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Quand il s’agit de l’appartenance, nous nous reportons aux penseurs du Québec d’avant nous, ne serait-ce que sous le mode de la polémique. Par contre, quand il s’agit de l’universel (que nous opposons fréquemment à l’appartenance) nos références sont ailleurs. Comme si nous étions condamnés à vivre de deux traditions, étrangères l’une à l’autre. Comme si la pensée d’ici était impuissante à procéder par universalisation […] Toujours et partout, la pensée authentique ne s’est élevée aux grandes questions qu’en assumant des situations qui l’ont entraînée à la réflexion.

Fernand Dumont, « Y a-t-il une tradition intellectuelle québécoise? », 1989, p. 67-68

Les petites sociétés comme objet et sujet de la connaissance

À plusieurs égards, il en va du concept de petite société et de ses déclinaisons comme il en va des petites sociétés elles-mêmes : elles sont l’objet de critiques récurrentes quant à la légitimité de leur existence.

Pour certains, le concept de petite nation est celui dont se sont récemment « amourachés » (Dufour, 2019, p. 31) quelques chercheurs québécois inspirés par l’auteur tchèque Milan Kundera, et qui ne résiste pas au test de la scientificité, plus exactement à celui de la mesure objective et analytique. Selon le sociologue Frédérick Guillaume Dufour,

cette notion renvoie à l’idée de Kundera selon laquelle ce type particulier de nation serait menacé d’effacement et que ses habitants vivraient avec la conscience des risques de cette disparition (Thériault, 2005a). Pour être opérationnelle, cette conception d’origine littéraire devrait donc définir des critères objectifs afin de mesurer les risques de disparition de telles nations et proposer une démarche méthodologique afin de mesurer la conscience subjective de ce risque de disparition. Même lorsque cette précarité existentielle est institutionnalisée dans un hymne national, comme c’est le cas pour l’hymne national de la Pologne, cela n’en fait pas un critère scientifiquement recevable.

Dufour, 2019, p. 31

Le concept de petite nation serait une « catégorie des pratiques sociales et non une catégorie analytique » (Dufour, 2019, p. 31), c’est-à-dire « un mouvement nationaliste au sein d’une configuration particulière » (Dufour, 2019, p. 32).

De même, le sociologue Siniša Malešević y voit principalement une rhétorique politique cherchant à donner foi aux vexations collectives et aux mesures prises pour rétablir la grandeur nationale. Ainsi explique-t-il le recours à la notion de petite nation en Irlande au 19e siècle :

[traduction] « Dans ce contexte, l’idée d’une petite nation s’est développée comme un récit stratégique utilisé pour délégitimer le puissant Empire britannique. Pour revendiquer le rôle de victime, il était donc essentiel de représenter l’Irlande comme un petit pays souffrant sous le joug de son voisin omnipotent et impitoyable. Pendant une grande partie de cette période, et jusqu’au 20e siècle, le nationalisme irlandais s’est appuyé sur la notion de petitesse pour justifier ses ambitions politiques ».

Malešević, 2019, p. 128

Au contraire de Dufour, Malešević ne réduit pas le concept de petite nation à une excentricité provinciale et contemporaine, mais reconnaît qu’il a donné naissance à un champ d’études international à l’histoire longue (Malešević, 2019, p. 111). Il lui reproche néanmoins d’occulter une part de la réalité de ces sociétés, dont le fait qu’elles ne se représentent pas toujours sous les traits de la petitesse et qu’elles ont même participé aux projets impériaux des nations les dominant.

[traduction] L’Irlande n’a donc pas toujours été une petite nation. Au contraire, pendant une grande partie de son histoire récente, elle a laissé une marque profonde dans les affaires politiques, économiques et sociales de l’Empire britannique, et donc du monde. L’Irlande est devenue petite non pas en raison de sa géographie ou de la diminution de sa population, mais principalement en raison de la réarticulation particulière du récit nationaliste irlandais.

Malešević, 2019, p. 128

De fait, la question de la taille des petites nations, de sa juste mesure, revient fréquemment chez les auteurs peu convaincus par le concept de petite nation, puisqu’ils sont à la recherche de mesures « objectives », entendues comme « quantifiables ». Selon Dufour, « [c]ertes, la Pologne existe dans un contexte géopolitique périlleux, mais la situation de cet État de 38 millions d’habitants est difficilement comparable avec celle des Québécois, des Acadiens ou d’une Première Nation comme les Micmacs, qui constituent un groupe de 60 000 individus, dont moins de 9 000 parlaient la langue micmaque en 2011 » (Dufour, 2019, p. 32). De même, écrit Malešević,

[traduction] [a]vec une telle population, l’Irlande [dans l’Europe du 19e siècle] était loin devant la Belgique (4 millions), les Pays-Bas (3 millions), la Suède (3 millions), la Norvège, le Danemark et la Finlande (moins de 1,5 million chacun), le Portugal (3,7 millions) et bien d’autres États européens. À l’époque, la taille de la population irlandaise était beaucoup plus proche de celle de certains des plus grands États européens... »

Malešević, 2019, p. 126

L’historien Julius Friend s’est lui aussi livré à un exercice comptable, quoique plus approfondi, en incluant, outre la taille démographique, l’étendue territoriale et le produit national brut. S’il en conclut que « la taille et la richesse ne définissent pas les “petites nations” » (Friend, 2020, p. 36), il juge pourtant que le concept de petite nation est utile, car « ces nations sont vigoureuses et culturellement significatives […] [et] toutes […] considèrent leur identité menacée […] [notamment car elles] sont souvent moins à même de gérer et d’assimiler économiquement les immigrants » (Friend, 2020, p. 47). Si la taille objective ne suffit pas à expliquer la taille subjective, elle est néanmoins un critère à retenir, entre autres, pour comprendre les moyens plus ou moins grands que possèdent les États des petites nations.

