de bureau et de service, des travailleurs de métier et des techniciens, auxquels s’ajoutent un petit nombre de professionnels. Parmi les personnes interrogées, 28 ont une formation secondaire ou collégiale avec ou sans diplôme, alors que 13 ont acquis une formation universitaire, avec ou sans diplôme. La plupart travaillent à temps plein, surtout dans la ville de Montréal, mais aussi ailleurs sur la Rive-Sud de Montréal. Quant aux revenus annuels (après retenues) des ménages, 5 d’entre eux déclarent des revenus de moins de 50 000 $, 9 de 50 000 à 69 999 $, et 6 de 70 000 à 99 999 $. De plus, 14 ménages ont un revenu de 100 000 $ à 149 000 $ et 7 de 150 000 $ et plus. Fait à noter, nous avons laissé au hasard la catégorie de l’ancienneté de résidence, ce qui explique la présence d’un petit nombre de pionniers. Le Tableau 1 compile les principales caractéristiques des répondants.

Les résultats

Le rapport au lieu est entendu comme la relation que les personnes entretiennent avec leur environnement spatial. L’ancrage local, les représentations de l’espace, la signification des lieux, l’attachement au milieu et l’appréciation des lieux en font partie. Quant au lien social, il renvoie ici aux liens qu’entretiennent les individus entre eux. Les relations familiales et sociales, le sentiment d’appartenance et l’identité sociale sont des indicateurs de ce concept. Il faut retenir que l’ensemble de ces aspects s’entrecroisent et forment les conditions de la construction d’une identité individuelle et collective (Fortin, Després et Vachon, 2002, p. 134).

Tableau 1

Profil des répondants

Profil des répondants

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Le rapport au lieu

« L’individu se reconnaît et s’identifie dans les symboles et les repères que lui offre l’espace aménagé » (Chadoin, 2004, p. 64). Le rapport au lieu englobe les liens que les individus maintiennent avec leur environnement, les significations et les représentations qu’ils donnent à leur espace de vie. Ainsi, l’environnement spatial soutient la dynamique des liens sociaux, il est un support d’appartenance et d’attachement. Il a ses effets propres qui ne sont compréhensibles qu’à partir de la structure sociale.

Enracinement local, parcours et préférences résidentielles

Chez les résidents interrogés, l’enracinement local est vivant, il est associé au maintien des liens sociaux et familiaux. Nos données confirment qu’il existe dans le milieu étudié un fort ancrage local, qui est d’autant plus résistant que le parcours résidentiel des personnes est en continuité avec leurs expériences antérieures d’habitation.

Une similitude avec le lieu d’origine

Les préférences résidentielles sont liées à la trajectoire des personnes et à une familiarité avec le type d’habitat. Nous constatons une propension des personnes à habiter des espaces similaires à ceux qu’elles ont occupés auparavant. Avant de s’installer à SBLG, un peu plus de la moitié des personnes interrogées a vécu le plus longtemps dans de très petites et petites villes de la Rive-Sud de Montréal. Un cinquième provient de villes de taille moyenne, telles que Longueuil, alors que le quart seulement d’entre elles a habité le plus longtemps de grandes et très grandes villes comme Montréal. Les autres personnes ont vécu le plus longtemps dans d’autres petites villes à l’extérieur de la CMM ou dans d’autres régions du Québec.

Lorsque l’on tient compte seulement du dernier lieu de résidence des personnes interrogées avant d’habiter SBLG, on remarque des similarités, mais aussi certaines différences reliées à l’ancienneté de résidence. Les résidents interrogés qui habitent à SBLG depuis plus longtemps viennent autant de très petites villes de la Rive-Sud de Montréal que de Longueuil et de Montréal. Les répondants qui y habitent depuis un peu moins longtemps viennent, dans l’ordre, de Longueuil, de la Rive-Sud et des villes à l’extérieur de la CMM et de Montréal. Quant aux personnes plus récemment établies, elles sont le plus souvent originaires de petites villes, la grande majorité venant de la Rive-Sud de Montréal ou encore de villes situées en dehors de la CMM. Ainsi, nos observations montrent que les résidents interrogés de SBLG sont le plus souvent originaires de très petites ou de petites villes.

Une similitude avec le milieu d’origine

La connaissance de la vie de banlieue, la familiarité avec ce milieu, le fait d’en être originaire ou d’y avoir vécu longtemps, et la recherche d’un milieu axé sur les besoins de la famille sont des éléments qui ont tous contribué grandement à la décision de s’installer à SBLG. Ainsi, un peu plus de la moitié des répondants disent avoir choisi de vivre dans cette municipalité pour ses caractéristiques similaires à celles de l’endroit où ils ont vécu le plus longtemps auparavant. Les commentaires suivants indiquent bien cette propension à habiter dans un environnement similaire à celui d’origine, ce qui témoigne d’un enracinement local important. Les personnes ayant habité de plus petites villes s’expriment ainsi :

J’ai grandi dans une petite banlieue où je jouais dans la rue au ballon, au hockey, on courait dans la rue, ce n’était pas passant. Donc, moi aussi je recherchais ça. Je ne voulais pas que mes enfants ne puissent pas jouer dans la rue, ne puissent pas sortir dehors et puis, ne pas avoir de terrain.

N=15, ho, TPV[5]

On a grandi dans un quartier familial, [...] dans des petites villes, la nature autour.

N=22, ho, PV

Une personne élevée à la campagne, mais ayant vécu le plus longtemps dans une ville moyenne comme celle de Longueuil, cherchait un milieu résidentiel plus tranquille et favorable aux besoins de la famille et des enfants.

Un peu, parce que, ayant été élevée en campagne, c’est clair que nous on ne voulait rien savoir de Montréal. Le quartier à Longueuil où on était c’était comme beaucoup de villes, très commercial. Oui, il y avait des petits parcs, mais les écoles étaient moins ce qu’on souhaitait.

