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Introduction

On parle le plus souvent de l’éducation à la citoyenneté au singulier, faisant ainsi l’hypothèse implicite qu’il n’y aurait qu’un seul concept de citoyenneté, unique et univoque. Or, il est légitime de se demander si le concept de citoyenneté est une notion première et simple, ouvrant un champ, celui du politique, qui posséderait sa spécificité et n’aurait pas de référent extérieur, suivant en cela Aristote pour qui la définition de l’homme comme « animal politique » précède et fonde toute autre détermination. La citoyenneté n’a-t-elle pas au contraire toujours déjà été pensée à partir de réalités antérieures à elle, donnant lieu à des transpositions et à des transferts de signification qui marqueraient son caractère irréductiblement et irrémédiablement métaphorique ? Dans cette hypothèse, on pourrait dégager plusieurs paradigmes de citoyenneté, à entendre au sens où Max Weber parle de « types idéaux », c’est-à-dire jamais donnés à l’état pur dans la réalité sociohistorique, mais permettant de mieux la comprendre.

Ces distinctions ne sont pas sans conséquence sur la question de la citoyenneté. En particulier l’opposition, introduite par certains auteurs, entre les concepts de démocratie et de république (Slama, 1995) permet de mieux cerner l’ambivalence de la notion de citoyenneté, qui tient des deux concepts à la fois. Un paradigme, celui de la relation pédagogique, semble en fin de compte plus à même que les autres d’exprimer sa signification ultime, son sens profond. L’éducation à la citoyenneté pourrait ainsi dépasser le simple niveau d’une éducation à la coexistence pacifique et au respect mutuel, auquel on la réduit trop souvent. Elle ne serait plus seulement, dans cette perspective, un apprentissage supplémentaire (à la socialisation et aux valeurs démocratiques) venant se surajouter aux autres apprentissages proprement scolaires. Elle viendrait transformer la signification même de ces derniers, en les faisant appréhender comme une tâche qui incombe à tous, professeurs et élèves, alors qu’actuellement, ils ne sont perçus que comme relevant de la seule responsabilité des enseignants.

Après avoir présenté succinctement les trois premiers paradigmes de la citoyenneté, nous examinerons leur incidence sur la question des droits de l’homme et de leurs rapports aux droits du citoyen. L’approfondissement de cette distinction permettra de mieux saisir l’opposition classique entre démocratie libérale et démocratie républicaine. Cette distinction débouchera sur d’autres, notamment entre les notions de compétition et de conflit. Elles nous permettront, pour finir, d’analyser le monitorat entre élèves comme une forme de l’éducation à la citoyenneté qui va au-delà de la socialisation démocratique, qui se réduit à l’intériorisation des règles de la compétition sociale.

Trois types de citoyenneté

La citoyenneté conçue selon le modèle de la famille

La devise de la République française, « Liberté, égalité, fraternité », indique bien, par son dernier terme, que la communauté des citoyens peut être entendue comme une grande famille, une extension ou transposition du modèle familial (d’essence biologique et psychologique). De même encore, l’expression « père de la nation », employée à propos des fondateurs d’un régime ou d’une société, suggère l’idée que celle-ci se rapproche de l’idée d’une lignée rattachée à un père patriarche.

Dans cette perspective, ce qui prédomine, ce sont les valeurs de convivialité et les liens affectifs. C’est pourquoi dans ce type de citoyenneté, le fondement de celle-ci est souvent rapporté à des réalités inconscientes, antérieures et supérieures aux individus : communauté ethnique, linguistique, culturelle ; appartenance à une « conception de monde » commune.

Par rapport à l’idée de citoyenneté démocratique, les limites de ce paradigme résident dans les risques de « paternalisme », la prédominance de l’affectivité sur la délibération rationnelle, engendrant notamment les multiples dérives nationalistes dont l’histoire offre maints exemples. En outre, un tel paradigme est hiérarchisant par nature : de même que la famille s’organise selon une hiérarchie « naturelle » (père-mère, aînés, cadets ), de même une société conçue selon ce modèle tendra à dégager des stratifications qui ne sont guère compatibles avec l’égalité républicaine.

Sur le plan pédagogique, on peut dire que relèvent de ce modèle toutes les pratiques « expressives » dans la classe, qui font de celle-ci un groupe fondé sur le respect et la reconnaissance mutuelle des différences : ainsi, par exemple, dans la pédagogie Freinet, le « quoi de neuf », les discussions autour des textes libres, etc.

