Corps de l’article

Introduction

En France, la loi d’orientation pour l’éducation de 1989, en accordant une marge d’autonomie à chaque école primaire pour permettre la réussite d’un plus grand nombre d’élèves, a insufflé de nombreuses transformations du travail enseignant. En effet, cette marge d’autonomie se traduit par un projet d’école qui nécessite la mobilisation de différentes formes de partenariat et la mise en oeuvre de pratiques collectives. Le projet de cet article est d’analyser la contribution de la promulgation de la loi d’orientation au développement professionnel de l’enseignant du primaire.

Nous entendrons ici le développement professionnel comme l’ensemble des apprentissages professionnels construits par les enseignants à la fois « pour » s’adapter à l’injonction de ce texte officiel et « par » la mise en oeuvre des transformations prescrites. Ces apprentissages professionnels seront appréhendés au travers de leur mobilisation au sein des pratiques enseignantes. Leur étude s’appuiera sur notre cadre de recherche, l’exercice professionnel, qui s’attache à mettre au jour, au travers des différentes formes de pratiques professionnelles (individuelles, partenariales, collectives), les apprentissages de l’enseignant. Ces apprentissages professionnels englobent à la fois ceux directement finalisés par le travail (et relevant de la construction de l’expérience professionnelle) et ceux concernant l’adaptation à l’évolution du métier (et relevant de la socialisation professionnelle).

Après avoir présenté notre projet de recherche, il s’agira dans un premier temps d’analyser la loi d’orientation en tant que prescription de transformations du travail enseignant. Bien évidemment, les pratiques enseignantes ne sont pas réductibles à la simple application de la prescription et, par le biais d’une étude par entretien basée sur le principe d’une comparaison « avant/après » la loi d’orientation, nous décrirons le développement professionnel tel que le donnent à voir les pratiques enseignantes mises en oeuvre au quotidien.

À partir de ces nouvelles formes de pratiques enseignantes, nous inférerons les apprentissages professionnels qui les sous-tendent et qui se caractériseront par le fait qu’ils conjuguent une dimension individuelle et une dimension collective. Cela nous conduira à préciser les modalités insufflées par la loi d’orientation qui ont structuré ce développement. Il apparaît que ce sont les pratiques collectives (prescrites dans le dispositif de la 27e heure) qui ont initié et sous-tendu un développement professionnel qui, conséquemment, sera lui aussi envisagé à l’interface de l’individuel et du collectif.

Problématique

En raison de la prégnance du « praticien réflexif » (Schön, 1994), les modèles du développement professionnel ont longtemps (Hubermann, 1995) été pensés autour d’un enseignant « loup solitaire » (lone wolf). Toutefois, progressivement, la réflexivité sera envisagée sous un mode social (l’enseignant réfléchit et agit dans le cadre de sa communauté professionnelle). Butler, Lauscher, Jarvis-Selinger et Beckingham (2004), par exemple, soutiennent que les modèles actuels du développement professionnel comportent deux dimensions étroitement liées, l’une individuelle et l’autre collaborative. Engeström (1994), à partir d’une théorie de l’activité, appréhende le développement professionnel en lien avec ses contextes social et historique. De son côté, Huberman (1995) l’envisage au sein d’un réseau humain[1].

Parmi les éléments « déclencheurs » du développement professionnel, les dispositifs de formation ont évidemment fait l’objet de multiples travaux. De plus, cette réhabilitation du collectif conduit à s’intéresser également aux organisations et aux fonctionnements des groupes ou des réseaux humains. Il reste toutefois un élément potentiellement déclencheur qui, jusqu’à présent, et à notre connaissance, est assez largement ignoré par la recherche[2] : il s’agit des politiques éducatives. En effet, le développement professionnel de l’enseignant ne semble pouvoir se comprendre, dans un premier temps tout au moins, qu’au travers des différentes transformations du travail insufflées par les politiques éducatives. En effet, ce développement professionnel ne pourra faire l’économie de prendre en compte, de quelque manière que ce soit, les injonctions institutionnelles.

En revanche, l’analyse du développement professionnel ne saurait se circonscrire à sa « mise en forme » par les politiques éducatives, sous peine d’envisager l’enseignant comme un agent dépourvu d’autonomie. Il est donc nécessaire d’explorer un niveau supplémentaire, qui est celui des pratiques enseignantes au quotidien. En considérant un enseignant acteur de son développement (Bru, 2004), l’analyse des pratiques permet de repérer des écarts avec l’injonction[3] institutionnelle et, surtout, de décrire le développement professionnel à la fois en termes de résultats (par la mobilisation en situation de savoirs professionnels au sein des pratiques) et de processus qui les sous-tendent (les « organisateurs » des pratiques – Bru, 2002).

La recherche présentée dans cet article s’attachera à appréhender le développement professionnel au travers à la fois des politiques éducatives, qui insufflent des transformations, et des pratiques enseignantes, qui ne se limitent pas à les « appliquer ». En cohérence avec les modèles actuels précités, elle s’efforcera d’instruire plus précisément la contribution du « collectif » des enseignants à ce développement professionnel.

En effet, le travail collectif des enseignants est une caractéristique à la fois relativement récente, mais surtout en train de se généraliser, tout au moins en Europe et en Amérique du Nord (voir Tardif et Lessard, 1999 ; Tardif et Levasseur, 2004). À partir de ce constat, nous pouvons dire qu’entre les injonctions institutionnelles et l’enseignant dans sa classe, et en dehors des dispositifs de formation initiale ou continue qui peuvent « accompagner » ces politiques, vient s’insérer un niveau à la fois d’appropriation et de nouvelle prescription constitué par « l’équipe pédagogique ». Par conséquent, les pratiques individuelles de l’enseignant dans sa classe ne pourront pas être envisagées comme indépendantes des pratiques collectives des enseignants de l’école.

Dans cette recherche, ciblée sur le contexte français, il s’agira d’abord de repérer, au travers des transformations du travail de l’enseignant que vise la loi d’orientation, quelle est la place consentie au travail collectif. À ce propos, précisons que, tout comme les pratiques individuelles, l’équipe pédagogique ne se décrète pas. Une marge irréductible de son fonctionnement repose sur l’initiative individuelle compliquée par les différentes formes de dynamiques psychosociales. Clot (1999) illustre ce point en distinguant la « collection » de travailleurs du « collectif de travail ». Il s’agira donc d’étudier comment cette « équipe pédagogique » fonctionne dans le quotidien des écoles, pour ensuite s’efforcer de repérer comment et en quoi elle participe au développement professionnel de chaque enseignant. Par conséquent, émerge une question : avec (et par) la mise en oeuvre de pratiques collectives, n’est-il pas nécessaire d’envisager également une forme collective du développement professionnel ?