N=04, fe, VM

Cet homme originaire de la ville de Montréal conserve l’âme citadine et garde de très bons souvenirs de la vie urbaine. C’est sa conjointe et la venue des enfants qui l’ont amené à changer de milieu résidentiel :

Moi, je suis un type de ville […] et j’y vais à Montréal. D’où je viens ce n’était pas un milieu comme ici, c’était sur l’île de Montréal, tout était plus accessible. Maintenant qu’on a des enfants, ça a changé la donne, ça c’est sûr, on veut être dans un milieu plus convivial, dans une moins grande ville.

N= 06, ho, TGV

Une similitude avec le type de propriété des parents

Le fait d’avoir vécu dans une famille dont les parents étaient propriétaires a également influé sur le choix résidentiel. Plus des trois quarts des répondants ont été le plus longtemps propriétaires. On remarque alors que les interviewés accordent beaucoup d’importance à la possession d’une propriété. Ils y voient d’abord un investissement et apprécient la liberté d’être chez soi.

Oui, parce que j’ai toujours eu l’aspect quand on est propriétaire, on est chez nous, on a notre espace.

No=41, fe, PV

Je sais qu’en ville on peut être propriétaire de son condo, mais dans ma tête tu n’es pas tout à fait propriétaire parce que tu partages le même building avec d’autre monde.

No=13, ho, VM

Mais quand tu vis en ville, tu vis avec d’autre monde, tu partages le transport en commun, tout est accessible, mais il y a toujours du bruit, ça fait que dans ma tête, même si on est propriétaire de notre place, on est quand même tassé.

No=8, fe, GV

Nos observations sur l’enracinement local et le parcours résidentiel correspondent aux résultats des études migratoires de l’ISQ (2019) du Québec. Ces données rejoignent également les résultats des travaux de Fortin, Després et Vachon (2002, p. 134-136) qui constatent chez les résidents du milieu périurbain de la ville de Québec une continuité dans l’expérience résidentielle et même, dans certains cas, la préférence d’habiter à proximité des parents, ce qui facilite l’entraide et les liens familiaux. Des études portant sur deux municipalités suburbaines des Pays-Bas indiquent que les liens territoriaux chez les résidents demeurent élevés et que la mobilité vers d’autres milieux reste faible (Lupi et Musterd, 2006). Nos observations vont dans le même sens et corroborent aussi celles de Berger (2004, p. 60), qui constate un « retour au local [et] à des sociabilités de proximité ». Ces constats diffèrent donc de ceux qui voient l’ancrage local perdre de sa consistance en raison du phénomène de la privatisation de la vie sociale.

Le choix d’un habitat est un projet de vie

Habiter un lieu « définit un monde, un mode vie, un tout, auquel on a été habitué », écrit Bodson (1993, p. 33). Le choix d’un habitat est riche de signification, il joue un rôle important dans l’appropriation de l’espace et le sentiment d’appartenance. Il y a dans la notion d’habiter un projet de vie qui « n’est pas seulement d’occuper un lieu spécifique [mais] signifie de s’inscrire dans un espace, centre d’entours plus vaste, faits de paysages, mais surtout de relations, de pratiques, de rêves, de projets » (Clavel, 1982, p. 17).

L’accès à la propriété représente pour les répondants, outre les fonctions matérielles, un projet, un rêve qui dépassent souvent les contraintes de prix, de transport et de services. Les résidents interrogés recherchent avant tout un milieu de vie familiale convivial, tranquille et sécuritaire pour élever leurs enfants, un lieu à proximité des parents, des écoles et du travail, ainsi qu’une demeure unifamiliale et abordable qui évoque pour eux de bonnes expériences résidentielles antérieures.

Une maison en bon état, grande et confortable, à prix raisonnable est un facteur fortement considéré. Aussi surprenant que ce soit, mais comme l’ont observé Fortin, Després et Vachon (2009), le prix d’acquisition de la maison est très peu mentionné ; ce sont les hommes qui le signalent le plus souvent. Nos observations montrent que les femmes, plus que les hommes, sont sensibles à l’aspect physique de la maison et au côté affectif qu’elle représente. Chez certaines, il y a dans l’achat d’une maison des sentiments, des souvenirs de jeunesse et des attachements qui se manifestent.

Oui, mon conjoint et moi avons à coeur d’élever nos enfants en banlieue et non pas sur le trottoir ou dans la ruelle. Quand on a vu la cour avec la pergola et la haie […] ça été vraiment un coup de coeur

N=010, fe, MA, RB[6]

Dans la décision de déménager à Saint-Basile-le-Grand, c’est la maison qui est passée en premier, en deuxième le quartier, et la ville est en troisième. Aussi avoir une résidence bien située, dans un secteur et voisinage convenables. De plus, près de mon lieu de travail, ça facilitait le choix.

N=32, fe, MA, RM

On trouvait que l’ensemble était beau. Ça avait l’air agréable. Oui, c’était important le quartier, le calme, la sécurité. Je voulais une résidence à un prix raisonnable dans un quartier convenable. Pour nous, la ville était importante par sa proximité de Montréal. On ne voulait pas aller trop loin de la famille. On trouvait que la maison, c’était chaleureux. C’était propre et bien entretenu.

N=8, ho, AJ, RE

On cherchait […] dans un milieu familial, avec des gens qui nous ressemblent. C’est la qualité de vie en général, une ambiance chaleureuse, un milieu sain et convivial que je recherchais.

N=12, fe, AJ, RTE

En conclusion, les préférences résidentielles reflètent, dans les termes de Lupi et Musterd (2006), un comportement intimiste et localiste. Nos observations à ce sujet indiquent peu de différences entre les trois groupes sociaux à l’étude à l’exception du désir de vivre entre pairs qui est exprimé surtout par des personnes aisées. En effet, l’homogénéité de quartier est recherchée, elle se définit selon Berger comme une « spécialisation sociale » qui « protège l’habitabilité sociale et le bon voisinage jugés nécessaires à l’éducation des enfants et à l’épanouissement de la famille » (Berger, 2004, p. 98).