La citoyenneté inspirée du modèle du travail

Le travail a toujours eu un triple aspect. Il revêt d’abord un aspect anthropologique : il s’agit notamment de tous les discours philosophiques qui mettent en avant le caractère humanisant du travail. Le travail est le propre de l’homme (l’animal ne travaille pas) ; il affirme celui-ci comme activité transformatrice de la nature, donc comme origine et fondement de toute culture (Hegel, Marx). Le travail prend ensuite, un aspect sociojuridique : il est alors la source et le principe de la société entendue comme coopération plus ou moins contractuelle. De Platon à Marx, la division du travail a toujours été comprise comme l’origine du lien social et le plus sûr garant de sa cohésion. Le travail comporte enfin, un aspect moral, dans la mesure où il génère toutes sortes de vertus qu’on retrouve aussi dans le civisme : sens de l’effort, esprit de solidarité, patience, dévouement, tandis que l’oisiveté est au contraire « la mère de tous les vices », donc antisociale et antimorale.

Sur le plan pédagogique, ce modèle permet toutes les pratiques éducatives qui exaltent la valeur et l’importance du travail de groupe, des activités productives et coopératives : de Dewey à Freinet, ces activités sont liées à un type de parole qu’on pourrait appeler « pragmatique », pour la distinguer de la parole expressive examinée précédemment ; le conseil de coopérative, les pédagogies de projet se situent dans cette optique. Chez Freinet en particulier, la classe est décrite comme une « usine en fonctionnement » ou encore comme un « atelier » ; le travail est la base de la pédagogie nouvelle parce qu’il constitue l’activité par laquelle l’enfant s’éprouve comme une puissance créatrice, à la fois prise dans le mouvement de la vie et la dépassant.

Toutefois, comme la famille, le paradigme du travail présente des limites du point de vue de la citoyenneté républicaine et démocratique. Il favorise certes la coopération, mais peut aussi développer la concurrence et la compétition ; et lui aussi comporte un aspect hiérarchisant (patron/cadres/contremaîtres/ouvriers) qui se concilie mal avec l’égalité citoyenne. Enfin, le souci d’efficacité et de rendement peut conduire à l’élimination des moins performants, donc à une exclusion qui va à l’encontre des valeurs civiques de solidarité universelle : le travail de groupe à l’école n’est pas exempt de tels risques de déviations.

La citoyenneté inspirée du modèle de la discussion

Il s’agit ici de ce qu’on pourrait appeler le « modèle grec » de la citoyenneté, symbolisé par les citoyens rassemblés sur l’agora pour délibérer. La citoyenneté démocratique est alors essentiellement liée à l’exercice du langage, à la recherche en commun de la vérité, alors que le travail était au contraire, pour les Grecs, d’essence servile, donc animale et déshumanisante.

Comme les précédents, ce paradigme comporte lui aussi certaines limites : il réduit la citoyenneté à une relation purement discursive et intellectuelle (débat, confrontation des opinions en vue d’aboutir à une décision collective) ; et lui aussi peut déboucher sur un certain élitisme hiérarchisant car, pour discuter, il faut maîtriser les règles du langage, de la rhétorique et de la logique. Or, en vertu de l’héritage socioculturel de chacun, tous ne sont pas égaux sous cet aspect.

Du point de vue pédagogique, ce modèle inspire toutes les démarches visant à développer la parole et le débat argumentatif à l’école, notamment les très nombreuses expériences actuelles de « philosophie pour enfants » (Lipman, 1995) [1].

Droits de l’homme, droits du citoyen

À l’école, les pratiques pédagogiques et didactiques qui se réfèrent aux trois modèles précédents sont certes toujours et plus que jamais nécessaires ; mais sont-elles suffisantes ? Les difficultés qu’elles rencontrent tiennent peut-être au fait que sous le concept habituel de citoyenneté se trouvent compris deux types différents de relations sociopolitiques. Chacun accordera qu’à la base de l’idée de citoyenneté démocratique se trouve celle d’égalité, et que toute éducation à la citoyenneté doit d’abord être une éducation à l’égalité. Mais ne conviendrait-il pas de distinguer deux exigences, deux volontés d’égalité ?