Chemin faisant, il est pour le moins curieux d’avoir à rappeler à ces spécialistes de la nation et du nationalisme que les variables dites « subjectives » (appartenance, représentations communes, sentiment d’un destin commun) et « objectives » (traits ethniques, linguistiques et religieux partagés, habitants d’un même territoire et citoyens d’un même État) de la nation et du nationalisme ont toujours existé de pair, osons dire en dialectique, et que les tentatives de les dissocier au profit des unes ou des autres ont échoué. Il est encore plus étonnant d’avoir à signaler à ces tenants de l’approche critique marxisante que le concept de classe sociale lui-même n’est pas parvenu à se fonder entièrement sur les seuls critères « objectifs », ou plus exactement matériels, oscillant sans cesse entre la classe sociale en soi et la classe sociale pour soi, la seconde ne suivant pas nécessairement la première. Autrement dit, nul doute que les critères « objectifs » ne suffisent pas à garantir l’existence de variables « subjectives ». Mais parions que les uns se passent rarement des autres et qu’ils sont tous deux nécessaires.

Ajoutons aussi, à la suite du sociologue Norbert Elias, que la culture et le savoir possèdent une « autonomie relative » (Elias, 2016) par rapport au social (et aux phénotypes individuels). Le social fait incessamment l’objet de médiations linguistiques et symboliques qui sont autant d’interprétations et de tris exprimant leur degré de significativité. Comme l’affirmait le sociologue Fernand Dumont, nos vérités sont issues de ce qui nous apparaît pertinent (Cantin et Deschênes, 2009). Que le concept de petite société soit aussi le sujet d’engagements sociopolitiques confirme simplement sa pertinence. Il révèle ce qui dans le social fait l’objet de préoccupations, méritant de ce fait l’attention du chercheur, tout en exigeant de celui-ci un travail de distanciation réflexive pour faire passer le terme communément utilisé au stade de concept opérationnel (Elias, 1993). Le succès de cette opération peut se mesurer à son « degré d’adéquation au réel » (Elias, 2016), autrement dit, à son degré d’heuristicité comme potentiel explicatif, ici et ailleurs, hier et maintenant, toujours relatif et partiel. C’est à ce chantier que nous consacrons le numéro « Les petites sociétés vues du Québec : études et chantiers » ainsi que les prochaines pages.

La genèse du champ d’études québécois de la petite société

Du centre…

À l’instar de la sociologie qui se fait science au 19e siècle, les sociétés prennent conscience d’elles-mêmes (Joly, 2017) comme produits de l’histoire et de l’action des êtres sociaux et aspirent à se définir et à agir toujours plus comme tels en développant une intelligence et des moyens d’action sur elles-mêmes[1]. C’est ainsi que la population franco-catholique du Bas-Canada se découvre et se fait nation à partir du 19e siècle (Dumont, 1993), au cours du « siècle des nationalités » (Bellavance, 2004), plus précisément, à la suite de l’échec des rébellions démocratiques et libérales menées par les patriotes, qui constituent, comme le diagnostiqua lord Durham (Thériault, 2005b, p. 286-295), un conflit entre nationalités davantage qu’un conflit entre régimes démocratique et aristocratique, tant les anglo-protestants du Haut-Canada restèrent étrangers au mouvement politique franco-catholique.

C’est dès lors en tant que société défaite et minorisée, attachée à sa culture, à sa langue et à sa religion, plutôt qu’à des institutions politiques limitées et fragiles, que se découvre et se constitue la nation canadienne-française au mitan du 19e siècle (Laniel, 2015). François-Xavier Garneau, premier historien national du Canada français, se donne pour tâche d’en écrire l’histoire, indissociablement conscience de soi et délimitation d’un sujet collectif, en réponse à lord Durham qui écrivait des franco-catholiques d’Amérique qu’ils étaient un « peuple sans histoire et sans littérature », reprenant une formule qui avait cours à l’époque dans les centres occidentaux pour distinguer les nations des ethnies, les sujets nationaux des populations à intégrer dans les grands ensembles politiques, souvent des nations impériales, supposées seuls véhicules d’historicité (Wolff, 1994; Wolf, 2010). Cette histoire, celle d’un peuple minorisé, ne pouvait être que l’histoire particulière d’un peuple singulier. Comme l’écrivit Anthony D. Smith,

[traduction] [p]our les petites nations, leur culture et leur histoire sont devenues à la fois le moyen et la fin de leur existence, et plus elles se sentent menacées par la supériorité technologique et la domination économique des grands États-nations, plus leur culture distinctive est importante et vitale. C’est elle qui définit leur raison d’être en tant qu’unité distincte.

Smith, 1988, p. 217

De fait, Garneau conclut son célèbre ouvrage plusieurs fois réédité, Histoire du Canada, sur ces mots qui portaient en germe le paradigme québécois de la petite société :

Que les Canadiens soient fidèles à eux-mêmes, qu’ils soient sages et persévérants, qu’ils ne se laissent pas séduire par le brillant des nouveautés sociales ou politiques! Ils ne sont pas assez forts pour se donner carrière sur ce point. C’est aux grands peuples à faire l’épreuve des grandes théories : ils peuvent se donner toute liberté dans leurs orbites assez spacieuses. Pour nous, une partie de notre force vient de nos traditions; ne nous en éloignons, ne les changeons que graduellement.

Garneau, 1852, p. 317

À sa suite s’inscrivit l’historien Lionel Groulx qui, dans un ouvrage paru en 1937, place explicitement sa démarche sous le signe du « destin tragique » de la « petite nation » :

Nous appartenons à ce petit groupe de peuples sur la terre, – Combien sont-ils? Quatre ou cinq? – au destin d’une espèce particulière : l’espèce tragique. Pour eux l’anxiété n’est pas de savoir si demain ils seront prospères ou malheureux, grands ou petits; mais s’ils seront ou ne seront pas; s’ils se lèveront pour saluer le jour ou rentrer dans le néant. Chaque jour de notre vie nous achemine vers l’un ou l’autre de ces choix suprêmes : ou résister, vaincre dans l’arc-boutement héroïque, ou glisser sur la pente fatale, nous laisser happer par le Moloch américain.