Valeurs et représentations sociales de l’espace

Nous présentons maintenant le rôle de l’espace dans la composition des représentations sociales. Le processus des représentations sociales et de l’imaginaire passe par un ensemble de souvenirs, d’attaches et de dégoûts (Elias, 1997, p. 55), par des fantasmes, des images de son propre groupe, de ses ancêtres et de l’idéal collectif qui soudent ses membres (ibid., p. 13). Dans leur étude des familles de la ville de Nanterre, en banlieue parisienne, Segalen et Bekus (1990) constatent que les usages sociaux des espaces dépendent de cultures et de représentations sociales différentes.

La grande ville

Les représentations de la grande ville sont mitigées. Dans l’ensemble, celle-ci est vue comme un lieu d’action, de distraction où « tout bouge tout le temps », un lieu vivant, dynamique et ludique. On reconnaît qu’il y a facilité de déplacements, que tout peut se faire à pied ou en transport en commun. Elle est perçue comme un lieu de travail et de consommation, donnant accès à une variété de services et à un grand choix de loisirs et d’activités culturelles. Ce que les personnes interrogées réprouvent le plus dans la grande ville est son environnement : la pollution, la densité, le bruit, la circulation et la congestion automobile. L’avis des hommes se distingue de celui des femmes, car ils sont plus nombreux à se représenter la métropole comme un lieu de diversité culturelle, d’ouverture sur le monde, du monde des affaires et de l’économie. Les femmes se la représentent davantage comme un lieu de course continuelle, de stress, d’insécurité, d’individualisme et d’isolement. Bien qu’elles perçoivent plus que les hommes les conditions désagréables de la vie urbaine, elles reconnaissent tout de même ses avantages : lieu dynamique, variété de services, transport en commun ou à pied.

Montréal et New York, le monde court, pas le temps de ne regarder personne. Trop de monde, un milieu stressant, mais près de tout.

R=16, fe, RB

En premier, c’est un lieu de congestion, de stress, dense, de problèmes sociaux […], mais c’est un lieu de distractions, de services à proximité […] avec ouverture sur la diversité.

R= 09, ho, RE

La banlieue

La banlieue est avant tout représentée comme le lieu des petites villes où règne une qualité de vie ainsi définie : famille, quiétude, sécurité, confort, détente, espace, chaleur, nature et environnement sain. Selon les résidents interrogés, la vie de banlieue favorise l’esprit de famille et les interactions sociales. Ainsi, on considère que « c’est plus facile d’y élever des enfants », que « les activités de loisirs se passent surtout en famille », que l’on « passe plus de temps à la maison », que l’on « fait plus d’activités de plein air » et que l’on « rencontre nos amis plus souvent à nos domiciles respectifs qu’à l’extérieur ». De façon manifeste, les personnes rencontrées se sentent peu isolées en banlieue, bien que leur famille soit plus « centrée sur elle-même ».

En général, la vision de la banlieue est similaire chez les femmes et les hommes. Toutefois, l’âge et le revenu des ménages sont des facteurs de distinction. Les plus jeunes ont une perception positive de la banlieue, ils se la représentent comme le lieu de petites villes, près de la nature avec une meilleure qualité de vie : « Pour moi, petite ville et banlieue, c’est la même chose ». Les personnes plus âgées, quant à elles, y voient un milieu paisible et d’entraide. L’image de la banlieue diffère peu selon le revenu des ménages. Les personnes aux revenus modestes et les personnes aisées font un portrait très positif de la banlieue. Elles y voient quiétude, espace de vie convivial et familial, nature et qualité de vie.

Enfin, certaines personnes reprennent ou évoquent l’image négative que les Montréalais ont de la banlieue.

Des fois, les gens de la banlieue c’est mal vu parce que [l’on pense que] c’est leur petit terrain qui compte, qu’ils font pousser de l’asphalte avec leur hose (tuyau d’arrosoir). Combien qu’il y en a de ça ? Il y en a aussi en ville. Il ne faut pas généraliser.

N=036, ho, RB

La campagne

Les personnes rencontrées se représentent la campagne comme un milieu calme et paisible, où dominent espace et nature, et dont la ferme, les animaux et l’agriculture sont des caractéristiques distinctives. Par ailleurs, certains sont très négatifs à l’égard de la campagne ; ils l’associent à l’isolement, aux allergies saisonnières, aux « idées arrêtées du monde qui y vivent [sic] », au peu de services et à l’ennui.

C’est un peu du monde qui ont [sic] oublié qu’il y a une société qui existe. Ils sont comme tout seul avec des vieilles manies. Évolution égale zéro.

N=07, ho, AJ, RM

Il y a peu de différence dans la représentation de la campagne selon le genre. Toutefois, si l’on tient compte de l’âge, on constate que les plus jeunes voient la campagne d’abord comme un milieu agricole, alors que les plus âgés la définissent comme un lieu de calme, de repos et de tranquillité. Il est intéressant de constater que la représentation de la campagne varie selon les revenus des ménages. Alors que les personnes de revenus plus élevés perçoivent la campagne comme le milieu de la nature et aux grands espaces, les personnes aux revenus modestes y voient avant tout un havre de paix, de tranquillité et de sécurité.

Le village

Campagne et village se différencient, mais se confondent aussi. Le village est perçu comme un lieu d’entraide et de respect, « où tout le monde est pas mal égal », mais dont la proximité est trop grande et où règne le commérage. On se représente le village comme un milieu familial, chaleureux, paisible et solidaire. Toutefois, certains se le représentent comme un endroit de personnes âgées et un lieu sans vie. Plus que les hommes, les femmes entretiennent la perception du village comme un milieu de vie où règnent la famille, l’entraide, l’égalité, le respect, la tranquillité. Les hommes, quant à eux, ont des représentations plus négatives du village et l’associent à une population trop réduite, à l’éloignement des centres et au manque de services accessibles. Les personnes aux revenus élevés perçoivent davantage les aspects négatifs de l’environnement : isolement social, mais aussi trop grande proximité sociale. Les personnes aux revenus modestes et moyens y voient un lieu apaisant et isolé, où les liens sont serrés, mais où règnent aussi les cancans et les potins.

