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Si, comme le mentionne l’appel de textes de ce numéro thématique, la maturation progressive de la presse québécoise au 20e siècle a fait en sorte d’accorder de plus en plus de visibilité à l’amour, il n’est pas dit que ce sentiment soit exempt de contraintes, de corsets, voire de préjugés. En sus des courriers du coeur, des rubriques de potins sur les hauts et les bas maritaux des vedettes célèbres, des articles censés fournir au lectorat les clés du bonheur conjugal, la presse procède également à une régulation du discours amoureux en un lieu bien précis, soit la réception critique des oeuvres littéraires.

Considéré comme la chasse gardée des autrices – avec tout ce que cela comporte de dévaluation symbolique – l’amour en tant qu’objet littéraire a de tout temps été commenté dans la réception critique : le virulent débat ayant longtemps entouré l’identité – que l’on a voulue forcément féminine – des Lettres portugaises (De Guilleragues, 2014), n’en est qu’un exemple parmi d’autres. Or, dans un article qui porte sur la médiatisation de l’amour chez les écrivaines contemporaines, Virginie Lauzon expose les tensions que suscite, encore aujourd’hui, le rapport intime et politisé des femmes envers l’amour et les représentations normatives de ce sentiment dans la société. Elle affirme, entre autres, que « le fait que nous continuions à associer amour et femmes, en termes de position auctoriale comme de lectorat, et à réduire une «romance» dévalorisée à un désir essentiellement féminin, garantit la fixité de nos représentations » (Lauzon, 2012, p. 173). Cet extrait cerne le stéréotypage qui caractérise le discours amoureux et les femmes, ce qui renvoie explicitement à l’idée que la démarche qu’engage une réflexion sur le discours amoureux au sein de la production littéraire doit s’accompagner d’une prise en compte de la surreprésentation du genre féminin. Autrement dit, porter une attention particulière à la sédimentation du genre féminin et du discours amoureux permet de prendre la pleine mesure d’un rapport implicite statué dans l’imaginaire social. Si certaines oeuvres comme Fragments d’un discours amoureux (Barthes, 1977) proposent un sujet asexué, force est de constater que la thématique sentimentale a longtemps été considérée comme le domaine de prédilection des autrices, comme le soulignait déjà Pascale Noizet en 1993. Certes, on ne peut nier que « les hommes ont eu le privilège du discours amoureux, comme de tout discours » (Dayan Herzbrun, 1982, p. 121), mais les discours portés par les femmes ont souvent été abordés sous le prisme de la sentimentalité, ce qui a contribué à la stigmatisation et à la dévaluation de leurs écrits littéraires[1]. La réception critique d’oeuvres d’écrivaines qui abordent les relations amoureuses peut en ce sens être considérée comme un lieu de persistance qui noue une représentation stigmatisée de l’amour et du féminin. En effet, une étude de la réception critique dans la presse permet d’interroger la présence d’un horizon d’attente médiatique conditionné par une vision archétypale de l’amour et des femmes. L’horizon d’attente, par le principe qu’il se construit selon l’expérience esthétique de l’oeuvre et son rôle social, atteste que les effets de genre littéraires et sexués cautionnent la valeur des oeuvres. Considérant que la production des écrivaines est minorisée puisque le champ littéraire est un espace androcentré et que « [l]a transmission abrège, simplifie, élimine les éléments hétérogènes » (Jauss, 1978, p. 44), il y a lieu de questionner la réception des oeuvres d’autrices qui abordent l’amour, en se demandant si les effets de genre littéraires et sexués interviennent dans le traitement du discours amoureux de ces femmes. Plus spécifiquement, les considérations littéraires et esthétiques des oeuvres d’écrivaines sont-elles supplantées par une conception canonique de l’amour au féminin? Quels qualificatifs représentent l’association entre le sentiment amoureux et le genre féminin? C’est donc à la lumière des travaux sur le genre et la légitimité culturelle que cet article convie à une réflexion sur les écrivaines qui ont « opéré une transgression de l’habitus sentimental » dans leurs oeuvres (Noizet, 1995, p. 9).

Socialement et culturellement construit, l’amour est lié à une expérience émotionnelle propre à chaque individu. La définition du sentiment amoureux est à la fois personnelle par ce qu’elle porte d’intime, et collective puisque son interprétation suscite « un amalgame de définitions hétéroclites, tant intellectuelles que pragmatiques, ayant rapport au fait d’aimer, c’est-à-dire au fait de se sentir porté vers une altérité et de dénommer ce mouvement “amour” » (Chaumier, 1999, p. 9). La conception de l’amour qui balise notre article penche vers l’aspect collectif, et donc socialement construit, de l’amour. Plus précisément, le côté mythique qu’associe le philosophe Edgar Morin à ce sentiment (1992) nous apparaît porteur, puisque la réception critique du corpus étudié s’appuie sur une conception de l’amour hétéronormative et idéalisée par le système patriarcal. Dérogeant au cadre normatif du discours amoureux féminin, c’est-à-dire d’un discours empreint de sentimentalité et de mièvrerie, certaines autrices se sont intéressées à l’amour pour mettre au jour la complexité des rapports amoureux ainsi que leurs conséquences parfois dévastatrices. Dans La déliaison amoureuse, Serge Chaumier affirme que « [l]a place prépondérante que prennent les femmes dans la société actuelle jette le trouble dans les rôles et dans la conception de l’amour et de la sexualité » (Chaumier, 1999). C’est précisément les effets de ce « trouble » dans la presse que cet article souhaite aborder en examinant la réception critique du recueil de nouvelles Avec ou sans amour de Claire Martin et de l’autofiction Folle, de Nelly Arcan. Bien que séparées par un écart temporel de près de 50 ans, ces deux oeuvres énoncent un discours sur l’amour qui oscille entre le cynisme et la désillusion. Dans Avec ou sans amour, Martin offre au lectorat vingt-sept courtes nouvelles, selon un point de vue féminin, dans lesquelles les relations amoureuses hétérosexuelles sont mises en procès, montrant qu’elles engendrent la jalousie, la haine et parfois même la mort. Le thème de l’absence du sentiment amoureux fait se croiser des personnages issus de la bourgeoisie qui sont malheureux dans leur couple. L’écriture martinienne déploie surtout ses réflexions en dépliant la psychologie de ses personnages, ce qui a comme effet de mettre en évidence les insatisfactions des relations amoureuses ainsi que les conséquences qu’elles engendrent. Le récit de Folle, quant à lui, est une longue lettre qui raconte la relation amoureuse que la narratrice entretenait avec son ancien amant, un journaliste français installé à Montréal. Écrite après la relation amoureuse et se construisant sur son échec, la lettre octroie à la narratrice le pouvoir de revenir sur sa rencontre passionnelle avec son amant, la douleur de leur séparation et les événements qui ont suivi leur rupture. La sexualité et la cyberpornographie sont au coeur de ce récit dont le soliloque prend fin la veille de la date fixée du suicide de la narratrice, mort programmée évoquée par de nombreux passages. En proposant des sujets féminins qui s’émancipent du cadre romantique assigné aux femmes, ces oeuvres bousculent les conventions sociales, ce qui n’est pas sans impact sur leur réception critique.

