Corps de l’article

Introduction

Deux raisons au moins nous ont conduit à écrire ce texte : a) nous assurons pour un temps la direction d’un dispositif de formation universitaire. Interpréter ce qui s’y passe est utile pour organiser son développement ; b) le dispositif en question a vocation de former des étudiants qui ont aussi à interpréter et à développer des dispositifs de formation. Une partie de notre travail d’enseignant porte sur l’apprentissage de ce qu’on appelle « l’ingénierie de formation ».

Cette double préoccupation est à l’origine d’un guide de lecture élaboré en concertation avec des étudiants. S’il a pour origine mes propres expériences d’interprétation, celles-ci ont été revisitées en profondeur par l’expérience des étudiants. Ils sont, à bien des égards, les auteurs de ce guide de lecture.

Le cas particulier que nous nous proposons d’étudier (il servira d’illustration) est un dispositif de formation universitaire français, plus précisément un institut universitaire professionnalisé (IUP) [1]. Une présentation succincte permettra au lecteur d’en avoir une connaissance minimale mais suffisante.

Le dispositif en question

Trois cent cinquante IUP existent en France dans l’enseignement supérieur, la moitié dans le secteur industriel, l’autre moitié dans le secteur tertiaire (2002). Ils accueillent chaque année plus de 50 000 étudiants et ont été créés il y a 13 ans par C. Allègre, quand L. Jospin était ministre de l’Éducation nationale. On y entre après avoir validé la première année d’un premier cycle universitaire [2] ou par validation d’acquis professionnels [3].

Le cursus dure trois ans au cours desquels les étudiants peuvent obtenir un Diplôme d’études générales, puis une licence et, enfin, une « maîtrise », éventuellement accompagnée du titre « d’ingénieur maître [4] ». Dans l’esprit du ministère de l’Éducation nationale, il s’agissait, en créant ces instituts, de doter la politique de professionnalisation d’un dispositif attractif qui permette de fournir des cadres intermédiaires à l’appareil productif. Étaient visés des jeunes qui n’étaient pas socialement destinés à devenir « ingénieurs », en tout cas, qui ne passeraient pas par le circuit des « grandes écoles [5] » après avoir suivi une classe préparatoire. La décision de créer les IUP s’inscrit dans l’histoire longue des relations entre les mondes universitaire et professionnel, des relations entre les formations d’ingénieurs et de techniciens, des relations entre les filières technologiques et classiques.

L’IUP étudié a pour spécialité la formation d’adultes. Il existe depuis septembre 1994. Sans exclusive, il vise en priorité les métiers de la formation continue. Parmi les IUP, trois seulement s’inscrivent explicitement dans le champ éducatif. Cette faible importance numérique tient au fait que la formation initiale des enseignants est prise en charge, en France, par les instituts universitaires de formation des maîtres. Par contre, le volet formation continue est relativement délaissé par l’offre de formation initiale. C’est dans ce créneau de la formation initiale et continue des agents éducatifs travaillant avec des adultes et de jeunes adultes que s’est installé l’IUP des métiers de la formation.

Cent trente-cinq étudiants sont accueillis chaque année, dont soixante-dix nouveaux, qui s’intègrent à tous les niveaux du dispositif. Trois catégories d’usagers fréquentent le dispositif : des nouveaux venus dans le monde du travail (40 % de la population), des travailleurs en reconversion (30 % de la population) et des acteurs éducatifs en activité ou au chômage (30 % de la population).

Trente pour cent des étudiants de licence quittent le dispositif après avoir obtenu ce diplôme parce qu’il leur suffit. Actuellement, 35 % des titulaires de la maîtrise poursuivent au troisième cycle. Exceptionnellement, ils choisissent la voie de la recherche et préparent un doctorat. Hormis ceux-là, la quasi-totalité des usagers du dispositif occupe un emploi six mois après en être sortis. Ceux-ci sont diversifiés : chargé d’orientation et d’accueil, formateur intervenant, accompagnant, conseiller en formation, animateur coordinateur de dispositifs, animateur de centre de ressources, concepteur de produits pédagogiques, consultant en formation, formateur consultant, concepteur et « aménageur » de systèmes de formation en organisme associatif, en entreprise ou en partenariat, etc.

Interpréter un dispositif de formation

Nous admettrons qu’un dispositif de formation est un moyen de transport finalisé qui permet à des usagers de se déplacer dans le temps. Les moyens mis en oeuvre pour permettre les parcours le sont intentionnellement et visent à atteindre un but planifié, calculé, escompté, souhaité, espéré, probable, etc.

L’activité d’interprétation, quant à elle, renvoie à une herméneutique des dispositifs de formation et, par analogie tout au moins, à leur lecture. Lire certains dispositifs n’est d’ailleurs pas seulement une image. Nombre d’entre eux sont en effet présentés par écrit et ces écrits sont « lus » par des usagers qui souhaitent s’y inscrire, par les membres des commissions qui procèdent à une évaluation ou encore par les financeurs qui octroient des moyens de fonctionnement. Certes, il faut admettre que cette lecture fait suite à une écriture qui n’est pas seulement une description. Lecture et écriture sont aussi des constructions et, à ce titre, elles participent de la réalité d’un dispositif.

Certes, la lecture que nous allons envisager dans ce texte n’est pas seulement celle de textes existants. Elle vise aussi le non-dit ou l’implicite, ce qu’une contribution comme celle-ci prétend d’ailleurs écrire. Dans ces conditions, l’activité d’interprétation ne concerne plus un texte à proprement parler mais une réalité analogue au paysage que le géographe prétend, lui aussi, lire. Et tout bien pesé, si un dispositif peut se lire, à l’instar d’un paysage, c’est qu’il a été produit par une sorte d’écriture et qu’il est possible de la traduire. Tout dispositif est en effet porteur de sens et comme l’explique J. Habermas (1995), « le sens a, ou trouve toujours une expression symbolique […] susceptible d’énonciation » (p. 6).

L’ordre du propos

Le guide invite à distinguer trois étapes de lecture : la première pour situer l’action entreprise dans l’espace éducatif, la deuxième pour lire l’état du dispositif à un moment précis de son histoire, la troisième pour explorer les zones de développement effectives et potentielles.

