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Pâquet et Savard nous invitent dans cet ouvrage à penser la Révolution tranquille comme un bloc composite, dont la matière serait « l’action des hommes et des femmes ayant vécu ensemble dans une situation donnée, le Québec entre 1959 et 1983 » (Pâquet et Savard, 2021, p. 257). Cette idée est empruntée à Clémenceau, parlant de la Révolution française à l’Assemblée nationale française en 1891 et déclarant qu’elle « est un bloc, un bloc dont on ne peut rien distraire, parce que la vérité historique ne le permet pas » (cité dans Pâquet et Savard, 2021, p. 257). Au-delà d’une définition de la Révolution tranquille par une telle matière et par l’indivisibilité d’un bloc (idée qui apparaît nécessaire à leur soin de la vérité historique), les auteurs de la Brève histoire de la Révolution tranquille jugent aussi que leur objet d’histoire présente une forme qu’on peut caractériser par ces cinq propositions :

  1. la Révolution tranquille est une période dont les dates de commencement et de fin correspondent à des événements vécus comme des changements d’époque;

  2. la Révolution tranquille est un processus qui trouve son dénouement (en 1983) en entrant dans la mémoire (comme objet repoussoir, de filiation ou de rassemblement d’une communauté politique québécoise) et ne devient qu’ensuite matière historique;

  3. la Révolution tranquille s’est déroulée pour ses acteurs dans une situation donnée qui est celle du Québec;

  4. la Révolution tranquille présente une unité selon une logique du temps, marquée par un consensus autour d’une représentation hégémonique (dont la définition dans le propos de Pâquet et Savard varie en précision) : celle de l’État (ou de l’État-providence) comme garant du bien commun (capable d’assurer l’émancipation collective et individuelle);

  5. la Révolution tranquille procède de deux mouvements produisant trois impulsions ou temps d’action : « le premier amorcé par les élites définitrices en direction de la société civile, le second engendré par la mobilisation civique en direction des instances décisionnelles, pour former une synthèse au moment du premier gouvernement Lévesque » (Pâquet et Savard, 2021, p. 243).

Les auteurs déclarent ne vouloir « ni juger, ni rire, ni pleurer, ni haïr, mais comprendre » (Pâquet et Savard, 2021, p. 258). Je peux en dire à peu près autant de l’esprit dans lequel j’ai développé ce commentaire, en m’efforçant de comprendre leur représentation de la Révolution tranquille comme un bloc. Cet effort a commencé dès ma première lecture de l’introduction, et je voyais alors mal si l’objet de leur ouvrage était la Révolution tranquille identifiée à un consensus, ou la période allant de 1959 à 1983, ou les deux confondus. D’autres perspectives d’analystes et de témoins de la Révolution tranquille, que je trouve au moins aussi éclairantes que la leur, m’ont habitué à penser la Révolution tranquille comme processus et le Québec comme situation d’action collective de différentes manières, toutes incompatibles avec les cinq propositions énumérées plus haut. Je consacre la première partie de mon commentaire à rappeler quelques apports de ces autres perspectives, qu’il faudrait exclure de la discussion si nous devions nous en tenir au respect des propositions a, b, et c distinguées plus haut. Ce que j’en retiens met en question la véracité des représentations d’un consensus sur l’orientation des développements de l’État provincial dans les années 1960, et en particulier d’une représentation qui réduirait le processus de la Révolution tranquille à de l’action dans une logique progressiste, ainsi que de l’idée qu’elle s’amorcerait dans ce qui serait la situation du Québec pour ses acteurs. Dans la première moitié des années 1960, les définitions de la situation dans laquelle s’organise l’action au Québec sont encore assez inégalement alignées sur la chose nommée « le Québec », que des protagonistes de la démocratie québécoise amènent à faire l’objet et le lieu privilégié du débat sur la situation et sur l’avenir.

