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À l’automne 2020, paraissait l’ouvrage Le modèle agricole territorial. Nouveaux rapports entre agriculture, société et territoire, sous la plume de Chantale Doucet, coordonnatrice de l’Observatoire du développement de l’Outaouais (ODO) de l’Université du Québec en Outaouais (UQO) et membre du Centre de recherche sur le développement territorial (CRDT). L’auteure, qui cumule une vingtaine d’années dans le milieu de la recherche et détient depuis 2017 un doctorat en sciences sociales appliquées (développement des territoires) de l’UQO, nous propose une incursion pour le moins captivante dans le domaine agricole à partir d’une adaptation de sa thèse, laquelle fut récompensée du Prix de l’Institut de recherche en économie contemporaine (IRÉC).

Destiné d’abord et avant tout aux acteurs et actrices engagés dans le développement du modèle agricole territorial ainsi qu’aux étudiants et étudiantes et aux chercheurs concernés par l’agriculture, l’ouvrage est rédigé de manière pédagogique et intelligible de sorte qu’il intéressera un large public. Tandis que les deux premiers chapitres sont consacrés à tracer les contours de deux modèles de développement agricole, l’un dominant, dit productiviste (chapitre 1), et l’autre émergent, dit territorial (chapitre 2), le troisième chapitre identifie les obstacles à l’essor et à la pérennisation du modèle territorial, tout en proposant des pistes de solution pour y remédier.

Dans un premier temps, l’auteure nous amène donc au coeur du modèle agricole québécois qui, sans être purement productiviste, s’en rapproche. Elle en retrace la genèse depuis le milieu du 20e siècle, où l’on passe d’une agriculture de subsistance (familiale et orientée vers l’autoconsommation) à une agriculture productiviste (industrielle et marchande). L’État québécois, grand maître d’oeuvre de cette transition, apporte également sa contribution par la mise en place d’institutions majeures comme la mise en marché collective, la gestion de l’offre ou la protection du territoire agricole. Puis, au tournant des années 1990, l’idéologie néolibérale s’impose. En parallèle à la ratification d’accords de libre-échange, l’État se désengage et ses politiques agricoles incitent désormais à exporter. En somme, si la plupart des institutions soutenant le secteur agricole perdurent, si les entreprises agricoles ne produisent pas uniquement pour le marché mondial et qu’elles demeurent principalement familiales, de taille moyenne et propriété de leurs exploitants ou exploitantes, l’agriculture n’est pas moins devenue une industrie en quête incessante de productivité, de compétitivité et de croissance où prévaut une approche par filière (verticale, de la production à la commercialisation, et sectorielle, par secteur de production, qui privilégie les commodités). Ce faisant, le développement du modèle agricole québécois a reconfiguré les territoires, dans la mesure où certains ont vu leurs activités agricoles s’intensifier, se spécialiser et s’uniformiser, alors que d’autres sont frappés par l’exode rural. Plus que tout, s’est opéré un véritable découplage entre les dynamiques agricoles et les dynamiques territoriales : l’agriculture peut tout à fait prospérer dans un territoire donné, sans engendrer de retombées socioéconomiques suffisantes pour contrer sa dévitalisation.

C’est dans un second temps que l’auteure nous présente le modèle agricole territorial. Elle retrace son émergence, à partir des années 1990 et 2000, lorsque surgit un contre-discours scientifique et politique, critique envers le modèle productiviste dominant, surtout en raison de ses externalités socioéconomiques et environnementales négatives. En même temps, s’opère aussi une conscientisation des consommateurs, qui adoptent des pratiques plus responsables en valorisant notamment l’agriculture durable et de proximité. C’est dans ce contexte, en creux du modèle productiviste dominant, en réponse à ses limites, que le modèle territorial s’insère, laisse entrevoir de nouvelles avenues de développement et prend progressivement de l’ampleur. Il est fondamentalement innovant puisqu’il modifie les manières de faire antérieures. Ses caractéristiques les plus saillantes sont 1) la prolifération d’acteurs et d’actrices et de projets collectifs soutenant l’agriculture selon les particularités et le potentiel de chaque territoire, 2) l’apparition de nouveaux modes de gouvernance territoriale en agriculture, plus horizontaux, prenant appui sur une diversité d’acteurs à l’échelle locale et régionale (n’oeuvrant pas exclusivement dans le secteur agricole) mis en réseau, coopérant et se concertant, 3) l’essor d’entreprises agricoles ancrées dans leur milieu, en phase avec les dynamiques territoriales, développant des produits de créneau (produits diversifiés et distinctifs par leurs qualités ou leurs provenances) et favorisant une mise en marché directe et locale, et 4) la considération croissante accordée à une multifonctionnalité élargie de l’agriculture (fonctions économique, mais aussi sociale, environnementale, culturelle, récréotouristique, etc.) au sein de tous les territoires. Il va sans dire que le modèle territorial vient reconnecter les liens rompus entre l’agriculture, en tant que secteur d’activité, et son territoire d’implantation.