Situer l’action entreprise dans l’espace éducatif

L’outillage

Pour lire l’espace éducatif, il est commode de distinguer trois niveaux d’activité qui sont aussi trois niveaux d’analyse (macro, méso, micro). Cette distinction classique est apparentée à celle qu’opérait Malglaive (1981) dans Politique et pédagogie en formation d’adultes : les pratiques politiques, les pratiques politiques pédagogiques, les pratiques pédagogiques enseignantes. Il précisait à l’époque que certaines pratiques politiques, même si elles n’ont pas une vocation éducative exclusive, induisent une politique de formation et, en l’occurrence, une pratique politique pédagogique. Celle-ci concerne la scène éducative intermédiaire qui sera relayée par une autre scène, celle des pratiques pédagogiques enseignantes. Cette catégorisation en trois champs caractérise les sociétés à État où l’activité éducative (Gellner, 1986 ; cité par Ferry, 1991, p. 80) se distribue entre un pôle d’éducation formel et un autre informel qui reste l’apanage des groupes d’appartenance locaux.

Mais aux appellations de Malglaive (1981), nous préférons les expressions « ingénierie sociale », « ingénierie de formation » et « ingénierie pédagogique » (Leclercq, 2002, p. 150-152).

L’expression « ingénierie sociale » n’est pas une invention personnelle. Elle est utilisée, par exemple, par Popper (1979), dans La société ouverte et ses ennemis, pour qualifier ce que fait un État, qu’il soit démocratique ou qu’il ne le soit pas, pour opérationnaliser ses décisions politiques [6]. Ce vocable permettra aussi de désigner l’activité d’ingénierie sociale interne aux institutions, qu’il s’agisse d’entreprise, d’organisme de formation, d’association. Là aussi on prend des décisions politiques.

Quant à l’expression « ingénierie de formation », elle est aujourd’hui assez commune et caractérise en général une activité intermédiaire qui répond à une impulsion d’ingénierie sociale. Il s’agira, par exemple, de monter un plan de formation.

Reste l’ingénierie pédagogique. L’expression est rarement employée par les praticiens et dans les institutions où ils travaillent. Cet usage limité s’explique par le fait qu’à cette échelle, l’interprétation de l’activité reste largement artisanale, mais il semble que cette posture entre désormais en compétition avec une autre, plus ingénieriale.

Pour éviter les malentendus, la différenciation entre activité artisanale et activité d’ingénierie gagne à être explicitée. Posons d’abord que l’idée d’ingénierie est travaillée par une préoccupation qui exalte la force du savoir et la maîtrise qui peut en résulter. Dans cette configuration, on affirmera volontiers que le véritable savoir anticipe parfaitement son opérationnalisation, que le résultat prévu est contenu dans le modèle initial comme la réalité de la chute d’un corps l’est dans la formule correspondante. Dans cette perspective radicale, le déroulement peut être entièrement anticipé. Ce qui se passe ensuite ne revient pas sur ce qui a été calculé, sauf pour corriger d’éventuelles erreurs. Cette conception du savoir est très prégnante dans l’ingénierie de conception et il n’est d’ailleurs pas question d’en rire. Elle vaut comme principe régulateur et se révèle d’une grande efficacité dans certains domaines.

Dans d’autres domaines, croire à l’ingénierie en lui attribuant un tel pouvoir est problématique. La résistance est notamment forte quand il s’agit d’apprentissage et de pédagogie. Sur ce point, la critique a priori qu’adresse Freud à une telle prétention vaut comme prolégomène à toute activité d’ingénierie qui aurait cette ambition. En qualifiant trois métiers d’impossibles : gouverner, soigner et éduquer [7], Freud signifiait qu’ils ne sont pas réductibles à une activité d’ingénierie (il n’emploie pas ce terme) si l’on entend par là que le but poursuivi sera nécessairement atteint et qu’il est du ressort d’une activité instrumentale. L’emploi de l’expression « ingénierie » pour l’activité pédagogique est donc sujet à caution. Aristote nous expliquerait probablement que cet ordre des choses reste du ressort de l’agir et qu’en la matière, mieux vaut être prudent.

Pourtant et malgré cette réserve, il nous semble utile d’employer l’expression « ingénierie » pour tous les champs éducatifs, y compris pour l’ingénierie pédagogique, et cela, pour au moins les deux raisons suivantes :

  • D’abord, parce qu’une tentation ingénieriale manifeste s’exprime aujourd’hui dans le champ éducatif. Elle est étroitement liée au processus de marchandisation et d’industrialisation de la formation, à l’émergence des sciences cognitives et de ce qu’on appelle l’ingénierie de la connaissance.

  • Ensuite, parce qu’une hésitation est au travail au sein même des pratiques ingénieriales. Certaines d’entre elles prennent de la distance avec l’idée d’un savoir non situé et elles suivent en cela une direction qu’indique aussi l’épistémologie des sciences. Mais cette modération n’est pas seulement la résultante de considérations épistémologiques. Quand il s’agit d’ingénierie de production, quand la frontière entre l’activité du technicien et celle de l’ingénieur devient floue, la grammaire qui régit la conception cesse de paraître universelle et les variables de contexte peuvent devenir déterminantes.

S’il y a tension, mieux vaut donc la nommer. En cela, utiliser l’expression « ingénierie » est utile.

Situer l’action engagée dans l’espace ingénierial

Ces précisions étant données, nous pouvons présenter la première phase de lecture que suggère le guide : lire l’espace éducatif relativement à l’action entreprise.

Dans le schéma qui suit (figure 1), les pôles des différents triangles représentent respectivement les enjeux, les institutions et les usagers. La flèche A signale qu’une impulsion d’ingénierie sociale interne met en mouvement une activité d’ingénierie de formation. Limitons-nous à préciser qu’un département d’université ayant pour spécialité les sciences de l’éducation proposait un cursus de formation et qu’il y avait place dans ce cursus pour un dispositif complémentaire, pour une formation plus professionnalisée.

La flèche B indique qu’une ressource a été trouvée sur le « marché » des dispositifs de formation. Celle-ci est en synergie avec un projet plus global qui concerne toute la filière professionnelle et elle convient aussi à un enjeu local. Localement, le choix de l’IUP s’explique pour des raisons pédagogiques et financières. En France, les moyens attribués à une formation sont calculés en multipliant le nombre d’étudiants inscrits par un nombre d’heures propre au dispositif choisi. Opter pour un dispositif bien doté – c’est le cas des IUP – permettait de mettre en oeuvre une modalité de formation coûteuse en accompagnement.

Figure 1

Lire l’espace éducatif

Lire l’espace éducatif

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Quant aux trois triangles du bas, ils représentent les trois phases de développement qu’a connues le dispositif depuis 1994 : a) concevoir le dispositif et s’assurer de son habilitation par le ministère de l’Éducation nationale ; b) procéder à l’aménagement du dispositif ; c) l’exploiter, l’institutionnaliser, le pérenniser.

