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Dans cet ouvrage de près de 600 pages, Alex Gagnon présente quatre figures de la célébrité. La première figure sur laquelle il se penche est celle du commandant Robert Piché; c’est le héros, celui qui a réalisé l’exploit de poser un avion en panne de carburant sans perte de vie en 2001. La deuxième est celle de Dédé Fortin, lequel incarne le génie, en tant que chanteur et compositeur des chansons des Colocs, groupe des années 1990, célébré tant par le public que la critique. En troisième lieu, il aborde le cas de Louis Cyr, le champion qui s’est fait connaitre pour ses records de force à la fin des années 1890. Enfin Karla Homolka incarne la figure du monstre dans les décennies 1990 et 2000. Gagnon ne s’intéresse pas à ces quatre personnes, mais à leurs personnages publics tels qu’ils circulent à travers la presse écrite ou électronique, les caricatures, les livres, les émissions de télévision, les films, voire les lieux de mémoire, comme la Maison Louis Cyr, mais aussi la correspondance adressée par le public à Robert Piché et reproduite dans sa biographie ou celle déposée à la porte de Dédé Fortin après sa mort. Gagnon étudie aussi, bien sûr, ce que les personnages ont dit d’eux-mêmes. Ainsi Robert Piché a parlé de son exploit à de nombreuses occasions et a agi comme consultant pour le film qui lui a été consacré (Sylvain Archambault, Piché entre ciel et terre, 2010). Dédé Fortin a accordé des entrevues avant sa mort et ses chansons, surtout celles de son dernier disque, ont été lues de façon rétrospective, notamment la chanson Belzébuth qui ouvre et ferme le film qui lui a été consacré (Jean-Philippe Duval, Dédé à travers les brumes, 2009). Louis Cyr, né en 1863, a publié ses Mémoires, d’abord dans La Presse en 1908, mais pour Gagnon, il s’agit bel et bien de « notre contemporain », ce qu’il s’emploie à démontrer en détail, et à cet égard le film de 2013 de Daniel Roby, Louis Cyr, l’homme le plus fort du monde, qui a gagné tant le Jutra du meilleur film que celui du Billet d’or (autrement dit celui du film ayant eu la plus grande assistance), a joué un grand rôle. L’imaginaire social analysé est ici, en gros, celui du nouveau millénaire. Alex Gagnon s’inscrit en ce sens dans la lignée des travaux de Benoit Melançon sur Maurice Richard[1] et de Frédéric Demers sur Céline Dion[2].
Ce qu’Alex Gagnon propose, ce sont davantage des déclinaisons de la grandeur et de la célébrité que des métamorphoses de celles-ci. L’imaginaire lié au commandant Piché serait celui de la rédemption. Le célèbre pilote ayant été dans sa jeunesse emprisonné aux États-Unis pour trafic de drogue, avant d’obtenir un pardon, et ayant également surmonté son alcoolisme. L’imaginaire associé à Dédé Fortin est celui du sacrifice, lié à la « la figure romantique du génie malheureux » (p. 200). Louis Cyr incarne l’antithèse du Québécois né pour un petit pain. Quant à Karla Homolka, c’est la seconde chance qui caractérise son personnage.
Et d’ailleurs, que fait Karla Homolka parmi ces figures québécoises? C’est qu’après sa peine de prison, celle-ci s’est installée non pas dans son Ontario d’origine, mais au Québec. N’empêche, elle fait ici figure de repoussoir, seule figure négative, seule figure féminine, seule anglophone. Notons qu’une figure féminine positive, celle de Céline Dion, a déjà été analysée par Frédéric Demers, et que les figures négatives au Québec sont rares.
Quelle autre célébrité féminine Gagnon aurait-il pu analyser? Bien sûr Mary Travers, dite La Bolduc, aurait pu faire l’objet d’une belle analyse, un film récent en ayant fait une figure du féminisme (François Bouvier, La Bolduc, 2018). Les « méchants » ou « méchantes » sont rares au Québec, et Monica La mitraille n’a pas la même résonance dans l’espace public que les figures ici discutées, malgré le film de Pierre Houle, Monica la mitraille (2004). Comme repoussoir aux figures positives, dans l’imaginaire québécois, il y a bien sûr Aurore Gagnon, connue comme « Aurore, l’enfant martyre », figure de la victime innocente et qui a fait déjà l’objet de deux films (Jean-Yves Bigras en 1952 et Luc Dionne en 2015).
Dans sa conclusion, l’auteur reconnait que Homolka n’appartient pas au même registre de l’imaginaire que les Cyr, Fortin et Piché. Cyr et Fortin, notamment, sont associés au nationalisme de leur époque, Louis Cyr faisant la preuve que les Canadiens français peuvent s’imposer comme les meilleurs dans certains domaines et Dédé Fortin illustrant dans le choix de ses collaborateurs une version inclusive du nationalisme québécois. Si la figure-repoussoir est celle d’une Canadienne anglaise, il demeure un peu regrettable que cela soit la seule femme dont Gagnon analyse le cas. Dans ce qui suit, je centrerai mon propos sur les trois figures positives.