La première, relative aux droits de l’homme, vise une égalité de coexistence, c’est-à-dire d’individus égaux en vertu de leur identité de nature ou d’essence, mais néanmoins différents. Les libertés fondamentales qui constituent les droits de l’homme (le premier principe de la justice selon John Rawls) – liberté d’opinion, d’expression, d’association, d’aller et venir, habeas corpus, etc. – fondent bien une exigence d’égalité ; mais celle-ci concerne justement la possibilité, pour chacun, d’affirmer et de préserver sa spécificité et son originalité. En ce sens, on peut dire que l’égalité dont il s’agit est une égalité « naturelle » (comme l’indique la théorie du droit naturel sur laquelle elle se fonde peu ou prou), c’est-à-dire l’égalité d’individus coexistant dans un monde naturel où chacun va et vient, où les hommes se rapprochent et se quittent, s’aiment ou se haïssent, mais toujours dans une certaine distance, un certain écart mutuel.

Même l’égalité des chances, qui constitue la pointe la plus radicale de l’éthique des droits de l’homme, car elle va au-delà des droits politiques et juridiques formels et appelle des mesures de soutien, de compensation ou de « discrimination positive » qui outrepassent le libéralisme classique, ne vise rien d’autre, en dernier ressort, que la pleine expression de chacun, le plus parfait accomplissement possible de chaque individu, le développement complet de ses facultés et de ses potentialités, en tant qu’être vivant naturel, ce qui ne signifie pas qu’il soit seulement considéré comme réalité biologique. L’éthique des droits de l’homme ouvre donc un ordre d’égalité infrapolitique ou, du moins, prépolitique, en ce sens qu’elle se réfère à un monde d’êtres divers et mutiples, mais également identiques par certains aspects, dont il s’agit d’assurer la coexistence la plus juste et la plus harmonieuse possible.

On aurait là ce qu’on pourrait appeler une citoyenneté « minimale », en ce sens qu’elle est la condition nécessaire et suffisante du passage de l’état de nature, régi par les seuls rapports de force, à un état social pacifique et respectueux des droits de chacun. C’est là, notamment, la conception libérale de la citoyenneté, d’inspiration anglo-saxonne (Hobbes, Locke, etc.).

Mais on peut concevoir une citoyenneté plus exigeante. Dans cette seconde visée, celle d’auteurs comme Rousseau et Hegel, par exemple, être citoyen, ce n’est pas simplement coexister pacifiquement avec d’autres sans les opprimer ni les léser, ou même en manifestant à leur égard une solidarité et une sympathie qui adoucissent les vicissitudes de l’existence. C’est vouloir partager avec eux des valeurs, des conceptions, un projet, des entreprises communes ; c’est, par conséquent, se sentir concerné par toute divergence, tout différend d’appréciation et d’évaluation, dès lors qu’ils touchent la communauté entière, afin de les résorber.

Il va de soi que cette résorption ne saurait jamais être qu’idéale, en ce sens qu’elle constitue une perspective régulatrice dans laquelle se place nécessairement le débat républicain, mais qu’il ne peut réaliser effectivement sans tomber dans le totalitarisme. Ce que nous voulons dire, c’est seulement que le débat dans le cadre de la démocratie libérale s’accommode de la divergence, s’en nourrit, et la considère positivement comme le principe de tous les progrès et de toutes les avancées, à l’instar de la concurrence et de la diversité des entreprises dans le domaine économique. Dans la perspective républicaine en revanche, la divergence est admise, certes, mais elle manifeste en même temps une imperfection, un inachèvement qui pousse au-delà, qui appelle à ne pas se contenter de la simple coexistence des différences et à tendre vers un approfondissement, un dépassement dialectique ou pédagogique des oppositions.

Pour ne prendre qu’un exemple, celui d’un individu qui, à l’autre bout du monde, manifeste des opinions racistes : je puis bien déplorer qu’il le fasse, exprimer mon désaccord, mais je ne vais pas au-delà. Dès lors qu’elles ne transgressent pas les limites reconnues à la liberté d’opinion et d’expression, la démocratie libérale des droits de l’homme ne peut que constater le fait, le déplorer éventuellement, mais rien de plus.