Les valeurs et les représentations de l’espace définissent les aspirations et les préférences de vie et d’habitation. Ville, banlieue, campagne et village représentent, dans l’imaginaire des gens, des réalités concurrentes ou associées. Les personnes interrogées ont une double image de la grande ville, elles y voient à la fois un milieu rebutant par son environnement et attrayant par son dynamisme. La banlieue est prisée pour la vie familiale, l’espace et sa qualité de vie. La campagne est perçue comme un milieu mitigé, on y voit à la fois calme et platitude, repos et isolement, beauté et conformisme. Le village est valorisé, il est représenté comme un milieu solidaire et familial. À l’exception de la ville, les représentations des autres milieux les identifient comme des lieux paisibles et solidaires, des milieux de vie familiale, de bon voisinage, petits et chaleureux.

Signification des lieux

Le lieu s’imprègne de sens, il est un milieu de vie auquel les agents sociaux accordent « une valeur symbolique servant à exprimer leur insertion sociale spécifique » (Lannoy, 1996, p. 15). L’analyse de la signification des lieux nous fait mieux comprendre le rôle médiateur de l’espace dans les perceptions et les pratiques d’habiter individuelles et collectives.

La grande majorité des personnes que nous avons interrogées trouvent très significatifs plusieurs lieux, sites et bâtiments de SBLG. Dans l’ordre, il y a d’abord le « Vieux Village », pour son caractère patrimonial, avec son église, son hôtel de ville, son ancien pub et ses maisons du début du siècle; ces édifices ont, selon eux, beaucoup de charme. Il s’agit d’un site historique qui inspire fierté et affection, un « haut lieu » d’imaginaire et de mémoire auquel les gens s’identifient et sont fortement attachés. Femmes ou hommes considèrent que les lieux et les bâtiments les plus significatifs de la ville sont avant tout ceux du Vieux Village.

L’église, la gare, c’est intéressant ce qu’ils ont fait. La vue du mont Saint-Bruno, le lac Montpellier, ce n’est quand même pas banal.

N=22, ho, AJ, RM

La rue principale et les vieilles maisons, le parc et l’aréna, le lac Montpellier, les montagnes et la rivière. Il y a quelque chose de beau à St-Basile. Il y a quelque chose d’ancestral et très nature.

N=14, fe, J, RE

L’école et la garderie sont des sites que les gens trouvent significatifs comme lieux institutionnels, mais aussi comme lieux de rencontre. Elles sont chargées de vitalité pour les enfants qui les fréquentent et on les considère comme des lieux d’échanges entre les parents et le personnel. Lieux centraux de la ville, elles deviennent des espaces de socialisation par leur mandat d’éducation et d’apprentissage quotidien.

Les plans d’eau et les parcs sur le territoire de la municipalité sont des lieux qui inspirent également la socialité. L’ensemble des répondants, les femmes en particulier, y voient un atout pour leur ville. Les hommes considèrent, eux aussi, les espaces verts comme des lieux animés, mais certains apprécient surtout le récent développement immobilier comme un réseau social vivant. Celui-ci est perçu comme un espace qui invite à l’urbanité et qui vient, en quelque sorte, supplanter des institutions traditionnelles telles que l’église et l’hôtel de ville.

Le boulevard du Millénaire (nouveau développement immobilier), la gare, le IGA [qui est un] lieu de rencontre, c’est quasiment l’hôtel de ville.

N=37, ho, RE

Les personnes les mieux nanties identifient, plus que les autres, la présence des espaces verts et du récent secteur immobilier comme des lieux particuliers. Quant aux personnes aux revenus modestes, elles relèvent aussi la beauté des plans d’eau et des parcs municipaux, mais insistent davantage sur la présence du petit parc de leur quartier et des centres sportif et communautaire de la municipalité. Elles s’identifient peu au récent développement résidentiel et commercial.

L’appréciation du milieu et l’attachement au lieu

Les gens aiment leur très petite ville pour son côté humain et son organisation, ce qui favorise, à leur avis, la vie démocratique. La présence de voisins, le fait qu’ils ne soient pas trop proches, l’entraide et le bon voisinage sont perçus comme des avantages.

J’aime mon milieu, l’ambiance, l’atmosphère, toutes les activités que l’on offre et qui nous plaisent.

N=20, fe, AA, RB

J’aime l’espèce de petite vie qui se passe. Une petite réunion par-là, un petit meeting, une petite fête là. C’est ça que j’aime, ce n’est pas mort. C’est vivant.

N=07, ho, AJ, RM

Belle vie de village si on veut, c’est comme une petite communauté, j’aime cette ville.

N=41, fe, MA, RE

D’autres raisons d’apprécier la ville sont sa situation géographique, l’accessibilité des moyens de transport collectif, la proximité des services et les possibilités d’emploi sur le plan local, régional ou métropolitain. Plusieurs répondants apprécient l’environnement de leur ville, son côté pittoresque, la présence d’espaces verts et montagneux qui entourent le territoire de la municipalité. La majorité des répondants sont satisfaits de la qualité des équipements communautaires et des nombreuses activités de loisir souvent gratuites ou peu onéreuses. Plusieurs apprécient la signature familiale de la ville et la présence de nombreuses jeunes familles ainsi que les efforts déployés pour le développement et la mise en oeuvre d’une politique familiale. À une personne qui songerait à venir habiter cette ville, deux personnes interrogées lui diraient :

La rivière et la montagne qui ne sont pas loin. Les services qui ne sont pas loin. On est entouré de tout ça. La proximité du transport en commun. On l’a facile. Ça me prend cinq minutes et je suis rendue à l’épicerie. J’aime ma ville. Il y a de beaux édifices, beaucoup de fleurs, la ville est bien entretenue. La garderie est à deux minutes à pied. C’est familial.