Dans son enquête, Alex Gagnon retourne toutes les pierres, rien de moins. Chacune des quatre études, qui courent sur plus de cent pages, aurait pu faire l’objet d’un livre en soi tant elles sont détaillées et approfondies. En effet, le livre explore l’apparition de chaque personnage dans l’espace public et l’évolution de sa représentation. Par exemple Dédé Fortin, chanteur des Colocs était bien connu du public avant son suicide, mais celui-ci a infléchi son image publique. Louis Cyr a connu plusieurs « vies » dans l’imaginaire social entre les décennies 1890 et 2010.
À mon sens, les trois premières figures sont présentées dans un ordre d’intérêt croissant. Dans le cas du commandant Piché, la métaphore du « double atterrissage », personnel et aérien (p. 105) est omniprésente dans l’imaginaire, mais cette figure du héros est liée à un exploit en particulier. Quant à Dédé Fortin, sa représentation est non seulement celle d’un chanteur, mais après sa mort, « il s’impose aussi progressivement comme une figure littéraire » (p. 162), et endosse la figure du poète maudit, les textes de ses chansons étant interprétés comme des signes annonciateurs de son suicide. Mais il y a plus dans la figure de Fortin : le deuxième album des Colocs, Atrocetomique, a été lancé le soir du référendum de 1995, dans l’espoir que le pays du Québec naitrait en même temps que le disque. Dédé Fortin est clairement une figure nationaliste. De plus, les Colocs sont caractérisés par une « hybridation musicale et culturelle » (p. 263), et Gagnon précise que « dans certains discours, la colocation devient la métaphore d’un pluralisme harmonieux » (p. 226), d’un nationalisme civique.
Quant à Cyr, « c’est le Canadien français montré dans sa réussite et son élévation » (p. 284), ayant incarné « aux yeux de ses contemporains l’affirmation de leur propre valeur et la conquête de l’Ailleurs par un Canada français capable de dominer, au moins sur un plan, les puissances mondiales régnant sur tous les autres » (p. 294). Le cas de Cyr est le plus intéressant, car sa célébrité court sur plus d’un siècle. Apparue dans l’espace public à la faveur de la structuration de ce que Gagnon appelle la « logique sportive » et du développement de la presse quotidienne, qui se finance par la publicité, laquelle happe rapidement l’image et le nom de l’homme fort, mais transcendant tout cela à cause de l’image nationaliste qui lui est accolée, la figure de Louis Cyr s’impose fortement dans l’imaginaire. À son époque, mais encore de nos jours, « offert à l’exploitation commerciale, Cyr fait aussi l’objet d’instrumentalisations politiques » (p. 297), car il est « clairement rattaché au récit de l’affirmation québécoise » (p. 334). La figure de Cyr connait ainsi un processus de patrimonialisation qui passe par la toponymie, la statuaire, un culte des reliques ainsi que des commémorations. Cinq biographies lui ont été consacrées entre 1927 et 1958, et une en 2005, sans oublier que depuis 2008, huit ouvrages pour la jeunesse le mettent en scène; Bryan Perro lui a consacré une pièce de théâtre. Le film qui lui est consacré en 2013 a connu un très grand succès populaire. À travers tout cela, Louis Cyr devient une « figure légendaire, au sens que les folkloristes et spécialistes des littératures orales donnent à cette notion » (p. 353). Saint-Jean-de-Matha, où Louis Cyr avait sa maison, se proclame « capitale de la force », mais ajoute Gagnon, elle est aussi devenue celle du produit dérivé. En résumé, « quand Cyr soulève, c’est une collectivité qui se lève » (p. 380).
Bien sûr, Alex Gagnon ne se contente pas de décrire ces figures de la célébrité et les analyse à travers premièrement la dynamique du don et du contre-don et deuxièmement à travers celle de la figure ordinaire devenue extraordinaire et de la figure extraordinaire conservant ses liens avec le quotidien, le monde ordinaire. Le don des figures de la célébrité est celui de modèles inspirants, et de chansons dans le cas de Fortin; le contre-don du public se révèle notamment dans le courrier adressé à Piché et Fortin que Gagnon analyse en détail, qui comprend « réactions affectives, admiration et hommages » (p. 566). En effet, pour Gagnon, la célébrité est avant tout une relation, et « l’étude de figures publiques exige une triple démarche, portant sur les signes qui les composent, mais […] aussi la relation qu’entretiennent avec elles une société et le sens qu’elles ont » (p. 22). Cette démarche s’inscrit aussi bien dans l’histoire culturelle que dans la sociologie et les études littéraires. Comment construit-on la grandeur, la célébrité, et de quoi celles-ci sont-elles faites? Ces quatre études de cas en apprennent au moins autant sur les figures présentées et le rapport que les Québécois entretiennent avec elles, qu’elles ne sont riches d’enseignements sur l’identité collective, ses déclinaisons et ses métamorphoses.