Corps de l’article

Introduction

S’inspirant de l’épistémologie constructiviste de Piaget (1967) et de Bachelard (1963, 1967) ainsi que des travaux en philosophie et en histoire des sciences (Kuhn, 1970), plusieurs travaux en didactique des sciences ont débouché sur des théories de changement conceptuel ainsi que sur des hypothèses de travail fort bien documentées (Nussbaum et Novick, 1982 ; Hewson et Hewson, 1984 ; Posner, Strike, Hewson, et Gertzog, 1982 ; Larochelle et Désautels, 1992). Cependant, cette matérialisation du constructivisme, bien qu’implantée solidement, ne semble pas pouvoir remplir toutes ses promesses (Rowell et Dawson, 1983). Certains résultats de recherche suggèrent même que le changement conceptuel, tel qu’il est proposé dans la documentation scientifique, ne s’inscrit tout simplement pas dans une véritable perspective constructiviste, puisqu’il ne nous renseigne en rien sur le processus interne de construction des connaissances (DiSessa et Sherin, 1998).

Nous présentons ici une analyse détaillée des itinéraires cognitifs empruntés par des sujets du secondaire pour construire le sens de situations de physique-mécanique. Cette analyse vise à mettre en relief le véritable rôle joué par les conceptions à travers les explorations. Nous exposons d’abord ce que nous entendons des écrits de recherche lorsque celle-ci traite des conceptions et des opérations qui visent à les faire évoluer. Par la suite, nous exposons la méthode privilégiée dans la présente recherche afin d’obtenir des verbalisations en conformité avec les objectifs. Suit une brève explication de la nature et du fonctionnement des situations dans lesquelles les sujets ont été plongés ; par la suite, nous effectuons une analyse approfondie de la structure des itinéraires cognitifs en regard des objectifs. La conclusion porte sur les mérites et les limites des conceptions pour servir de cadre interprétatif concernant les problèmes reliés à l’apprentissage des sciences. Nous tentons également, à l’aide d’une analogie, d’illustrer quel pourrait être le véritable rôle joué par les conceptions dans les problèmes de didactique des sciences.

Le changement conceptuel : un paradigme

Traditionnellement, dès qu’on s’intéresse à la compréhension qualitative des connaissances scientifiques, l’étude des conceptions semble incontournable. Bien qu’il existe plusieurs définitions pour décrire ces conceptions, on peut dire qu’en général, chacune d’elles est perçue comme une sorte de modèle personnel qu’un individu a d’un phénomène scientifique et qu’il utilise pour interpréter la réalité physique qui l’environne (Potvin, 1998). Le seul accès possible à cette connaissance étant le mot, la conception est alors généralement comprise comme la traduction verbale – en une ou deux phrases – d’une connaissance structurée.

Dans le monde de la didactique des sciences, on recourt sans ménagement aux conceptions pour chercher à comprendre l’apprentissage. Elles sont donc très présentes, qu’elles soient ou non considérées comme matures et conformes aux canons de la science. Les premières, les « conceptions scientifiques » sont, par définition, celles vers lesquelles doivent tendre les apprentissages (Viennot, 1979 ; Driver, 1983), tandis que les secondes, les « conceptions primitives [1] » (Potvin, 1998) sont également, par définition, des conceptions dont la conformité avec les canons laisse encore à désirer. Selon les auteurs, ces dernières peuvent être perçues soit comme un obstacle, soit comme un point d’appui par rapport aux objectifs de la leçon. Pour d’autres auteurs, elles ne sont ni l’une ni l’autre, car si le maître doit faire « contre » les conceptions primitives, il doit aussi faire « avec » (Giordan, 1999). On peut se référer à Legendre (2002) pour plus de détails sur les perspectives de changement conceptuel axées sur la rupture ou sur la continuité.

La notion de conception permet donc d’avoir prise sur le problème de la compréhension qualitative des connaissances scientifiques. Le défi est clair : il s’agit de faire passer les apprenants de leurs conceptions primitives à des conceptions plus scientifiques. Des auteurs voient ce changement comme des échanges de conceptions (Hewson, 1980 ; Posner et al., 1982 ; Nussbaum et Novick, 1982) alors que d’autres les considèrent plutôt comme des évolutions progressives (Marton, 1993 ; Orange, 1997 ; Bertrand, 1998 ; Johsua et Dupin, 1993 ; Lapointe, 2002).

Dans tous les cas, c’est la conception qui tient lieu d’objet de traitement. C’est en effet sur – et à partir de – celle-ci qu’on va chercher à agir. À ce sujet, de même qu’il faut connaître l’existence et la nature d’un piège pour pouvoir l’éviter, on va chercher à reconnaître et étudier les conceptions primitives. Il s’agit alors pour le didacticien d’établir la liste des conceptions fréquentes, d’en étudier les propriétés et d’établir des stratégies de changement conceptuel sophistiquées qui cherchent à les désamorcer (Novak, Wandersee et Mintzes, 1994 ; Posner, Strike, Hewson, et Gertzog, 1982 ; Hewson et Hewson, 1984).