N=16, fe, J, RM

C’est une ville famille, c’est une ville abordable au niveau financier et je lui dirais que c’est une ville qui a tout à proximité. On est en banlieue, mais […] à 20 minutes je suis en ville [Montréal]. Ici, on a de la tranquillité, de l’espace. On a accès à des activités plein air à proximité. Je n’ai pas de trafic. On a la capacité de se démarquer un peu par les relations humaines.

N=32, fe, AJ, RE

Les plaintes le plus souvent formulées touchent l’état des routes, la vitesse et la congestion sur la voie régionale qui traverse la ville et qui, avec la voie ferrée, scinde la municipalité en deux. Des personnes déplorent le manque de services et de produits offerts, ou le peu de variété dans ces offres, l’absence d’une piscine municipale ainsi que des lacunes quant à l’organisation des activités sportives. Quelques personnes redoutent un développement démesuré de la municipalité avec l’apparition d’habitations de type condos et multifamiliales qui défigurent le cachet « village » de la ville. C’est le cas notamment des personnes aux revenus modestes qui habitent dans un secteur de maisons mobiles, sur des terrains souvent en location, et appréhendent d’en être expulsées. Avec l’expansion immobilière, elles craignent une hausse des taxes municipales qui ne se traduirait pas par de plus nombreux services municipaux dans leur secteur.

Contrairement aux conclusions de certains auteurs qui voient l’attachement au lieu et le sens de la communauté minés par le mode de vie individualisé (Castells, 1996 ; Stolle, Soroka et Johnson, 2008), d’autres avancent que l’attachement et l’identification au milieu de vie, ainsi que l’esprit communautaire sont tangibles chez les résidents de la banlieue (Jean, 2016). Nos constats vont dans le même sens, les répondants demeurent très attachés à leur milieu et leur niveau de satisfaction est élevé.

Comme l’écrivent Nicole Brais et Nik Luka dans La banlieue revisitée (Fortin, Després et Vachon, 2002, p. 179), il ne faut pas ignorer le niveau de satisfaction des résidents à l’égard de leur condition de vie en banlieue et du caractère de leur type d’habitat. Négliger cet état de fait et y contrevenir à tout prix par des mesures non appropriées ne ferait qu’inciter les familles à s'installer encore plus loin des centres urbains et conduire davantage à l’étalement urbain.

Le lien social

Dans sa forme générale, le concept de lien social et de double lien défini par Norbert Elias, « repose sur l’interaction dans la pensée ou l’activité humaine, d’impulsions dont les unes tendent vers l’engagement et les autres vers la distanciation » (Elias, 1993, p. 10). Le lien social tel qu’il est illustré ici comprend les aspects suivants : liens familiaux, relations sociales ainsi qu’appartenance et identité sociales.

L’ancrage familial

Autre concept de Norbert Elias, le lien familial et son assise, la famille, sont des institutions fondamentales de par leur fonction sociale de continuité. Certes les changements sociaux dans la société contemporaine remettent en cause les compétences de la famille. Mais il est difficile de se dessaisir des liens familiaux et sociaux qui ont une fonction de « liant » social dans l’habiter, et qui participent de ce fait à l’identification sociale des habitants. Nous nous sommes interrogés sur les liens familiaux et les valeurs familiales privilégiées chez les résidents interrogés. La très grande majorité des personnes ont des parents ou beaux-parents vivant à SBLG ou dans les villes environnantes et elles les rencontrent régulièrement. Elles fréquentent le plus souvent leurs mères, rencontrent aussi assez souvent leurs frères et soeurs. Elles fréquentent de temps en temps les autres membres de la famille qui habitent dans la même agglomération. La proximité des parents facilite les échanges de services, principalement pour ce qui concerne le gardiennage, les repas et le transport des enfants; les grands-parents sont souvent sollicités dans ce but. Les rencontres familiales se font lors d’anniversaires, durant le temps des fêtes, lors de certaines fêtes de calendrier ou tout simplement par des visites ponctuelles ou des activités de loisir. Certains travaux de rénovation et d’entretien de la maison sont réalisés avec l’aide des hommes de la famille. Dans l’ensemble, on retient que le réseau de parenté et l’entraide familiale font foi d’une culture familiale bien vivante chez les résidents interrogés. Les liens soutenus avec les membres de la famille sont facilités par une proximité résidentielle et un environnement propices à ces relations. Les résidents priorisent les liens familiaux et font preuve d’une assez grande solidarité et d’interactions sociales continues.

La vie en banlieue a donc des effets positifs sur la famille en général, le renforcement des valeurs familiales ainsi que les rapports personnels avec les enfants.

Ici, les gens ont à coeur la famille et l’éducation, les valeurs qu’on partage.

R=01, fe, RB

Notre famille est plus calme. […] Notre milieu est favorable. Avec les enfants, ici, c’est moins « rough » que dans certains quartiers de la grande ville.

R=ho, r19, RM

Les relations avec les enfants sont plus intimes. […] Pour les parents, je pense qu’on a un meilleur contrôle. ()

R=23, fe, RE

Ça change rien à mes valeurs, le bien-être de ma famille est ma priorité.

R=15, ho, RTE

Nos observations rejoignent les constats de plusieurs auteurs, à savoir que la « modernité n’amenuise point le rôle de la famille et des liens sociaux » (Attias-Donfut, Lapierre et Segalen, 2002 ; De Singly, 2003, Segalen (2004, p. 102) signale que l’habitat moderne n’est point un instrument de dispersion des familles et de distanciation des relations de parenté et qu’il y a, dans la durée, reconstitution des réseaux familiaux, du processus d’enracinement local et d’appropriation de l’espace. Le discours « familialiste » des répondants exprime l’aspiration à protéger son intimité, son « chez-soi » qui « n’est pas la marque d’un individualisme que l’on pourrait appeler petit-bourgeois » (Lannoy, 1996, p. 75), mais la revendication et le besoin de s’assurer une certaine sécurité et autonomie face à l’intérêt collectif.