Groulx, 1937a, p. 10-11

Il qualifiait également le Canada français de « petit peuple », notamment en référence aux Acadiens (Groulx, 1937b), et parfois même de « petite civilisation » (Groulx, 1960).

On trouve aussi chez le sociologue Fernand Dumont cette propension à considérer la petite nation québécoise comme un peuple au destin tragique dont la culture nationale doit être consciemment et volontairement affirmée. Il reproduisit d’ailleurs l’extrait ci-haut cité de Lionel Groulx dans les pages du livre Le sort de la culture, en 1987, auquel il ajouta cette réflexion : « Quoi qu’il arrive, le destin du peuple québécois restera périlleux […] Alors qu’en d’autres contrées des États puissants s’appuient sur des communautés sûres de leur identité, nous sommes, nous, condamnés à tenir le regard sur la communauté précaire que nous formons. Nous sommes voués à nous inquiéter de ces tisons fragiles de la liberté sans lesquels il n’est pas de culture créatrice. » (Dumont, 1987, p. 245-246). Cet appel à une conscience réflexive de la singularité de la société québécoise, on le repère dans maints autres textes de Dumont, par exemple dans La Vigile du Québec (Dumont, 1971), dans « Le projet d’une histoire de la pensée québécoise » (Dumont, 1976) et, plus tard, dans « Y a-t-il une tradition intellectuelle au Québec? » (Dumont, 1989). Chaque fois, il plaide pour un Québec compris comme un « universel concret », participant à sa manière à la marche du monde, invitant les universitaires à faire leur la difficile tâche de produire un savoir ajusté à la petite nation québécoise.

Près de vingt ans plus tard, le sociologue Joseph Yvon Thériault emploie le concept de « petite société » dans un sens fort semblable à celui de petite nation chez Lionel Groulx et chez Fernand Dumont. Le concept est particulièrement développé dans l’ouvrage qu’il a codirigé en 2005 avec Jacques L. Boucher, Petites sociétés et minorités nationales.Enjeux politiques et perspectives comparées, paru à la suite d’un colloque du comité de recherche Petites sociétés et construction du savoir (CR 24) de l’Association internationale des sociologues de langue française (AISLF). Thériault y développe les tropes de la fragilité, de la non-hégémonie, de la participation différenciée à l’universalisme moderne et de la diversité concrète des sociétés humaines :

L’idée de petites sociétés […] met l’accent, face au projet cosmopolite, sur la « fragilité », non la toute-puissance des espaces politico-nationaux; elle insiste sur la sauvegarde des mondes communs, non leur expansion; elle est moins l’affirmation d’une vérité qu’une attitude d’interrogation face à l’idéal d’une humanité sous la gouverne d’un universalisme civilisationnel. La question des petites sociétés n’est rien d’autre en fait que la question de la diversité culturelle et des lieux politiques permettant le déploiement de cette pluralité […] C’est pourquoi la question des petites sociétés est la question politique par excellence de notre époque.

Thériault, 2005c, p. xviii-xix

Chez tous ces chercheurs, on remarque la mise en relation du Québec avec l’Europe centrale et orientale; une conception avant tout culturelle et historique de la nation; une invitation à étudier le Québec de son lieu propre, singulier; une critique des conceptions abstraites, universalistes, voire généralistes, du Québec; et donc un rapport critique au voisin impérial états-unien. Cette conceptualisation du Québec comme petite société peut d’ailleurs être vue comme l’un des bilans de la célèbre querelle de la « folk-society » (« société paysanne » en cours de modernisation) (Laniel, 2021b), qui a convaincu l’un de ses principaux penseurs américains, le sociologue Everett G. Hughes, de cesser de penser le Québec à l’aune de l’idéal-type de la modernité industrielle et urbaine vécue aux États-Unis :

Il y a de « grandes » et de « petites » sociétés, si l’on entend « petite » par rapport au volume de la population et à l’éventail des carrières professionnelles disponibles tout autant que par rapport à la surface du territoire habité. Or, nous connaissons encore mal la psychologie profonde de l’individu qui est membre d’une petite société. Le Canadien français ne peut pas, sans risque pour son identité ethnique, aller aussi loin hors de son milieu que le Canadien anglais […] Personne, à ma connaissance, n’a encore étudié les répercussions de ces phénomènes sur le caractère national des Canadiens français ou de quelque groupe ethnique que ce soit […] ce qui importe avant tout est que les observateurs de la vie économique, sociale et politique du Québec oublient, dans leurs recherches, ce qu’ils ont pu retenir des analyses et des interprétations portant sur les sociétés qui ont été pionnières de l’industrialisation moderne. Qu’ils partent à neuf, libres de toute idée préconçue et de tout postulat livresque, pour tâcher de voir et de comprendre lucidement ce qui se passe autour d’eux, dans leur société.

Hughes, 1953, p. 227, 230

C’est à cette tâche de se penser « sur mesure » que se livreront les intellectuels québécois.

… à la périphérie

En effet, cette conceptualisation du Québec comme petite société se trouve même chez ceux qui ne pensent pas principalement à partir de ce paradigme, à plus forte raison depuis la Révolution tranquille, en raison de la découverte du Québec comme société globale à caractériser comme telle (Fortin, 1967), d’une part, et de la professionnalisation du savoir québécois à déployer comme champ d’études autonome, « indigénisé » (Fournier, 1974; Warren, 2014), d’autre part. Elle apparaît comme concession à un réel que ne cerne pas adéquatement le concept jusqu’alors privilégié.