Durant la période d’invention, l’activité d’ingénierie pédagogique a été scénarisée par une activité d’ingénierie de formation qui cherchait à faire accepter le projet. La relation entre l’agir pédagogique et l’agir des usagers existait en quelque sorte sur plan ; dessinée par une ingénierie de formation qui en traçait l’esquisse acceptable par l’ingénierie sociale, par l’environnement institutionnel et professionnel. La maquette initiale devait être un projet « viable » qui aurait quelques chances de voir le jour et qui serait doté de certaines assurances : des étudiants exerçant une activité professionnelle grandeur nature, une alternance hebdomadaire, un mémoire à écrire chaque année, un accompagnement universitaire et professionnel.

La phase de construction identitaire qui a suivi a été instituante. Le projet initial y a été expérimenté et remodelé.

Quant à la phase d’exploitation, c’est aujourd’hui une période d’institutionnalisation, de consolidation et de pérennisation identitaire. Le schéma qui suit signale quel est actuellement l’enjeu d’ingénierie de formation. On pourrait le compléter en dessinant, à l’échelle de l’ingénierie pédagogique, une série de triangles pour qualifier les enjeux qui travaillent chaque module de formation ainsi que l’activité exercée sur le lieu de stage.

Figure 2

Phase actuelle d’ingénierie de formation

Phase actuelle d’ingénierie de formation

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Cette première étape de la lecture (qui laisse de côté les rapports de forces et les frictions axiologiques) permet de situer où l’on en est dans l’histoire du dispositif.

Lire l’état du dispositif

L’outillage

Pour interpréter ce qu’est aujourd’hui le dispositif IUP, nous allons privilégier deux questions. Quels sont les parcours de formation proposés aux usagers qui fréquentent le dispositif de formation ? Quelle organisation permet la mise en oeuvre de ces parcours ?

Cela conduira à caractériser les principes de fonctionnement dont nous verrons ensuite qu’ils sont au centre de zones de développement. D’autres lectures sont envisageables, celles qui privilégient par exemple la construction de référentiels de compétences ou encore celles qui s’attachent à déceler des besoins de formation. La lecture proposée n’est pas étrangère à ces préoccupations, mais elle emprunte une porte d’entrée singulière.

Le parcours de formation proposé aux usagers

Un parcours de trois années

Le DEUG s’est affirmé comme une propédeutique, ce qu’indiquent de façon significative les titres de mémoire choisis par les étudiants : « Connaître son identité professionnelle de formateur », « Le cas d’une formatrice débutante », « La vie n’est pas un long fleuve tranquille », « Expérience d’une apprentie formatrice », « Le formateur artiste sur scène et en coulisse », « Pourquoi sont-ils là », « Histoire de mes orientations », « Du rêve à la réalité »… Durant la première année, on accorde beaucoup d’importance à l’histoire de vie, à l’insertion dans le champ professionnel et aux projets d’avenir, éventuellement à une réorientation.

Quant à la licence, elle s’est faite une spécialité de l’ingénierie pédagogique, ce qu’indiquent aussi les titres de mémoire : « Une formation aux métiers de visiteurs médicaux », « Quel accompagnement pour l’autoformation », « Formatrice en mathématiques », « Accompagner et orienter en mission locale », « Formatrice en centre de ressources », « Un atelier théâtre pour des jeunes en situation d’illettrisme », « La conception d’outils pédagogiques multimédias », « Adaptation d’une formation à un dispositif de formation à distance », « Création d’un atelier code de la route », « Formation bureautique au magasin Décathlon », « Création et mise en place d’un atelier “ lecture-plaisir ”, « Un atelier de philosophie », « Les entreprises d’entraînement pédagogique », « Apprendre l’anglais, oui mais comment ? ». La deuxième année est tournée vers l’activité d’ingénierie pédagogique et prolonge ce qui a été entrepris l’année précédente, en accordant à la relation pédagogique au sens large (face à face, côte à côte, accueil, orientation…) beaucoup d’importance.

Pendant l’année de maîtrise, l’action professionnelle est organisée autour de l’activité d’ingénierie de formation. Sont privilégiées la compréhension de l’organisation, l’implication de l’étudiant dans l’action, l’explicitation des cadres de référence qu’il utilise, qui le travaillent et travaillent le monde de la formation. La reconnaissance des changements qui s’opèrent grâce à lui dans l’organisation où il effectue son stage devient un enjeu essentiel et c’est un critère important pour l’obtention du titre d’ingénieur maître. Ici aussi, les missions des étudiants sont significatives : « Individualiser les parcours de formation dans un établissement public », « La pérennisation d’un dispositif d’apprentissage », « Accompagner le devenir socioprofessionnel des apprentis », « Développer l’alternance en milieu universitaire », « Quelle formation pour assurer la transition entre deux formes d’organisation (décentralisation de la maintenance) dans une entreprise ? », « Les commandes non servies dans une entreprise d’intérim, quelle réponse formation ? », « Quelle formation pour des sportifs qui se destinent à une carrière professionnelle, mais qui ne sont pas assurés d’y parvenir, le cas des cyclistes ? », « Mettre en place une formation complémentaire d’initiative locale de vendeur-conseil en bricolage », « Entretenir et développer l’ancrage territorial et le réseau partenarial d’un atelier pédagogique personnalisé », « Quel système de formation pour réduire sur la métropole les tensions de recrutement dans le secteur du travail des métaux ? ».

Identités d’année donc, avec des mémoires professionnels et des missions qui en témoignent.

Un parcours annuel

Un même itinéraire se reproduit chaque année : négocier ou proposer une mission, questionner cette mission, s’outiller conceptuellement et méthodologiquement pour répondre aux questions posées, y apporter des réponses pertinentes, contextualisées et opérationnelles.

En suivant ce parcours, les étudiants se posent inévitablement quelques questions qui sont aussi des repères.

Où en suis-je par rapport au champ d’action ? – En septembre, sauf exception ou accident, les étudiants ont trouvé un lieu de stage. Chercher et trouver ce lieu est un premier objectif à atteindre. À cette occasion, une mission, quelquefois une commande, leur est confiée. C’est une règle du dispositif et les accompagnants universitaires insistent pour que le projet soit négocié. Mission ou commande sont une première étape qui donnera lieu à un travail de formulation et de reformulation, à des rebondissements probables…

En général et à partir de ce point de départ, le rapport au champ d’action se transforme pendant trois phases successives : a) une phase d’intégration, d’adaptation, de découverte pendant laquelle l’étudiant prend place dans un lieu, négocie sa mission et s’engage dans l’action ; b) une phase de questionnement, d’action et de recherche ; c) une phase de distanciation, d’autoréflexion et d’interréflexion, de rédaction.

Ces changements de posture vis-à-vis du champ d’action sont importants ; ils induisent trois logiques qui se conjuguent plus ou moins bien : une logique d’action, une logique de recherche et une logique de mise en mémoire.