Puis, au fil de mes relectures de la Brève histoire de la Révolution tranquille, ayant l’impression de mieux cerner dans le récit le bloc que Pâquet et Savard ont voulu nous rendre représentable, j’en suis venu à penser que les cinq propositions énoncées plus haut étreignent mal ce bloc. Leur récit situe et relate surtout l’histoire des luttes d’un « bloc » d’acteurs qui expriment la représentation d’un consensus autour de la logique progressiste (proposition d), que Pâquet et Savard disent friable et cassant, et même déjà fissuré avant la mi-temps de leur période (au coeur du deuxième temps de la proposition e). La composition de ce bloc d’acteurs se renouvelle au fil du récit, qui devient finalement celui d’une lutte où sont évoquées « les réalisations de cette période […] qui traduisent la victoire d’une conception singulière du vivre-ensemble en Amérique du Nord » et des ruptures « qui témoignent de la défaite des principaux protagonistes ou, au mieux, de leur profonde fatigue après la traversée de temps si turbulents » (Pâquet et Savard, 2021, p. 240). La deuxième partie de mon commentaire montre comment l’épilogue affirme une posture de « l’historien » étudiant un bloc qui serait une période de l’histoire des hommes et des femmes qui ont vécu ensemble au Québec (proposition a, b, et c), positionnement qui ne me semble pas correspondre tout à fait à celui de l’introduction et qui conduit les lecteurs vers les propositions d) et e), dont certaines ambiguïtés me portent à croire qu’il faut plutôt apprécier le récit qui suit comme une histoire de la Révolution tranquille qui la représente comme étant l’accomplissement d’un bloc d’acteurs significativement plus restreint.

Enfin, s’il s’agit de l’histoire d’une série de luttes d’un bloc d’acteurs menés par des protagonistes, le bloc considéré n’est manifestement plus l’entièreté de l’action durant une période de l’histoire du Québec. L’identification des seuls actes et réalisations attribuables à ce bloc restreint comme étant l’objet auquel renvoient les références à la Révolution tranquille dans la mémoire des Québécois, ce que me semble suggérer l’ouvrage, m’apparaît contestable. Hors des interactions internes à ce bloc restreint ou avec des acteurs qui en font partie, quantité d’autres personnes, événements, évolutions et changements sociaux ne sont-ils pas couramment intégrés dans les expressions d’une représentation sociale plus vaste et plus riche de la Révolution tranquille? Pourquoi la réduire à ce qui pourrait s’attacher à un seul fil tracé entre un commencement et un dénouement, et pourquoi ne pas considérer qu’elle a amorcé son entrée dans la mémoire dès les années 1960, à travers une pluralité de discours qui la situent dans une époque aux délimitations tantôt variables, tantôt floues? Là me semble être le bloc dont il ne faudrait rien distraire, pour ne pas tronquer le domaine des souvenirs, des connaissances établies et des pistes de recherche à partir desquelles pourrait encore se renouveler une histoire constituée de la Révolution tranquille. La troisième partie de mon commentaire illustre par quelques exemples de contre-induction comment s’approprier l’interprétation de la Révolution tranquille proposée par Pâquet et Savard, en y apportant nuances et objections, pour s’en servir en qualité de tremplin pour des travaux ultérieurs.

Retour vers quelques apports de témoins analystes de la Révolution tranquille

Les deux historiens confrontent bien peu leur récit aux autres interprétations savantes de la Révolution tranquille, tant celles qui apparaissent dans la période étudiée que celles publiées ensuite et jusqu’à tout récemment. Si l’introduction signale quelques travaux, l’épilogue intitulé « Se souvenir » n’y accorde pas d’importance, jusque dans les réflexions de Pâquet et Savard sur la démarcation entre leur travail d’historien et d’autres approches.

Revisiter aujourd’hui la question de la présence de la Révolution tranquille dans l’histoire et dans la mémoire des Québécois pourrait, soit dit en passant, également inclure l’examen de quantité d’autres choses que les écrits universitaires qui l’ont abordée depuis les années 1960. Qu’en a-t-on enseigné à l’école, dans les amphithéâtres de sciences humaines et sociales, dans les médias de masse, dans des biographies, dans des documentaires ou dans des films politisés? Les réactions de reconnaissance et les controverses autour de personnalités comme Jeannette Bertrand, Yvon Deschamps ou encore Pierre Falardeau pourraient aussi illustrer une révolution considérable dans le rapport du grand public aux consensus promus par des autorités ou des faiseurs d’opinion appelant l’adhésion des pensées, la soumission des conduites et passant sous silence des actes et des situations « gênantes » pour ne pas « faire du trouble ». L’écriture et l’enseignement de « l’histoire du Québec », en tant qu’actions qui redéfinissent la situation collective des Québécois, devraient faire partie de l’histoire de la Révolution tranquille; et il faudrait aussi reconnaître que les sources de l’histoire de cette révolution ont continué de s’accroître, au-delà des années 1980, de témoignages qui nuancent ou contredisent les représentations courantes du passé, qui a été vécu dans une pluralité de « vérités ».