La loi d’orientation de 1989

De manière à préciser les changements qu’elle a voulu insuffler, nous procéderons à une analyse du texte de loi qui s’appuiera sur les documents officiels promulgués par le ministère de l’Éducation nationale, en particulier le texte de loi[4] (1989) et son principal décret d’application[5] (1990).

Deux éléments préalables sont nécessaires pour comprendre la philosophie générale de la loi promulguée par le Ministère Jospin le 10 juillet 1989. L’objectif annoncé est celui de la « réussite pour tous » qui s’est traduit par la phrase qui en est devenue le slogan « Placer l’élève au centre du système ». La modalité retenue pour y parvenir est d’accorder une « marge d’autonomie » à l’école, et ce dans le prolongement des lois de décentralisation.

Les modifications sur le fonctionnement de l’école sont conséquentes avec, en particulier, l’instauration de ce qui peut être considéré comme le principal vecteur de la marge d’autonomie, le « projet d’école ». Il s’agit pour chaque école, en fonction de la spécificité de son contexte, d’élaborer les réponses les mieux adaptées aux difficultés rencontrées et de choisir les modalités pédagogiques les plus appropriées pour atteindre les objectifs qui, eux, restent nationaux. La présentation de cette loi s’attachera principalement à préciser les transformations portant sur le travail enseignant (dans le cadre de cette « marge d’autonomie », est en particulier insufflé un développement du travail collectif et du travail en partenariat). Elle présentera également le mode original « d’accompagnement » qui a caractérisé la promulgation de cette loi avant de consacrer un paragraphe à la réforme de la formation des enseignants, principalement initiale, au travers de la création du corps de Professeurs des Écoles et de la mise en place des IUFM.

Les transformations du travail enseignant

Sur le plan pédagogique, sont mis en place les « cycles d’apprentissage[6] ». Privilégiant la souplesse et la continuité, ils visent à permettre à chaque élève d’atteindre les objectifs de fin de cycle. Ces derniers sont présentés sous forme de compétences où sont distinguées les compétences disciplinaires (renvoyant aux disciplines d’enseignement) et les compétences transversales (renvoyant globalement au « métier d’élève »).

L’évaluation de ces compétences nourrira un « livret scolaire » permettant à la fois d’assurer la continuité entre les cycles et l’information aux parents. Un dispositif spécifique est mis en place à l’entrée du cycle III, les « évaluations CE2 ». Il se traduit par l’édition d’épreuves d’évaluation nationales concernant les compétences, en français et en mathématiques, visées en cycle II. L’objectif est de repérer les éventuelles lacunes des élèves pour pouvoir mettre en oeuvre des remédiations.

En termes de moyens, les allocations des durées hebdomadaires d’enseignement, pour chacune des disciplines, sont laissées à l’initiative de l’école, et ne restent circonscrites nationalement que par un encadrement entre un horaire minimum et un horaire maximum.

Au niveau structurel, sont créés trois conseils :

  • le conseil d’école qui est composé des enseignants, du maire ou de son représentant, de l’Inspecteur de l’Éducation nationale (IEN) ou de son représentant et de parents d’élèves élus. Sa principale fonction est l’adoption du règlement intérieur et, surtout, du projet d’école ;

  • le conseil de cycle, qui réunit les enseignants d’un même cycle, a pour objectif le suivi des élèves et la mise en oeuvre de la continuité des apprentissages ;

  • le conseil des maîtres, qui réunit les enseignants de l’école, assume la coordination des diverses activités concernant l’ensemble de l’école.

L’instauration de la « 27e heure » permet aux enseignants de participer à ces conseils dans le cadre de leur service. Il s’agit d’une modification qui offre la particularité d’imposer aux enseignants la mise en oeuvre, dans le cadre de leur travail, de pratiques professionnelles collectives. De plus, ces dernières sont contrôlées, dans la mesure où il est rendu obligatoire de transmettre un compte-rendu de ces conseils à l’IEN.

Par ailleurs, est mis en place le RASED (Réseau d’aide spécialisée aux élèves en difficultés). Coordonné par un psychologue scolaire, il met en réseau les structures relevant de l’AIS (Adaptation et intégration scolaire) avec l’objectif de maintenir un maximum d’élèves dans les cursus traditionnels. Il comprend aussi des enseignants spécialisés qui interviennent comme rééducateurs dans les écoles auprès des élèves en difficultés.

Le statut des parents d’élèves s’en trouve modifié, puisqu’ils sont érigés en membres de la communauté éducative et en partenaires de l’enseignant : ils sont élus au conseil d’école et destinataires du livret scolaire. De plus, avant de pouvoir être appliquées, les modalités de différenciation de la durée du cycle (en particulier le prolongement) leur sont « proposées » par le conseil de cycle. En cas de désaccord, ils ont toute facilité pour introduire un recours.

Une forme différente d’accompagnement de la réforme

L’accompagnement de cette réforme s’effectua parallèlement d’une manière plutôt innovatrice en France au travers de la diffusion d’une collection[7] de documents préparés par le Ministère à destination des enseignants. Ces documents présentent un caractère ambivalent : ils émanent du Ministère, mais revendiquent une fonction d’accompagnement en se départant clairement de tout caractère injonctif : « Le présent texte est, quant à lui, un document de travail destiné à aider les équipes dans la mise en oeuvre de cette nouvelle politique […] La gestion concrète de sa mise en oeuvre incombe, en dernier ressort, aux équipes d’écoles sous la responsabilité des autorités déconcertées de l’éducation nationale ».

Le choix, clairement affirmé ici, est de faire reposer le changement sur les enseignants. Il apparaît en cohérence avec la philosophie même de cette réforme, qui rompt avec un fonctionnement uniformisé du système éducatif français, structuré par une forte verticalité à partir du Ministère, pour promouvoir une forme d’horizontalité en attribuant une marge d’autonomie au niveau du local de chaque école.

Une réforme de la formation

Dans l’optique de la revalorisation des enseignants du primaire, la loi d’orientation a créé le corps de « Professeur des Écoles » (PE) et a corollairement entièrement réformé la formation initiale de ces enseignants. Le recrutement de ces fonctionnaires de catégorie A est passé au niveau licence et la formation a été rapprochée de l’université avec la création des IUFM (Institut universitaire de formation des maîtres, 1991). L’objectif général de ce changement est de mettre en oeuvre un processus de professionnalisation de l’enseignant (Marcel, 2004). Le « référentiel de compétences du professeur des écoles stagiaire en fin de formation initiale[8] » regroupe l’ensemble des objectifs de cette formation et atteste également de la rationalisation à la fois de l’exercice du métier et de la formation qui structure le processus de professionnalisation.