Si en revanche un concitoyen de mon pays manifeste les mêmes opinions, je me sens, en tant que citoyen, tenu de lutter contre elles, et responsable, par ma lâcheté ou mon abstention, de leur propagation. Les valeurs de tolérance et de démocratie ne sont plus dès lors des valeurs qui seraient simplement miennes, coexistant avec d’autres ; elles sont des évidences universalisantes qui m’obligent à tout faire pour qu’elles soient reconnues par ceux qui, actuellement, ne les partagent pas. Cette obligation induit non pas seulement une exigence discursive de discussion et d’argumentation, comme dans « l’éthique de la discussion » de Habermas, mais plus profondément, une exigence de transformation d’autrui pour qu’il accède enfin à cette reconnaissance. Elle implique que je ne me préoccupe pas seulement des arguments susceptibles de réfuter les thèses qu’il avance, mais aussi que je m’interroge sur les raisons profondes, psychiques, culturelles et sociales, qui font qu’il adhère à ces thèses-là plutôt qu’à d’autres. Et elle requiert enfin que je m’interroge sur les moyens et les stratégies qui permettraient de changer cette adhésion sans exercer sur lui ni violence ni manipulation, c’est-à-dire en respectant sa liberté.

La citoyenneté, entendue ainsi, va donc bien au-delà du « débat démocratique » qui consiste à confronter des opinions et à argumenter pour convaincre son interlocuteur. Elle suppose que je m’intéresse à autrui en tant que personne, et non pas seulement en tant que sujet abstrait énonciateur d’opinions et de raisonnements ; elle me conduit à instaurer une relation pédagogique avec lui, et non pas simplement didactique – pour autant qu’on admette cette distinction entre la didactique dont l’argumentation serait un cas ou un type particulier des apprentissages ponctuels, et la pédagogie qui vise au contraire une évolution ou une transformation globale de la personne.

On peut ainsi avancer l’idée que la citoyenneté est d’essence pédagogique, parce que le rapport entre les citoyens est d’abord pédagogique avant d’être, aussi, politique et juridique [2]. Le « débat républicain » n’est pas, comme dans la simple démocratie libérale des droits de l’homme, une façon de réguler pacifiquement les conflits et d’aboutir à des décisions légitimes – du moins tant qu’elles n’auront pas été invalidées par de nouveaux débats débouchant sur de nouvelles décisions. Cette conception du débat – qui, encore une fois, est celle de « l’éthique de la discussion » – revient à calquer le débat démocratique sur le modèle du débat scientifique tel que l’envisage l’épistémologie moderne depuis Popper et Kuhn, à savoir, comme l’affrontement de modèles ou de paradigmes dont la validité ne saurait jamais être que provisoire, toujours en attente d’une « falsification » possible. Or, le débat républicain va bien plus loin, puisqu’il concerne non seulement les énoncés et leurs raisons, mais aussi et surtout les personnes et leurs mobiles, leurs motivations conscientes et inconscientes. En outre, il ne porte pas sur la nécessité de trancher entre des thèses ou des hypothèses incompatibles entre elles mais, néanmoins, toutes également possibles ; il porte sur des thèses jugées a priori illégitimes, « inadmissibles », donc impossibles ; il prend source dans le scandale que constitue, pour toute conception normative des valeurs, ce qui est un pléonasme, une conception autre. Les débats sur l’avortement, la parité, l’environnement, l’immigration, la bioéthique, la peine de mort, notamment, ne sont aussi passionnés qu’en raison de cette exigence pédagogique de la citoyenneté, qui appelle chaque citoyen à être le prosélyte de ses propres conceptions dans tous les domaines fondamentaux de l’existence.

De ce point de vue, il n’ y a pas, pour la citoyenneté, de débat secondaire ou futile : même les goûts artistiques ou les jeux des enfants doivent, comme l’illustre bien l’exemple de Platon, être considérés, discutés et combattus lorsqu’ils paraissent menacer les fondements de la Cité.

Cette essence pédagogique de la citoyenneté conduit également à redéfinir les notions de droit et de devoir. Dans la conception habituelle, c’est-à-dire libérale, de ces notions, les droits et les devoirs ont une tonalité essentiellement négative. Ils visent à préserver la coexistence contre toute menace de destruction ou de violence réciproque ; d’où le caractère prohibitif des lois morales et sociales : ne pas tuer, ne pas voler, ne pas faire du tort à autrui, etc. Même les droits et devoirs qui ont une formulation positive, par exemple, le devoir de porter assistance à toute personne en danger, le devoir de solidarité (et les droits correspondants), visent encore à maintenir, à garantir, à conserver, à consolider ce qui est ou pourrait être. Mes droits sont d’abord le droit à être ce que je suis contre tout empiètement d’autrui ; et mes devoirs vis-à-vis d’autrui sont, pareillement, de le laisser être ou devenir ce qu’il est et d’assurer les conditions qui le permettent.