Tenant compte à la fois des luttes au sein du champ littéraire que convoque notre corpus, du contexte sociohistorique qui accompagne la publication des deux oeuvres choisies ainsi que des instances de production, de diffusion et de consécration qui influencent la réception critique, notre article interrogera séparément les articles de presse qui ont accompagné la réception d’Avec ou sans amour et de Folle en regard du discours amoureux véhiculé dans ces deux oeuvres. Nous verrons que celui-ci est à la fois rejeté en regard des moeurs de l’époque et approuvé par des chroniqueuses qui s’y reconnaissent. Aussi, nous analyserons comment chaque oeuvre est reçue en regard des genres littéraires et sexués qui la caractérisent et nous nous concentrerons sur le traitement du discours amoureux dans la réception critique. Déjà, quelques hypothèses prennent forme. Nous soumettons l’idée que la vision canonique de l’amour et du sujet féminin, dont les traits incarnent la vision du système patriarcal et hétérosexuel, supplantera le discours novateur des autrices dans les articles de presse. Nous avançons également que la lecture de la réception critique du discours amoureux mettra au jour une stigmatisation des genres littéraires et sexués propres à la production littéraire étudiée, ce qui aura comme effet de minoriser le statut des deux oeuvres au sein du champ littéraire.

Recluse au sous-genre : Claire Martin et le sentiment amoureux

Dans un article de la Revue dominicaine de l’été 1960, l’écrivaine Claire Martin interroge la représentativité des milieux qui voient évoluer les personnages de la production romanesque du Canada français. Son constat, celui d’un réel teinté de faux-semblants en raison des nombreux tabous qui marquent les écrits de l’époque, cible le discours amoureux comme source du problème : « Pourquoi l’amour n’est-il jamais, quand on y regarde bien, que le problème second, le problème parent pauvre de nos romans? Il n’y a pas à dire, l’amour n’est pas aimé dans nos lettres. Il est mal portant, chétif, il a les dents courtes et se décrépit vite » (Martin, 1960, p. 20). L’identification d’une production littéraire empreinte de non-dits et de préjugés informe ici sur un imaginaire amoureux conservateur tout en posant les tensions possibles avec celles et ceux qui produisent ces discours et les autres qui les reçoivent. Le regard porté par Martin sur le discours amoureux dans cet article est une exception pour l’époque qui pense généralement les rapports amoureux dans un cadre traditionnel. Aussi, il est juste de préciser qu’il se dessine entre les propos de l’écrivaine et sa propre production littéraire une cohérence, alors que ses oeuvres ne posent pas l’amour comme un problème de second ordre, mais l’abordent sans faux-fuyants. Première oeuvre de Claire Martin, Avec ou sans amour, paraît au Cercle du livre de France en 1958. Le traitement de l’amour dans ces nouvelles, contrairement aux reproches adressés par l’autrice à la production littéraire canadienne-française, parvient à une authenticité certaine en s’organisant autour des échecs qui marquent les histoires d’amour. Les vingt-sept nouvelles mettent en scène des relations amoureuses teintées de jalousie, de tromperie et de haine. Michel Lord note à ce propos que « [l]a maison du couple est un foyer de discorde, de séparation, de chute, de haine, de mort » (Lord, 2003, p. 72). Ce recueil vaut à l’écrivaine le prix du Cercle du livre de France, ce qui octroie à l’oeuvre un capital symbolique important. D’ailleurs, le procès-verbal de la délibération pour l’attribution de ce prix montre que le discours amoureux tenu par Martin heurte les moeurs de l’époque. Ainsi, le Père Gay « tient à ce que l’on sache qu’il a voté contre ce manuscrit » (GRÉLQ, Fonds d’archives du Cercle du livre de France) en raison de réserves morales. Précisons aussi que si les prix littéraires sont gage de visibilité et de consécration pour l’écrivain.e qui les remporte, ils acquièrent un caractère plurivoque lorsqu’il s’agit d’une récompense associée à une autrice. À ce propos, Delphine Naudier souligne que l’effet de rareté qui marque les écrivaines qui arrivent à une certaine reconnaissance leur est défavorable puisque « [l]a médiatisation se focalise constamment sur l’appartenance sexuée de la lauréate. Ainsi, même si le livre couronné est désigné comme le meilleur, l’usage du féminin, de l’élection d’une femme indépendamment de sa portée publicitaire est en fait polysémique » (Naudier, 2007, p. 134). Cet « effet de rareté » est d’autant plus important ici puisque Claire Martin est la première femme à qui l’on accorde le prix du Cercle du livre de France[2]. Le genre de l’autrice est donc mentionné à de nombreuses reprises par les critiques, prouvant l’influence du genre sexué dans la réception d’Avec ou sans amour :

Cette saison, et pour la première fois depuis le Mathieu, de Françoise Loranger-Simard, l’honneur est échu à une femme. C’est également la première fois qu’un recueil de nouvelles obtient la faveur des jurys. Les deux événements étaient de taille à aiguiser une curiosité mise en éveil par le nom même de la récipiendaire, c’est-à-dire Mme Claire Martin, bien connue dans les milieux radiophoniques de la vieille-capitale et de la métropole.