Même si la professionnalisation fait essentiellement porter ses efforts sur la formation initiale, la loi d’orientation a cherché à dynamiser une formation continue jusque-là peu importante. Assujettie aux questions de remplacement des enseignants participants, cette dynamique reste toutefois assez limitée.

Cadre théorique : l’exercice professionnel de l’enseignant du primaire

Ce cadre théorique s’est construit dans le prolongement de nos travaux sur les pratiques d’enseignement et du concept de contextualisation (Marcel, 2002). Ce concept propose d’étudier les interrelations de l’enseignant agissant avec les contextes de ses pratiques (les processus de contextualisation) à l’aide d’une double lecture. Il s’agit d’articuler une lecture des pratiques « du point de vue de l’observateur » avec une lecture « du point de vue de l’enseignant » afin d’investir à la fois la sphère non conscientisée et la sphère « explicitable » des pratiques d’enseignement.

Une analyse socio-historique du contexte d’actualisation de ces pratiques d’enseignement a mis en évidence que les politiques éducatives (et plus précisément la loi d’orientation de 1989) avaient insufflé des transformations du travail enseignant, en particulier le développement de formes de travail partenariales et collectives. En partant de l’hypothèse que ces nouvelles formes de pratiques professionnelles ne pouvaient pas se mettre en oeuvre sans « influencer » les pratiques d’enseignement, nous avons élaboré[9] un instrument conceptuel permettant de décrire l’ensemble des pratiques enseignantes, le SPPEP (Système des pratiques professionnelles de l’enseignant du primaire). Il distingue différentes catégories de pratiques professionnelles en fonction de leurs configurations et de leurs finalités principales (les pratiques d’enseignement, les pratiques de collaboration pour enseigner, les pratiques partenariales, les pratiques collectives en situations formalisées, les pratiques collectives durant les temps interstitiels, etc.), mais surtout les envisage en interrelations entre elles (Marcel 2004).

À partir de cet instrument conceptuel, nous nous sommes attachés à préciser ces interrelations en définissant l’exercice professionnel. L’exercice professionnel envisage, d’une part, l’ensemble des catégories de pratiques en interrelations, en distinguant principalement les pratiques individuelles de l’enseignant dans sa classe et les pratiques collectives des enseignants dans l’école. D’autre part, il les appréhende au travers de leurs contributions (respectives et conjointes) à la construction des savoirs professionnels de l’enseignant.

Les apprentissages professionnels sont précisés selon deux axes comportant tous deux une dimension individuelle et une dimension collective. Le premier concerne les apprentissages directement finalisés par les tâches professionnelles et renvoie à la construction de l’expérience professionnelle (Marcel, 2004) tandis que le second axe concerne des apprentissages qui sont rendus nécessaires pour s’adapter aux transformations du métier et qui relèvent de la socialisation professionnelle. Nous pourrions dire qu’au travers de ses pratiques professionnelles, l’enseignant, tant au niveau individuel que collectif, apprend simultanément à « faire » son métier[10] et à « être à » son métier[11].

Ces apprentissages sont appréhendés au travers des pratiques professionnelles « en situation », tant individuelles que collectives, à l’aide d’une double lecture. L’exercice professionnel correspond à la phase « d’effectuation » du travail enseignant, en privilégiant la mise au jour des apprentissages professionnels.

Ce cadre de recherche permet d’appréhender le développement professionnel de l’enseignant comme un ensemble d’apprentissages. La spécificité de son approche est double : d’une part, il l’appréhende au travers des pratiques professionnelles (qui mobilisent ces apprentissages) et, d’autre part, il envisage à la fois la dimension individuelle et la dimension collective de ce développement.

Méthodologie

Le développement professionnel de l’enseignant du primaire en France est étudié ici à partir des transformations du travail de l’enseignant consécutives à la loi d’orientation de 1989. Il s’agira d’étudier les transformations que cette loi a provoquées sur le plan des pratiques enseignantes au quotidien. Nous pourrons ainsi mettre au jour les apprentissages professionnels construits par les enseignants. Une transformation s’étudie nécessairement par la comparaison entre deux situations. Il s’agit ici d’évaluer les transformations entre les pratiques à un temps T (avant la loi d’orientation) et un temps T + 1 (aujourd’hui). L’amorce de ce projet étant située après l’adoption de la loi de 1989, il nous était impossible de recourir à nos méthodologies habituelles (accordant une place importante à l’observation des pratiques). Nous avons donc opté pour une étude par entretiens semi-directifs, puisque le recours à des pratiques déclarées (au travers des entretiens) s’avérait le seul mode d’accès aux informations visées.

La grille d’entretien a été construite en fonction des changements visés par la loi d’orientation, en privilégiant la comparaison de type « avant/après ». Elle comportait une première partie demandant à l’enseignant (de manière assez ouverte) de décrire le fonctionnement de l’école et les pratiques professionnelles mises en oeuvre avant que soit promulguée la loi d’orientation. La deuxième partie l’invitait à rendre compte des modifications qui en ont découlé (en s’appuyant sur le « recul » que permettait un empan temporel supérieur à une dizaine d’années). Enfin, une troisième partie abordait systématiquement les différentes transformations insufflées par la loi et qui n’avaient pas été évoquées (à partir d’une liste construite dans le prolongement de l’analyse du texte de loi). Ce principe « avant/après » a quelque peu gommé les nuances (notamment temporelles) pour aboutir à des caractérisations contrastées des pratiques professionnelles, dimensions nécessairement réifiées et quelque peu radicalisées de par la condensation de l’information.

L’échantillon, présenté dans le tableau 1, se compose de 47 enseignants qui partagent la caractéristique (rendue nécessaire par l’étude) d’avoir une ancienneté des services supérieure à 15 ans pour avoir pu connaître, en tant qu’enseignants, « l’avant » de la loi d’orientation. Nous nous sommes attachés à diversifier sa composition, principalement au niveau géographique sur l’ensemble du territoire de la France métropolitaine.