  • Où en suis-je dans mon questionnement ? – Questionner la mission et organiser le questionnement est un geste intellectuel essentiel pour passer dans de bonnes conditions de la phase d’engagement à la phase de recherche et d’action. La mission devient alors un projet que l’étudiant mène plus ou moins facilement en combinant logique d’action, logique de recherche et logique d’écriture.

  • Où en suis-je dans mes investigations ? – Dans la phase d’action et de recherche, quand le processus de questionnement s’active, deux niveaux d’investigation potentiels s’activent aussi : mener des enquêtes de terrain et s’outiller conceptuellement.

  • Où en suis-je dans la mémorisation ? – Pendant l’année, trois temps d’écriture sont identifiables. Dans la phase d’adaptation, les étudiants contextualisent leur action. Il s’ensuit un propos apparemment neutre, une écriture autour de l’action, organisée à partir de points de vue empruntés que l’étudiant ne sait pas toujours situer. Dans la phase suivante, les logiques de recherche et d’action se combinent et induisent une écriture dans l’action (livrets pédagogiques, retranscriptions d’entretiens, audits de compréhension, journaux de bord, rapports, présentations à l’équipe). Cette écriture s’exerce comme une nécessité quand elle résulte d’exigences professionnelles ; elle s’exerce moins spontanément quand elle résulte de sollicitations universitaires, écrire un journal de bord par exemple. Puis vient le moment de la « rédaction », de l’écriture sur et pour l’action.

Dans le mémoire, tisser des liens entre les ressources universitaires, mêler ce qu’on appelle couramment théorie et pratique est un exercice difficile.

Quelle organisation a été mise en place pour mettre en oeuvre le parcours de formation ?

En même temps que les flux se régulaient, que des habitudes se prenaient, chaque année a consolidé son identité et les ressources essentielles pour la construire s’affirmaient progressivement.

Trois ou quatre personnes ont en charge la responsabilité des différentes années (DEUG, licence, maîtrise) qu’elles gèrent avec le secrétariat : lien avec les tuteurs professionnels, régulation des problèmes, constitution des jurys, réalisation des calendriers et guides de l’étudiant, gestion des moyens, etc.

Chaque équipe assure l’ensemble des accompagnements individuels et participe aux journées qui, une fois par mois, ponctuent le déroulement du parcours des étudiants. On y choisit les accompagnants universitaires, on y prépare les rencontres avec les tuteurs professionnels, on y régule les difficultés rencontrées et on y organise les échanges entre étudiants.

Les responsables d’année ont aussi en charge la moitié des modules d’enseignement, ceux qui marquent la spécificité des stratégies pédagogiques, qui ont la réputation d’être « intégrables » dans le mémoire professionnel et servent de ferments et de ressources aux actions menées (par exemple, en licence, « Ingénierie pédagogique », « Les usagers et leurs rapports à la formation », « Évaluation et contrôle en formation », « Recueil et interprétation de données »).

Principes de fonctionnement

Le choix d’une investigation qui commence par une lecture des parcours proposés aux usagers n’est pas anodin. Dans tout dispositif, il existe un projet pour l’étudiant, et c’est un repère essentiel. Il n’empêche que l’usager a ses propres projets. S’agira-t-il de les réduire au projet qu’on a pour lui, s’agira-t-il, au contraire, d’acclimater, d’aménager, de corriger le projet qu’on a pour lui en regard de son propre projet ? Il y a là un indicateur (peu utilisé selon nous) pour apprécier la qualité d’un dispositif. De quoi déterminer la coloration, l’agencement et l’organisation des principes de fonctionnement.

Dans le dispositif examiné, on peut identifier six principes de fonctionnement.

  • L’enjeu de la formation : vous négociez une mission qualifiante et vous exercez durant la formation une activité professionnelle grandeur nature.

  • La modalité de formation : vous vous engagez dans une formation en alternance. Celle-ci est hebdomadaire : 2,5 jours à l’université, 2 jours dans un organisme de formation ou dans un service de formation d’entreprise et si possible, une demi-journée pour vous. À cela s’ajoute une période de stage long en milieu d’année.

  • La modalité d’accompagnement : vous pilotez votre formation et votre projet professionnel. Vous construisez votre tutorat universitaire et professionnel.

  • L’activité intégratrice : chaque année, vous écrivez un mémoire professionnel.

  • Les ressources académiques : les modules de formation proposés sont des ferments et des ressources potentielles pour mener votre action. Certains d’entre eux ont la réputation d’être intégrables. Vous êtes invités à établir des synergies entre des modules d’enseignement et le mémoire, à tisser des liens entre les ressources universitaires.

  • Les propriétés du groupe : votre groupe est hétérogène, composé de nouveaux venus dans le monde professionnel, de travailleurs en reconversion et d’agents éducatifs en activité et au chômage.

Ces principes de fonctionnement circonscrivent l’identité que s’est forgé le dispositif pendant la période d’aménagement. Ils sont au coeur de zones de développement effectives et potentielles. Ils forment un ensemble de repères complémentaires et interdépendants.

Explorer les zones de développement effectives et potentielles

L’outillage

Les mots mission, alternance, tutorat, mémoire, module intégrable, groupe hétérogène renvoient à des principes de fonctionnement qui suffisent à caractériser le dispositif analysé. Ils expriment des habitudes et une tradition qui s’est lentement mise en place. Pour les acteurs du dispositif, ce sont des mots clefs, les schèmes organisateurs d’une culture commune qui témoignent de l’existence d’un déjà-là. En l’occurrence, il est toujours surprenant pour un observateur de constater qu’un dispositif recèle souvent des propriétés remarquables, mais qu’elles ne le sont apparemment pas pour ceux qui assurent son fonctionnement. Lire un dispositif c’est aussi repérer ce qui est devenu banal et routinier, à tel point parfois que personne n’y prête attention.

Nous verrons que chaque principe est au coeur d’une zone de développement effective. Chacune d’entre elles est travaillée par des turbulences latentes ou des manifestes qui s’activent en raison de frictions mécaniques, axiologiques, mais aussi de frictions épistémologiques.

Nous nous attarderons sur les frictions épistémologiques parce qu’elles indiquent des opportunités de passage entre les zones de développement effectives et les zones de développement potentielles. Cependant, pour permettre ces passages, il faut bien entendu identifier les obstacles épistémologiques qui activent les frictions épistémologiques. Nous savons que Piaget a examiné des obstacles épistémologiques qui sont franchis par chacun d’entre nous et qui relèvent d’une automaticité certaine pour peu que des pathologies graves ne viennent l’empêcher. Ce ne sont pas ceux-là qui nous intéressent au premier chef. Bachelard (1977) insiste, au contraire, dans La formation de l’esprit scientifique sur ce qui ne se passe pas tout seul et qui pourrait même ne jamais se passer. Dans La philosophie du non (Bachelard, 1988), il prend, comme exemple, la notion de masse et décrit les frictions épistémologiques qui empêchent de la concevoir comme une relation mathématique. En même temps, il insiste sur le fait que penser différemment peut s’apprendre, que les changements de cadres de référence peuvent être pédagogiquement construits, que didactique et pédagogie peuvent marcher de conserve.