L’univers des connaissances didactiques qui émerge de ce qu’on pourrait se permettre d’appeler le « paradigme du changement conceptuel » est considérable : études détaillées de conceptions (Toussaint, 2002 ; Liu et Ebenezer, 2002), répertoires de conceptions (Thouin, 1997), techniques de remises en question des conceptions primitives par des « conflits cognitifs » (Hewson, 1980) et « conflits sociocognitifs » (Perret-Clermont, 1989), programmes de mise en valeur de conceptions scientifiques, etc. La prise en compte et le traitement des conceptions sont si courants en didactique que ces dernières ont, à toutes fins pratiques, été élevées au rang d’« unités de base » de la compréhension scientifique. De toute évidence, les conceptions semblent aujourd’hui être l’objet des traitements didactiques des plus intéressants. De l’ensemble des recherches évoquées précédemment, il émerge ceci :

  • Dans l’étude des problèmes de physique, les conceptions jouent le rôle d’un mobile sur lequel on peut construire ou faire évoluer sa compréhension ; elles permettent de suivre les itinéraires cognitifs des individus.

  • Les conceptions sont des objets solidement ancrés dans l’esprit de leurs détenteurs, et elles peuvent résister à toutes sortes de traitements et de stratégies d’enseignement, parfois même aux stratégies qui en tiennent compte explicitement.

  • Elles existent généralement depuis très longtemps dans la structure cognitive de leurs détenteurs et sont aussi généralement présentes avant l’enseignement comme tel. Elles vont donc, par le fait même, nécessairement interférer, soit positivement soit négativement, avec l’apprentissage.

  • Elles peuvent être considérées comme les éléments de la compréhension. À preuve, certaines initiatives visant à les traiter spécifiquement se sont avérées efficaces.

  • Elles font montre d’une certaine récurrence dans leur apparition et de certaines ressemblances dans leur forme. Elles peuvent donc être répertoriées afin d’obtenir un outil permettant de prévoir les réactions des individus.

Le paradigme du changement conceptuel en question

Malgré un enthousiasme qui semble se maintenir avec les années, les succès des applications du paradigme du changement conceptuel restent relatifs. Il est clair que non seulement les initiatives prises pour induire des changements conceptuels chez les élèves sont extrêmement énergivores (Gunstone, 1988), mais de plus, souvent, elles ne fonctionnent tout simplement pas (Dulsch, 1991 ; Fredette 1981 ; Shuell, 1987 ; Boujouade, 1991 ; Dreyfus et al., 1990 ; Treagust et Fetherstonhaugh, 1992 ; Villani, 1992 ; Rowell et Dawson, 1983 ; Larochelle et Désautels, 1991 ; Potvin, 1998 ; Samson, 2002). On assiste donc, avec les années, à une accumulation de ces recherches qui enregistrent des résultats équivoques. Alors que les « anomalies », au sens de Kuhn (1970), se multiplient et mettent à rude épreuve le paradigme du changement conceptuel, on est en droit de se demander si la conception, qui n’est rien d’autre que le noeud de la question, est un objet réel de traitement valable, et si le problème du changement conceptuel, tel que le pose la documentation de recherche en le basant sur le traitement des conceptions, ne serait pas, en conséquence, un faux problème.

Ce texte a pour but d’examiner l’idée même de conception en tant qu’objet fertile pour l’étude de l’intelligence scientifique, c’est-à-dire pour l’étude de l’élaboration et de la mobilisation judicieuse de connaissances scientifiques conformes.

On propose à une vingtaine de sujets des séances d’exploration libres d’une série de situations-problèmes en physique-mécanique. Ces dernières sont inscrites dans la matrice d’un micromonde informatisé, le logiciel Interactive PhysicsMD.

Méthodologie

C’est à travers l’examen des itinéraires cognitifs qu’empruntent les sujets dans leurs efforts visant à comprendre la cohérence logico-mathématique de ces situations que nous avons cherché à voir le véritable rôle que jouent les conceptions dans de telles explorations. Il devient alors possible d’examiner dans quelle mesure les propriétés des conceptions répondent à la réalité des entrevues.

Cependant, pour ce faire, il est essentiel de ne pas déclencher une fabrication indue de conceptions, mais de laisser ces dernières se manifester naturellement dès lors qu’elles se présentent à la conscience des sujets, lorsqu’elles sont évoquées.

Afin de permettre une verbalisation de ces évocations, on recourt à l’entretien d’explicitation (Vermersch, 1994). Le principe directeur de cette technique d’entrevue est de mettre en évidence les procédures exercées et mobilisées par les sujets lorsque ceux-ci se mettent en projet de saisir la logique des situations ou de résoudre les défis posés par l’intervieweur.

Le travail de l’intervieweur consiste alors à obtenir des verbalisations, en concomitance, décrivant ces procédures. C’est à travers l’examen de ces procédures qu’il est à même de voir ce sur quoi le sujet s’attarde effectivement et ce à quoi il souscrit véritablement.

À l’opposé, l’entretien traditionnel, tel qu’il est abondamment employé aujourd’hui dans les recherches qualitatives, se concentre davantage sur les justifications des choix et initiatives des sujets. Or, ces justifications ne donnent pas la meilleure garantie de traduire objectivement la pensée des sujets. Au contraire, elles en sont souvent éloignées, par des contraintes relatives au contrat didactique, par exemple, ou par la préoccupation de satisfaire l’adulte et de toujours devoir lui donner une réponse, par les limites des mots ou alors simplement par l’attrait des slogans. On court également le risque, lorsqu’on demande aux sujets de justifier ce qu’ils font, de les voir soudain interrompre le cours naturel de leurs évocations pour se mettre à produire des énoncés qui peuvent indûment être pris pour des conceptions avérées, alors qu’en l’absence de questions, ils n’auraient probablement pas eu recours à de telles conceptualisations.