Dumont (1978 et 1981) est cité par Pâquet et Savard pour son idée de penser la Révolution tranquille comme une révolution culturelle, mais ils n’explicitent pas entièrement ce que cette idée apporte à la compréhension de son processus. En 1978, Dumont l’emploie pour inviter à considérer que la Révolution tranquille s’amorce par la remise en question de l’unanimité idéologique durant la crise des années 1930, tandis qu’auparavant l’idéologie dominante résistait mieux aux pensées indépendantes et aux contestations sourdes venant des classes populaires et des bourgeoisies des professions libérales et des affaires. De ce point de vue, ladite Révolution tranquille est à penser comme la résultante d’un jeu de forces exercées par des élites et des masses, qui se débloque longtemps avant la débâcle du début des années 1960, multipliant les choses « révolues » et les nouveautés qui vont durer. En retracer l’histoire demande de remonter au moins à l’effervescence ayant engendré l’Union nationale et la vie politique d’un chef aux prises avec une opposition croissante et virulente à la représentation de l’unanimité idéologique qu’il s’efforce de maintenir. Le dernier paragraphe de Dumont (1978) exprime aussi l’espoir qu’une mutation de l’économie et de l’État succèdera à la mutation accomplie d’abord dans la culture des Canadiens français du Québec et qui s’est poursuivie dans le champ de l’éducation. En 1981, il reste sur l’idée que la Révolution tranquille commence longtemps avant 1960 et se termine autour de 1968-1970. Dumont précise sa pensée en proposant de faire le bilan d’une « révolution culturelle où une intelligentzia a essayé de mettre en scène une révolution sociale » : création d’un système pédagogique qui organise l’expression citoyenne; insertion de la science dans la culture et l’idéologie; et redéfinition du nationalisme dans l’anticipation d’une décolonisation spirituelle (Dumont, 1981, p. 30).

Cette idée attire rétrospectivement notre attention sur la question des conséquences des changements dans la culture et l’éducation pour la définition de la situation du Québec. La Révolution tranquille décrite par Dumont (1993 et 1997) a accouché d’un groupement par référence québécoise, constitué et représenté par des systèmes « québécois » (éducation, santé, économie, etc.), des « régions du Québec », des suivis statistiques sur « l’état du Québec », et des communications de son État avec des interlocuteurs interagissant autour de choses « québécoises » – politiques, culturelles, sportives, etc. La Brève histoire de la Révolution tranquille, qui affirme que le Québec entre 1959 et 1983 est une « situation donnée », distincte des autres en raison du règne d’une « conception singulière du vivre-ensemble », fait elle-même partie de ces choses « québécoises », d’une référence établie dans les consciences par cette révolution. Mais à partir de quand le groupement par référence québécoise est-il assez bien constitué pour que « le Québec » s’impose à ses membres comme leur « situation »?

Hamelin et Montminy pointent l’élection provinciale de 1966 comme un marqueur de la fin de la Révolution tranquille et du commencement d’une Révolution nationale. Les Libéraux y affrontent le Regroupement pour l’indépendance nationale, le Ralliement national et l’Union nationale rénovée, ce qui génère des discours de référence québécois dans toute la palette des couleurs politiques. Hamelin et Montminy soulignent aussi des nouveautés dans cette campagne qui sont importantes pour le mode d’intégration d’une communauté politique reconstituée dans un processus de conversion des techniques, des moeurs et des valeurs attachées aux partis et aux personnalités politiques :

Désormais les partis ont un leader, une équipe et non plus un « père »; les programmes politiques s’adressant à des classes ou à des groupes sociaux ont remplacé les promesses ponctuelles et faites à la volée; la télévision a démythifié les hommes politiques et supprimé les assemblées populaires : les partis n’organisent que quelques gros meetings pour étaler leur vitalité et frapper l’imagination populaire.