Anonyme, 1958, p. 2

Dans cet extrait, le genre littéraire est aussi présenté comme un élément important. Si les nouvelles de Martin offrent une vision singulière de l’amour, la réception critique montre qu’avant même d’en venir au procès du discours amoureux mis en scène dans les nouvelles, le genre littéraire amoindrit la valeur de l’oeuvre. À ce propos, Robert Vigneault affirmera que « [d]ans Avec ou sans amour, le choix de la nouvelle comme genre littéraire est significatif. […] L’auteur [sic] multiplie les histoires, morcelle les destins, contrôle les aventures, y met fin à volonté plutôt que de prendre le risque de l’aventure romanesque. L’écrivain [sic] fait ses gammes » (Vigneault, 1975, p. 60). Un croisement entre le genre nouvellistique et le genre féminin sera aussi opéré par plusieurs critiques qui souligneront, entre autres, que « [l]a nouvelle a été rarement pratiquée dans notre littérature, mais c’est un genre où l’imagination féminine fait merveille » (De Granpré, 1958). Ces deux aspects que sont le genre littéraire et le genre sexué accompagnent la réception critique de l’oeuvre d’une manière défavorable. En effet, si Vigneault connote le choix de la nouvelle, genre qui ne correspond pas au genre canonique qu’est le roman et semble associé à une entreprise littéraire partielle de par sa courte forme, le fait que l’autrice soit une femme s’inscrit dans la dynamique d’un champ littéraire majoritairement masculin. Le discours amoureux apparaît donc être reçu en regard de l’intersection entre genre littéraire et genre sexué, ce qui engendre une entrée connotée au sein du champ littéraire.

Dans Ouvrir la voix/e, Isabelle Boisclair s’est attachée à identifier quatre périodes marquantes de la réception critique des textes de femmes. Parmi elles, la période 1960-1973, durant laquelle les oeuvres sont discréditées par les critiques masculins qui prônent une littérature nationaliste au détriment d’une production marquée par la dénonciation de la condition des femmes. La réception, lorsque les oeuvres sont commentées, est teintée de misogynie et d’incompréhension de la part des critiques qui ne rendent pas compte du propos des autrices. Ces considérations de Boisclair se révèlent éclairantes en ce qui a trait à la réception d’Avec ou sans amour. Même si l’oeuvre est publiée deux ans plus tôt que la période ciblée par Boisclair, certains éléments sont déjà identifiables dans les articles de presse qui recensent l’oeuvre. En effet, cette idée d’une critique masculine dominante croisée à l’absence d’une reconduction des moeurs de l’époque au sein de l’oeuvre annonce déjà une réception critique houleuse. Ainsi, le contexte social ne permet pas à la singularité de la voix de Martin d’être accompagnée d’un discours critique qui reconnaît les qualités littéraires de l’oeuvre. Solange Chaput Rolland est d’ailleurs la seule à recevoir favorablement ce recueil de nouvelles, ce qui n’empêche pas la présence de préjugés associés à la production littéraire des femmes : « Enfin une femme écrit sur des femmes, sans animosité, fausse pudeur, en adulte quoi! […] Enfin parce que, pour la première fois, une femme, une Canadienne française a écrit un livre féminin, sans être féministe ni trop féminine » (Chaput Rolland, 1959, p. 18). Cet extrait met en lumière que la maturité de l’écriture de Martin est attribuable au fait que l’oeuvre n’est pas « féministe ni trop féminine ». C’est donc la neutralité du propos, bien que Chaput Rolland soit la seule à relever cet élément, qui permet à la critique de normaliser cette publication au sein du champ littéraire en la dispensant des caractéristiques attribuées aux oeuvres de femmes. La légitimation de Martin peut donc être considérée comme étant partielle, en ce sens qu’une valeur est accordée à l’oeuvre, mais cette valeur n’est pas reconnue par les critiques qui dominent durant les années soixante.