On va plutôt considérer, comme l’indique Vermersch (1994), que « l’intelligibilité de la conduite de l’élève apparaît avec la description de ce qu’il a réellement fait » (p. 87), plutôt qu’à travers ses efforts de conceptualisation qui risquent, en réalité, de l’éloigner du « vécu de l’action ». Certes, il n’est pas question de décourager les efforts de conceptualisation, mais pour être considérés, ceux-ci ne doivent être ni provoqués ni motivés par l’intervieweur.

On évite donc toutes les questions qui commencent par « pourquoi » et on demande plutôt au sujet de décrire « ce qui se passe dans sa tête quand… », de verbaliser « ce par quoi il a commencé », de dire « ce qu’il se dit à lui-même lorsqu’il explique que… », etc.

Les situations

Les situations auxquelles ont été soumis les sujets sont inscrites à l’intérieur d’un programme informatique avec lequel ils peuvent interagir. Il s’agit pour chacun d’entre eux de tenter de gouverner les mouvements d’un objet virtuel, une « balle », au moyen de « coups » dont on peut déterminer la force et la direction. Le sujet peut modifier directement la valeur de ces paramètres et observer à l’écran l’effet de ses choix sur le comportement cinétique de la balle. Les situations sont, en fait, des évolutions des micromondes de Legendre-Bergeron (1993) et de Legendre (1994, 1995, 1997), à la différence principale qu’il est possible d’y coordonner un plus grand nombre de paramètres.

Ces paramètres, qu’il est possible de faire varier, sont la masse de la balle, la force et la direction du « coup » qu’on lui donne, et le délai qui doit s’écouler avant la prise d’une « photo ». Ce dernier paramètre est fort utile pour connaître la position exacte de la balle à un moment précis. Sur le « fond d’écran », on retrouve plusieurs cibles que les sujets sont appelés à viser. Il est donc possible à l’intervieweur de lancer des « défis » relativement simples en se servant de ces cibles. Finalement, on retrouve des instruments de lecture de la direction, de la position et de la vitesse de la balle qui affichent ces valeurs en temps réel.

Les situations peuvent se diviser en deux catégories : celles où la balle est initialement au repos (au nombre de trois) et celles (au nombre de deux) où la balle est initialement en mouvement à raison d’un mètre par seconde. Au total, cinq situations sont proposées en ordre croissant de complexité ; plus on avance, plus le défi est considérable, car plus grand est le nombre de paramètres qu’il faut y coordonner. Le micromonde constitue donc un terrain fertile pour l’exploration empirique des deux premières lois de Newton : celle de l’inertie et celle de l’accélération.

Un exemple – Dans la figure 1, un coup vers la droite est donné à la balle initialement immobile et située à gauche, au centre du rapporteur d’angles. Le défi est de trouver la bonne combinaison « force du coup / masse de la balle », de sorte qu’une « photo » de la balle (cercle noir) soit prise juste au-dessus de l’étoile verte (la quatrième étoile à partir de la gauche). La photo doit recouvrir complètement l’étoile. Le défi est, dans ce cas-ci, relevé.

Ces diverses situations ont été choisies parce qu’elles offrent un potentiel intéressant pour laisser émerger les coordinations simples que les sujets choisissent d’établir ou de tester. Elles permettent également d’apporter un éclairage nouveau à un champ de connaissances somme toute fort bien connu du monde de la didactique des sciences : la mécanique newtonienne.

Les sujets s’engagent à vivre en moyenne cinq à six heures d’entrevue chacun pour un total d’environ 120 heures d’enregistrement. Pour tenter d’obtenir un « portrait » plus représentatif de l’ensemble du secondaire, nous avons retenu un total d’une vingtaine de sujets, dont quatre pour chacun des cinq niveaux. Ceux-ci ont été choisis à partir d’un bassin de 90 volontaires et en fonction de la possibilité de les rencontrer régulièrement, ces rencontres étant facilitées, par exemple, par des permissions d’être libérés de leurs cours, ou la proximité de leur domicile, pour les rencontres du soir, etc. Les 20 sujets forment un groupe plutôt hétérogène ; élèves de toutes cultures, des deux sexes, de tous résultats scolaires, etc. Nous avons choisi de nous concentrer sur un petit nombre de sujets pour être en mesure d’explorer en profondeur la complexité des itinéraires cognitifs qu’ils décident d’emprunter.

Figure 1

Un exemple : La situation 03 en trois temps

Un exemple : La situation 03 en trois temps

-> Voir la liste des figures

L’analyse des résultats est effectuée à l’aide du logiciel de traitement de données qualitatives WinMaxMD. Le processus d’analyse des transcriptions s’attarde principalement à l’occupation du temps d’entrevue par les différents types de stratégies d’exploration, comme l’étude de coordinations, des prédictions, des essais réussis ou échoués, des évocations de conceptions ou des justifications, ainsi qu’à la nature générale des verbalisations (de quoi parle le sujet ?), etc.

Même si les défis qui sont lancés à tous les sujets sont essentiellement les mêmes (traverser telle cible, arrêter la balle sur telle autre cible), les itinéraires cognitifs empruntés par ceux-ci pour découvrir la logique physique de chacune des situations diffèrent énormément d’une personne à l’autre. Les sujets sont invités à expliciter toutes les actions qu’ils entreprennent pour construire leur compréhension du micromonde ainsi que pour tenter de réussir les défis.