Hamelin et Montminy, 1981, p. 58

Dans « Transformation des structures du pouvoir », Fortin (1966) discute de l’essor de la revendication de participer aux décisions, venant de gens qu’on laissait auparavant à l’extérieur des cercles des décideurs, qui complique la vie des élites en conflit idéologique. Celles-ci veulent encore l’unanimité, et elles peuvent être tentées de manipuler l’opinion de ces gens pour l’obtenir, alors qu’on exige désormais d’elles qu’elles justifient des décisions que chacun puisse critiquer et discuter. Cette dynamique de luttes internes s’observe autant dans l’Église et dans les syndicats qu’au sein des autres groupes qui représentent des intérêts collectifs, tandis que l’État multiplie les conseils consultatifs auprès des ministères et apprend à composer avec des conseils régionaux de développement ou d’orientation économique ayant surgi plus ou moins spontanément comme groupes de pression auprès des forces de patronage. Les foyers d’éclosion de la réflexion sur la situation du Québec, avant qu’elle devienne pandémique, ont dû mettre un certain temps à pulluler entre l’élection de 1960 et celle de 1966. Signe que tout n’est pas encore bien clair pour le plus grand nombre en 1967, cette revue publiait un autre article de Fortin (1967) dans lequel celui-ci invitait ses collègues à bien distinguer le nationalisme canadien-français traditionnel d’un nouveau nationalisme canadien-français, porté par d’autres acteurs que le premier et y opposant leur volonté de construire une société à venir qui serait la société québécoise.

Le découpage des phases d’une mutation du Québec établi par Hamelin et Montminy (1981) fait par ailleurs commencer la Révolution tranquille en 1957, l’année suivant le dépôt du rapport de la Commission royale d’enquête sur les problèmes constitutionnels. Cette initiative de Duplessis, qui devait proclamer la légitimité de la prétention à une large autonomie du gouvernement du Québec, devient une tribune où les corps intermédiaires expriment leurs doléances, et les experts en sciences sociales leurs vues sur la société moderne. Un premier renversement spectaculaire de l’unanimité fausse, dans la nouvelle manière de la démocratie décrite par Fortin (1966), aurait amené les commissaires à écrire : « aujourd’hui, tout le monde admet qu’il n’est plus possible d’éviter le recours à l’État, parce que les organismes privés ne peuvent suffire à la tâche. La mentalité traditionnelle de méfiance tend à disparaître » (cité dans Hamelin et Montminy, 1981, p. 45). En 1956, la référence québécoise est encore mêlée à la référence canadienne-française dans la reconnaissance par les commissaires que le gouvernement du Québec est le gouvernement national des Canadiens français. Devrions-nous reconnaître que le décès de Duplessis en 1959 ne pouvait pas peser très lourd dans l’enchaînement des choses, indépendamment des réactions et propos que l’événement a suscités?

La Révolution tranquille représentée par Hamelin et Montminy leur apparaît en outre à bout de souffle et soumise à des blocages en 1964. Leur Révolution nationale, qui commence en 1966, correspond au temps où le réalignement des forces politiques s’organise plus clairement autour de la question d’une définition de la situation du Québec. La différenciation est alors nette entre la proposition d’État souverainiste, technocratique et interventionniste des Péquistes, et celle d’un État-providence fédéraliste soutenue par les Libéraux. Pour un grand nombre d’hommes et de femmes s’exprimant par le biais des médias d’information et des structures de participation, le Québec commence à s’imposer comme situation vécue, une grande variété d’objets et de problèmes se voyant intégrés dans une totalité « québécoise » dont l’indépendance est objet de débat. Pour Hamelin et Montminy, ce temps vient après celui de la Révolution tranquille.