Analyser les articles de presse sur l’oeuvre à la lumière des observations de Boisclair concernant la réception critique de l’époque permet également de mettre en évidence une rhétorique qui porte essentiellement sur les préjugés qui marquent le genre féminin et l’amour. Si les critiques reprochent à Martin l’absence d’une sentimentalité dans l’oeuvre, les articles de presse notent tout de même que la vision fataliste de l’amour qui se déploie dans les nouvelles porte des traits féminins : « C’est un livre de femme, car seule une femme peut d’un mot, d’une remarque, d’une touche légère, révéler le fond de l’âme d’une autre femme […]. Seule une femme peut parler aussi bien des ravages de la passion et de l’émerveillement d’un amour comblé » (Robillard, 1958, p. 31). L’expérience amoureuse étant perçue comme essentiellement féminine, le vocabulaire utilisé dans cet extrait fait foi d’un horizon d’attente qui associe femmes et amour, peu importe le traitement de ce thème. En ce qui concerne le propos de l’oeuvre, le choix du titre fait par l’autrice est d’emblée discuté dans la presse. Servant à orienter la lecture voire unifier le propos, le titre Avec ou sans amour fait l’objet de plusieurs commentaires où les lecteurs évoquent un désaccord : « Sans amour aurait été un meilleur titre car d’amour il n’y en a guère, sinon de faux, dans ce recueil de vingt-sept nouvelles » (Dionne, 1959). Comme une promesse non tenue, « l’amour faux » des nouvelles déjoue l’horizon d’attente que dessinent le titre et le genre de l’écrivaine. Martin détourne de la voie qu’induit ce projet littéraire, ce qui ne manque pas de susciter les foudres de nombreux critiques. Le regard posé sur l’oeuvre, presque exclusivement masculin, refuse sa reconnaissance en mettant en avant un manque d’objectivité. De toute évidence, le fait que les nouvelles soient narrées du point de vue féminin est un élément identifié comme problématique dans plusieurs articles. L’exemple le plus notable paraît dans le journal Le Devoir, où un critique mentionne qu’il est « ingrat, insolent même d’analyser l’amour dans une oeuvre où il est lié aux expériences d’un seul personnage, en l’occurrence d’une femme » (Losic, 1964, p. 28-29). Le mépris du genre féminin traduit ici une mise en échec des stratégies énonciatives de l’oeuvre, notamment la focalisation interne d’un point de vue féminin, sous prétexte que le genre féminin ne peut porter un discours qui tendrait à l’universel. L’expérience amoureuse d’une femme relèverait donc d’une spécificité dont la prise en compte serait sans intérêt. Plus qu’étranger, l’imaginaire amoureux décrit dans l’oeuvre apparaît offensant. L’article se poursuit en dressant un portrait qui cible la femme qui porte le discours :

Comme le titre du livre l’indique, la seule préoccupation de cette femme, par le biais de plusieurs femmes, est l’amour. Quel est le portrait d’ensemble qui se dégage de cette femme? Elle m’apparaît d’abord comme sèche et sans sentiments profonds; une certaine féminité lui manque. L’expérience de la vie conjugale l’a tellement aigrie qu’elle est devenue méchante. Malheureusement, sa souffrance est mal soulignée dans le livre. C’est pour cette raison qu’elle n’appelle pas trop de sympathie de notre part. Je dirais qu’elle ne nous attire pas en tant que femme et cela malgré l’appel répété à la vie sexuelle. Même quand elle parle de l’amour pur, elle ne transmet au lecteur que l’indifférence. Cela est peut-être dû au fait que cet « amour » est rationnel, plus sentencieux que réel. Il est superficiel. De plus, il est basé sur la haine.

Losic, 1964, p. 28-29

Dans ce passage, c’est toute une constellation de femmes qui est niée au profit d’une mise en procès qui délégitime l’écrivaine et ses écrits. Or, réduire l’ensemble du discours de l’oeuvre à une seule identité en vient à considérer que le propos de Martin présente une unique expérience amoureuse et qu’elle est généralisée tandis que le discours tenu est multiple et pluriel. En effet, les personnages féminins ne font pas que nier le sentiment amoureux, ils sont aussi à sa recherche et arrivent parfois à le trouver. Ce portrait peu flatteur permet d’observer une vision monosémique du sujet féminin amoureux. Les reproches adressés à cette femme sont qu’elle est « sèche », « sans sentiments » et « méchante ». Il n’y aurait donc pas d’autre façon pour une femme de parler d’amour sinon qu’en étant portée par la gentillesse et la promiscuité. Aussi, ces caractéristiques sont associées à une vie conjugale dont l’expérience serait malheureuse, sous-entendant que seul un vécu traumatique pourrait expliquer un tel discours. Pour cette raison, l’oeuvre n’aborderait pas l’amour sous sa forme véritable, mais teinterait ce sentiment d’une expérience personnelle. Ce vocabulaire connoté signale une reconduction de la vision canonique qui oppose la raison et l’émotion, la subjectivité de l’expérience intime de Martin supplantant son objectivité concernant la mise en scène du sentiment amoureux. Enfin, force est d’admettre que l’affirmation selon laquelle cette femme n’attire pas le lecteur « malgré l’appel répété à la vie sexuelle » fait état d’un constat dégradant qui vise spécifiquement le genre féminin, étant entendu que cette femme ciblée dans l’extrait ne répond pas au « fétichisme de la représentation » (Butler, 1990, p. 86) et que son discours, qui dénonce les rapports amoureux et les comportements masculins inappropriés, ne la pose pas comme objet suscitant le désir. C’est précisément parce que l’imaginaire amoureux des nouvelles, tel qu’abordé précédemment, transgresse les moeurs de l’époque, que la critique rend compte de l’oeuvre sans lui accorder une légitimité certaine. En plus de renverser la structure sociale censée guider ses choix de vie, l’écrivaine met en procès l’ordre patriarcal dominant en mettant au jour des rapports amoureux problématiques. Qui plus est, la critique est influencée par le genre de l’autrice, ce qui donne l’impression que l’imaginaire amoureux des années 1960 ne peut séparer la sentimentalité et la production littéraire des femmes.

Ainsi, le discours sur l’amour relevé dans les articles de journaux n’est pas marqué par l’ambivalence des personnages au coeur des nouvelles, il est plutôt soutenu par une vision dichotomique de l’amour. La critique des relations amoureuses portée par Martin est retranchée au profit d’un constat généralisé : « l’amour est porte-malheur, ravageur et épidermique, quand ce n’est pas tout simplement de la haine » (Robillard, 1958, p. 31). Cette connotation péjorative s’explique par la vision traditionaliste de l’époque qui est malmenée dans les nouvelles et par une divergence de l’horizon d’attente conditionné à une conception spécifique de l’amour et du genre féminin. Il faudra attendre les oeuvres subséquentes de Martin, qui reprennent la thématique amoureuse, pour que l’horizon d’attente induit et valorisé par le système patriarcal soit infléchi et que certaines critiques reconnaîssent l’écrivaine comme une moraliste de l’amour en lui accordant une légitimité certaine. En ce qui concerne Avec ou sans amour, les observations de Martin n’atteindront pas la reconnaissance des critiques, le discours de la presse invitant à retenir que « [l]es âpres passions dont Claire Martin dénude les cheminements, abêtissent infailliblement ses personnages » (Poliquin, 1958, p. 4).