Tableau 1

Caractéristiques de l’échantillon

Caractéristiques de l’échantillon

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Les entretiens ont été pris en charge par des étudiants de licence. Il s’agissait d’aides éducateurs dans le cadre d’un dispositif de formation qui leur était spécifique. Un séminaire de préparation a été consacré à l’analyse d’entretiens que nous avions conduits auprès de quatre enseignants, de manière à mettre au jour la nécessaire adaptabilité de l’intervieweur et à avoir une idée assez précise des formes de discours qui étaient susceptibles d’être rencontrées. Ce séminaire a permis d’aboutir à une trame commune (présentée précédemment) et de constituer des binômes de passation : un étudiant se focalisait sur les questions, l’autre restait silencieux, prenait en charge les questions d’enregistrement, mais restait vigilant sur le déroulement de l’entretien de manière à être en mesure, à la fin, de « rajouter » quelques questions pour aborder les points qui auraient été omis par l’intervieweur. Les rôles étaient ensuite inversés pour le second entretien. Ce dispositif en binômes nous a paru nécessaire pour éviter les principaux biais de l’entretien que pourrait générer l’inexpérience des intervieweurs. Les entretiens se déroulaient, après accord des enseignants, dans leurs écoles « d’exercice » respectives. Les entretiens, d’une durée comprise entre 35 et 45 minutes et enregistrés par magnétophone[12], ont été retranscrits intégralement par nos soins, ce qui nous a permis de contrôler leur recevabilité.

Nous avons effectué une synthèse des entretiens en regroupant d’abord la retranscription pour chacun des huit thèmes (directement inspirés du contenu de la loi et que l’on retrouve dans les paragraphes de la partie descriptive des résultats) de l’ensemble des entretiens, dans un tableau en deux colonnes « avant/après ». Nous avons ensuite dégagé les idées-forces des discours pour chaque thème (de manière à écarter les prises de positions marginales). Nous avons finalement sélectionné, dans chaque cas, les extraits qui, de par l’information qu’ils condensaient pour illustrer ces idées-forces, apparaissaient comme les plus caractéristiques de cette partie du corpus. La présentation des résultats descriptifs du développement professionnel fait donc appel à ces extraits d’entretiens[13] qui sont repérés en fonction des 47 sujets qui les ont émis (S1, S2, S3, etc.).

La phase descriptive est suivie d’une analyse qui s’appuiera d’abord sur la reprise des principales transformations des pratiques, reprise effectuée en envisageant ces modifications comme des indicateurs d’un développement professionnel, consécutif à la promulgation de la loi d’orientation. À partir de ces pratiques (les résultats), nous avons inféré des apprentissages professionnels (les processus) qui s’avéraient « requis ». Ces apprentissages ont été catégorisés et seront présentés sous la forme d’un tableau récapitulatif. Enfin, cette phase d’analyse développera le rôle prépondérant que le « collectif » a joué dans le développement professionnel. Si l’élément déclencheur privilégié ici est la promulgation de la loi d’orientation, cette étude s’adosse, rappelons-le, à un modèle du développement collectif qui l’envisage à la fois dans sa dimension individuelle et dans sa dimension collective.

Résultats : le développement professionnel au travers des pratiques enseignantes

Le développement professionnel est ici examiné à l’aune de l’évolution des pratiques enseignantes entre « avant » la loi d’orientation et une quinzaine d’années « après », en s’appuyant sur l’étude présentée précédemment. Il s’agira de préciser comment les changements introduits par cette loi ont transformé ces pratiques pour repérer comment ce développement professionnel s’est à la fois nourri de l’adaptation à la réforme et de la dynamique des changements qu’elle a insufflée.

Le projet d’école

Les modalités d’appropriation progressive du projet d’école par les enseignants rendent bien compte du processus d’adaptation à la réforme : Au départ, je considérais le projet d’école comme une obligation administrative, pesante et inutile mais, à l’usage, il permet de mieux cerner les besoins de chaque enfant et ainsi de créer des liens au sein de l’équipe enseignante (S1). Dans un second temps, cette introduction instaure une véritable dynamique qui se répercute au niveau collectif par une forte contribution à la construction de l’équipe pédagogique : Le projet d’école est l’élément central du travail en équipe. Il a regroupé les équipes éducatives autour d’une réflexion commune (S10). Il va même permettre l’élaboration d’apprentissages professionnels collectifs en initiant une réflexion pédagogique à moyen terme : Cela permet aussi à l’équipe de se projeter sur trois ans et d’arrêter le coup par coup. Et le bilan en fin d’année permet de réajuster le projet (S25).

Le projet d’école amorce donc un travail en commun au niveau de l’école. Il contribue à la structuration de l’équipe pédagogique (institutionnellement repérée par le « conseil des maîtres ») et à la construction d’apprentissages professionnels. Dans une recherche en école maternelle, nous avons d’ailleurs pu préciser les modalités de cette structuration du collectif durant la durée de conception et de mise en oeuvre d’un « projet Afrique ». Il apparaît qu’au départ nous avons quatre projets individuels (pour chacun des enseignants) plus ou moins coordonnés et que ce n’est que progressivement qu’ils se fondent dans un seul projet « de l’école ».

Le conseil de cycle

À l’intérieur de l’école, se met également en place un travail collectif centré sur les élèves, principalement ceux en difficultés, au niveau des conseils de cycle : La mise en place de ces conseils de cycle, c’est en fait la prise en charge de la difficulté scolaire d’un enfant par l’ensemble des maîtres d’un même cycle pour essayer de la résoudre (S21). Le travail en conseil de cycles modifie les manières de travailler : Le passage aux cycles nous a changé les mentalités de travail, de savoir qu’on n’était pas un seul enseignant sur un cycle, qu’il fallait travailler en équipe (S2). Très rapidement, il s’impose par les solutions qu’il apporte : Au moins, tout le monde a la même information sur le niveau de tel ou tel enfant. Face au mur, on a plus de solutions à proposer lorsqu’on est plusieurs à s’impliquer (S3), et nous pourrions dire que son « intérêt » (perçu par les enseignants) a permis une appropriation rapide. Nous avons toutefois pu voir, au travers d’une observation ethnographique du déroulement d’un conseil de cycles en école élémentaire, que cela n’excluait pas un certain nombre de difficultés (voire de dérives) au moment des prises de décision concernant « l’orientation » d’un élève, c’est-à-dire le prolongement du cycle ou le passage dans le cycle supérieur (Marcel, 2004).