L’interaction conjugale et les liens avec les enfants

Il est intéressant de recueillir la perception des conjoints sur le temps de qualité[7] passé quotidiennement entre eux et avec leurs enfants. La majorité des personnes interrogées disent ne pas passer suffisamment de temps avec le conjoint ou la conjointe en raison des activités professionnelles et de la priorité accordée aux soins et à l’éducation des enfants. C’est particulièrement le cas des parents avec de jeunes enfants.

On n’a pas beaucoup de temps pour nous deux, juste la fin de semaine, mais pas plus que ça.

R=40, fe, RM

On essaie de se garder du temps à nous. Les enfants prennent la majorité de notre temps.

R=22, ho, RE

Les femmes estiment accomplir plus d’activités ménagères concernant les enfants que leurs conjoints, alors que les hommes mentionnent s’y employer presque autant. Les hommes réservent plus de temps aux enfants lorsqu’ils sont en bas âge et lorsqu’ils sont plus âgés, notamment pour les activités de loisir avec leurs garçons. Parfois les jeunes pères s’adonnent autant que les mères aux soins du bébé. Certains parents coordonnent leurs horaires pour mieux s’occuper des petits et partager les tâches. Les parents consacrent moins de temps avec leurs adolescents qui préfèrent souvent passer plus de temps avec les amis qu’avec la famille. Le souper demeure le moment privilégié de rencontre entre les parents et enfants. Quant aux rapports avec les enfants, au sujet de leur situation personnelle ou professionnelle, la plupart des femmes se voient confier, la plupart du temps, les liens avec leurs filles, et les hommes ceux avec leurs fils.

Il s’occupe des activités surtout avec les gars. Moi, je m’occupe plus de Joanie parce que c’est une fille.

N=10, fe, RB

La grande majorité des parents estiment que les enfants adultes doivent être autonomes, mais ils sont disposés à leur offrir, au besoin, de l’aide financière durant leurs études, si celles-ci sont sérieuses. L’aide aux études est perçue comme l’héritage le plus important que l’on puisse offrir à ses enfants. Les femmes sont plus portées que les hommes à vouloir les aider en cas de problèmes. Voici l’avis d’un homme de milieu modeste :

Tu es parent à vie. S’ils ont un pépin, ils peuvent revenir à la maison. Je dis : prends-toi en main et après on peut aider à la mesure de nos moyens

N=02, ho, RB

Nos observations indiquent un centrage sur la vie domestique. Il y a une densité de relations entre parents et enfants qui peut se manifester par une proximité de résidences, ce qui fait de la famille le lieu d’une affectivité soutenue. Ces constats concordent avec ceux de plusieurs études : de nombreux auteurs observent qu’en dépit de la remise en cause de l’institution familiale, les interactions parents-enfants demeurent persistantes. Les liens familiaux et sociaux dans l’espace habité participent de ce fait à l’appartenance sociale des habitants (Bonvalet, Gotman et Grafmeyer, 1999, p. 242-243; Elias, 1991b; Fortin, Després et Vachon, 2002; Grafmeyer, 1991; Lannoy, 1996; Pitrou 1978; Segalen, 2004).

L’intégration sociale et la sociabilité

Le concept d’intégration englobe des formes spécifiques de désintégration et de déconnexion, comme celui d’ordre inclut le concept de désordre. La façon dont les hommes s’insèrent dans le tissu relationnel est liée à leurs capacités, à leurs positions sociales, à leurs relations sociales et à leurs rapports sociaux (Elias, 1991a, p. 115). La vie en banlieue conduit-elle à l’individualisation et à une mentalité qui fragilisent le lien social et la sociabilité? La tyrannie de l’intimité et du moi (Corcuff, 2002; Sennett, 1995) qui domine la société contemporaine se solde-t-elle par une perte sur le plan relationnel ? La vie pavillonnaire mène-t-elle au maintien des contacts sociaux?

Nous constatons une importante sociabilité chez tous les résidents interrogés. Ils se sont facilement intégrés dans la communauté locale et dans le milieu de la banlieue. La proximité de la parentèle, les nouveaux amis de la municipalité, la connaissance et l’assistance des voisins, les services d’accueil et d’information de la ville ont facilité leur intégration. Le rôle des enfants est majeur dans l’expérience d’insertion ; la fréquentation de la garderie et de l’école, des espaces de jeux et des activités de loisirs pour les enfants contribue à l’élargissement des relations sociales et de la sociabilité. Il est intéressant de signaler le rôle des espaces publics comme soutien à la rencontre. La rue, les parcs, les centres communautaires, sportifs et culturels sont des espaces qui soutiennent la sociabilité interpersonnelle et entre les groupes sociaux. La proximité des services favorise également les relations sociales et une forme d’intimité locale.

Petite ville, tout ce qui amène une petite ville, c’est l’aspect amical. Tu as l’impression de connaître tout le monde.

N=07, ho, RB

C’est bon pour le « cocooning », il est beaucoup plus facile d’entrer en communication avec les gens et de faire connaissance.

N=14, fe, RM

Si je vais au magasin, au parc, à la bibliothèque, on établit des liens.

N=03, fe, RM

Avec des enfants, c’est facile de rencontrer les gens, c’est la meilleure façon de socialiser.

R=04, fe, RTE

Selon leurs dires, les répondants connaissent de 30 à 100 personnes dans la ville. De ce nombre, une dizaine de voisins ont été rencontrés près de leur domicile. Les relations avec les voisins sont plutôt cordiales, des services mutuels sont très souvent rendus, tels que la surveillance de la maison, le prêt d’outils, le gardiennage, le transport des enfants et autres services. Le voisinage est important, mais principalement pour des raisons de commodité. Les personnes interrogées ont fait de nouvelles connaissances, mais les contacts demeurent pratiques et superficiels.

On cherchait une place en garderie et comme je prenais avec mon voisin le même autobus, on a commencé à se parler.

R=02, ho, RTB

Le couple d’à côté est venu se présenter quand on est arrivé; les autres, c’est moi qui suis allée leur dire bonjour quand ils étaient dehors.

R=01, fe, RM

On parle plus à nos voisins quand on habite en banlieue. En ville, c’est plutôt impersonnel avec les voisins.