La folie comme lieu commun de l’expérience amoureuse féminine : les conséquences du genre autofictif

Dans Folle, la narratrice Nelly revit la perte de son amant par le biais de l’écriture épistolaire. Au fil des pages, l’amour brille par son absence alors que le.la lecteur.trice découvre une relation aussi intense que dévastatrice. L’espace amoureux investi par l’écriture devient le lieu d’attente du retour de l’amant; l’épistolière rejoue sa relation passée dans les moindres détails en espérant l’apparition de l’être aimé jusqu’à la veille de son suicide. Cette mise en scène de la relation amoureuse n’est pas sans rappeler la pièce de théâtre proposée par Barthes dans Fragments d’un discours amoureux : « Il y a une scénographie de l’attente : je l’organise, je la manipule, je découpe un morceau de temps où je vais mimer la perte de l’objet aimé et provoquer tous les effets d’un petit deuil. Cela se joue donc comme une pièce de théâtre » (Barthes, 1977, p. 47). Pour opérer son grand deuil, celui de l’être aimé, la narratrice crée grâce à l’écriture une série de « petits deuils », pièces détachées de la relation qui mènent peu à peu à la conscience de la perte. Si l’on considère que « la lettre d’amour est le témoignage d’un moment d’exception entre deux êtres qui partagent un sentiment » (Brenot, 2000, p. 26), la lettre qu’est Folle constitue plutôt le témoignage d’une relation passée dans laquelle un désespoir se creuse. Aussi, l’oeuvre qui nous est donnée à lire marque la volonté de la narratrice d’inscrire son expérience amoureuse dans la durée alors que « [l] a lettre est souvent présentée comme bienfaitrice parce qu’elle met en oeuvre une illusion, illusion de présence, illusion de dialogue, voix recréée dans le silence d’une lecture muette. Sa force est celle de la compensation » (Haroche-Bouzinac, 1990, p. 70). En marge de l’aspect tragique du récit, la narratrice aborde la sexualité et la cyberpornographie comme un enjeu au centre de son histoire d’amour puisqu’elle voit dans la relation hétérosexuelle l’impossibilité de se conformer au désir des hommes. Dès lors, il devient utopique pour elle d’exister en dehors du regard masculin. Ces observations apparaissent importantes puisque plusieurs critiques avouent s’identifier au discours de l’épistolière. En effet, si la représentation de l’amour portée par le recueil de Martin est interprétée par le regard masculin et que peu de femmes déclarent s’y identifier, le récit d’Arcan est plutôt accueilli par des chroniqueuses qui se reconnaissent dans les comportements de la narratrice. Avec Folle, c’est sur le plan individuel que le discours tenu sur l’amour résonne dans la réception critique. Cet élément n’est pas étranger au genre autofictif qu’emprunte l’oeuvre et à son contexte de publication. Deuxième publication d’Arcan et sélectionnée pour le prix Fémina en 2004, Folle est précédé par Putain, une autofiction portée par Cynthia, une escorte dont le monologue oscille entre l’assujettissement et la révolte contre le patriarcat, le capitalisme et la féminité intelligible. La réception de Putain a, à ce propos, privilégié le vécu de l’autrice au détriment des qualités littéraires de l’oeuvre. Le récit de Folle s’inscrit donc à la suite de ce livre alors que la presse affirme que « [q]uelque 80 000 exemplaires de Putain plus tard, le succès du scandale cultivé autour d’Arcan – star ambiguë de l’autofiction québécoise – va prolonger le malentendu édifié sur Putain jusqu’au récit Folle » (Thibault, 2004). Poursuivant l’idée de Philippe Lejeune selon laquelle le brouillage entre réel et fiction offre au lectorat un cadre incertain qui le pousse à interpréter le texte comme une autobiographie (Lejeune, 1988, p. 80), la réception de Folle peut être comprise à la lumière de son étiquette générique qui oriente le regard porté sur le traitement de l’amour, favorisant ainsi une identification entre le vécu de la narratrice et le lectorat.

D’emblée, le parallèle entre Putain et Folle occupe une place prépondérante dans les articles de presse qui ciblent les deux narratrices comme étant une même entité :

C’est écrit noir sur blanc dans son dernier roman : la narratrice s’appelle Nelly Arcan, elle a 29 ans, elle a publié en France un premier livre, Putain, qui a eu du succès. Elle est toujours aussi aliénée, obsédée par le regard des autres, par son corps, par son désir de rester jeune, d’être la plus belle, la plus désirable des femmes. Sauf qu’elle n’est plus pute. Elle est amoureuse.

