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Ce livre arrive à point pour nous rappeler que les problèmes actuels concernant la docilité que l’auteure définit comme une aptitude de l’élève à apprendre ne sont pas nouveaux. Sa généalogie de la pensée pédagogique qui remonte jusqu’à l’Antiquité et le Haut Moyen Âge le prouve à l’évidence. Il s’agit, disons-le d’entrée de jeu, d’un travail éminemment fouillé, approfondi, riche en références et en notations de très grande qualité. Gaëlle Jeanmart nous entraîne à travers le temps à la racine de notions dont il importe de retracer l’origine. Sa formation de philosophe lui permet de mettre en perspective la nature, les visées et les limites de l’obéissance requise chez l’élève dans le processus d’apprentissage, certains diraient aujourd’hui de l’élève en situation d’apprentissage.

D’une grande densité, l’ouvrage comporte deux grandes parties. La première est consacrée à la notion de docilité dans le système éducatif grec ; la seconde, à cette même notion telle qu’elle s’est développée dans les monastères du Haut Moyen Âge. Dès les premières lignes de son livre, l’auteur nous dévoile ses intentions. En mettant en regard la philosophie grecque de l’éducation de Socrate à Aristote, et la règle monastique, ce livre se propose de réactiver la réflexion sur des notions aussi centrales que celle de soumission, d’obéissance et de docilité et de montrer que l’idée de liberté comme finalité de l’éducation ne peut être pensée adéquatement sans ces notions qui l’encadrent, de façon variable selon les époques, et pour la contredire (p. 7). C’est le pivot autour duquel va graviter toute son analyse et sa réflexion.

L’analyse de discours qu’a effectuée l’auteure repose sur une hypothèse qu’il ne faut pas perdre de vue, à savoir que l’enseignement est avant tout un haut lieu de rapports de pouvoirs. Les actes d’obéissance et d’autorité sont le centre nerveux, non seulement des systèmes éducatifs des penseurs grecs et des moines chrétiens, mais également de la plupart des systèmes actuels.

L’ouvrage se déploie en deux grands volets. L’essentiel de la première partie porte sur l’étude de la tension qui existe entre les conceptions platonicienne et aristotélicienne de la liberté. L’auteure expose, à partir d’une analyse de discours, en quoi les positions de Socrate et d’Aristote se rapprochent ou s’éloignent l’une de l’autre : Socrate fait porter sa réflexion sur la dimension intimiste d’un enseignement aux disciples, Aristote en analyse davantage les enjeux politiques. Dans la deuxième partie de son livre, Jeanmart accorde une attention particulière aux règles monastiques, marquées par le souci de transmettre un corpus de textes précis. Ce détour philosophique permet de considérer les institutions pédagogiques actuelles d’une autre façon. Il met en évidence le fait que l’histoire est le reflet de la trajectoire de l’homme dans le temps.

Les points forts de cet ouvrage ressortent nettement : érudition, sens du détail et conscience historique remarquable, pour n’en citer que quelques-uns. Ainsi l’analyse de discours effectuée par l’auteure permet-elle de rappeler une vérité trop souvent ignorée : notre système éducatif est toujours marqué par le souvenir de certains de ces idéaux anciens, même si ses agents n’en sont pas toujours conscients. Le passé a laissé des traces indélébiles. Une formule lapidaire résume ce point de vue : Pour ce qui concerne l’organisation de l’enseignement, nous sommes des médiévaux. Pour ce qui concerne l’idéal de la formation et la théorie de l’éducation, nous sommes des Grecs (p. 13). Une nuance s’impose cependant : si on peut soutenir, comme le fait l’auteure, qu’il y a en chacun de nous un homme du passé, il ne faut pas oublier l’homme de la Modernité qui nous habite également. Partant de là, le lecteur ne pourra faire l’économie d’étendre, comme le fait Jeanmart elle-même, sa réflexion à l’époque actuelle. Un dernier mot pour clore cette recension : le lecteur devra s’armer de patience pour suivre l’auteure à travers les méandres de l’histoire de la philosophie antique et médiévale. Il lui faudra à tout prix retourner à ses classiques ! Le jeu en vaut la chandelle, car il en ressortira enrichi d’une réflexion étonnante d’actualité, armé d’un regard critique qui fait tant défaut par les temps qui courent.