Enfin, l’ouvrage de Pâquet et Savard ne retient pas grand-chose des textes de Simard (1979 et 2005), auquel ils attribuent l’affirmation que les technocrates forment une classe sociale dominante au début des années 1960. LaLongue marche des technocrates schématise avec des images fortes une révolution politique complexe, dont la gestation commence au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, simultanément dans et hors des régions métropolitaines. L’âge d’or du nouveau clergé de la société cybernétique ne dure que quelques années, et Simard prend soin de le situer dans un mariage de raison de la technocratie avec la bourgeoisie d’affaires canadienne-française du Québec. Dans leur planification étatique du développement pour humaniser le capitalisme et devenir « maître chez-nous », les deux membres du couple trouvent chacun leur avantage; mais la relation se gâte à mesure que les contradictions apparaissent entre deux orientations du nationalisme de la Révolution tranquille, que Dumont avait identifiées comme les principaux traits le distinguant de l’ancienne idéologie unitaire : « le rôle important accordé à l’État; la volonté résolue d’une ample politique industrielle dont les Canadiens français auraient la maîtrise » (cité dans Simard, 1979, p. 30). Rapidement, l’alliance entre les éléments conservateurs et progressistes s’effrite au profit d’une confrontation entre ce que Jean-Charles Falardeau définissait comme deux constellations de planificateurs et de technocrates se disputant le contrôle de l’État : « L’une est issue de l’université. L’autre est issue de la grande entreprise industrielle et financière » (cité dans Simard, 1979, p. 47). La révolution politique a pu commencer à fonctionner, selon Simard, grâce à une union de forces dont la logique aurait davantage été négative – contrer une opposition – que positive – l’adhésion à une représentation hégémonique.

Le positionnement de « l’historien » de l’épilogue et celui de l’introduction au récit

Revenons maintenant à la compréhension de la représentation d’un bloc dans la Brève histoire de la Révolution tranquille, ou peut-être plutôt de deux blocs soutenus par des positionnements d’auteurs distincts. La période 1959-1983 est définie comme un bloc, taillé dans ce que l’épilogue nomme « une matière d’histoire ». Ce bloc, pour la science historique, son entrée dans la mémoire sous la notion de Révolution tranquille, ainsi que sa compréhension par l’historien ne pouvaient être saisis, toujours selon l’épilogue de Pâquet et Savard, qu’après « le » dénouement de la Révolution tranquille auquel ils identifient le commencement d’une époque de néolibéralisme. La mort de Duplessis représenterait quant à elle rétrospectivement l’événement nécessaire à un changement de régime, qui met fin à celui qui entretenait un rapport cyclique au temps. Entre les deux, ils perçoivent une logique d’un temps linéaire orienté vers le progrès, qui se démarque du duplessisme et du néolibéralisme. C’est à cette perception d’une logique du temps que semble se rattacher leur recherche d’un commencement vécu et d’une fin vécue, qui auraient taillé le bloc et constitué son unité pour l’observation historienne.

Les auteurs appréhendent l’intégrité de leur bloc en le démarquant par rapport à des références plus sélectives à la Révolution tranquille dont le caractère commun me semble être de s’inscrire dans des activités de pensée liées à des pratiques autres que l’enseignement de l’histoire. Ils indiquent que « l’historien ne cherche pas à tailler le bloc pour lui donner une forme qui séduirait l’oeil », sachant « qu’en piochant de la sorte, il altérerait la matière » (Pâquet et Savard, 2021, p. 257). Dans un « esprit de service public », leur ouvrage doit plutôt aider les « contemporains des temps présents » à comprendre ce bloc qu’ils ont examiné à travers une analyse critique « fidèle à l’éthique du métier d’historien », et qui « n’a pas voulu proposer un récit pour séduire ou émouvoir [ni] dégagé un modèle explicatif d’un système clos » (Pâquet et Savard, 2021, p. 257 et 258). La prétention exprimée est-elle celle de l’intelligence libre de tout autre engagement qu’une discipline de savant au service du public capable de recevoir un savoir qui libère?

Or, l’introduction conduit au récit proposé à travers un sentier d’affirmations qui engagent le lecteur à adhérer à des expériences vécues particulières plutôt qu’elles ne l’incitent à une distanciation intellectuelle avec les représentations propres à ces acteurs et que ne partagent pas forcément les autres. S’appuyant sur quelques témoignages, les auteurs « constatent » d’abord que la mort de Duplessis a été vécue par ses contemporains comme la fin d’une époque. Puis, en mobilisant quelques autres témoignages, ils affirment que devant le retour au travail des grévistes le 16 février 1983 sous la menace des sanctions prévues dans la loi 111, « les contemporains partagent le même verdict de la fin d’une époque » (Pâquet et Savard, 2021, p. 11). Mais de quels contemporains de chacune de ces fins d’époque s’agit-il? Ceux qui, sous le coup du sentiment vif de leur victoire ou de leur défaite, provoquée ou très prochaine, se réjouissent ou déplorent ces événements?