En effet, l’un des premiers concepts dont s’est dotée la jeune sociologie québécoise au tournant de la Révolution tranquille pour penser la société globale québécoise autrement que comme « folk-society » est celui de « société colonisée » (1960-1970). Ce concept fait sienne la dimension périphérique et non hégémonique de la petite société, mais en la radicalisant, avec l’ambition de renverser les structures de domination qui définiraient et détermineraient sa condition « anormale ». Pour André d’Allemagne, qui a rédigé selon le sociologue Marcel Rioux « le réquisitoire le plus lucide et le plus complet qui ait jamais été fait contre la Confédération », et même « un volume […] qui résume […] la plupart des arguments indépendantistes » (Rioux, 1980, p. 11), le Québec serait une société colonisée à quatre égards, politiquement (subordination), socialement (division entre élites nationalistes et syndicalistes), culturellement (piètre qualité du français et du niveau d’éducation) et économiquement (nation de prolétaires). Si, pour d’Allemagne, « le colonialisme n’est pas un phénomène nouveau, mais la forme actuelle d’un phénomène vieux comme le monde, vieux comme les peuples : celui de la domination d’une société par une autre » (d’Allemagne, 1966, p. 11), qui situerait ainsi sur un même plan d’analyse Gaulois, Sénégalais, Marocains, Sikhs, Congolais, Malaysiens, Danois, Polonais, Algériens, Irlandais et Québécois (d’Allemagne, 1966, p. 12, 13, 109, 155, 189), il émet toutefois quelques réserves qui soulignent la singularité du cas québécois : « Le libéralisme apparent du régime, l’absence d’identité et la faiblesse du colonisateur, l’égalité des cultures en cause, l’absence de conflit racial font du colonialisme au Québec un “colonialisme de gentlemen” » (d’Allemagne, 1966, p. 27). C’est cette réflexion sur les particularités du statut québécois de colonisé qu’approfondiront le sociologue et la politologue marxisants Gilles Bourque et Anne Legaré en 1979, qualifiant le Québec « d’anomalie, celle de coloniaux conquis » (Bourque et Legaré, 1979, p. 29). Leur analyse tend alors à distinguer les effets de la domination, semblable à celle que vivent les Basques, les Écossais et les Bretons, de ceux de la colonisation, réservant cette dernière aux Amérindiens et aux Inuits (Bourque et Legaré, 1979, p. 39). C’est davantage avec la situation des « nations minoritaires » qu’ils en viennent ainsi à comparer celle du Québec, où la domination et l’oppression conduisent à un processus de « minorisation » (Bourque et Legaré, 1979, p. 80). Autrement dit, pour Bourque et Legaré, si le paradigme de la décolonisation permet de souligner le statut de dominé du Québec, il laisse en plan sa singularité, dont sa part non négligeable de liberté.

Un deuxième concept englobant a vu le jour plus récemment, à la fin des années 1980 et au début des années 1990, qui décrit la réalité du Québec comme « collectivité neuve ». L’historien Gérard Bouchard, principal concepteur de la « société neuve », en attribue la première formulation au sociologue Guy Rocher, celle qu’il trouve dans un article publié en 1971, où Rocher « attir[ait] l’attention sur ce qu’il a appelé “une francophonie nord-américaine originale” pour souligner ce que la culture du Canada français (c’était le terme utilisé à l’époque) devait à la fréquentation du continent » (Bouchard, 1999, p. 145). Pour Bouchard, il existerait deux modèles typiques de parcours sociétaux en Amérique, celui de la continuité avec l’Europe et la mère patrie et celui de la rupture d’avec elles, lequel caractériserait le destin normal en Amérique (Bouchard, 1997a). « [P]enser les ruptures ou la rupture », confirme à son tour l’historien Yvan Lamonde, « est une démarche essentiellement américaine, un préalable même à la constitution d’une américanité, une sorte de doctrine Monroe nécessaire à chacun des pays en voie de souveraineté réussie ou pas […] si la souveraineté du Québec doit se faire, il faudra bien voir qu’il y a un sens à ce que cette nation et cet État se construisent de ce côté-ci de l’Atlantique » (Lamonde, 1999, p. 98). Ainsi résume-t-il par une équation son projet historien : « L’équation Q = - (F) + (GB) + USA2 - (R) est un moyen communicationnel de résumer une vision et une révision de l’identité du Québec » (Lamonde, 1999, p. 93). La valence de l’univers anglo-saxon continental est multipliée, celle de la France et de la Rome catholique diminuée. Cette équation pourrait en outre correspondre au sens de l’histoire québécoise et occidentale décrit par Bouchard en 1997 : « [T]outes les collectivités nationales – neuves ou anciennes – […] se sont engagées, à un moment ou l’autre de leur histoire, dans cette mouvance qui a poussé les États occidentaux à prendre leur distance par rapport à l’ethnicité et à fonder la citoyenneté sur des paramètres exclusivement juridiques » (Bouchard, 1997b, p. 347). La société neuve, autrement dit, serait une nation se définissant, d’abord et avant tout, dans les termes de la nation moderne dite civique. Seulement, parmi les sociétés illustrant le concept de société neuve peu ont eu un parcours semblable à celui du Québec, malgré les comparaisons avec l’Amérique du Sud et d’autres sociétés nées de la colonisation européenne : « [C]omment expliquer que, de toutes les collectivités considérées ici, le Québec soit la seule à ne pas avoir su accéder à l’indépendance politique? » (Bouchard, 1997a, p. 45). En fait, dans une discussion avec l’historien Robert Comeau dont le verbatim a été publié en 2005, Bouchard proposait de tourner le regard vers les petites nations, notamment celles d’Europe centrale, pour trouver des parcours semblables à celui du Québec[2]. Dans deux textes récents, parus en 2013, Gérard Bouchard parle désormais de « petites nations », en soulignant les effets fragilisants qu’ont la modernité et, plus particulièrement, la mondialisation sur la culture et le modèle politique et économique québécois, en appelant à trouver dans la tradition d’ici les ressorts nécessaires pour que le Québec s’approprie à sa manière la mondialisation (Bouchard, 2013a, 2013b).