Par ailleurs, les conseils de cycle sont aussi utilisés pour définir la répartition des contenus enseignés : Ceux-ci déterminent les continuités d’ensemble, les progressions à mettre en oeuvre, c’est pourquoi il y a beaucoup de concertations entre collègues (S4). Cette démarche, qui pourrait paraître anodine, est très importante, car nous avons là un des domaines privilégiés de la prescription opérée par l’équipe pédagogique. C’est à son niveau (celui du conseil de cycles plus précisément) que se décide la répartition des contenus et la « liberté pédagogique » de l’enseignant s’en trouve d’autant plus fortement circonscrite qu’il participe à sa limitation.

À la différence du projet d’école, qui cible l’école dans sa globalité, le conseil de cycle se focalise sur le niveau de la classe (tant pour le suivi des élèves que pour la répartition des contenus). En cela, le travail collectif qu’il accueille s’avère « utile » pour les enseignants, mais en même temps, inscrit les pratiques individuelles de chaque enseignant à l’intérieur d’un cadre précis et d’autant plus rigide qu’il est fixé localement, avec sa « complicité ».

Le travail collectif

Le développement du travail collectif est amorcé et soutenu par l’instauration de la 27e heure : La 27e heure libérée pour les conseils a permis de se voir collectivement, d’entendre l’avis de tout le monde, d’obliger certains enseignants à se confronter au groupe pour le bien des enfants et le suivi de leur scolarité, et pas uniquement ceux qui avaient déjà l’habitude de se concerter (S29). Comme l’a voulu la réforme, ces concertations contribuent à assumer la continuité et la cohérence : Pour qu’il y ait une continuité dans les apprentissages, une cohérence éducative dans les projets, il faut que les gens puissent se parler, réfléchir et construire ensemble (S32).

Mais, le collectif « s’émancipe » du cadre que lui a fixé la loi, il favorise le « regard partagé » : On s’intéresse à ce que fait l’autre et on essaie d’avoir des objectifs communs (S25) et, grâce au travail commun, il se structure : Cela nous permet de faire un suivi de l’enfant, mais aussi un suivi des maîtres. On se voit beaucoup plus qu’avant. On se connaît mieux (S33). Dès lors, il apparaît comme une ressource : Le fait d’échanger a permis de mettre en commun les ressources de chacun. On en tire beaucoup de profit (S23) et, par le principe de « mutualisation de l’expérience », il assume d’ailleurs une fonction de prise en charge des difficultés professionnelles : Parce qu’on a pris conscience que tout seul on n’y arrive pas. Quand on met en commun nos connaissances et nos difficultés eh bien on arrive un peu mieux. On se sent beaucoup moins isolé, on s’aperçoit que chacun dans sa classe rencontre des difficultés, on n’est pas les seuls à avoir des soucis dans sa classe. On partage, quoi ! (S47). Nous pourrions dire que l’enseignant apprend « avec » le collectif, apprend « au » collectif, mais, aussi, apprend « du » collectif. De plus, et nous retrouvons ici les apports de la psychologie du travail (voir Clot, 1999), le collectif constitue à la fois une ressource et une protection pour chaque enseignant.

Il convient toutefois de préciser que le développement du travail collectif se heurte à plusieurs types de difficultés (voir à ce propos Dupriez, à paraître), comme la composition aléatoire des équipes pédagogiques : Les équipes enseignantes sont composées d’enseignants qui ne se sont pas choisis, c’est souvent une juxtaposition de personnes (S30) ou leur stabilité : Il ne faut pas se leurrer, ça ne se fait que dans les écoles où les gens sont stables, où il n’y a pas de mouvement. Il y a un noyau dur, cela fonctionne bien en équipe là (S34). Les difficultés les plus fréquemment évoquées sont l’insuffisance du temps de concertation dégagé par la 27e heure : Si on veut bien faire son travail, on doit y passer beaucoup plus de temps que ça ! (S33). Ce qui affecte le sens de l’activité professionnelle : Cela permettrait d’affiner les outils et d’être davantage garants du projet et surtout de garder le sens. Ne pas faire pour faire, mais savoir pourquoi on fait les choses (S25) et l’excès de démarches administratives, la « paperasserie ».

Les compétences des élèves et les pratiques d’évaluation

La présentation des instructions officielles sous la forme de compétences a été prise en compte par les enseignants qui ont clairement repéré qu’il ne s’agissait pas d’un simple habillage lexical : On n’avait plus besoin de transmettre des savoirs aux enfants, mais plutôt les aider à acquérir des compétences. Alors, on a découvert des compétences disciplinaires, mais aussi des compétences transversales (S2).

Pourtant, c’est au niveau de leur évaluation que l’introduction des compétences a modifié les pratiques d’enseignement : Maintenant, on parle d’évaluation et non plus de notation. On évalue les élèves sur des critères précis (S35). Pourtant, le développement de l’évaluation s’explique d’abord par l’introduction, en tant qu’instrument obligatoire, du livret scolaire. Les enseignants se le sont progressivement appropriés : On en a fabriqué un il y a quelques années, c’est un outil intéressant si on l’utilise correctement et qu’il liste bien toutes les compétences (S16). Il contribue à un suivi individualisé de l’élève : Le livret scolaire, c’est quand même important parce qu’on le fait passer à l’enseignant qui est au-dessus et qui peut le regarder pour voir les compétences à revoir quand le gamin arrive dans sa classe (S26).

L’introduction du livret scolaire apparaît le principal levier de ce volet du développement. Un peu comme le projet d’école, il a d’abord été adopté parce qu’il était obligatoire. Puis les enseignants se le sont appropriés, collectivement, en élaborant « leur » livret, tout simplement parce qu’ils l’ont trouvé fonctionnel ou utile. L’élaboration de l’outil, par la dynamique qu’elle a initiée, certainement aussi par des processus d’engagement, s’est répercutée d’abord au niveau des pratiques d’évaluation dans la classe (qu’il s’agissait d’ajuster à ce livret) et puis plus généralement à une « entrée par les compétences » (pour l’ensemble des pratiques d’enseignement). Cette dynamique s’est d’ailleurs étendue aux évaluations CE2, plutôt bien acceptées par les enseignants (qui y voyaient une manière de mieux évaluer) si l’on excepte quelques réserves sur la lourdeur du dispositif. Il conviendrait de rajouter son caractère en partie discriminatoire, car même si les autres enseignants acceptaient souvent de donner un coup de main, le dispositif ne concernait pas « directement » l’équipe pédagogique dans son ensemble, mais d’abord l’enseignant du CE2.