Résultats

Les entrevues que nous avons menées ont été étudiées sous l’angle de leur structure. Nous avons tenté d’identifier et de caractériser le déroulement typique des séquences d’explorations libres. Bien que les itinéraires cognitifs diffèrent d’un sujet à l’autre et qu’on retrouve également des différences importantes dans l’ensemble des entrevues d’un même individu, il a tout de même été possible d’identifier un certain nombre de ressemblances, une certaine régularité à travers les parcours exploratoires empruntés par nos sujets. Nous sommes arrivés à caractériser une séquence d’événements typique du comportement de l’ensemble des individus dans les circonstances. Nous divisons cette séquence en quatre temps. Ces temps sont identifiés dans le texte comme les temps 1, 2, 3 et 4.

Il faut remarquer que nous ne procéderons pas ici à une analyse exhaustive de toutes les conceptions rencontrées lors des explorations. Bien que celles-ci soient présentes à certaines étapes des discours des sujets, nous nous intéresserons plutôt au rôle qu’elles jouent et à la place qu’elles tiennent dans les itinéraires d’exploration, plutôt qu’à la description exhaustive de chacune d’elles.

Temps 1

Généralement, au début des initiatives d’exploration des sujets, c’est-à-dire au « temps 1 », un certain nombre de conceptions se manifestent, bien qu’elles ne soient pas « provoquées » par l’intervieweur.

Les sujets, alors mis en présence d’une nouvelle situation, font rapidement quelques tentatives de prédiction du comportement de la balle. Certes, bien qu’il soit impossible d’indiquer l’âge des conceptions qui appuient ces prédictions, il est clair qu’elles sont, en certains cas, verbalisées telles qu’elles existent dans certains répertoires.

Plus la balle est lourde, plus elle va arrêter proche, parce que c’est comme quand tu lances quelque chose qui est lourd, une < ..?.. > si vous le lancez assez fort, il va arrêter à une place, si vous le lancez moins fort, avec la même masse, il va arrêter un peu avant parce qu’il est plus lourd. C’est parce tout ce qui est en mouvement... tout ce qu’on lance va s’arrêter de toute façon... je ne sais pas pourquoi... mais c’est comme ça (Marco, 2e sec.).

Comme je disais, si on prend deux balles, une balle plus légère et une plus lourde, sur le relief, la balle la plus lourde descendra plus vite... C’est comme le principe des petites voitures en carton... si tu mets un gros poids en avant de ton auto, elle descendra plus vite que la petite auto en carton qui est vide et qui a quelqu’un de moins lourd aussi dedans (Emmanuel, 4e sec.).

Temps 2

Cependant, dans un grand nombre de cas, les prédictions du comportement de la balle, basées sur de telles conceptions, s’avèrent rapidement stériles. C’est le « temps 2 ». Lors de cette période de « conflit cognitif », somme toute très brève, les sujets manifestent leur consternation ou même, dans certains cas, leur stupéfaction de voir, dans la trajectoire ou dans la vitesse de la balle, une réaction inattendue. Le cas échéant, c’est le moment de l’entrevue à partir duquel les conceptions disparaissent complètement des discours.

En effet, on observe que les conceptions produites précédemment par les sujets ne leur servent pas à poursuivre leur réflexion. Elles ne jouent pas le rôle d’une référence, ou d’une balise ; c’est-à-dire que leur efficacité n’est jamais systématiquement testée, et qu’on ne cherche pas à les bonifier ou les enrichir. Elles ne sont tout simplement plus jamais évoquées. On ne cherche pas non plus à en proposer de nouvelles. C’est l’univers complet des conceptions, passées et futures, qui semble disparaître des consciences dès lors que la plus petite contrariété se présente.

Nous avons d’ailleurs observé de nombreux et malheureux épisodes d’entrevue où le sujet abandonne complètement – et dans plusieurs cas définitivement – une conception (pourtant efficace) après avoir fait une mauvaise prédiction dont la raison est… une faute de frappe ! La grande majorité des sujets à qui cela est arrivé ont, comme certains, explicitement annoncé qu’ils « abandonnaient leur idée » et ceux-ci, comme les autres, se lançaient alors dans la phase suivante.

Temps 3

C’est donc immédiatement après l’épisode de « confusion » qui constitue le « temps 2 » que commence le « temps 3 ». Durant cette phase, les sujets se préoccupent exclusivement de la coordination des paramètres les uns par rapport aux autres. Par exemple, ils se mettent à examiner systématiquement l’effet de la modification de certaines variables sur d’autres paramètres. Ils produisent couramment des remarques comme « Quand la force du coup est plus grande que 1, ça rebondit » (Karl, 1re sec.) ou « Il faut que j’augmente la valeur de masse pour aller moins loin » (Maxime, 3e sec.), etc. Ces explorations ne sont pratiquement jamais accompagnées de verbalisations portant sur leur signification physique. Elles sont souvent basées, aux dires de certains sujets, sur des « impressions » ou des « intuitions », et elles ne sont pas toujours menées systématiquement. Ces explorations occupent un peu plus de 85 % du temps des entrevues.

Ainsi, si on considère la durée totale des explorations, la prise en compte explicite de conceptions occupe un temps véritablement minime. Dans certains cas, les sujets vont même centrer leur intérêt uniquement sur l’aspect mathématique de la coordination des paramètres. Ces sujets vont généralement évoquer moins souvent les conceptions. On peut aussi faire remarquer que ce sont les plus jeunes.