Plus récemment encore, un troisième concept a été utilisé, celui de « nouveau nationalisme », pour décrire globalement la société québécoise (Laniel, 2020). Après les historiens et les sociologues, ce sont les politologues qui ont repris le flambeau comparatiste, peu après que sont parus les principaux travaux sur l’américanité du Québec. Si le qualificatif de petite nation y est parfois utilisé, aux côtés de nation minoritaire ou de minorité nationale, il désigne non plus les nations d’Europe centrale et orientale, par exemple, mais plutôt les petites nations sans État souverain, au premier chef les nations catalane et écossaise. Ce sont ces petites nations sans État souverain qui, selon Alain-G. Gagnon en 2011, « font partie d’un groupe sélect de nations pouvant aspirer à acquérir un nouveau statut dans le concert des États-nations » (Gagnon, 2011, p. 101). Selon la thèse forte des nouveaux nationalismes, la mondialisation remettrait en question, par en haut, par en bas et latéralement, la souveraineté des États-nations, et donc la raison d’être de la souveraineté classique souhaitée par certains mouvements nationalistes. Un peu à l’image de la célèbre thèse de Francis Fukuyama sur la « fin de l’histoire », la mondialisation serait l’étape contemporaine d’une modernisation qui dissoudrait les liens entre territoire, État et nation, et ce, jusqu’au désir d’autodétermination classique. Les « nouveaux nationalismes » seraient tout à la fois le résultat et la réponse fonctionnelle à ce nouvel ordre mondial. Grâce à la mondialisation, les petites nations sans État souverain seraient désormais grandes parce que petites – voilà leur « revanche », pour reprendre le titre d’un ouvrage de Stéphane Paquin publié en 2001 (Paquin, 2001). Ces nations répondraient aux possibilités ouvertes par la mondialisation des marchés et la déliquescence des États qui les contiennent, a) en ne souhaitant plus la souveraineté classique, mais une dévolution de pouvoir, b) en ne mettant plus en évidence leurs spécificités culturelles nationales, mais un nationalisme essentiellement juridique et pluraliste, car conscient des multiples appartenances identitaires qui composent leur territoire; c) et donc, plus exactement, en favorisant des politiques de bonne gouvernance, des adaptations pragmatiques à l’économie de marché mondialisée. Le nouveau nationalisme québécois serait « libre-échangiste », écrit Paquin. Seulement, de nouveau, à l’instar d’Anne Legaré, de Gilles Bourque, puis de Gérard Bouchard, on note peu à peu une hésitation dans l’usage de ce paradigme pour étudier le Québec. Dans un article publié en 2016, Stéphane Paquin distingue cette fois les petits États des petites nations, considérant que ces dernières n’ont pas les mêmes moyens en contexte de mondialisation que les États souverains, même petits, dont les pays scandinaves (Paquin, 2016).

À la lumière de notre tour d’horizon de la production universitaire québécoise portant sur ses caractérisations globales, à même de fournir des modèles et des grilles comparés, force est de constater la récurrence de la question de la vulnérabilité du Québec, en particulier en ce qui concerne la place du Québec à la périphérie de centres importants et, chemin faisant, l’articulation entre l’universel et le particulier, soit la singularité faite tout à la fois de sujétion et d’agentivité (voire d’une certaine « grandeur ») du Québec. On comprend peut-être mieux ainsi que, dans un rare numéro savant consacré en 2011 à la méthode et aux travaux comparatistes québécois, les politologues Linda Cardinal et Martin Papillon aient explicitement invité les chercheurs québécois à « élargir la comparaison du Québec à d’autres petites sociétés ou petits États souverains comme l’Irlande, Israël ou les pays scandinaves afin d’approfondir la compréhension de sa capacité d’action » (Cardinal et Papillon, 2011, p. 75). Plus encore, à la vue de l’importance accordée à des concepts englobants mais insatisfaisants comme « société colonisée », « société neuve » et « nouveau nationalisme », on peut se demander si la relative « jeunesse » du champ comparatif québécois (Fourot, Sarrasin et Holly, 2011) ne s’explique pas en partie par la propension de ses chercheurs à chercher des modèles normatifs pour le Québec, des sociétés idéales ou « normales », plutôt que des modèles heuristiques, des sociétés concrètes semblables. Ni simple société « colonisée » ou « dominée » ni simple société majoritaire (« neuve » ou « nouvelle »), la petite société aurait « une certaine conscience d’être à la marge, non pas la marge de l’exclusion, mais bien celle de l’intégration à un processus dont le ressort principal est senti comme exogène à sa réalité » (Boucher et Thériault, 2005, p. 3). Elle pose ainsi la question de la participation différenciée à la marche du monde et, en dernier ressort, la question de la diversité des sociétés humaines.