Le principe de « l’élève au centre »

Les introductions conjuguées du projet d’école, du conseil de cycle et du livret scolaire vont modifier les pratiques d’enseignement autour de ce que nous pourrions considérer comme la mise en oeuvre effective du principe de « l’élève au centre ». Ces évolutions se caractérisent d’abord par la réhabilitation du sens des pratiques d’enseignement, qui montre que la visée d’autonomie des acteurs locaux, portée par le projet d’école, a été assumée par les enseignants : Nos activités sont moins dans le faire, mais plus dans le pourquoi on le fait et comment on va faire pour apprendre telle et telle chose (S32).

Elles se caractérisent ensuite, au coeur même des pratiques d’enseignement, par un surcroît de différenciation pédagogique, très liée au conseil de cycle et au livret scolaire : On a rompu, à cette date-là, avec l’enseignement en cours magistraux et on a essayé de différencier tous les niveaux au sein d’une classe et de ne pas livrer la même pédagogie pour tous parce qu’on a compris que chaque enfant était différent (S31).

L’échec du partenariat avec le RASED

Les enseignants spécialisés qui composent le RASED prennent également part à la différenciation pédagogique : En plus, on travaille avec le RASED maintenant. Je trouve que nous avons évolué, on prend plus les enfants avec les mêmes acquis suivant les niveaux, on est ciblé sur la pédagogie différenciée (S11). Pourtant, l’absence de moyens du RASED est soulevée unanimement : Nous sommes loin de là, puisque ceux-ci ne peuvent même pas, compte tenu de leur petit nombre, couvrir les besoins du cycle des apprentissages fondamentaux (S4) ou encore La psychologue scolaire est seule pour plus de 1500 élèves ! Autant dire qu’elle est largement débordée (S17). En fait, l’échec relatif de ce partenariat (qui apparaît très cohérent avec la dynamique repérée dans les paragraphes précédents) relève non pas de volonté ou de stratégies, mais tout simplement d’un déficit de postes d’enseignants du RASED.

Le partenariat avec les intervenants extérieurs

Dans la loi d’orientation, rien ne concerne directement le cas des intervenants pendant le temps scolaire, mais force est de constater que leur présence s’est accentuée ces dernières années. Ce partenariat est apprécié des enseignants : Le travail avec les intervenants me paraît être source d’enrichissement pour les élèves. Deux personnes, un pédagogue et un spécialiste, réfléchissent sur le même contenu et les mêmes pratiques (S20). En outre, ils garantissent la couverture de l’ensemble des disciplines d’enseignement : C’est une assurance que l’horaire accordé à chaque discipline sera respecté (S20). Il s’agit là d’un indicateur de la capacité de l’école à s’ouvrir sur son environnement et de celle de l’enseignant à travailler avec des partenaires non enseignants. Il s’agit aussi d’une évolution considérable de la notion de polyvalence de l’enseignant du primaire. Elle s’apparentait à une nécessité (ou à un allant de soi) pour le maître d’école de Jules Ferry, elle est devenue une revendication identitaire des instituteurs lors de la querelle du collège tandis que, pour les PE, elle pourrait être qualifiée de relative. En effet, les épreuves du concours de recrutement (où seules les épreuves de mathématiques et de français sont obligatoires[14]) dessinent un « socle de la polyvalence » et ouvrent, pour les autres disciplines, un espace potentiel de partenariat. Nous constatons, dans l’étude, que les enseignants ont parfaitement accepté de mobiliser des personnes ressources (y compris des intervenants extérieurs) pour mieux assumer l’enseignement des différentes disciplines.

Le cas des parents d’élèves

La loi d’orientation a, nous l’avons vu, érigé les parents d’élèves en membres à part entière de la communauté éducative : Avec la loi d’orientation, on a voulu ouvrir l’école aux parents, mais je crois qu’on leur a un peu trop ouvert les portes (S28). Les enseignants ne se sont pas opposés, par principe, à ce partenariat, mais ils font montre de réserves certaines : Je trouve cela plutôt bien que les parents soient au courant de ce qu’il se passe à l’école, leurs enfants passent quand même six heures, voire plus, entre les mains de l’école. Toutefois, il faut que les parents restent à leur place de parents, qu’ils ne se mêlent pas des affaires qui ne les concernent pas, car quelquefois on arrive à des aberrations (S5). Souvent, les conflits sont latents, car les enseignants acceptent très mal que leur professionnalité soit mise en doute par les parents : Il faut qu’ils comprennent que ce sont les enseignants qui détiennent le savoir-faire, donc j’avoue avoir du mal à comprendre lorsqu’un parent se permet d’intervenir pour dire au maître qu’il n’aime pas sa manière d’enseigner (S12).

L’apprentissage du partenariat avec les parents relève de ce que nous avons repéré dans le volet « apprendre à être à son métier ». Il s’agit en fait pour les enseignants de parvenir à un « positionnement » par rapport aux parents d’élèves qui s’avérerait conforme à leurs identités professionnelles. Ce positionnement identitaire se construit d’abord collectivement, au niveau de l’école, avant de se « décliner » individuellement[15], au niveau de chaque enseignant envers les parents de « ses » élèves.

Une transformation de l’espace professionnel

La description des pratiques professionnelles avant 1989 fait apparaître l’école comme un espace clos : Avant l’histoire des cycles et des concertations, on était tous repliés chacun dans sa classe, et on ne se mélangeait jamais avec les autres. Elles étaient rares les personnes qui rentraient dans l’école (S2). C’est un espace analytique dont la cellule principale est la classe, protégée par un carcan de silence : À l’époque, c’était par classe, les enseignants travaillaient la porte fermée. On ne parlait pas trop de sa classe. Quand on avait un enfant en difficultés, on le gardait et on trouvait une solution seule (S12). L’isolement est même érigé en principe au nom d’une confidentialité mâtinée de suspicion qui concerne tous les collègues : Dans le monde enseignant, il n’existait aucune communication d’une classe à l’autre, même le directeur de l’école ne savait pas ce qu’il se passait dans la classe d’à côté. On travaillait les portes fermées, c’était même impoli, incorrect de regarder ce qu’il se faisait. Au cas où on serait venu piquer une idée (S31). Cet individualisme semblait même constitutif sinon d’une culture professionnelle tout au moins d’une tradition partagée : Travailler ensemble, s’ouvrir aux autres n’était pas du tout dans les pratiques professionnelles (S32).