Un obstacle épistémologique est un peu comme un « trou noir ». Nous le localisons en percevant ses effets. Il est identifiable parce qu’en le rencontrant, nous fournissons une réponse toute faite. Pour qu’il devienne perceptible, nous devons nécessairement questionner la certitude qui nous habite et qui nous conduit à penser ce que nous pensons. Cela ne signifie pas qu’il faille faire table rase des certitudes et, sur ce point, l’insistance de Wittgenstein (1976) gagne à être rappelée : « Qui voudrait douter de tout n’irait pas même jusqu’au doute. Le jeu du doute lui-même présuppose la certitude. » Les pédagogues didacticiens ont compris les avantages qu’ils pouvaient tirer d’une telle problématique en apprivoisant les obstacles épistémologiques et en les convertissant en objectifs obstacles. À l’échelle de l’activité pédagogique, ceux-ci se présentent comme des constructions intentionnelles proposées à des apprenants. On en trouvera une illustration chez Giordan (2000) avec son modèle allostérique. Ajouter qu’une zone de développement potentielle devienne imaginable ne signifie pas qu’elle deviendra effective. L’objectif obstacle n’est efficace que s’il est pertinent, autrement dit, si son utilisation par l’apprenant n’excède pas les frontières d’une zone proximale de développement (Vygotsky, 1985). Celle-ci indique l’espace de développement acceptable par l’apprenant à un moment donné.

C’est ce schéma que nous allons transposer à l’échelle de l’ingénierie de formation. Là aussi, on peut repérer des frictions épistémologiques, identifier des obstacles épistémologiques qui empêchent l’extension d’une zone de développement potentielle et les convertir en objectifs obstacles. C’est un moyen de contribuer au développement d’un dispositif en prenant appui sur ce qu’engendre une organisation en se développant.

Pour illustrer la troisième et dernière étape du guide de lecture, nous prendrons l’exemple de quatre zones de développement qui ont pour foyers la mission, l’accompagnement, l’alternance et le mémoire professionnel.

La mission comme foyer de développement effectif

Le mot « mission » est un terme qui permet d’affecter une valeur à une variable qu’on peut aussi nommer « projet », « commande », « action », etc. Dans le dispositif IUP, le mot mission a progressivement colonisé cette forme. L’appellation n’a cependant pas été immédiate bien qu’elle soit finalement devenue usuelle.

Pourtant, l’usage du mot n’est pas sans poser problème. Il véhicule l’idée d’un engagement religieux ou militaire ; et l’expression laisse entendre que l’étudiant doit accomplir une tâche définie par un tiers dès l’origine de l’action. N’est-ce pas suffisant pour renoncer à cette terminologie et lui en préférer une autre ? Et pourtant, les accompagnants, quand ils ont goûté à la formule, y tiennent beaucoup.

C’est que nous sommes en présence d’un « obstacle épistémologique » qui est devenu par tâtonnement un « objectif obstacle » judicieux. Cela s’est fait discrètement par l’entremise d’un travail que le dispositif a exercé sur lui-même en trouvant chez les acteurs certaines accointances. L’usage du mot « mission » se révèle efficace pour engager l’étudiant dans le processus de formation. Par la suite et grâce à l’accompagnement, le simple déroulement du temps conduit à « exorciser » l’excès de sens que véhicule la notion. Il se passe à cette occasion quelque chose de formateur : la mission est à l’origine d’un premier projet qui permet à un second projet d’advenir. Ce qui conduit très souvent à terminer un stage avec une mission qui a peu à voir avec celle qui était prévue initialement.

Avec le premier principe, « négocier une mission », nous avons affaire à une zone de développement effective quasiment aboutie. L’interprétation du dispositif ne fait que la relater. Pour autant, cette constatation n’est pas inutile. Elle assure la lisibilité d’un principe de fonctionnement, elle en reconnaît l’usage et entérine en quelque sorte sa légitimité et son efficacité. On sait que l’usage de l’expression « mission » ne sera pas sans provoquer des frictions, mais on sait aussi qu’elles sont utiles et qu’elles pourront être dépassées.

L’accompagnement comme noeud de développement effectif et potentiel

L’accompagnement est un autre foyer autour duquel une zone de développement est identifiable. À propos de ce principe de fonctionnement, un premier constat s’impose : le dispositif IUP fonctionne grâce à une activité d’accompagnement individuel très soutenue. Elle a été bien acceptée dans la phase instituante, mais elle est devenue lourde dans la phase d’exploitation.

L’histoire de cette zone de développement n’a pas l’aridité de la présentation qui suit. Nous prenons néanmoins la liberté de décrire de façon un peu caricaturale une des modalités de développement qui a été envisagée pour l’accompagnement. Pour remédier à la lourdeur de l’accompagnement individuel, une solution a été expérimentée : étayer l’activité d’accompagnement individuel par une activité d’accompagnement collectif préventive menée lors des regroupements mensuels. La stratégie consistait à repérer les invariants de l’accompagnement individuel. Cela permettrait, pensait-on, de dire à tous ce qu’il faut expliquer à chacun lors des accompagnements individuels et de n’avoir plus à le répéter ensuite. Cette démarche séduisante ne s’est pas révélée très efficace. Il a bien fallu constater que les étudiants ne prennent pas tous le train au même moment. S’il passe à telle heure, quelques-uns le prennent, d’autres le prennent sans s’en rendre compte, certains font semblant de le prendre ou même, ne le voient pas passer. Le projet n’a d’ailleurs pas rencontré l’assentiment des étudiants et l’intérêt pour l’accompagnement collectif s’est émoussé : « nous perdons notre temps », « on s’ennuie », « on a mieux à faire ». C’était une zone de développement envisageable, mais elle s’est avérée sans grand horizon. Un enseignement peut être dérivé de cette tentative : il faut se méfier des solutions qui tombent sous le sens et qui relèvent, après analyse, d’une fascination que l’agir pédagogique exerce sur lui-même, de la toute puissance dont il pense être capable [8]. Cette situation est exemplaire à ce titre, mais elle l’est aussi à un autre : elle montre qu’une zone de développement peut en cacher une autre !