L’actualité du champ d’études québécois des petites sociétés

Conscience, moyens et besoins de la petite société

Toutes les sociétés qui se disent petites n’apparaissent toutefois pas naturellement telles aux regards extérieurs. La petitesse, en effet, est affaire d’échelle. « [L]a “petitesse” d’une société ne pourrait d’ailleurs être montrée que lorsque celle-ci est mise en rapport avec d’autres sociétés perçues comme grandes, car tout dépend du contexte » (Date dans ce numéro), écrit l’historien japonais Kiyonobu Date, qui consacre une étude à la pensée de l’historien japonais Shunsuke Tsurumi (1922-2015). En effet, ce sont les sociétés amérindiennes que Tsurumi identifie comme petites sociétés en Amérique du Nord lors d’un séjour d’études à l’Université McGill entre septembre 1979 et avril 1980. Pour Tsurumi, les petites sociétés seraient par définition des sociétés non impériales. Leur patriotisme ne serait pas celui du nationalisme « impérial », « fasciste », « totalitaire » et « expansionniste », mais bien davantage un nationalisme « défensif ». En ce sens, la petitesse apparaît même comme un projet vertueux, voire comme une « utopie » sous la plume de Tsurumi, à l’image de la solidarité et de l’empathie des villages insulaires, où la vitalité de la culture populaire résiste aux diktats des centres métropolitains. En écoutant la voix de Tsurumi, Kiyonobu Date rappelle combien la petitesse est relative, affaire de contexte et même de choix, puisque toutes les sociétés ne sont pas également affectées par les limites posées à leur existence ni ne choisissent d’y répondre de la même manière. Pareil constat fait écho à l’ouvrage classique et pionnier de l’historien István Bibó, pour qui certains États d’Europe de l’Est voyaient leur petitesse comme une tare à surmonter et rêvaient à un retour à une grandeur impériale perdue, tandis que pour d’autres, le rêve demeurait plus modestement celui de la conservation et de la vitalité nationale, de l’obtention ou du recouvrement du statut d’État-nation (Bibó, 1993). C’est d’ailleurs pour cette dernière raison que la petite société a pu être qualifiée de « nation moderne par excellence » (Vibert, 2020), aspirant à l’autonomie collective plutôt qu’à l’expansion impériale[3], comme le pensait également Tsurumi lorsqu’il fit de la petitesse un projet collectif pour le Japon d’après-guerre, qu’il espérait à tout jamais délivré des tentations impériales.

Si toutes les sociétés qui se disent petites n’apparaissent pas comme telles aux regards extérieurs, ceux qui vivent de l’intérieur la petitesse en ont une conscience aiguë, notamment les intellectuels, lorsqu’ils sont de passage dans les centres mondiaux du savoir. Ainsi en est-il des futurs universitaires québécois lors de leurs séjours doctoraux en France et aux États-Unis dans le deuxième quart du 20e siècle, comme l’explique l’historien François-Olivier Dorais. Ils y découvrent l’intensité, l’abondance et la puissance des grandes nations et sont souvent pris de vertige par la comparaison avec leur propre milieu, qui leur apparaît alors d’autant plus petit, voire inférieur, à leur retour au pays natal. « Par-delà les expériences singulières qu’ils recouvrent […], les “retours” s’appréhendent en effet comme des expériences subjectives et concrètes de la marge et de l’excentrement à travers lesquelles s’éprouve la réalité d’un arrimage souvent difficile, sinon parfois conflictuel, de la petite nation avec l’universel » (Dorais, dans ce numéro). Quelle valeur et quelle légitimité accorder aux cultures populaires et savantes de sociétés qui ne dictent pas la marche du monde et qui sont peut-être moins à même d’en comprendre, d’en exprimer et d’en transmettre les ressorts intimes? En sus de la faiblesse relative des moyens à la disposition des intellectuels québécois, voilà peut-être leur inquiétude, aussi fondamentale que lancinante. Après tout, comme l’écrivait Joseph Yvon Thériault, « si les révolutions françaises et américaines sont inhérentes à la culture politique moderne, il n’en va pas de même pour les révolutions nationales des pays d’Europe de l’Est et encore moins, les rébellions québécoises […] les connaissances qu’elles produisent n’acquièrent pas une reconnaissance universelle immédiate » (Boucher et Thériault, 2005, p. 3). Cette quête de légitimité cognitive des petites sociétés aide à comprendre leur souci pour l’avenir de leur culture, certes intellectuelle, mais aussi linguistique et artistique, en contexte de mondialisation néolibérale, où l’anglais et Hollywood font office de lingua franca planétaire (Harvey, 2002). Cette quête aide également à comprendre les multiples appels à produire une pensée ajustée à son milieu, une pensée « indigénisée » ou « décolonisée », qui évite de généraliser sur soi des catégories et des échelles cognitives pensées par et pour des centres occidentaux. Cette quête, enfin, donne à voir le rôle « organique » de l’intellectuel au sein des petites sociétés, moins critique d’un État fort que défenseur d’une culture incertaine. Tel est, selon Dorais, l’exemple qu’offre André Laurendeau, lui qui exhortait ses contemporains à ne pas céder à la « dissidence civique » à leur retour d’Europe, leur enjoignant certes la grandeur, « mais une grandeur qui ne confine pas au rejet de soi et que tempère un réel attachement au pays » (Dorais, dans ce numéro). Cette « leçon de Laurendeau », écrit Dorais, peut être rapprochée de la leçon que Fernand Dumont a livrée à Serge Cantin en 1983 : « Ce pays, qui n’est pas “sans bon sens”, écrivait Dumont, vous aurez à le porter comme on porte un enfant dans ses bras, en tenant la tête haute » (Cantin, cité dans Dorais).

Cette conscience de la marge et de la fragilité peut donc conduire au développement d’un regard négatif sur soi, incluant un mimétisme associé aux grandes sociétés, mais elle peut aussi conduire à des innovations et à des adaptations créatives. On dira en ce sens que les sociétés qui correspondent le plus au concept de petite société sont celles qui se sont acclimatées à la petitesse et qui en ont tiré une vision bien à elles de la grandeur, jusqu’à produire une culture et des institutions politiques qui en portent la marque (Abulof, 2015). Si l’on a pu parler d’une « littérature de l’exiguïté » (Paré, 2001) et, plus péjorativement, d’un « roman sans aventure » (Daunais, 2016), on peut sans doute aussi parler d’une philosophie, de politiques, voire d’une stratégie de la petitesse. C’est ce qui est à l’oeuvre dans le « nationalisme éthique ». Au Québec,

ce nationalisme a dû chercher au sein du catholicisme les justifications éthiques à son existence et même une inspiration pour ses projets de société et son idée du bien commun. À ce titre, l’éthique constitue une préoccupation constante et centrale du nationalisme québécois, à l’aune de laquelle on peut faire sens de plusieurs de ses débats si ce n’est de son parcours historique […] Nous y verrons au premier chef un parti pris réitéré pour la non-violence et une subordination constante du nationalisme à des principes éthiques qui contribuent en retour à fonder sa légitimité.