Le paragraphe suivant évoque des jugements d’intellectuels sur la période de la Révolution tranquille et se poursuit par une proposition qui me semble prêter à d’autres acteurs, dits « les contemporains », l’acte de jugement rétrospectif des historiens qui caractérisent leur bloc par une logique du temps : « Entre ces deux balises du 7 septembre 1959 et du 16 février 1983, devant ces significations diverses et ces sens nombreux, les contemporains ont qualifié la texture du temps au Québec au moyen d’une appellation paradoxale, cernée le 23 novembre 1961 par un journaliste anonyme du Ottawa Citizen et reprise en français par André Langevin dans le Magazine Maclean de février 1963 : la Révolution tranquille » (Pâquet et Savard, 2021, p. 13). J’ai cru un moment que cette phrase ne faisait que situer l’appropriation de la notion de la Révolution tranquille par des Québécois entre ces deux dates, faisant en sorte qu’elle n’apparaît pas dans les témoignages du premier événement, mais pouvait entrer dans les interprétations du second. La phrase qui ouvre le paragraphe suivant dit toutefois que les auteurs voient dans les références à « la Révolution tranquille » le « signe de la valeur accordée à cette période historique » (Ibid.)… entendre le signe de la valeur attribuée par d’autres à la période définie selon leur propre découpage? J’acquiesce sans problème à l’idée que la notion de la Révolution tranquille véhicule une valeur et des idéaux, et même qu’elle agit comme un symbole qui les ravive quand on l’emploie à cette fin.

L’introduction exclut finalement explicitement qu’une synthèse historique puisse représenter la Révolution tranquille autrement que comme une période délimitée d’une forme de vécu de l’expérience. Pâquet et Savard écrivent d’abord : « Définir une période historique nécessite de poser des balises dans cette texture temporelle et de rassembler des événements souvent épars sous des caractéristiques communes, ce qui permet de comprendre l’expérience vécue en refusant les anachronismes » (Pâquet et Savard, 2021, p. 15). Puis ils justifient leur découpage en faisant appel à une « logique du temps nous permettant de comprendre la période, une logique à laquelle les contemporains de l’époque adhèrent volontiers » (Pâquet et Savard, 2021, p. 15-16). Mais qui au juste sont ces contemporains de référence? Et y adhèrent-ils aujourd’hui comme témoins encore vivants de cette période, ou est-ce que le présent de l’indicatif dans la phrase citée renvoie à l’époque en question, telle que définie par les deux historiens? Autrement dit, les traces d’expression d’acteurs datant de cette période attesteraient que leur pensée était alors en phase avec cette logique? Et cela, de 1959 à 1983, sans anachronisme? Que fait-on alors des expressions renvoyant à des représentations de la Révolution tranquille franchement discordantes avec celle-ci?

L’introduction amène alors sur une pente raide, où l’objet du propos glisse de la logique générale d’un « consensus social autour de l’État » pour « les contemporains de cette période » vers un jugement de fait particulier, et peut-être minoritaire, selon lequel « la grande majorité des acteurs sociopolitiques du Québec adhèrent à la promotion d’un projet de société organisé autour de l’État comme moteur du développement de la communauté politique » (Pâquet et Savard, 2021, p. 16). Quand au juste, quel projet, quels acteurs? Possiblement parce que les historiens incluent dans cette majorité des acteurs sociopolitiques ceux et celles qui définiraient les états de conscience du plus grand nombre des contemporains de cette période, la pente les amène jusqu’à l’assurance que « la représentation de l’État comme garant du bien commun devient alors hégémonique » (Pâquet et Savard, 2021, p. 16). De cette dernière affirmation ils déduisent que leur découpage, d’abord justifié par la réaction immédiate de témoins à des événements éloignés et sans rapport bien évident entre eux, baliserait bien une vérité de l’ordre du consensus : « Pour cette raison, on peut dire que la Révolution tranquille s’estompe lorsque le consensus sur l’État-providence se rompt dans les années 1980. L’État n’est plus perçu par tous comme la solution; pour un nombre grandissant d’acteurs socio-politiques, il est devenu un obstacle au développement économique et social » (Pâquet et Savard, 2021, p.16.) Dans la descente, l’objet mobilisateur très indéterminé qu’est « l’État comme moteur du développement » a acquis la fonction spécifique de « garant du bien commun », pour être identifié ensuite à « l’État-providence », chose particulière dont la mesure et l’orientation du développement souhaitable est objet de débats tout au long de la période.