L’état du dispositif, son ouverture (au sens d’une ouverture au jeu d’échecs) permettait d’envisager une autre stratégie. Il y avait, en matière d’accompagnement, une zone de développement potentielle partiellement constituée. Pour la lire, nous allons commencer par différencier l’accompagnement par le collectif d’enseignants et l’accompagnement par le collectif d’étudiants. En procédant ainsi, nous déplions la notion, finalement très ambiguë, d’accompagnement collectif.

En matière d’accompagnement par le collectif d’enseignants, il y avait une autre piste que celle que nous avons envisagée précédemment ; des modules intégrables qui sont à la fois des ferments et des ressources pour l’action, un collectif de trois ou quatre enseignants qui prend en charge chaque année l’ensemble des accompagnements individuels et l’animation des modules intégrables. Cela augurait d’une possibilité qui concerne directement un des principes de fonctionnement du dispositif : accompagner les étudiants pour qu’ils tissent des liens entre les ressources universitaires. Les lieux où pratiquer cet accompagnement sont très naturellement les salles de formation où se déroulent les enseignements, qui ont la réputation de servir de ressources et de ferments à l’action professionnelle et au mémoire. Il y avait quelques atouts pour parier sur une zone de développement alternative.

Pour autant, penser un accompagnement collectif relayé individuellement dans tel et tel module par tel ou tel enseignant n’est pas une mince affaire. Cette zone de développement potentielle concerne de près la relation entre agir pédagogique individuel et agir pédagogique collectif ; elle est traversée par des frictions axiologiques puissantes. Leur désamorçage ou leur mise en tension constructive suppose un agir pédagogique collectif suffisamment communicationnel (Habermas, 1987, p. 102) qui, s‘il n’exclut pas la diversité et l’adversité, nécessite une certaine complicité professionnelle.

L’assertion sur laquelle les acteurs peuvent néanmoins s’accorder prend la forme suivante : si nous voulons que les étudiants s’approprient ce qu’ils font en « audit », en « recueil et interprétation de données », en « management », en « épistémologie des pratiques ingénieriales », pour prendre cette fois l’exemple de l’année de maîtrise, il importe que des tissages préalables existent entre les enseignants. Et cela n’est pas facile, car l’université, comme l’écrit Bourdieu (1987, p. 115), est un lieu de lutte pour la vérité. Et la vérité que nous cherchons parfois à imposer aux autres n’est pas toujours au service de l’activité d’apprentissage.

Quant à l’accompagnement par le collectif d’étudiants, la zone de développement qui permettait de l’organiser ne demandait qu’à être exploitée. Il y a tout d’abord un parcours annuel qui se décline aisément en activité mensuelle, et une journée prévue chaque mois dans le calendrier qui se prête bien à cet exercice :

  • septembre-novembre pour échanger sur les organisations fréquentées, pour présenter les missions ;

  • décembre pour échanger sur la négociation, l’évolution, le « recyclage » de la mission, pour identifier les investigations nécessaires (de terrain, conceptuelles) ;

  • janvier-février pour échanger sur les investigations menées, sur les cadres de référence utilisés, sur les résultats obtenus ;

  • mars-avril pour échanger sur les logiques d’expositions envisagées (les plans), pour préciser pour qui on écrit, pour constituer son jury ;

  • mai pour choisir les mots clefs et les titres de mémoire.

Ici encore, il y a des assertions sur lesquelles les acteurs peuvent s’accorder.

  • Un collectif de pairs est utile pour s’épauler, se conseiller, se consulter et avancer dans le parcours.

  • La diversité des lieux de stage, l’hétérogénéité du groupe, les expériences de chacun, la durée de la formation sont autant d’occasions rares et exceptionnelles pour apprendre le monde de la formation.

Certes, des résistances sont à l’oeuvre. Elles s’expliquent par la diversité de la population accueillie. Cohabitent dans ce dispositif des jeunes et des adultes, des professionnels et des étudiants, des salariés et des demandeurs d’emplois, des étudiants ayant une expérience du monde de la formation et d’autres n’en ayant pas… L’observateur constate, par exemple, des divergences entre les étudiants qui souhaitent travailler en insertion et ceux qui préfèrent travailler en entreprise.

Quant à l’activité d’accompagnement individuel, elle devient une dimension non exclusive d’une activité d’accompagnement globale étayée a) par un accompagnement entre pairs dont est responsable le collectif d’étudiants ; b) par un accompagnement collectif dont sont responsables quelques enseignants ; c) par un accompagnement individuel qui permet aux étudiants de prendre place dans un métier en se servant de l’écriture et en construisant leur tutorat [9]. Ce qui renvoie aux deux points suivants.

Le mémoire professionnel comme activité de développement effective et potentielle

Il existe, sur le mémoire professionnel, une documentation abondante qui nous a servi d’appui, dont Cros (1998), Gomez (2001), le numéro 132 d’Éducation permanente intitulé « L’écriture lieu de formation » (1997), le numéro 44 de Pratiques de formation (Analyses) intitulé « Écriture et formation » (2002), etc. Dans ce champ de recherche, nous avons surtout travaillé à comprendre comment les usagers d’un dispositif de formation utilisent le mémoire professionnel et à quelles conditions tel ou tel dispositif de formation leur permet de s’en servir (Leclercq, 2001, p. 191-196).

Dans le dispositif IUP, une habitude s’est progressivement construite. Elle relève d’un accord assez général et se présente de la manière suivante : côté agir pédagogique, on affirme volontiers qu’un mémoire n’est pas un rapport de stage. La formule tient lieu d’objectif obstacle et elle sert à interpeller l’étudiant. On lui dira, par exemple, qu’un rapport de stage est une sorte de procès-verbal qui fait la preuve de ce qui s’est passé et que le mémoire c’est tout autre chose.

Quand il se préoccupe de ce propos, l’étudiant cherche à écrire un texte qui réponde à des attentes qu’il imagine être celles de « l’université » et qui, selon lui, caractérisent un « mémoire ». Cet étudiant considère qu’ajouter de la théorie (qu’il trouve dans les livres ou dans certains cours, en tout cas, ailleurs que dans sa propre tête) fera la différence avec un rapport de stage. Un rapport de stage serait en quelque sorte un mémoire sans théorie et à l’inverse, un mémoire serait un rapport de stage alourdi par ou décoré avec de la théorie. C’est ce que disent plusieurs étudiants dans les entretiens d’explicitation (Vermersch et Maurel, 1997) quand, travaillant avec eux sur leur texte et rencontrant un bloc qu’ils nomment « théorie », nous leur demandons à quoi il sert.

Nous sommes en présence d’un nouvel objectif obstacle, qui est aussi un sérieux obstacle épistémologique. Et côté enseignant, il n’y a pas forcément d’indications sûres, réfléchies et partagées pour orienter l’étudiant. Il y a par contre, un carrefour autour duquel nous tournons avant de prendre telle ou telle orientation.