Laniel, dans ce numéro

Refus de la violence révolutionnaire au 19e siècle, politique de la main tendue dans la première moitié du 20e siècle, moyens démocratiques et finalités éthiques de la souveraineté dans la seconde moitié du 20e siècle, le nationalisme québécois n’a eu de cesse de baliser son action politique par des principes universels et transcendantaux. Les réflexions et les politiques inspirées de la « politique de la convergence culturelle » (Dumont, 1995), appliquée par le Parti québécois, ainsi que celles inspirées de « l’interculturalisme » (Bouchard, 2012), mis en oeuvre par le Parti libéral du Québec, peuvent d’ailleurs être vues comme autant de tentatives éthiques et concrètes d’assurer la pérennité de la nation québécoise, tout en faisant une place aux enjeux d’intégration et à la diversité des immigrants (Gagnon et Mathieu, 2020). La recherche, en somme, d’un juste milieu entre « droits de la majorité » et « droits des minorités », d’une politique d’intégration « modérée », dans la mesure où elle se veut éthique autant qu’efficace, tant la puissance d’attraction des petites sociétés n’est pas celle des grandes.

Besoins, moyens et conscience de la petite société

Cette politique de la petitesse, adossée à une conscience des besoins et des moyens particuliers, se donne plus concrètement à voir dans ce que Stéphane Paquin a nommé la « paradiplomatie » des petites nations non souveraines. Comme d’autres champs de la connaissance marqués par l’expérience historique et contemporaine des grands États-nations souverains, peu de travaux ont été faits sur l’activisme diplomatique des nations non souveraines, assimilant leur présence à l’échelle internationale à des formes de « protodiplomatie », c’est-à-dire à des efforts visant à préparer l’avènement d’un État-nation souverain – et non à des manières de faire autoportantes. Paquin cerne plus précisément l’existence d’une « paradiplomatie identitaire » des petites nations non souveraines, dont le but premier est de promouvoir leur légitimité et leur autonomie en multipliant les relations durables et significatives. Ce cadre conceptuel permet de comprendre que le Québec, même s’il fait partie de la fédération canadienne, possède néanmoins un réseau international de 34 représentations dans 19 pays, en plus d’un budget diplomatique d’environ 120 millions de dollars (ministère des Relations internationales et de la Francophonie du Québec, 2018-2019). « [L]’intensité des actions internationales de ces petites nations non souveraines est inégalée parmi les États subnationaux comparables » (Paquin, dans ce numéro), ce qui témoigne d’un phénomène distinct, à comprendre en soi. Cette « paradiplomatie identitaire » ne dépend d’ailleurs pas du parti politique au pouvoir, le gouvernement libéral et fédéraliste de Jean Charest n’ayant pas dérogé à cette politique diplomatique intensive. Cette réflexion de Paquin s’insère en outre dans un vaste champ de recherches bien établi portant sur les enjeux et les défis que rencontrent les « petits États » sur la scène internationale. On y observe notamment une préférence plus marquée pour le multilatéralisme, tout à la fois éthique et stratégique, puisque ces petits États n’ont pas les moyens d’imposer leurs intérêts ni de se défendre seuls en cas d’agression militaire (voir les écrits classiques de Amstrup [1976] et de Baker Fox [1969]). Dans tous les cas, Paquin et la littérature sur la diplomatie des petits États invitent plus fondamentalement à comprendre les moyens et les besoins politiques des petites sociétés et les stratégies qu’elles déploient pour atteindre leurs objectifs tournés vers la quête de légitimité et d’autonomie.

Cette politique de la petitesse se voit aussi en matière d’économie. À la suite des travaux pionniers du politologue Peter J. Katzenstein, le politologue Hubert Rioux constate que « dans un contexte de transformations économiques et commerciales importantes, les “petits États” s’adaptent généralement en adoptant ou en peaufinant des politiques industrielles interventionnistes et des stratégies “néo-corporatistes” permettant la concertation importante entre les acteurs politiques, économiques et sociaux » (Rioux, dans ce numéro). Il l’observe à son tour en étudiant la forte intervention de l’État québécois dans le secteur de la finance entrepreneuriale. Soutenu par l’opinion publique, facilité par une grande concertation entre acteurs privés et publics, l’interventionnisme de l’État québécois vise plus largement la sauvegarde des fleurons nationaux, l’autonomie industrielle ainsi que la vitalité des secteurs économiques dits stratégiques. Il cherche à parer aux vulnérabilités économiques du Québec. Cet État québécois que Rioux a qualifié ailleurs de « stratège » (Rioux, 2022) se distingue en outre des États provinciaux et fédéral canadiens, tout comme, en Europe, les petits États sont généralement parmi les plus interventionnistes. C’est dire aussi que si la mondialisation néolibérale comporte son lot de défis, notamment d’un point de vue culturel et linguistique, le déploiement d’une stratégie adaptée peut permettre aux petites sociétés d’en tirer profit économiquement, à l’instar des « tigres d’Asie » que sont Taïwan, Singapour, Hong Kong et la Corée du Sud, de même que culturellement, cette dernière se démarquant depuis quelques années par son « soft power » culturel, dont la « K-pop » est l’élément le plus visible. Ainsi, toute une littérature scientifique a pu souligner les avantages économiques de la mondialisation pour les petites nations, auxquelles s’ouvrent de vastes marchés où investir et exporter leurs produits.