Par conséquent, la rupture de 1989 a généré de nombreuses résistances au nom du respect de la « liberté pédagogique », pas seulement envers les parents d’élèves, mais aussi envers les autres enseignants : C’est vrai que l’instit. est maître de sa classe, il est seul, et ça il y en avait beaucoup qui tenaient à cette liberté et le fait de voir des collègues mettre le nez dans nos méthodes de travail, c’est pas évident au début (S2). Cette résistance (voir Monceau, 2004) explique que l’évolution de ces pratiques n’ait pu se faire que très lentement : Lorsque tu veux changer trois pratiques, il faut au moins dix ans (S1).

Cette mise en regard (avec « l’avant 1989 ») permet de caractériser l’espace professionnel actuel. L’école apparaît comme un espace matériel fluide au sein duquel circulent à présent, à la fois, les acteurs et l’information, et, le développement récent d’espaces pédagogiques communs à l’école (comme les salles informatiques et les BCD[16]) pourrait être rapproché de cette caractéristique. Le travail enseignant s’ouvre à différentes formes de collectif tant au niveau du partenariat que des trois conseils. Cet espace professionnel, qui ne se circonscrit plus à un enseignant isolé dans une classe, est celui de la mise en oeuvre d’une plus large marge d’autonomie au niveau de l’école. L’étape suivante de cette dynamique de décentralisation pourrait être, comme l’envisage le Rapport Pair (1998), la création d’un établissement du premier degré qui élargirait la marge d’autonomie des niveaux pédagogiques aux niveaux administratifs et financiers. Cette création reconfigurerait les frontières de l’école (majoritairement d’une taille inférieure à 6 classes) en instaurant une mise en réseau (le rapport envisage une taille de 30 classes pour un établissement). La dimension collective du travail s’en trouverait transformée, car les « équipes » pourraient se construire sur le mode de l’adhésion et du choix (au sein d’un effectif de 30 enseignants) et non pas sur celui actuel de « l’obligation », inhérent aux effectifs des écoles.

Analyse du développement professionnel

Le développement professionnel de l’enseignant, consécutif à la promulgation de la loi d’orientation, se traduit par l’apparition de nouvelles formes de pratiques professionnelles. Dans l’analyse qui suit, il s’agira d’abord de les réexaminer en les envisageant comme des apprentissages composant le développement professionnel. À partir de ces « résultats d’apprentissages », nous inférerons les processus qui les sous-tendent en catégorisant ces « processus d’apprentissages » à l’aide du cadre de l’exercice professionnel. Enfin, nous prolongerons l’analyse en explicitant les contributions respectives de la promulgation de la loi et du « relais local » assumé par le collectif au développement professionnel de l’enseignant du primaire.

De nouvelles formes de pratiques enseignantes

Il s’agit d’abord de différentes modalités de partenariat. Les collaborations avec des intervenants extérieurs se sont développées, instaurant des pratiques de « team teaching » qui s’étendent de plus en plus aux collaborations entre enseignants (échange de service, décloisonnements), mais qui, pour des raisons de moyens, concernent peu les enseignants spécialisés du RASED. Une modalité de partenariat, totalement nouvelle par son cadre institutionnel, est celle avec les parents d’élèves. Ce partenariat, à la fois individuel (chaque enseignant avec « ses » parents d’élèves à partir du livret scolaire) et collectif (avec les parents élus au conseil d’école), contraint les enseignants à construire un positionnement suffisamment stable pour « fonctionner » au quotidien. Ce partenariat n’est régi par aucun cadre temporel et se construit dans une négociation entre enseignants et parents.

Il s’agit ensuite du travail collectif. Ce dernier concerne deux niveaux ayant chacun leur spécificité. Le premier concerne le cycle d’apprentissage où se traite, au sein du conseil de cycle, la répartition des contenus d’enseignement et surtout le suivi des élèves, principalement ceux en difficultés. Le deuxième niveau concerne l’école dans son entité où, au sein du conseil des maîtres, sont prises et assumées collectivement des décisions concernant l’organisation et le fonctionnement de l’école. La cohérence de ces deux niveaux est assumée par le conseil d’école (instance alliant le collectif et le partenariat) au travers de la préparation et de la mise en oeuvre du projet d’école.

Il s’agit enfin des pratiques d’enseignement qui vont d’abord être transformées par le travail collectif. Nous avons vu, par exemple, que l’opération de répartition des contenus par le conseil de cycle pouvait affecter les pratiques notablement. Rajoutons à leur propos que l’organisation de la scolarité en cycles semble avoir réduit les formes pédagogiques de type magistral pour tendre vers une différenciation pédagogique accrue. De plus, l’introduction du livret scolaire a insufflé une évolution des pratiques d’évaluation qui s’est prolongée, au niveau du quotidien de la classe, en une « entrée par les compétences » des élèves.

Des apprentissages professionnels

Ces nouvelles formes de pratiques ont nécessité de nouveaux savoirs professionnels, mais en même temps ont permis leur construction. Comme le montre le tableau 2, nous avons envisagé quatre « catégories » différentes d’apprentissages professionnels dont l’ensemble constitue le développement professionnel de l’enseignant du primaire français, consécutif à la loi d’orientation. Bien sûr, ces différentes catégories ne sont distinguées que pour la clarté du propos. Il convient de les considérer en interrelations et d’envisager le développement professionnel comme une dynamique globale. Ces savoirs ont été inférés à partir des nouvelles pratiques qui « attestent » à la fois de leur présence et de leur mobilisation. Leur catégorisation est effectuée à partir du cadre de l’exercice professionnel et nous nous bornerons à les rappeler au sein du tableau suivant en les illustrant de quelques exemples.

Tableau 2

Récapitulatif des apprentissages composant le développement professionnel de l’enseignant du primaire

Récapitulatif des apprentissages composant le développement professionnel de l’enseignant du primaire

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Le collectif comme levier du changement

Examinons à présent les modalités de contribution de la loi d’orientation à ce développement professionnel. Nous avons signalé le mode d’accompagnement novateur qui a caractérisé cette loi et qui s’avérait cohérent avec la responsabilisation des enseignants, mais nous constaterons qu’en aucun moment il n’a été mentionné dans les entretiens. La formation initiale en IUFM n’a pas pu être abordée en raison de la spécificité de la composition de notre échantillon et nous avons évoqué les limites de la formation continue.

À notre sens, et les résultats de l’étude sont explicites à ce propos, le principal levier du changement est l’instauration de la 27e heure. Il s’agit, nous l’avons dit, d’une modification du service des enseignants et de l’institutionnalisation d’un temps de travail (36 heures annuelles) hors de la classe et de la présence des élèves. Si 12 heures sont réservées aux « ateliers pédagogiques », les 24 heures restantes sont destinées à diverses formes de travail collectif au sein des trois conseils.