Laurin, 2004, p. 73

Cette « amoureuse » identifiée par Danielle Laurin est maintes fois présentée dans les articles de journaux comme une femme dont les pensées et les comportements sont généralisés, c’est-à-dire qu’ils sont communs à toutes les femmes. Aussi, l’aspect collectif de la femme n’est pas sans rappeler les critiques d’Avec ou sans amour, ce qui porte à croire que la vision monosémique du sujet féminin amoureux ainsi que l’hétérosexisme qui caractérise cette vision sont des éléments qui persistent dans l’imaginaire social. Dans Folle, l’association amour et femme est justifiée dans les articles de journaux par l’idée que la jalousie et les sentiments se marquent d’une intensité particulière lorsqu’ils sont ressentis pour un homme. Plus précisément, ce sont les chroniqueuses qui prennent position de manière favorable devant la posture de l’amoureuse du récit alors qu’elles valident les réactions de la narratrice en regard de leur propre vécu. Bien que la mention générique de l’oeuvre favorise une identification entre la narratrice et le lectorat, la prise de position des chroniqueuses perpétue un imaginaire amoureux dans lequel le modèle d’expression féminin repose sur les affects et sur l’hétérosexualité. Par exemple, dans Le Devoir, on peut lire que la narratrice est « [u]n peu de chaque femme, par ses reproches, ses désirs et son amour infini pour celui qui la rejette. Elle est une parmi tant d’autres qui, une fois de plus, se meurt pour l’homme qu’elle aime, mais, cette fois-ci, avec une extrême lucidité » (Rivard Piché, 2005). Si l’épistolière est lucide, elle est aussi soumise à son désir et au départ de son amant alors qu’elle est dépeinte comme se languissant d’amour dans l’attente et qu’elle reste malgré le rejet. L’idée que ces caractéristiques représentent « un peu de chaque femme » est aussi reprise par Claudia Larochelle qui aborde l’oeuvre sous l’angle de la véridicité, remarquant que le récit « [r]isque de créer un effet miroir chez bon nombre de «folles» qui elles aussi, aveuglées d’amour envers l’autre et de haine envers soi, se font prendre au piège du désarroi sentimental, de la jalousie et de cette foutue méfiance envers l’ex […] » (Larochelle, 2004). Cette intersubjectivité qui se joue entre la narratrice de Folle et les lectrices apparaît comme un « réseau de reflets » (Smart, 1988, p. 334) dont la portée est révélatrice d’une certaine conception de l’identité de la femme amoureuse. En effet, le registre amoureux associé au sujet féminin – notons « aveuglées d’amour », « désarroi sentimental », « jalousie » et « méfiance » – façonne l’identité de l’amoureuse sous le signe de l’impuissance. Dans une perspective contraire, Joëlle Papillon montre que la narratrice de Folle pratique une « passivité active » (Papillon, 2018, p. 23), c’est-à-dire qu’elle refuse la place soumise attribuée aux femmes dans les relations hétérosexuelles de façon à revendiquer son agentivité sexuelle. Au sein de la relation amoureuse de Folle se joue donc une inversion des rôles prédéfinis qui octroie une agentivité certaine à la narratrice. Pourtant, les articles de presse abordent rarement l’histoire d’amour des deux amants, préférant se concentrer sur les réactions émotionnelles de la narratrice. Sans évoquer l’idéologie patriarcale mise en place dans le récit et qui structure les rapports entre les deux amants, les critiques figent l’amoureuse dans un cadre précis perçu comme non systémique. Parmi les autres exemples issus du corpus critique, une troisième chroniqueuse ne tient pas les agissements de la narratrice en estime alors qu’elle décrit son rapport à l’amour :

Voilà une amante jalouse, possessive, obsédée qui scrute les allées et venues réelles et virtuelles de son nouvel ami dont la libido semble assez exigeante. Elle désespère de ne pas être la seule dans sa vie et de la partager avec toutes ces femmes pornos qui l’excitent plus qu’elle-même. […] Cette femme est une tragédie.

Lepage, 2004

Le caractère tragique évoqué dans cet extrait semble se jouer dans le besoin d’amour et d’attention inassouvi de la narratrice. Le rapport à l’amour mis en scène dans l’oeuvre est associé au désespoir, les agissements de l’épistolière devant la consommation excessive de pornographie de son amant faisant d’elle « une tragédie ». Cette affirmation de Lepage doit, selon nous, être nuancée puisque « derrière une mise en scène de soumission féminine se dresse en fait une agression contre le partenaire amoureux » (Papillon, 2018, p. 8). Si le titre Folle oriente la lecture et pourrait expliquer la façon dont la narratrice est représentée, il est pourtant choisi par l’autrice dans une optique factuelle en ce sens qu’il a comme objectif de dénoncer ce terme qui a injustement marqué les femmes au cours de l’histoire et non pour définir le comportement de la narratrice[3]. C’est d’ailleurs ce que fait valoir Michel Peterson en écrivant que « [l]a putain du premier livre et la folle de celui-ci, voilà la femme telle que l’histoire continue de la réduire, pure marchandise à consommer » (Peterson, 2005, p. 28). Pourtant, nombreuses sont les références au titre pour définir l’amoureuse en regard de son histoire d’amour. Si plusieurs chroniqueuses avouent se reconnaître dans le ressenti de la narratrice, d’autres reprennent le terme « folle » qui vient ainsi matérialiser son association avec un sujet féminin : « Folle parle d’amour, d’abandon, de mensonge, d’obsession du corps et de jalousie paranoïaque. On se reconnaîtra probablement toutes dans le personnage de Nelly, mais après l’épisode très cru de son avortement, on la dira assurément folle » (Simard, 2004). Ainsi, ces nombreuses interactions entre le lectorat et la narratrice sont au coeur de la réception critique de Folle. La condition de l’amoureuse telle qu’elle est reçue par d’autres femmes tend à cristalliser une image fragile de l’amante et toute puissante de l’amant témoignant de rôles précis dans le rapport amoureux. Aussi, il est intéressant de relever que les qualificatifs qui décrivent la narratrice sont cités exclusivement par des chroniqueuses alors qu’« Arcan se fait médium pour faire entendre à tous – et à toutes – ces injures lancées aux femmes, ces bruits entendus par elles seules » (Boisclair, 2017, p. 260).