L’une d’entre elles est souvent choisie : un mémoire, contrairement à un rapport de stage, comporterait une problématique… certains préfèrent parler de problématisation. On entend souvent par là qu’un mémoire renvoie à l’idée de formation professionnelle par la recherche. Mais concernant le rapport de stage, cette voie n’est pas forcément très sélective. En quoi un rapport de stage serait-il sans problématique ou sans problématisation ? N’est-ce pas une idée toute faite ?

Il existe une autre possibilité, qui n’est pas opposée à la précédente, mais qui ouvre sur une zone de développement différente. L’assertion sur laquelle il est assez facile de s’accorder est la suivante : il y a mémoire quand l’écriture est un moyen d’agir à la fois sur le lieu de stage et sur le lieu universitaire, quand on peut dire que sans avoir écrit, on n’aurait pas agi de la même façon. Mise à distance et réflexivité sont à nouveau sollicitées, mais pas au nom d’une problématique, seulement parce qu’il y a écriture. Les références qui servent à appuyer un tel propos peuvent être empruntées à la pragmatique : Wittgenstein (1958), Austin (1970), Searle (1972). Elles renvoient aux propriétés ontologiques, épistémologiques, anthropologiques de l’écriture. Goody (1979) insiste notamment sur le fait que les technologies de l’intellect, caractéristiques des sociétés à écriture (listes, classements, tableaux, etc.), sont pertinentes dans nos sociétés où l’oralité est structurée par la scripturalité. « Dire » par écrit est un moyen d’action efficace pour élucider le « déjà-là » contenu dans les propos oraux, mais aussi dans les discours silencieux que nous nous tenons à nous-même. Ce qui est difficile, c’est d’admettre l’idée qu’écrire n’est pas facile. Les étudiants se heurtent ici à un obstacle épistémologique un peu particulier. Ils valorisent le résultat aux dépens du processus. Comme l’écrit V. Leclercq (1999) : « les brouillons sont vus comme des ratés signifiant l’incompétence du scripteur et non comme le signe d’un travail scriptural réel. On n’intègre pas la présence du destinataire, de l’autre dans la communication écrite. On se focalise sur certaines dimensions du travail d’écriture en occultant toutes les autres. Les opérations de scription obnubilent les personnes, au détriment des opérations de production sémantique, de cohérence textuelle » (p. 54-55).

Celui qui adopte cette position, dira du rapport de stage qu’il est essentiellement un moyen d’agir le jour de la soutenance alors que le mémoire est un moyen d’agir tout au long du parcours et éventuellement après.

L’alternance comme situation de développement effective et potentielle

L’alternance est un principe de fonctionnement central du dispositif. Mission, groupe hétérogène, activité intégratrice, modules intégrables, construction de son accompagnement, tout cela concourt à organiser la situation d’alternance [10].

Une des particularités du dispositif tient au fait que la zone de développement effective centrée sur l’alternance n’est pas focalisée sur la relation tuteur universitaire, tuteur professionnel, étudiant. En cela, le dispositif est assez singulier. Il diffère d’autres dispositifs que nous connaissons pour y avoir mené quelques investigations, par exemple les dispositifs de formation d’ingénieurs par apprentissage. On y décrète souvent une règle qui a force de loi : la bonne relation qu’entretiennent l’étudiant, le tuteur professionnel et l’accompagnant universitaire garantit la réussite de la formation. Sans doute est-ce là un facteur favorable, mais il relève d’une situation assez rare.

Bien souvent, cela se passe autrement. Il arrive qu’un tuteur désigné par sa hiérarchie ne soit pas très motivé, ou qu’il craigne que le stagiaire ne lui fasse un peu d’ombre… Parfois, il ne dispose que d’un temps très limité. Ces situations caractérisent aussi ce que vivent les étudiants. Quand elles sont perçues comme des dysfonctionnements, nous sommes en présence d’une zone de développement effective qui, pour s’étendre, s’essaie à moraliser les comportements et à culpabiliser les « mauvais acteurs ». Ce qui n’est finalement pas très efficace.

Cette zone de développement en cache une autre beaucoup plus ouverte. Dans cette autre zone, une proposition est faite aux étudiants : construisez votre tutorat professionnel. Il s’agit d’un objectif obstacle. Il renvoie au fait que les choses sont ce qu’elles sont et qu’il vaut mieux apprendre à se mouvoir dans l’immédiat, plutôt qu’à rêver d’un monde idéal. Dans cette perspective, une relation tutorale difficile peut très bien s’avérer formatrice et il n’est pas nécessaire de l’analyser comme un dysfonctionnement.

Pour terminer cette troisième et dernière partie, signalons une dernière zone de développement potentielle. Une idée commune circule à propos de l’alternance : il existe un endroit pour la pratique (le lieu de stage) et un autre pour la théorie (l’université, les cours et les livres).

On peut affirmer au contraire que la relation théorie-pratique n’est pas isomorphe à la relation université-terrain et qu’elle se joue toujours en entier :

  • dans le lieu de stage où il s’agit d’exercer une activité professionnelle grandeur nature et de construire son tutorat professionnel ;

  • à l’université où il s’agit d’exercer une activité d’étudiant grandeur nature et de construire son tutorat universitaire ;

  • dans l’entre-deux où il s’agit d’exercer une activité intégratrice en écrivant un mémoire professionnel.

Nous avons rarement rencontré quelqu’un qui soit opposé à cette dernière position. Mais l’opérationnalisation se traduit souvent par des moyens assez pauvres. On fera mention d’un carnet de liaison, on regrettera que la pédagogie ne soit pas plus inductive et l’alternance plus intégrative. Ce qui laisse quand même entendre que la pratique se passe bien à tel endroit et la théorie à tel autre.

Il y a là un noeud difficile à dénouer. S’y essayer conduit à affronter un obstacle épistémologique de grande envergure et à répondre à cette question : quels liens entretiennent la théorie et la pratique ? S’il y a là une zone de développement potentielle, il n’est pas sûr qu’elle soit aussi une zone de développement proximale.

Cette zone de développement en cache à notre avis une autre. La difficulté que rencontrent les étudiants tient fondamentalement à la relation qu’ils entretiennent avec le langage. Nous n’imaginons pas qu’il y ait des outils conceptuels pour travailler la pensée au même titre qu’il existe des scies et des ciseaux pour travailler le bois. Cette idée est simple, elle n’est pas pour autant facile à intégrer. La faire sienne demande de l’entraînement, c’est admettre que nous habitons le langage et que, de ce fait, nous sommes des animaux théorisés. Mais nous sommes aussi des sujets, capables de dire je, tu, il, etc., et capables d’activités réflexives. Autrement dit, nous ne sommes pas seulement des animaux théorisés, nous sommes aussi des animaux théoriciens.