Un bloc fissuré, qui tient par la production et la clarté d’un consensus exprimé?

Ce qui a été dit jusqu’ici m’apparaît signifier que sont éjectés du consensus révolutionnaire des politiciens, des gens d’affaires, des planificateurs, des technocrates, des citoyens audibles et des électeurs silencieux dès lors qu’ils parlent le langage de la société cybernétique ou d’autres langages aux accents libéraux ou conservateurs trop prononcés, ou qu’ils agissent selon des manières qui vexent la représentation hégémonique jusqu’à causer sa déchéance. En parlant de bloc friable et cassant, cela se traduirait ainsi : « Au cours de la Révolution tranquille, l’État-providence québécois se porte garant de ce bien commun à la fois en matière de justice sociale et de conditions économiques. C’est sur ce dernier aspect que les fissures apparaissent de plus en plus à partir des années 1970 » (Pâquet et Savard, 2021, p. 233). Avec les analystes contemporains de l’époque dont nous avons rappelé quelques apports à l’étude de la Révolution tranquille, on dirait plutôt que les divisions idéologiques étaient un vice caché du bloc de forces réunies, et que les fissures apparaissent à l’inspection à mesure que la discussion sur les choses « québécoises » s’élargit dans les médias, lesquels rendent la division représentable et facilitent d’autant l’expression de dissidences.

Les grandes lignes du récit qui délimitent les parties du bloc (les trois temps de la proposition e) devraient être révisées si on faisait commencer la Révolution tranquille sous Duplessis, avec le revirement de la Commission royale d’enquête sur les problèmes constitutionnels. Je ne sais trop si les porteurs du nouveau consensus consacré incarnent alors dans les catégories de Pâquet et Savard un mouvement d’élites définitrices ou de mobilisations civiques. Essayer de rattacher cet événement négligé à leur schéma soulève la question de savoir si dans leur analyse la position d’élite définitrice tient à l’exercice d’une fonction qui exclut les acteurs de ce qui est inclus dans la mobilisation civique. Ou est-ce qu’il faudrait préciser qu’on parle seulement des élites définitrices du consensus constitutif du bloc d’acteurs et des mobilisations civiques qui l’ont incarné dans les moments de la période où les responsables étatiques vexaient leurs attentes?

Dans cette deuxième interprétation, ce que l’on nomme consensus tiendrait moins d’une solide entente de la grande majorité que de ce que Dumont (1981) représentait comme un travail de mise en scène d’une révolution sociale, qui organise des émissions d’expressions citoyennes pour exercer des pressions morales. Le traitement de la prise de parole choisi par Pâquet et Savard est centré sur le choix de « l’individu-sujet » qui « donne » sa voix dans le moment 1968, et qui « devient pleinement un citoyen en partageant par la parole sa conception du bien commun dans l’espace public » (Pâquet et Savard, 2021, p. 138.) Cela peut induire des difficultés de compréhension quand les auteurs, après avoir identifié la démocratie participative à l’approche issue des campus états-uniens, reviennent sur la réaction gouvernementale aux contestations du projet de ministère de l’Éducation. Ces prises de parole amènent Paul Gérin-Lajoie à annoncer en 1964 une nouvelle formule de consultation à l’année longue, ce qui n’implique pas les mêmes formes de prise de parole. Dans le chapitre précédent qui vise à montrer une impulsion venant « du haut », les pages consacrées à l’éducation ne disent pratiquement rien des prises de parole du Frère Untel puis d’autres acteurs réagissant au chantier de l’État. Les actions en marge du schéma des deux mouvements en trois temps d’une seule logique sont rognées de l’étude de la prise de parole dans cette période. Un autre récit de la Révolution tranquille pourrait retracer l’essor et l’organisation d’une pluralité de formes de prises de parole qui ont été entendues, sans tout ramener à la suite logique d’une polarisation relative au duplessisme.