Par sa formule monophonique, la parole de l’épistolière se présente comme étant exclusive puisqu’elle évacue la possibilité de toute autre version des faits concernant la relation passée. Plus que le ressassement d’une amoureuse blessée, le soliloque de Folle est porté par une voix forte qui s’octroie un certain pouvoir sur la relation par le truchement de l’écriture épistolaire. À ce propos, Rosemarie Savignac affirme que « les outils langagiers et stylistiques utilisés par Nelly Arcan dans Folle servent à renverser les inégalités au sein du couple hétérosexuel. L’humour en général et l’ironie en particulier, dans le couple hétérosexuel, permettent aux femmes de subvertir les rapports des pouvoirs » (Savignac, 2017, p. 118). Or, cette idée de la subversion des rapports de pouvoir ne trouve pas d’échos dans la réception critique, les articles se concentrant exclusivement sur la vulnérabilité de la narratrice. Le recours à la figure de l’amoureuse blessée suscite un sentiment d’empathie en même temps qu’il incite à lire le discours amoureux selon le désespoir de l’épistolière. Un article de Québec français reprend bien cette idée en affirmant que « [l]a “folle” de Nelly Arcan est attachante, parce qu’on la sent blessée, irrémédiablement, dans son impossible quête de la séduction définitive. L’auteure, dans son écriture parfaitement maîtrisée sait rendre tangible la fragilité et le déséquilibre de la narratrice » (Perron, 2005). Contrairement au sujet féminin d’Avec ou sans amour qui ne suscite pas l’empathie sous prétexte que « sa souffrance est mal soulignée dans le livre », la vulnérabilité de la narratrice de Folle semble être un atout pour le lectorat. En effet, la sentimentalité qui est relevée dans la réception critique prévaut sur le discours de l’épistolière qui s’octroie la légitimité et l’autorité de s’adresser librement à son amant pour lui indiquer ses torts. Est-ce donc dire que le discours amoureux au coeur des articles réduit entièrement l’image de la femme amoureuse à ses affects? Si le récit de Folle s’élabore hors de l’imaginaire social des relations hétérosexuelles puisque la femme prend revanche sur son amant grâce à l’écriture, force est de constater que la prise de parole de l’épistolière est minorisée. Une critique de Gilles Marcotte va d’ailleurs en ce sens :

Le sentiment appelé amour, du moins il y a quelques siècles, n’a rien à voir dans ces ébats. On risque de s’ennuyer un peu. La chair, qui était déjà « triste » au temps de Mallarmé, n’a pas des ressources infinies. Ce qui sauve le roman de Nelly Arcan de la monomanie sexuelle, toutefois, c’est justement cette tristesse, déjà présente dans les premières pages et qui devient une sorte de passion du néant.

Marcotte, 2004

La lecture de cet extrait met en évidence que c’est l’image de la femme amoureuse statufiée dans l’imaginaire social qui permet à l’oeuvre d’être « sauvée ». La tristesse de l’épistolière éclipse le propos de l’autrice dans la mesure où son discours dénonce le modèle canonique du couple hétérosexuel et offre un regard novateur sur les pressions sociales que subissent les femmes. Il existe dans le regard du critique une vision traditionnelle, le recours à la conception de l’amour chez Mallarmé le montre bien, qui tend à minimiser le point de vue sur l’amour porté par le récit. La « monomanie sexuelle » identifiée comme une tare montre justement qu’un aspect important échappe au lectorat. Si la cyberpornographie et la sexualité sont au coeur du rapport problématique entre les deux amants, cette critique sous-entend qu’il s’agit d’une fixation d’ordre personnel et non d’une observation qui pourrait avoir une portée collective. Ainsi, le renouvellement de l’image de la femme amoureuse dans Folle ne peut être considéré comme une vérité puisque cette vision s’élabore à côté du modèle archétypal de l’amour et des femmes. La prise de parole au coeur de l’oeuvre est donc occultée au profit d’une amoureuse souffrante dont la pertinence du discours ne le doit qu’à une « passion du néant ».

En somme, les frontières poreuses attribuables au genre autofictif de l’oeuvre influencent la reconduction d’une image stéréotypée de la femme amoureuse. Le caractère réaliste identifié dans le récit par les chroniqueuses ne décrit pas les pressions sociales subies par la narratrice et la relation toxique dans laquelle elle se trouve, mais valide plutôt à partir d’un vécu intime l’image caricaturale qui nous est renvoyée. Concernant la portée que peuvent avoir les effets de réel de l’autofiction, il est intéressant de conclure par un dernier exemple issu de la réception critique de Folle. L’amant dont il est question dans l’oeuvre s’est lui aussi accordé un droit de réponse alors que son portrait lui paraissait erroné et nuisible pour sa réputation. En 2006, le magazine Urbania publie dans son numéro ayant pour thème « Folie » une liste de rectifications concernant la relation amoureuse passée, permettant à l’amant de rétablir et d’enjoliver son image : « Dans son roman Folle, Nelly Arcan vomit sa colère contre son ex sur 200 pages. On s’est dit que le gars avait bien droit à sa réplique. Réponse du “pauvre type”, du “sale mec”, de “l’homme qui ne voyait en elle qu’un objet sexuel” » (Ritoux, 2006, p. 30). Sans s’adonner à une analyse exhaustive de cet article, notons simplement que Ritoux utilise « Isabelle » pour interpeller l’autrice plutôt que d’avoir recours au pseudonyme qu’elle s’est choisi et qu’il affirme être « bien obligé de rectifier ce qui a été interprété pour des faits – ne serait-ce que pour [s]es amis et [s]a famille » (Ritoux, 2006, p. 30). Sentant la pression de devoir se justifier, la prise de parole de Ritoux prouve à la fois que les propos de la narratrice dérangent pour ce qu’ils ont de dénonciateur et que l’autofiction est utilisée comme justificatif pour perpétuer une vision de l’amour reléguant la femme au statut d’objet dominé.