N=06, ho, RE

La grande majorité des personnes interrogées considère qu’il n’est pas souhaitable d’entretenir des liens amicaux avec les voisins et préfère le bon voisinage.

J’aime mon intimité. Si on va en banlieue, c’est pour avoir l’esprit tranquille.

R=33, ho, RB

On respecte les frontières, on ne s’envahit pas.

R=19, ho, RM

Ils ne sont pas des amis. On aime mieux rester des bons voisins et des amis un peu.

R=04, fe, RE

Dans l’ensemble, selon les dires des personnes interrogées, le niveau d’interaction sociale entre les résidents est assez élevé, mais les relations sont sélectives et négociées, les résidents tenant à leur vie privée et à leur intimité. Les liens sociaux sont constants, la sociabilité est étendue et les enfants y jouent une large part sinon le rôle principal. La participation locale est importante, mais elle se limite pour la majorité aux activités sociales et sportives ; seule une minorité est active dans les organisations et affaires municipales.

Nombreuses sont les études qui démontrent qu’il y a une sociabilité de banlieue (Berger, 2004; Elias, 1997; Gans, 1982; Lupi et Musterd, 2006; Piron, 2000; Ritchot et al., 1983). Avec le retour au local apparaissent des solidarités de proximité au sein « de nouveaux espaces fonctionnels qui servent de supports à des pratiques sociales émergentes très peu étudiées » (Fortin, Després et Vachon, 2002, p. 133). Toutefois, à l’instar de certains travaux sur les liens sociaux, il faut se demander si les manifestations de sociabilité et de protection de la vie privée des résidents en milieu périurbain divergent de celles d’autres milieux plus urbanisés. Des études montrent qu’en cette matière, les besoins et les intérêts des habitants en milieu suburbain et périurbain ne sont pas différents de ceux des résidents en milieu urbain, puisqu’ils sont dans les deux cas socialisants, individualisés et fonctionnels (Lupi et Musterd, 2006, p. 806). Enfin, comme l’évoque Chadoin « les liens sociaux sont très nombreux, variés, directs, fragiles et fortement spécialisés » dans la société contemporaine hyper médiatisée (Chadoin, 2004, p. 29).

L’appartenance et l’identité

De Singly affirme que « l’appartenance n’est pas supprimée dans la société moderne; elle est transformée, idéalement, en appartenance choisie et en pluralité d’appartenances » (De Singly, 2003, p. 51-52). Les personnes interrogées manifestent un fort sentiment d’appartenance et d’identification à leur espace social.

Le fait que je m’approprie mon terrain, mon quartier, ma ville, c’est un sentiment d’appartenance.

N=011, fe, MA, RTE

Le caractère historique et traditionnel de la ville de SBLG, les particularités sociales et spatiales peuvent expliquer les réponses des personnes interrogées au sujet de l’appartenance et de l’identité sociale. Selon elles, le fait d’habiter une petite ville facilite les liens sociaux et familiaux qui leur permettent de se sentir membres de leur communauté, de s’y identifier et de se l’approprier. À l’instar des études de Callède (1993, p. 111-115), nous observons que la présence et le développement de cette identité sont souvent freinés par l’image négative attribuée à la banlieue dans un contexte où la ville monopolise les marques de l’identité et de la culture légitime. Les répondants s’identifient au rejet des contraintes qu’ils associent à la vie dans une grande ville. Le sentiment d’appartenance et l’ancrage identitaire se nourrissent de la résistance vis-à-vis du milieu de vie urbain.

Je veux rien savoir d’aller vivre à Montréal, c’est la dernière place que j’irais

R=03, fe, J, RB

Moi, j’ai une fille de 15 ans, elle n’a pas la même vie que la vie d’une jeune fille de 15 ans en ville. Parce qu’elle est éloignée des centres d’achats, de la consommation, des ghettos ethniques

N=11, fe, MA, RE

Montréal ne m’a jamais attirée comme lieu de résidence, on n’a rien à envier à une grande ville

R=10, fe, MA, RTE

Comme le constatent également Lupi et Musterd (2006), les résidents que nous avons rencontrés affichent un comportement localiste qui favorise le sens de la communauté, l’identification aux organisations locales et le sentiment d’appartenance. Ils manifestent cependant en même temps une affection pour leur milieu et un certain intérêt pour la vie urbaine. Leur univers n’est point clos, ils fréquentent la métropole, ils y transitent pour le travail, les achats et les activités sociales et culturelles. Ainsi, l’identité périurbaine fait sa niche dans l’univers métropolitain avec ses caractéristiques propres, elle s’y agglomère en retrait et en association, en permanence et en changement, en refus et en adhésion. Dans les termes de Norbert Elias, un village, une ville ou une nation forme une configuration dont l’identité collective est mouvante; elle passe par des repères imaginaires permettant de se différencier des autres groupes.

Comme Jean (2016) l’a observé, indépendamment des aspects physiques et sociaux, la dimension symbolique, à savoir l’ambiance et le dynamisme du milieu habité, les représentations qu’on lui attribue et les valeurs partagées avec les concitoyens sont des aspects favorables à l’éclosion du sentiment d’appartenance et de la construction identitaire. Elle constate que le sentiment d’appartenance et d’identification des résidents urbains est aussi fort que celui des habitants suburbains. Toutefois, ses observations font comprendre que les habitants de la ville sont plus orientés vers la vie de quartier ; ils ont un sens plus large des lieux que les résidents de la banlieue qui sont davantage centrés sur la vie familiale et la maison (Jean, 2016, p. 2575-2578).