Dans le même chapitre, la création du Bureau d’aménagement de l’Est du Québec (BAEQ) est racontée comme si elle arrivait sans des travaux antérieurs misant sur la mobilisation d’une participation citoyenne dans l’esprit du Père Lebret (1957-63), sans un démarchage citoyen demandant au ministre Courcy une enquête-participation au Bas-Saint-Laurent (1963), sans l’appel à une participation citoyenne accompagnée par de l’animation sociale dans toutes les localités de l’Est-du-Québec (1963), et sans que la participation y devienne un objet de conflit idéologique ouvert, de recherche, de propagande et de conditionnement dans l’esprit du Community development (1964-1966). Cette expérience est devenue un cas paradigmatique pour la critique de la technocratie et pour l’imagination d’autres expériences de démocratie participative au Québec (Godbout, 2014; Morin, 2017). Par contre, tout ce brasse-camarade est difficile à situer dans ou hors du bloc d’actions progressistes représenté par Pâquet et Savard, notamment en raison de l’orientation du Plan de développement livré, consistant à appeler l’État à agir pour une expansion économique devant à la fois réduire les inégalités régionales de niveau de vie et réduire les transferts gouvernementaux vers les régions aux populations plus pauvres. Son rapport au temps est parfaitement linéaire et orienté vers l’action en vue d’un progrès, mais un progrès en forme de mesures négociées qui s’imposent comme des nécessités pour une expansion économique, expansion dont l’annonce rassurante par des experts répond à la promesse de libérer le Québec d’une lourdeur excessive des interventions de l’État.

La Brève histoire de la Révolution tranquille m’apparaît faire écho à l’idéal de remplacer la représentation de l’unité nationale derrière un chef et son parti par l’adhésion consensuelle à des orientations qui devaient être acceptées en tant qu’elles auraient été rationnelles et démocratiques. Qui considère la « lucidité » néolibérale ni bien rationnelle, ni bien démocratique pour le gouvernement d’un État garant du développement économique et social du Québec reconnaîtra sans doute en lisant cet ouvrage un contraste franc entre la luminosité du temps des victoires du bloc d’actions progressistes et la noirceur des temps d’avant et d’après. Cette démarcation, qui apparaît moins clairement dans des récits d’une Révolution tranquille courte ou qui remonte aux années 1930, pourrait rester dans des histoires qui ne l’identifieraient pas seulement à ce bloc, tout en valorisant davantage la richesse de ce qui y a été voulu et demandé, déclaré et contredit, entrepris puis révisé, raconté et débattu, en se tournant vers le passé et vers l’avenir, dans l’espace de quelques années où définir le devenir du Québec est devenu l’affaire d’une démocratie des Québécois.

La présence du consensus dans la démocratie de cette époque pourrait aussi être reconsidérée comme un objet à comprendre dans la transformation des moeurs, chose à laquelle l’écriture de l’histoire devrait être attentive. Relire Colette Moreux (1982) permet de se rappeler que le consensus chez les Canadiens français était le fait d’un mode de socialisation traditionnel encore vivace dans les années 1970. L’adhésion à des idéologies modernisatrices et des savoirs sur les relations humaines s’y faisait selon elle sans solution de continuité avec les règles habituelles de répression des « originaux » et des « ostineux » dont la personnalité s’écartait du « bon sens ». La représentation d’un cercle homogène des « vrais » fonctionnait encore comme système de sanction des manières d’être selon une division des groupes à l’interne et par rapport à l’étranger. C’est ce dont trouvait à rire Yvon Deschamps en jouant un homme qui affirmait sa fierté d’être Québécois, et dont la recherche des raisons d’en être fier l’amenait ensuite à déclarer qu’il en était un vrai, un rare, qui ne se tient qu’avec des vrais, qui parlent juste au vrai monde, et pas aux vendus. Représenter la Révolution tranquille comme le fait d’une volonté consensuelle des Québécois pourrait-il aboutir à autre chose que de l’identifier à la « vérité » d’un bloc relativement homogène, en excluant la participation d’autres manières d’ « en être »? L’alternative d’imaginer une personnalité modale composite pour expliquer les multiples volontés exprimées par les Québécois, qui seraient communistes de coeur, socialistes d’esprit et capitalistes de poche, ne serait pas une réponse valable pour l’historien qui ne veut pas rire.