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Cet ouvrage de Marie-Laure Pouliot s’intéresse aux façons dont le boulevard St-Laurent à Montréal incarne, cristallise et promeut différentes conceptions du cosmopolitisme contemporain. Parce que le boulevard St-Laurent constitue une artère culturelle phare de la ville et l’un des principaux « couloirs de l’immigration » du 20e siècle (p. 32), l’auteure propose de saisir les narratifs qui mettent en scène la coexistence d’identités et d’appartenance multiples. Le livre illustre comment se déploient, à travers le prisme du cosmopolitisme, l’attachement au lieu ainsi que la mise en place de stratégies économiques et de politiques de revitalisation urbaine. En prenant appui sur de nombreuses entrevues réalisées auprès de résidents, commerçants et membres d’associations vouées à la sauvegarde et à la valorisation de la rue, mais aussi sur divers rapports et mises en contexte historiques, Marie-Laure Pouliot souhaite comprendre comment le boulevard St- Laurent, tout au long des quartiers qu’il traverse, se construit à partir des différents usages, instrumentalisation et appropriation du terme cosmopolitisme.
La présentation d’un concept polysémique comme celui du cosmopolitisme s’imposait de surcroît. Ce terme, chargé d’idéaux et d’utopies, permet surtout à l’auteure d’offrir différentes prises pour interroger la complexité du lieu. Appréhendé en tant que « projet politique et identitaire » (p. 2), le concept met en exergue autant les pratiques de patrimonialisation qui s’inscrivent dans le multiculturalisme canadien, les projets citoyens souhaitant mettre en valeur et défendre la présence de certaines communautés culturelles que les initiatives commerciales tirant profit d’une certaine conception de la diversité culturelle. Le livre, structuré en trois sections, détaille ainsi de multiples couches par lesquelles se produit la Main, tant au plan des représentations sociales et culturelles, mais aussi des actions politiques contemporaines, et ce, qu’elles soient militantes, citoyennes ou institutionnalisées. En s’attardant plus spécifiquement à l’incarnation d’un cosmopolitisme identitaire, au branding d’un cosmopolitisme marchandisé et à l’expérience vécue du cosmopolitisme urbain, l’auteure observe de manière exhaustive comment ces dynamiques se déploient et de quelles manières elles participent à la production de constructions territoriales multiples. L’auteure propose ainsi une lecture des différentes échelles et épaisseurs symboliques qui produisent la Main aujourd’hui, à partir des souvenirs d’hier comme des plans de gestion et d’encadrement de la diversité contemporains.
Si le livre s’éloigne de l’explication des transformations des représentations de la Main et de l’objectif de produire l’histoire même de la Main, l’insertion d’éléments contextuels et historiques contribuent à rendre saillants la perpétuelle mutation de l’artère et le dynamisme qui la caractérise depuis de nombreuses décennies. Toutefois, le prisme du cosmopolitisme n’est peut-être pas toujours le concept le plus adapté pour comprendre et décrire toutes les logiques et les dynamiques qui produisent les différentes territorialisations du boulevard St-Laurent. Par exemple, en quoi le cosmopolitisme permet-il de comprendre le boulevard St-Laurent comme haut-lieu du spectacle et du nightlife montréalais, des sexualités commercialisées et marginalisées, de l’itinérance et de la toxicomanie, pour ne nommer que celles-ci? Bien que ces dimensions constitutives du territoire soient évoquées, leur arrimage au concept de cosmopolitisme ne pas va toujours de soi et semble parfois répondre à d’autres logiques. Également, comment ces différentes couches ou épaisseurs associées aux usages du cosmopolitisme coexistent-elles ensemble, se croisent-elles et/ou entrent-elles en tension? Encore une fois, si certaines de ces tensions et contradictions sont exposées, notamment en ce qui a trait au malaise ressenti par certains habitants suite à l’arrivée massive de hipsters et des processus de gentrification qui ont particulièrement affecté certains secteurs de la rue, leur analyse ne semble pas être au coeur du projet du livre. Le livre a davantage pour effet de produire un panorama des discours sur le boulevard, sans toutefois soulever explicitement leur aspect performatif en laissant quelque peu en sourdine leur registre, leur effectivité et les rapports de pouvoir dans lesquels ils s’inscrivent.
En se focalisant particulièrement sur les récits de la rue, ce livre représente un apport aux études urbaines et géographiques qui, aux dires de l’auteure, ont tendance à s’intéresser davantage à la compréhension du cosmopolitisme à travers les lieux fréquentés par les communautés culturelles et les réseaux de circulation de la ville. Le boulevard Saint-Laurent, dans son ensemble et sous sa diversité, aurait également fait l’objet de peu d’études historiques. En prenant soin de traverser plusieurs quartiers et de considérer les communautés plurielles qui les composent de même que les divers acteurs qui s’investissent dans son développement, l’auteure contribue du même coup à reconnaître le statut particulier de cette rue. En effet, malgré ses transformations et ses délimitations politiques distinctes, le boulevard existe comme un tout singulier dans l’imaginaire des gens. La présentation des divers processus de mémorialisation et de patrimonialisation marquant le territoire (plaque, arche, etc.) renforce ce statut particulier, en contribuant à faire de la rue comme un ensemble singulier, cohérent, parfois (ou jadis) dit « authentique ». Il est dommage par contre que l’auteure limite son analyse du boulevard Saint-Laurent au sud de la rue Jarry. En étant circonscrit aux secteurs imprégnés par des logiques d’embourgeoisement propres aux économies culturelles contemporaines, qui font l’objet de tours guidés et d’investissement et de projets voués à maintenir sa vitalité, le livre perd du même coup la trace des autres vagues d’immigration plus récentes qui s’y sont aussi implantées et des autres pratiques de territorialisation qui existent en dehors des cadres officiels et des projecteurs habituels.