Cet interventionnisme de l’État québécois en économie de même que le soutien populaire pour ces mesures visant l’intérêt commun ainsi que la forte concertation entre acteurs privés et étatiques, caractéristique d’un modèle de gouvernance néocorporatiste, se donnent autrement à voir en matière de redistribution fiscale. Après une revue de la littérature sur les liens entre économie et petites nations (incluant Alesina et Spolaore, 2003; Campbell et Hall, 2017; Dahl et Tufte, 1973; Katzenstein, 1985) qui lui permet de dégager les principaux facteurs politiques qui différencient les petites nations, nommément une identité et une homogénéité culturelle plus fortes ainsi qu’une concertation plus facile et plus généralisée entre institutions publiques et privées, le politologue Alain Noël pousse plus loin l’analyse de la relation entre taille objective d’une population et caractéristiques des petites sociétés, plus précisément en s’intéressant aux mesures de redistribution. Il compare statistiquement, de 1990 à 2019, un groupe de 20 pays (Allemagne, Australie, Autriche, Belgique, Canada, Danemark, Espagne, États-Unis, Finlande, France, Irlande, Italie, Japon, Norvège, Nouvelle-Zélande, Pays-Bas, Portugal, Royaume-Uni, Suède et Suisse), en utilisant sept indicateurs d’inégalités, de pauvreté et de redistribution, dont il examine les effets en fonction de la taille de la population. Il en tire la conclusion suivante :

[L]a taille de la population est donc associée à une distribution finale des revenus plus égalitaire et à une moindre incidence de la pauvreté après impôts et transferts […] Les grands pays sont donc plus inégalitaires que les petits, toutes choses étant égales par ailleurs.

Noël, dans ce numéro

Non seulement cet article de Noël établit un lien statistique clair entre la taille objective de la population et les politiques sociales distinctes, mais en plus il met au jour une certaine conscience de soi des petites nations, notamment ce souci plus grand pour l’égalité que Shunsuke Tsurumi associait à l’impératif de solidarité accru dans les petites sociétés. De la conscience de soi aux moyens et aux besoins particuliers des petites sociétés, de la petitesse comme utopie et marginalité à la petitesse comme stratégie et créativité, c’est tout autant un univers sociologique qu’un chantier de recherches que dessinent les cas traités dans ce numéro thématique.

Petites nations, petits États et petites sociétés

Le lecteur le remarquera : dans cet article introductif comme dans la majorité des articles qui composent ce numéro thématique, le concept de « petite nation » est souvent utilisé comme synonyme de « petit État » et de « petite société ». Cette apparence de confusion s’éclaire néanmoins à la lumière des liens que nous avons tissés entre conscience de soi, moyens et besoins collectifs, au point de former une commune équation. Car, si la petitesse se décline suivant divers indicateurs empiriques (produit intérieur brut, population, superficie, État non souverain, etc.), aucun de ceux-ci n’est en lui-même suffisant pour que ces sociétés en fassent un objet de préoccupation et d’action public. Ils sont toutefois nécessaires pour qu’une petite société les place au centre de ses réflexions et en vienne à se penser à travers eux, notamment sur le mode de la vulnérabilité existentielle. Cette conscience de soi marquée par la fragilité existentielle est particulièrement saillante dans les sociétés ayant vécu l’épreuve d’une conquête, qui peut en outre sembler persistante dans la mesure où ces sociétés demeurent non hégémoniques et en marge d’un centre. Le sociologue Miroslav Hroch note à ce sujet : [traduction] « [L]es [petites nations] sont celles qui ont été soumises à une nation dominante pendant une période si longue que la relation de sujétion a pris un caractère structurel pour les deux parties » (Hroch, 1985). Le recours fréquent au concept de « petite nation » souligne l’importance de la conscience collective, des représentations et de l’imaginaire, pour rendre compte des enjeux concrets qu’une société juge fondamentaux parmi tous ceux qui s’offrent à elle et qui sont, par conséquent, des enjeux structurants. Une « échelle de la petitesse » (ou spectre) peut sans doute être construite (Mathieu et Guénette, 2018) ainsi qu’une « mesure de la petitesse » (ou indicateurs) (Noël, dans ce numéro) de manière à expliquer, par exemple, en quoi les Pays-Bas (qui furent un empire) ne se conçoivent peut-être pas comme une petite société, même s’ils sont de petite taille, ni en quoi l’Inde ne se conçoit probablement pas comme une petite société, même si elle fut conquise (tout en étant de grande taille) – en soulignant et en articulant, chemin faisant, les enjeux tout à la fois concrets et représentés de la petitesse. Ainsi, à l’image des champs d’études auxquels ils sont respectivement associés, le concept de « petite nation » peut permettre de souligner les aspects liés aux représentations collectives, à la nation comme communauté de sens et de destin, tandis que le concept de « petit État » peut permettre de cerner les aspects liés aux moyens et aux besoins collectifs, à l’État comme outil et baromètre des ressources de la société. Le concept de « petite société », plus neutre et plus général, nous semble quant à lui à même de favoriser une universalisation de la réflexion hors du strict champ de la société moderne incarnée par l’État-nation et, donc, un élargissement des variables étudiées pour inclure notamment leur structure sociale moins différenciée (et ses corollaires en ce qui a trait à la mobilité, aux classes sociales, etc.), tout en conservant son intuition première, à savoir des sociétés non hégémoniques où la conscience de la fragilité est structurante et fondée sur de « bonnes raisons » (Boudon, 2003).

En cela, il en va du concept de petite société et de ses déclinaisons comme il en va des petites sociétés elles-mêmes : elles sont un chantier sans cesse à reprendre, conscientes du caractère construit et mouvant de leur existence (Koleva, 2020). Un chantier qui, pour cette raison, promet une pertinence et une heuristicité constamment renouvelées, si ce n’est une universalité certaine en contexte de multiplication des centres et des périphéries, postcoloniaux et mondialisés.