Dans son étude sur le discours amoureux et l’écriture des femmes au Québec, Adrien Rannaud illustre finement l’idée que les critiques des romans d’écrivaines des années trente « reproduisent une appréciation ad feminam où les auteures plus que leurs textes sont les victimes de jugements sévères ou complaisants » (Rannaud, 2018, p. 400). Cette observation confirme et réitère la présence d’une mise en procès des autrices de la part des critiques, ce qui contribue à dévaluer les innovations littéraires et esthétiques des oeuvres de femmes. Aussi, le prisme féminin soutenu par Jovette-Alice Bernier, Éva Senécal et Michelle Le Normand permet à l’étude de Rannaud de montrer que le discours amoureux de ces trois autrices transgresse l’imaginaire générique du roman d’amour et de l’écriture féminine en ayant recours à la désillusion (Rannaud, 2018, p. 383).

Ainsi, déjà dans les années trente, ces écrivaines renoncent à l’orientation d’une littérature à la fois féminine et sentimentale et elles renouvellent les pratiques du roman non sans échapper aux critiques masculines acérées. Bien que plusieurs décennies séparent les écrivaines de notre corpus et celles de l’étude de Rannaud, le discours amoureux tenu par Martin et Arcan touche aussi à la désillusion qui, de par sa définition, instaure une rupture. Cette rupture est celle du modèle archétypal de la femme amoureuse soumise et des oeuvres féminines qui seraient sentimentales et mièvres. Chacune à leur manière, Martin et Arcan effectuent la critique d’un système patriarcal qui valorise les relations amoureuses hétérosexuelles dans lesquelles les femmes se trouvent toujours dominées par le désir des hommes. Que ce soit dans Avec ou sans amour ou dans Folle, la mise en évidence des déceptions amoureuses s’accompagne de préoccupations féministes concernant la place occupée par les femmes au sein des relations hétérosexuelles. Si les personnages féminins de Martin s’octroient le pouvoir de quitter leur mari et de déjouer les attentes matrimoniales de l’époque, la narratrice de Folle trouve sa puissance d’agir dans la liberté que permet l’écriture de la lettre alors qu’elle peut raconter sa relation amoureuse passée selon ses propres perceptions. Dans les deux oeuvres, il s’agit pour ces personnages féminins de reprendre un contrôle certain sur leur vie amoureuse. L’emploi de la tonalité ironique par les deux autrices va d’ailleurs dans ce sens alors que cette stratégie narrative a comme effet de restructurer les rapports de pouvoir traditionnellement favorables aux hommes[4]. Lucie Joubert note d’ailleurs que « l’ironie est puissante, car elle permet aux femmes, traditionnellement objets d’ironie, de renverser les règles du jeu et de devenir sujets ironisants » (Joubert, 1998, p. 19). Ainsi, le portrait de l’amour que proposent Avec ou sans amour et Folle offre un discours dans lequel énonciation et liberté s’enchevêtrent. Au terme de notre analyse de la réception de ces deux oeuvres, il nous apparaît clair que la liberté de penser, de (se) dire et de dénoncer l’amour sous ses formes les plus perverses permet un éclairage nouveau sur le traitement du sentiment amoureux dans la production littéraire féminine. Ensemble, Martin et Arcan transgressent le discours archétypal qui associe femmes et sentimentalité et bousculent l’ordre patriarcal.

Partie prenante de la presse, la réception critique se présente comme un espace privilégié pour l’élaboration d’un discours amoureux normatif. À l’instar des chroniqueurs.ses qui signent des articles qui traitent de la manière de se comporter en amour ou qui répondent aux courriers du coeur, les critiques qui abordent le discours amoureux possèdent un capital symbolique qui leur confère une légitimité certaine. Si les protagonistes du corpus étudié arrivent à transformer le rapport de pouvoir par le biais de diverses stratégies discursives, la réception critique qui fait état de ce corpus ne cible pas le caractère revendicateur et novateur des oeuvres. Au contraire, les articles de presse insistent sur les impacts des transgressions effectuées par les femmes, se permettant de poser un jugement littéraire – et souvent moral – tout en laissant de côté le réel discours des narratrices. Autrement dit, la parole des écrivaines jugée plaintive, jalouse et apitoyée est étouffée par les constats qui assignent les protagonistes à un rôle hétéronormatif. À la lumière des critiques, il apparaît que les discours qui portent sur Avec ou sans amour et Folle sont conditionnés aux genres littéraires des oeuvres et au genre sexué des autrices. Se posant en médiatrice avec le lectorat ou s’adressant directement aux lecteurs.trices, la critique ne manque pas d’imposer une vision prescriptive du discours amoureux dans la mesure où elle ne laisse pas place à l’interprétation des textes. Le discours amoureux ne trouve donc sa liberté qu’à l’intérieur des oeuvres, le stéréotypage de la femme amoureuse occupant la plus grande partie du corpus critique. Si cet article s’est penché sur la triade amour, littérature des femmes et presse, il serait intéressant d’étudier exclusivement la réception critique dans la presse féminine d’oeuvres de femmes qui abordent l’amour. L’analyse du corpus critique de Folle effleure cette question puisque des extraits retenus sont issus des magazines Clin d’oeil et Elle Québec. Considérant que la presse féminine s’adresse spécifiquement aux femmes, qu’elle est lue par celles-ci et qu’elle s’élabore en regard de la valorisation des femmes et de l’exclusion des hommes, il y a lieu de se demander si l’imaginaire amoureux qu’elle véhicule est plus réceptif à un discours transgressif de l’imaginaire amoureux traditionnel dans un cadre hétéronormatif. Cette exploration permettrait ainsi de voir si la presse féminine serait davantage en cohérence avec la vision des écrivaines sur l’amour.