Donc, peut-être que si toutes les valeurs sont à la moitié, on recouvrira l’étoile verte (Emmanuel, 4e sec.).

C’était que, quand il y avait entre la force du coup et la photo une différence de 1,5. Et là, tu augmentais le double avec... supposons que j’augmentais de 1 ici, < photo > il fallait que je diminue ici de... < masse > Bien, disons qu’il fallait toujours une différence de moins 1,5. Donc si c’était 2, < photo > ici, ça donnerait 2 moins 1,5 et ça donnerait 0,5. Puis, [j’ai] marqué 0,25 comme ça, c’est parce que je m’étais trompé un peu, mais ce n’était pas pire. J’ai essayé de l’additionner ; donc, 2 plus 1,5 donne... ce n’était pas pire (Philippe, 3e sec.).

On dirait que le 1,34, il [l’ordinateur] aime ça… (Maxime, 3e sec.).

Non, regarde, si ici [affichage de la masse] le nombre est divisible par 5, alors, ça va aller entre les deux [étoiles], si c’est un nombre qui n’est pas divisible par 5, je ne sais pas ce qui arriverait... (Kevin, 1re sec.).

Intervieweur – Est-ce que tu utilises des situations de la vie de tous les jours pour solutionner ce problème ?

Non, plutôt les maths [...] ou de la géométrie (Mélissa, 1re sec.).

C’est du calcul, en tout cas (Mathieu, 2e sec.).

Cependant, le « temps 3 » ne marque pas la mort des conceptions. Elles réapparaîtront, nous le verrons, dans les évocations des sujets un peu plus tard dans les mêmes entrevues.

Bref, lorsque les conceptions des sujets s’avèrent inefficaces, ceux-ci les délaissent pour se centrer sur les coordinations logicomathématiques des variables. Dans la plupart des cas, à la suite d’une séquence, parfois longue, de tentatives infructueuses, une certaine logique semble finir par se dégager, et les « essais » se font alors de plus en plus efficaces. Parfois, elle apparaît d’un seul coup, alors que dans d’autres cas, elle se dégage graduellement, les essais rapprochant progressivement la balle des cibles. Ces événements nous amènent au terme du « temps 3 ».

Temps 4

Dans tous les cas, cependant, il faut attendre le moment où le sujet estime que ses essais traduisent une logique lui permettant de faire des prédictions efficaces ainsi que de relever avec succès les défis pour que celui-ci formule de nouvelles conceptions. C’est le « temps 4 ». Les conceptions n’apparaissent pas avant.

Bien que... parce que vu que la balle arrive et qu’il n’y a pas de coup qui se donne, je pensais qu’elle allait arrêter ici < à l’origine >. Elle ne fait que continuer. C’est comme si on était au base-ball : on a le frappeur avec la force du coup et la masse… et s’il ne donne pas de coup, la balle n’arrêtera pas nécessairement, elle va continuer (Maxime, 3e sec.).

[Après de nombreux essais] La balle est plus lourde, elle sera plus dominante sur la trajectoire [que la force du coup], alors, j’ai bien peur qu’elle se rende moins haut dans les degrés [que sa déviation soit moins grande] (Emmanuel, 4e sec.).

Si j’allais à 3... tantôt là, ça veut dire j’ajoutais 1 à la force équilibrante ; puis, ça faisait aller [la balle à une valeur équivalente] au quart de la masse de la balle (Marie, 5e sec.). (Note – La notion de force équilibrante apparaît ici pour la première fois dans les évocations du sujet).

Dans le cas contraire, lorsque la situation s’avère un défi insurmontable pour le sujet, celui-ci va, le cas échéant, s’acharner à éclaircir les relations simples qui existent entre les variables, à les coordonner, parfois même jusqu’au désespoir. Autrement dit, il va prolonger le « temps 3 » jusqu’à perdre la foi en ses capacités de comprendre la logique. Le cas échéant, le sujet ne produit plus de conceptions. C’est dire qu’il semble lui falloir absolument obtenir des succès pour formuler une conception. Il explique alors simplement qu’il doit exister une logique, mais qu’elle lui échappe » (Emmanuel, 4e sec.). Dans ces cas, la séquence s’arrête au « temps 3.

Euh bon, est-ce que ça va être ça < masse > sur ça < force > ? Mmm... Je pense pas, moi, peut-être. Pourquoi pas ? On va essayer... ce serait logique, mais 5 divisé par 3,84 < usage de la calculatrice >... ça donne 1,3. Donc, soit que la balle – moi je pense que ça va faire 2,3, parce que ça m’a donné 1,3 – mais ça va déjà à 1... ça va faire plus ça < vers la droite >, ça va faire 2,3... J’espère que je me trompe pas parce que je vais être découragée. <ESSAI> Oh, non... oh non... Je suis découragée... (Marie, 5e sec.).

Par contre, quand les succès s’accumulent, une nouvelle conception apparaît rapidement et celle-ci est formulée avec autant de certitude apparente que l’ancienne, à peu près sur le même ton et avec la même assurance. Elle est toujours formulée en conformité avec les résultats obtenus sur le micromonde; elle est donc clairement induite à partir des explorations et offre toujours au moins un avantage prédictif sur l’ancienne conception.