La caractérisation du modèle territorial permet dans un troisième temps d’étudier les formes de soutien qu’il reçoit et, par la même occasion, de relever les obstacles limitant son enracinement et sa floraison. Ainsi, c’est à partir des années 1990 que l’État québécois favorise l’émergence du modèle territorial, d’une part en laissant les domaines du développement territorial et de l’agriculture à différentes organisations locales et régionales, d’autre part en instaurant quelques programmes appuyant des initiatives territoriales. Néanmoins, malgré les efforts louables, ces programmes demeurent chétifs, épars et de courte durée. Ils ne bénéficient pas d’une vision ou d’une stratégie d’ensemble, ce qui les empêche d’avoir des effets réellement structurants. Qui plus est, les initiatives territoriales rencontrent souvent des difficultés à se plier aux exigences des programmes, des lois et des règlements encadrant le secteur agricole, lesquels sont conçus dans une perspective productiviste. Enfin, bien que ces initiatives partagent des valeurs communes, elles ne se concertent pas suffisamment et manquent de cohésion, ce qui nuit à leur visibilité et leur reconnaissance institutionnelle. Ces obstacles conduisent Doucet à proposer quelques solutions pour favoriser une transition vers un modèle agricole territorial. Une transition inscrite dans le temps long, qui n’entame pas la qualité de vie des agriculteurs et agricultrices, sans toutefois négliger la nécessité d’élaborer une nouvelle politique agricole, plus intégrée aux politiques territoriales existantes (comme celles des ministères des Affaires municipales et de l’Habitation [MAMH] ou de l'Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques [MELCC]). Cette politique doit renforcer l’autonomie et la capacité d’action des projets territoriaux, selon leurs spécificités locales et régionales, afin de les sortir de leur précarité chronique.

En promouvant de la sorte des changements substantiels du modèle de développement agricole au Québec, l’ouvrage de Doucet s’inscrit dans un mouvement de fond entamé quelques décennies plus tôt (dont elle relate elle-même l’émergence dans le deuxième chapitre) et qui trouve un écho particulier dans les débats contemporains entourant l’autonomie alimentaire. Elle montre à juste titre la cohabitation de deux modèles, l’un dominant et l’autre émergent, dont l’équilibre est sur le point de changer. C’est aussi ce qu’indiquent d’autres travaux récents comme ceux de Mario Handfield au Bas-Saint-Laurent ou de Patrick Mundler sur la transition agroécologique du système bioalimentaire québécois. Ces deux universitaires, bien connus dans le milieu de la recherche en agriculture, sont d’ailleurs cités à plusieurs reprises par Doucet. À ce titre, ces chercheurs ont tous pour point commun de déceler une opposition entre deux modèles, une opposition qui tend vers une hybridation, vers un modèle nouveau qui ne saurait se réduire ni à l’un ni à l’autre des modèles observables actuellement. Cette position est intéressante, puisque plusieurs sont d’avis que le modèle territorial est voué à rester en marge du modèle productiviste (pensons aux travaux de Desrochers et Shimizu par exemple), tandis que d’autres soutiennent qu’il le remplacera purement et simplement (comme l’avance, aussi à titre d’exemple, un panel international d’experts sur les systèmes alimentaires durables nommé IPES-Food).

Sans trancher sur cette question, ajoutons pour conclure que la véritable contribution de cet ouvrage est de fournir une assise conceptuelle au modèle agricole territorial propre au contexte québécois. Si le premier chapitre ne revisite en rien – et ce n’est pas là sa prétention – les grands pans de l’histoire qui a façonné et façonne encore à ce jour l’agriculture au Québec, il permet aux lecteurs et lectrices moins familiers avec le sujet de se remémorer les fondements et les rouages du modèle agricole québécois. C’est donc à partir du deuxième chapitre que les apports de la thèse de l’auteure, du moins de sa recherche empirique essentiellement qualitative réalisée à cette occasion, se font le plus sentir. En effet, s’appuyant sur une étude de cas de la région de l’Outaouais (région innovante sur les plans socioéconomique et agricole, qui recoupe en son sein la diversité des régions du Québec avec ses municipalités régionales de comté (MRC) aux réalités contrastées, aux prises avec des enjeux propres à la fois aux grands centres urbains et aux régions ressources), l’auteure adopte une entrée par le territoire. Ce faisant, elle s’intéresse à l’ensemble des projets et acteurs soutenant de près ou de loin l’agriculture sur le territoire, posant en cela un regard transversal, impliquant des considérations non seulement économiques, mais aussi sociales, culturelles et institutionnelles, sur les dynamiques à l’oeuvre. C’est cette approche qui permet de faire ressortir avec autant d’éclat les caractéristiques du modèle territorial à l’étude. C’est aussi cette approche qui enrichit notre compréhension des obstacles qu’il rencontre et, par-dessus tout, confère autant de crédibilité aux solutions envisagées. En ce sens, il s’agit d’un ouvrage ayant le potentiel de fournir un socle commun aux différentes initiatives territoriales dont la concertation et la cohésion sont déficientes afin de canaliser leurs revendications