Cette obligation de réunion (relayée par celle de concevoir et de mettre en place un projet d’école et, à un niveau moindre mais non négligeable, un livret scolaire) a créé le cadre d’une nouvelle forme de pratiques professionnelles. Les enseignants ont, en fait, commencé à travailler ensemble, sous l’injonction et dans un cadre horaire circonscrit, puis ont intégré cette dimension collective au sein de l’ensemble de leurs pratiques. Les entretiens soulignent bien une réserve initiale qui va assez rapidement laisser place à une adhésion, souvent justifiée par le caractère « utile » des injonctions ministérielles. Cette adhésion a ensuite été prolongée par une appropriation du collectif pour prendre des initiatives, construire des apprentissages et devenir à la fois un espace de ressources pour prendre en charge les difficultés de l’enseignant et un espace de contraintes par les décisions qui circonscrivent la liberté pédagogique individuelle. Cette appropriation s’est d’ailleurs manifestée au travers d’une revendication de « davantage de temps ».

Conclusion

Cet article s’est attaché à préciser le développement professionnel consécutif à la promulgation d’une loi. Il a montré que les différentes modalités de la prescription ne rencontraient pas un écho uniforme sur le plan des pratiques enseignantes. Ce qui a initié et soutenu le développement professionnel, c’est un travail collectif rendu obligatoire dans le cadre du dispositif de la 27e heure. Il est d’abord intéressant de constater que l’obligation, même si elle paraît peu cohérente avec une responsabilisation des acteurs et une marge d’autonomie supérieure (pourtant visées par la loi), n’a pas généré de blocages majeurs. Les quelques résistances ont été vite commuées en adhésion, au nom de l’intérêt des propositions, ce qui semble ouvrir un espace pour une « pédagogie » des réformes à venir. Il est ensuite important de relever que le travail collectif, même s’il a été initié par la contrainte, s’est rapidement émancipé de son cadre pour devenir constitutif du travail enseignant. En effet, le développement des pratiques collectives ne s’est pas fait de manière indépendante par rapport aux pratiques individuelles d’enseignement qui ont dû évoluer pour s’adapter à ce niveau de prescription supplémentaire que constitue l’équipe pédagogique.

Enfin, la mobilisation du cadre de recherche de l’exercice professionnel a permis d’appréhender le développement professionnel au travers de l’ensemble des pratiques enseignantes en privilégiant une approche par les savoirs professionnels. Il a pu montrer que le développement professionnel gagnait à être envisagé à une double interface, celle de l’individuel et du collectif, d’une part, et celle de l’expérience professionnelle et de la socialisation professionnelle, d’autre part.

Bien évidemment, il convient de rappeler la portée limitée des résultats obtenus. D’une part, ils ne s’appuient que sur un échantillon aléatoire de 47 enseignants et, d’autre part, ces enseignants ont une ancienneté importante dans le métier (comme le nécessitait le projet) et cette approche du développement professionnel ne peut donc s’effectuer que d’une manière assez large. Elle gagnerait à être complétée selon trois axes complémentaires : intégrer dans l’échantillon des enseignants d’anciennetés différenciées, procéder à un suivi longitudinal sur plusieurs années scolaires et mobiliser des dispositifs d’observation des pratiques « au quotidien ».

Pour terminer, et en guise de perspectives pour les recherches futures, nous nous efforcerons de préciser un peu les processus sociocognitifs qui sous-tendent le développement professionnel au travers de l’hypothèse d’un schème collectif. Mentionnons tout d’abord, brièvement, plusieurs champs de recherche portant sur ces processus. Ainsi, Lewin (1967) a montré le rôle important que prenait le groupe dans la transformation des pratiques, les néo-piagétiens ont théorisé le conflit sociocognitif (par exemple, Monteil, 1989) en développant les processus d’apprentissage qu’il génère, et la théorie des représentations professionnelles (Piaser, 2000), émanation de celle des représentations sociales, positionne clairement ce processus sociocognitif en interrelation forte avec les pratiques professionnelles. Dans le cadre de la psychologie du travail, Clot (1999) met en relation le « genre professionnel » construit par le collectif de travail et le « style » qui correspond à la manière individuelle de le mettre en oeuvre. Nous pourrions certainement explorer d’autres pistes, celle de la socialisation professionnelle qu’a proposée Dubar (1991) ou, à partir d’une approche plus anthropologique, celle de « culture d’école » (Kherroubi, 2002, par exemple), qui défendent toutes deux un niveau individuel « modelé » (partiellement, s’entend) par le niveau collectif.

Nous retiendrons pourtant une hypothèse peu travaillée jusqu’à présent, celle du développement d’un schème collectif. Elle s’inscrit dans le prolongement de l’apprentissage collectif (et donc du développement professionnel) et pose la question de la relation entre ce schème collectif et les schèmes individuels[17] tels que les définit Vergnaud (1996), par exemple. C’est à la suite de ces travaux que nous pourrions envisager un schème collectif comme une structure cognitive générative d’une action collective dans une classe de situations données. La différence, par rapport au schème individuel, réside dans le fait que ce schème collectif est « porté » par un groupe d’acteurs et non plus par un seul individu.

Bien sûr, nous pourrions envisager la cognition collective d’un groupe d’enseignants comme une simple mise en relation de schèmes individuels, ce qui se traduirait par une efficacité du groupe dans la résolution de la tâche directement en lien avec la « compatibilité » que les schèmes individuels que les enseignants entretiendraient entre eux. Nous défendons plutôt l’optique d’une organisation des schèmes individuels, avec des émergences (au sens que confère à ce terme l’approche systémique) qui constitueraient la spécificité du schème collectif. Ce sont d’ailleurs ces « excédents » cognitifs qui pourraient expliquer la relation réciproque entre le schème collectif et les schèmes individuels. En effet, si, au niveau individuel, chaque acteur construisait ses schèmes de manière « cloisonnée », c’est‑à‑dire indépendamment du groupe concerné, il s’agirait simplement d’un apprentissage supplémentaire au sein d’un contexte social particulier. Là, l’hypothèse va plus loin, puisqu’elle défend que cet apprentissage collectif va influencer chacune des pratiques individuelles, comme si ces nouveaux schèmes individuels gardaient la mémoire du schème collectif. Le schème collectif constituerait une sorte « d’arrière plan » cognitif, ce qui le rend certes particulièrement délicat à appréhender, mais qui ouvre des perspectives heuristiques intéressantes tout en posant des questions méthodologiques peu explorées jusqu’à présent.