C’est un petit rien, mais il suffit de l’accepter pour que le rapport à l’activité théorique en soit modifié. S’agissant de lecture, par exemple, il ne s’agit plus que de lire parce qu’il le faut bien et pour récolter au passage quelques citations qui serviront à décorer le mémoire. Il s’agit de lire pour confronter nos propres esquisses conceptuelles avec celles, plus affirmées ou différentes, d’autres « théoriciens ».

Les points suivants résument cette troisième et dernière partie.

  • Un système de principes énonce certaines des propriétés caractéristiques d’un dispositif.

  • Pour qu’un principe de fonctionnement soit retenu à une échelle donnée, il faut qu’à cette échelle (ingénierie sociale, ingénierie de formation et ingénierie pédagogique) il soit un enjeu effectif sur lequel il est possible d’agir.

  • Chaque principe est une entrée possible pour agir dans une zone de développement effective qui est éventuellement une zone de développement potentielle ;

  • Une zone de développement potentielle peut en cacher une autre.

  • Une zone de développement potentielle pour devenir effective ne doit pas outrepasser les limites de sa zone proximale de développement.

  • Quand les propriétés d’un principe changent, cela peut mobiliser le système en tout ou en partie.

Conclusion

Revenons sur les enjeux annoncés en introduction, puis envisageons les perspectives de recherche qui sont désormais ouvertes.

Lire pour agir de manière pertinente dans un dispositif où nous sommes impliqués

Notre situation dans l’objet étudié pose inévitablement cette question : comment interpréter ce dans quoi nous sommes impliqués, quelle conception de la scientificité emprunter quand ce que nous comprenons influence ce qu’il y a à comprendre ? Dans cette configuration, une conception de la scientificité s’impose. Pour tendre vers l’objectivité, il convient de rendre lisible pour soi-même et pour d’autres l’outillage intellectuel qui nous sert à interpréter le monde. À cette condition, nous restons des informateurs acceptables, et bien qu’appartenant au milieu observé, nous ne sommes pas tout à fait assujettis aux intérêts qui s’y déploient.

Bref, cela nous a permis d’établir un lien non ambigu entre activité d’ingénierie et activité de recherche. Le texte montre assez bien, nous semble-t-il, que le point de rencontre entre ces deux préoccupations se situe à l’intersection des zones de développement effectives, où l’on se préoccupe de ce qui est, et les zones de développement potentielles, où l’on cherche à influencer ce qui sera.

Si nous revenons à l’analogie utilisée plus haut, nous pouvons comparer ce qui se joue dans un dispositif de formation à ce qui se passe dans une partie d’échecs. Il est sage de prêter beaucoup d’attention aux conditions initiales, de se méfier des coups qui paraissent faciles, d’admettre que les zones de développement potentielles prendront nécessairement appui dans, sur ou contre des zones de développement effectives.

Quant aux critères qui permettent de préférer une zone de développement à une autre, une orientation plutôt qu’une autre, ils ne sont pas nécessairement aléatoires et ils ne sont pas forcément l’expression de rapports de force. Il est possible de s’accorder sur telle ou telle orientation parce qu’elle offre plus de possibilités, plus d’ouvertures.

Proposer un guide pour interpréter et développer les dispositifs de formation

Résumons la démarche proposée. Elle suggère une lecture en trois temps : interpréter l’espace éducatif et s’y situer, interpréter l’état du dispositif au moment de l’action entreprise, interpréter les zones de développement effectives et potentielles.

Pour lire l’espace éducatif et s’y situer, le lecteur est invité à répondre à plusieurs questions. Comment interprète-t-il l’espace éducatif (méthodologie, cadres de référence) ? Quelle carte de cet espace est-il amené à dresser ? Par quelle porte entre-t-il dans cet espace, comment y est-il impliqué ? Quelles zones va-t-il surtout investir ? Quelles relations va-t-il essayer d’expliquer et de comprendre ?

Pour lire l’état du dispositif au moment de l’action entreprise, une autre série de questions lui est proposée. Le dispositif est-il dans une période d’invention, d’aménagement, d’exploitation, de réinvention ? S’agit-il de construire, de maintenir, de préserver, de transformer l’identité d’une organisation ? Quels sont les parcours proposés aux usagers ? Quelle est l’organisation mise en oeuvre pour permettre ces parcours ? Comment est pensée la relation entre le projet pour l’usager et le projet de l’usager ? Que sait-on du parcours effectif des usagers ? Quels sont les principes de fonctionnement du dispositif ?

Pour lire les zones de développement effectives et potentielles, le lecteur de dispositif peut prendre appui sur les principes de fonctionnement en considérant que chacun d’entre eux est au coeur d’une zone de développement. Quelques questions structurent alors ses investigations. Quelles sont les frictions mécaniques et axiologiques identifiables dans cette zone ? Qu’en est-il des frictions épistémologiques ? Quels sont les obstacles épistémologiques qu’elles recèlent ? Se sont-ils transformés en objectifs obstacles spontanés, sont-ils perçus comme tels ? Quel sera l’effet d’une lisibilité accrue ? Peut-on transformer intentionnellement certains obstacles épistémologiques en objectifs obstacles ? Cela permettra-t-il de conforter une zone de développement émergente ? Les zones de développement effectives sont-elles finalement des zones de développement potentielles ? Certaines zones de développement potentielles n’en cachent-elles pas d’autres ? Reste-t-on dans les limites de la zone de développement proximale ? Quel impact le développement d’un principe de fonctionnement a-t-il sur les autres principes de fonctionnement ?

De la production du guide à la production d’un corpus

Un lecteur attentif [11], alors que la structure de cet article était encore hésitante, souhaitait qu’il donne naissance à un « système d’identification des dispositifs de formation qui ne soit pas assujetti à la formation qu’il examine et qui permette de cerner les problèmes qu’on rencontre dans d’autres dispositifs de formation ». Ce résultat nous paraît en partie atteint et d’autres perspectives de recherche sont désormais ouvertes.

Initialement, ce guide de lecture a été élaboré en concertation avec des étudiants qui l’ont utilisé. Il est aujourd’hui à l’origine d’un corpus important, riche d’enseignements sur le monde de la formation. Ce corpus se présente sous la forme de dossiers. Par ailleurs, d’autres étudiants, qui écrivent des mémoires de recherche (diplômes d’études approfondies ou maîtrises en sciences de l’éducation) se sont inspirés de ce guide, notamment pour interpréter des dispositifs de formation non formels (éducation du patient, atelier d’écriture).

Il s’agit désormais de poursuivre la construction de ce corpus, de l’organiser et de l’interpréter. Que nous apprend-il sur ce que sont actuellement les dispositifs de formation ?