Il semble également que, peu importe la complexité de l’affaire, les sujets n’ont en général aucune difficulté à formuler une conception à partir des résultats obtenus. Bien que celle-ci n’ait que rarement un pouvoir de prédiction aussi universel que les lois de Newton et qu’elle soit parfois fort éloignée des canons scientifiques ou qu’elle soit même parfois absurde, il n’y a pratiquement pas de cas où les élèves n’ont eu aucune explication à offrir pour de nouveaux résultats fructueux. À chacune des articulations logicomathématiques découvertes, une conception peut sans faute lui être associée immédiatement.

Nous avons aussi assisté à des changements conceptuels multiples de la part de certains sujets; ceux-ci pouvant verbaliser une nouvelle conception, pour ensuite l’abandonner, pour ensuite en endosser une autre, etc. La séquence prend alors des allures de cycle (temps 1, 2, 3, 4, 1, 2, 3, 4, 1, 2 …).

Discussion

Une première interprétation de ces résultats peut être faite à la lumière des caractéristiques propres au « temps 3 ». Cette période, rappelons-le, s’étend depuis le moment ou le sujet fait le constat de l’inefficacité de ses prédictions (temps 2) jusqu’à celui où il formule de nouvelles justifications et de nouvelles conceptions au pouvoir prédictif élargi (temps 4). Elle se situe donc au coeur du processus d’évolution conceptuelle. Or, paradoxalement, on observe que les sujets qui s’y trouvent n’évoquent ni ne formulent jamais de conceptions. Ils se centrent plutôt sur la coordination simple des variables les unes par rapport aux autres et, le plus souvent, du seul point de vue mathématique. Lors de cette période d’« essais-erreurs », ils ne cherchent d’aucune façon, rappelons-le, à améliorer ou à bonifier les conceptions qu’ils ont évoquées lors du « temps 1 ». Il semble alors clair que la première assertion concernant les conceptions, à savoir que, dans l’étude des problèmes de physique, les conceptions jouent le rôle d’un mobile sur lequel on peut construire ou faire évoluer sa compréhension, et qu’elles permettent de suivre les itinéraires cognitifs des individus, ne soit pas vérifiée par nos observations.

Il apparaît également que la seconde propriété des conceptions, à savoir qu’elles sont des objets très solidement ancrés dans l’esprit de leurs détenteurs, et qu’elles peuvent résister à toutes sortes de traitements et de stratégies d’enseignement, parfois même aux stratégies qui en tiennent compte explicitement, ne soit pas non plus vérifiée par nos observations. On peut facilement s’en convaincre lorsqu’on observe que les conceptions détenues par les sujets en début d’entrevues ont été si facilement abandonnées (temps 2), tout comme, par ailleurs, certaines autres conceptions qui ont été formulées (temps 4) par la suite. Il semble que, selon nos observations, le changement conceptuel soit, en définitive, une opération plutôt facile à réaliser. Quant aux conceptions, elles font montre d’une fragilité certaine.

Il serait injuste, à ce stade-ci, de ne pas dire un mot sur ces recherches sérieuses et nombreuses consacrées au changement conceptuel et qui mettent les personnes concernées en garde contre le caractère résistant, voire monolithique, des conceptions (Cervera, 1997 ; Hewson et Hewson, 1984 ; Lawson, 1988 ; Gil-Perez et Carrascosa, 1990 ; Hynd, McWhorter, Phares et Suttles, 1994 ; Treagust et Fetherstonhaugh, 1992 ; Driver, 1983 ; Nussbaum et Sharoni-Dagan, 1983). Il faut cependant examiner les méthodes qui y sont souvent employées. Elles sont souvent basées sur un génie didactique dont le but légitime est un changement conceptuel à long ou moyen terme. Leurs devis sont construits en conséquence : comparaisons de prétests et de post-tests, dont les seconds suivent les premiers depuis plusieurs jours, voire de plusieurs mois. Or, ces recherches négligent souvent le fait que le changement conceptuel est avant tout un processus qui peut être bien complexe, hésitant et tortueux, et que la lecture de la différence entre l’« avant » et l’« après » ne peut pas donner d’indications sur ce processus (DiSessa et Sherin, 1998).

Nous sommes contraints d’interpréter les résultats de ces recherches de la façon suivante : dans certaines d’entre elles, malgré des résultats finaux fort peu encourageants, des changements conceptuels se sont probablement bel et bien produits, c’est-à-dire que les élèves ont vraisemblablement élaboré de nouvelles conceptions plus efficaces. Ensuite, en l’absence d’un programme de « renforcement » adéquat de ces acquisitions nouvelles, les sujets les ont tout simplement abandonnées et ont reconstruit les conceptions qu’ils détenaient au départ, d’où l’apparente solidité de ces dernières. Certaines recherches (Hammer, 1996) ont aussi relevé des cas où ces nouvelles conceptions étaient bien souvent, en fait, le résultat hybride d’une sorte de fusion entre les conceptions initiales et les notions enseignées.

Il faudrait déduire de tout cela que les individus, dans leur vie quotidienne, inventent, construisent et reconstruisent continuellement des explications qui leur servent à interpréter le monde qui les entoure, et qu’ils ne renvoient pas nécessairement à des ensembles statiques et rigides de conceptions qui sont depuis longtemps achevées et enracinées. Il n’y aurait donc pas, en fait, de véritable rigidité dans ces conceptions.