Notre objectif de recherche était de décrire et d’analyser le rapport au lieu et le lien social des Grandbasilois, d’examiner chez eux le manque, le renforcement ou la recomposition du lien social et du rapport au lieu. À l’encontre des visions nostalgiques du non-lieu et de la perte de lien social, nous avons posé l’hypothèse qu’un discours idéalisé prédominerait chez les répondants; ce qui s’est confirmé. Les répondants manifestent un fort enracinement local et une permanence dans leurs liens sociaux grâce entre autres à la continuité résidentielle. Aux dires des répondants, la vie dans leur milieu favorise la socialité, le rôle des enfants y jouant un rôle important. Ils sont attachés à leur ville en tant que milieu social, familial et spatial de qualité. Leur sentiment d’appartenance s’exprime à l’endroit de leur famille et ensuite à celui de leur quartier et de leur banlieue. La grande ville est négativement perçue comme un milieu dense, hétérogène, un lieu de promiscuité sociale, de problèmes sociaux et environnementaux. À leurs yeux, la « douceur » de la banlieue s’oppose à la « dureté » de la ville, dont ils reconnaissent toutefois qu’elle offre un milieu vivant.

Le discours prédominant des répondants est imprégné d’une idéologie « bucolique » (Corcoran, 2010; Mercier, 2006) reposant sur des valeurs d’intimité, de sociabilité et de solidarité. Mais on ne peut prendre en considération seulement l’aspect positif des perceptions de nos répondants et du sens qu’ils donnent à leurs actions. En poussant plus loin la réflexion, en examinant le détail de leur vision, on se rend compte qu’il y a place pour la nuance. Comme le constatent certains auteurs (Wilson et Baldassare, 1996; Lannoy, 1996; Lupi et Musterd, 2006), une reconfiguration des représentations liées à la conversion sociale, économique et spatiale du milieu semble émerger.

L’espace social du milieu exploré se diversifie et se densifie sur le plan tant des populations que des services, de l’emploi et de l’habitation. L’ensemble des répondants partagent les mêmes valeurs et aspirations familiales et localistes. Toutefois, cette vision idyllique se manifeste de manière différente chez les hommes, les jeunes et les personnes aisées. Chez eux, le sentiment d’appartenance ne se limite pas au milieu local, il se développe à d’autres niveaux : régional, métropolitain et international. Les nouvelles formes de socialité et d’attachement au milieu répondent avant tout à des accommodations. Les personnes se font des connaissances et des amis dans leur entourage et les réseaux sociaux, mais les contacts sociaux sont souvent volontairement peu soutenus par manque de temps et par la recherche d’une certaine intimité. Une aide mutuelle circule entre les gens du voisinage, mais ces relations demeurent fonctionnelles.

Notre deuxième hypothèse voulait que le rapport au lieu et les liens sociaux des répondants varient selon les positions sociales. Mais nos résultats ne permettent pas de le vérifier. Ainsi, nous constatons que la vision idéaliste qui prédomine chez l’ensemble des répondants ne permet pas de saisir les subtilités des pratiques d’habiter entre les personnes des couches sociales à l’étude. Toutefois, certaines distinctions apparaissent. La possession d’une maison unifamiliale dans un environnement sain et pittoresque demeure un idéal largement partagé par les répondants. Tous apprécient leur lieu de résidence, leur quartier, leur ville, mais la façon dont ils s’approprient l’espace peut différer. Les projets d’expansion immobilière de la municipalité, par exemple, inquiètent les personnes les moins nanties, mais réjouissent les plus aisées, les premières craignant d’en devenir la cible et les autres y voyant un investissement et un développement souhaitables.

Lorsque l’on examine la teneur et la densité des liens sociaux chez les personnes interrogées, la principale différence a trait au « vivre ensemble ». Bien qu’il existe une mixité sociale à l’échelle de la municipalité, une homogénéité de quartier prédomine. Comme l’observe Marie-Christine Jaillet (2004, p. 59), les personnes de classe moyenne ou aisée, cherchant à protéger leur statut social et à éviter la déqualification, s’entourent de personnes du même rang alors que celles de milieu plus modeste « se construisent leur propre univers se tenant à retrait, « assignés à résidence », objet de déclassement et d’abandon. »

Bien que nous ne visions pas a priori à examiner les spécificités selon le genre, nous avons remarqué certaines différenciations. Les femmes rencontrées reconnaissent le dynamisme et la diversité au sein d’une grande ville mais elles évoquent plus souvent que les hommes les nombreux désavantages d’y vivre, alors que certains hommes demeurent plus sensibles à l’urbanité. Les femmes apprécient la présence des espaces publics de la municipalité qui invitent à la sociabilité ; elles aiment le côté paisible, familial et familier de leur milieu tandis que les hommes s’intéressent aussi au développement économique de la municipalité.

Notre étude de cas fournit un éclairage sur la réalité peu étudiée des résidents vivant en milieu périurbain, dans la région métropolitaine de Montréal et plus spécifiquement sur la Rive-Sud de Montréal, contribuant à mieux saisir les perceptions, les représentations et les pratiques d’habiter des résidents. C’est donc une question qui mériterait d’être explorée plus largement.

Les résultats de notre recherche nous amènent à poser les interrogations suivantes : Quelle attitude faut-il alors adopter face à l’essor des espaces périphériques? Faut-il accompagner ce mode d’urbanisation en favorisant son développement ou faut-il au contraire le combattre en incitant à la modération? (Dodieret al., 2012, p. 14). La plupart des chercheurs reconnaissent qu’il est difficile de freiner ce processus (Peck, 2011; Harris, 2004). Les clichés entretenus à l’endroit de la banlieue, des milieux périurbains et de leurs habitants ne résolvent point les enjeux de cette réalité. Comme certains observateurs le préconisent, il faut davantage miser sur le potentiel d’innovation de ces espaces sociaux en promouvant des politiques et des mesures de diversification, de réaménagement et de développement durable. Des interventions réalistes devraient tenir compte, comme le souligne Sandra Thomann (2009), de l’histoire de la banlieue, de sa nature autonomiste, et de l’attrait d’une partie importante de la population pour la propriété privée. Enfin, comme l’affirment Cusin, Lefebvre et Sigaud (2016), la banlieue est un mode de croissance urbaine à organiser et non à combattre. S’éloigner des visions nostalgiques serait la première chose à faire (Modarres et Kirby, 2010, p. 120).