Dès lors, il n’y a aucune raison de croire que les conceptions existent généralement depuis longtemps dans la structure cognitive de leurs détenteurs, qu’elles sont aussi généralement présentes avant l’enseignement comme tel et qu’elles vont donc nécessairement interférer – positivement ou négativement – avec l’apprentissage. On peut se convaincre facilement de cela en observant la facilité déconcertante avec laquelle nos sujets abandonnent leurs conceptions dès que le moindre conflit cognitif se présente et en constatant la rapidité avec laquelle ils en inventent de nouvelles dès que leurs explorations deviennent fructueuses. On peut imaginer que les conceptions rencontrées initialement peuvent tout aussi bien avoir été élaborées de cette façon. En réalité, il faut l’admettre, il n’est tout simplement jamais possible de connaître l’âge de ces conceptions.

Nous appuyons donc la réflexion de DiSessa (1993a, 1996) lorsqu’il affirme que les explications (conceptions) seraient plutôt construites « sur commande » et « au besoin » lorsqu’elles sont sollicitées.

Si on s’arrêtait maintenant à examiner et à comparer les extrémités des itinéraires cognitifs de nos sujets (les « temps 1 » et « temps 4 »), on pourrait en déduire qu’il s’est effectivement produit une modification dans les conceptions. Cependant, si on s’attarde à l’essentiel des verbalisations, on peut voir aisément qu’il y a absence de fil conducteur depuis le « temps 1 » jusqu’au « temps 4 ». La conception n’est manifestement pas le support sur lequel on s’appuie pour passer de l’un à l’autre état. Il nous faut donc admettre qu’elles ne semblent jouer qu’un rôle secondaire.

Elles semblent n’avoir pu servir, pour le sujet comme pour le chercheur, qu’à rendre compte de manière ponctuelle de la compréhension. On peut proposer qu’elles sont, d’une certaine manière, les photographies « polaroïds » de la pensée. Non seulement elles n’enregistrent que la surface des choses, mais elles ne peuvent pas non plus rendre compte de leur mouvement. Pour prolonger cette analogie, on peut imaginer que l’intervieweur est le photographe et qu’il peut déclencher son appareil photographique à tout instant en demandant « pourquoi ? », puisque, à chaque fois que, par cette question, il demande au sujet de justifier ses initiatives, il peut obtenir une réponse qui a toutes les apparences d’une conception. C’est ce qu’on observe dans la plupart des recherches sur le changement conceptuel ainsi que dans la réalité de la classe qui, on le sait, est très friande de ce genre de justifications.

Les conceptions, si elles permettent toutefois d’obtenir un relevé instantané de l’état des lieux, ne semblent donc d’aucune utilité pour décrire le changement conceptuel en tant que processus. Il faut alors admettre que l’existence des conceptions doit être soumise à d’autres forces, probablement plus déterminantes, plus discrètes et implicites.

Considérant alors que a) les conceptions sont très facilement abandonnées ; b) qu’elles sont construites « sur commande » et « au besoin » ou alors sont reconstruites ; c) que durant le processus d’exploration, elles sont totalement absentes ; d) qu’elles ne peuvent rendre bien compte de la compréhension que lorsque le processus d’exploration s’arrête ; e) qu’elles ne sont évoquées par les sujets que lorsqu’elles lui servent à répondre à l’adulte ou à cristalliser sa réflexion et f) qu’elles semblent subordonnées à d’autres considérations cognitives mal connues, il apparaît clair qu’elles ne peuvent pas être considérées comme les éléments de la compréhension. Même s’il a semblé pendant longtemps que la conception passait pour l’« unité de base » de l’intelligence scientifique, il semble qu’il faille maintenant opérer un « changement conceptuel » à propos du « changement conceptuel ».

Dans un autre ordre d’idées, on peut faire remarquer que lorsqu’on examine les conceptions d’individus, on enregistre de nombreuses similitudes et une certaine récurrence dans l’apparence des conceptions. En effet, certains traits qu’elles possèdent peuvent les faire ressembler aux conceptions d’autres individus portant sur le même objet. Les ressemblances qu’on observe dans les erreurs qui en découlent sont aussi très présentes (Johsua et Dupin, 1993).

On peut dès lors, en se basant sur ces ressemblances, se mettre en projet d’établir la liste des conceptions « cousines » usuelles et d’en constituer le répertoire. Ainsi, l’enseignant qui désire anticiper le comportement de ses élèves en fonction d’un phénomène scientifique peut consulter ce répertoire et concevoir un enseignement en conséquence permettant de tenir compte explicitement et systématiquement des conceptions fréquentes.

Cependant, lorsqu’on sort des répertoires et qu’on s’intéresse en détails aux verbalisations des sujets in vivo, on peut voir très rapidement que toutes les conceptions qui émergent à propos d’une même situation, même si elles font montre de plusieurs points communs, ont pratiquement toutes des attributs qui leurs sont propres. Parfois, même si ces différences sont minimes, elles peuvent s’avérer fondamentales en définitive et peuvent détourner considérablement les itinéraires cognitifs des élèves lors de séquences d’explorations libres. En effet, l’itinéraire d’exploration de chaque sujet est toujours un itinéraire complètement nouveau et original.

Les conceptions n’existent donc pas en nombre convergent, comme on pourrait le croire en considérant les répertoires. Il n’y a pas, au contraire, de saturation dans leur étude et même si les recherches tentent d’enrichir les répertoires, une telle quête ne peut avoir de fin vraisemblable. À la limite, il y a autant de conceptions qu’il y a d’élèves, et dès lors qu’on inscrit ces derniers à l’intérieur d’itinéraires cognitifs, il y a davantage de conceptions qu’il n’y a d’élèves. Notons au passage que cela a pour effet de remettre en question encore une fois la valeur des conceptions en tant qu’objets de traitement didactique car il est impossible de toutes les anticiper.

Dès lors, on voit très aisément que les « conceptions fréquentes », si elles permettent de prédire grossièrement la réaction de quelques élèves, ne permettent en rien de s’assurer de la réaction de chacun. Une initiative d’enseignement basée sur ces conceptions ne peut donc pas être inscrite dans une perspective d’éducation personnalisée. Dans ce cas-ci, et comme c’est d’ailleurs toujours le cas, la moyenne n’est valable que pour les groupes, non pour les individus. Il semble donc erroné, à nouveau, d’affirmer que les conceptions font montre d’une certaine récurrence de certaines ressemblances et qu’elles peuvent donc être répertoriées afin d’obtenir un outil permettant de prévoir les réactions des individus.

Il serait injuste, à ce titre, de ne proposer aucune explication pour tenter de cerner la raison pour laquelle il existe, indéniablement, des ressemblances grossières entre les conceptions. En premier lieu, on peut rappeler, à moins de souscrire à un relativisme absolu qui n’est pas, soit dit en passant, la position privilégiée par la plupart des didacticiens, que la nature est la même pour tout le monde, et qu’elle existe, avec son comportement, ses « lois », et ses quantités, de la même manière pour tous et chacun. Les tentatives d’explication concernant la même chose doivent donc nécessairement – au moins un peu – se ressembler puisqu’elles s’« inspirent de la même lune ». On peut aussi admettre que les sens, qui permettent de connecter l’esprit au monde, fonctionnent essentiellement sur le même principe d’une personne à l’autre; en clair, qu’ils ne nous trompent pas. Or, il ne suffit pas d’adhérer à tout cela pour rendre compte des conceptions telles qu’elles existent. Il faut inévitablement aussi présumer qu’on peut retrouver certaines structures interprétatives relativement stables chez les individus; une certaine forme d’« habitudes cognitives » assez générales pour expliquer les ressemblances, et assez souples pour expliquer les divergences.

Conclusion

Dans la revue Science Education, Southerland, Abrams, Cummins et Anzelmo (2001) ont demandé à la communauté de chercheurs de préciser le rôle des conceptions dans l’étude de l’apprentissage des sciences. En réponse à cet appel, nous proposerons ici que les conceptions jouent, dans la « compréhension de la compréhension », un rôle qui pourrait être qualifié de phénotypique. Nous croyons que, à l’image de ce qui s’est produit dans l’histoire de l’étude de l’hérédité à l’époque prémendélienne, les recherches sur le changement conceptuel se sont jusqu’ici centrées exclusivement sur la surface des choses et sur les manifestations apparentes de la compréhension, c’est-à-dire les justifications telles qu’elles sont verbalisées. Tout comme pour l’étude prémendélienne de l’hérédité, ces analyses semblent condamnées à ce que les explications, prédictions et traitements qu’ils fournissent et proposent « fonctionnent parfois et d’autres fois pas » (Rowell et Dawson, 1983).

Toutefois, l’examen des conceptions reste utile pour l’étude de l’intelligence scientifique : il permet d’obtenir une idée de l’« état des lieux ». Cela est extrêmement utile non seulement pour celui qui administre un traitement didactique et pour le chercheur, mais également pour l’apprenant, qui peut alors se renseigner sur sa propre compréhension. D’ailleurs, un des résultats incidents de notre recherche s’inscrit dans cette ligne : l’explicitation de la compréhension apparaît comme une condition facilitante pour transcender plus rapidement ses conceptions initiales.

Le paradigme du changement conceptuel a aussi la vertu de mettre le formateur devant la compréhension de l’apprenant. Il est aujourd’hui presque impossible qu’un futur maître, lors de sa formation, n’ait été obligé de prendre en compte explicitement la compréhension de l’élève pour élaborer des séquences d’enseignement.

Néanmoins, il faut bien admettre que la prise en compte systématique de la conception en tant qu’objet de traitement ne donne pas les résultats attendus. Il faut donc dès maintenant s’interroger non seulement sur le phénotype, mais aussi sur le génotype de la compréhension, c’est-à-dire sur les mécanismes fondamentaux de l’évolution conceptuelle, qui seuls peuvent rendre compte de la mécanique de construction des connaissances, plutôt que sur les apparences externes ou sur les symptômes de la compréhension. À ce sujet, bien que peu de recherches proposent de tels modèles sophistiqués, on peut proposer que les objets issus de l’étude des intuitions en physique, comme les p-prims de DiSessa (1993) ou les core intuitions de Brown (1995), peuvent être des candidats intéressants au rang de « génotype de la compréhension ». Ces objets permettent non seulement d’obtenir des modèles qui mettent davantage en lumière le changement conceptuel en tant que processus, mais admettent aussi l’existence d’une continuité dans le passage d’une « compréhension novice » à une « compréhension experte ». Enfin, ils permettent aussi d’ob- tenir des hypothèses d’explications pour l’existence d’intuitions initiales correctes, ce que le « paradigme du changement conceptuel » semble bien incapable de faire.