Or, si la citoyenneté a, comme nous avons tenté de le montrer, une essence en dernière instance pédagogique, elle fonde à l’égard d’autrui un droit qui n’est plus simplement négatif, mais qui est positif. La normativité originaire qui me constitue comme citoyen – et non seulement comme sujet coexistant avec d’autres, doté de propriétés à la fois communes et différentes, génériques et spécifiques – ouvre un droit, qui est aussi un devoir, d’intervention. J’ai le droit et le devoir d’agir sur autrui – dès lors que mon action ne vise pas une fin utilitaire (ce qui serait traiter la personne d’autrui comme un simple moyen, démarche, on le sait, contraire à l’impératif moral tel que formulé par Kant), mais une fin pédagogique, assise sur une normativité inconditionnée, c’est-à-dire irréductible à tout conditionnement purement empirique. La finalité pédagogique transcende l’opposition kantienne de la fin et du moyen. En exerçant une action pédagogique sur autrui, je ne le traite certes pas comme une fin en soi, puisque je vise à le transformer, à l’éduquer dans le sens de ce qui m’apparaît comme le bien. Mais je ne le traite pas non plus comme un moyen ou une chose qu’on pourrait manier et manipuler à sa guise, puisque la pédagogie se distingue justement de la violence physique (dressage) et de la violence symbolique (inculcation, endoctrinement, etc.).

Il est vrai qu’il me revient, à tout instant, de me demander si mon action est effectivement pédagogique ou si, sous couvert de pédagogie, elle ne sert pas des intérêts utilitaires et n’emploie pas des moyens qui relèvent de la simple technique. Mais cette interrogation ne diffère pas de celle qui, dans la morale kantienne, me conduit à examiner à tout instant la pureté de mes mobiles, sans jamais détenir la certitude qu’ils sont purement moraux. Le fait que cette incertitude soit à jamais irréductible et indépassable ne saurait invalider l’exigence pédagogique, pas plus que, chez Kant, le fait que je ne puisse jamais être certain de la moralité de mes mobiles n’invalide pas le caractère inconditionné de l’impératif catégorique.

L’égalité que vise la citoyenneté n’est donc nullement une égalité de coexistence. C’est au contraire, oserait-on dire, une « égalité d’intolérance », de conceptions mutuellement exclusives qui cherchent à se résorber mutuellement. L’égalité des droits de l’homme est une égalité « naturelle », enracinée dans la raison ; elle justifie l’existence égale d’êtres multiples et divers, mais participant à une même essence, la « nature humaine », qui fonde leur reconnaissance mutuelle. L’égalité citoyenne est en revanche une égalité « passionnelle », c’est-à-dire radicale. Elle vise, comme un idéal infini et inaccessible, la pleine communauté d’allégeance aux mêmes valeurs, aux mêmes conceptions, aspirations et espérances.

La première distingue et divise ce qui est de son ressort : l’égalité des droits fondamentaux qui permettent la coexistence, et des moyens de les garantir ; et ce qui n’en relève pas : la diversité des opinions et des conditions (religieuses, culturelles, économiques ), auxquelles elle laisse libre cours. La seconde, au contraire, ne connaît pas de limites : c’est là le sens de l’affirmation « tout est politique ». Elle n’implique pas seulement que chacun respecte autrui au travers de sa personne, de ses biens, de ses libertés ; elle exige aussi que chacun s’intéresse à autrui ou, du moins, puisse s’y intéresser, s’inquiéter de ses goûts, de ses préférences et de ses rejets, se rapporter et s’exposer pédagogiquement aux autres [3].

Entre ces deux conceptions, il n’y a pas de véritable opposition, mais plutôt une relation d’approfondissement. La démocratie libérale, celle des droits de l’homme, régit la condition empirique des individus qui coexistent d’une façon qui, pour être viable, bénéfique et heureuse pour tous, doivent nécessairement se respecter et se reconnaître dans leurs droits fondamentaux. D’ailleurs, les droits de l’homme constituent la base de toute socialisation, du moins de toute socialisation pacifique et harmonieuse, c’est-à-dire démocratique. Mais la question est de savoir si cette signification de la démocratie est indépassable, ou bien si une conception plus profonde et plus exigeante ne peut pas se développer sur la base de cette première strate.

L’éthique libérale est essentiellement négative et pourrait se résumer par l’adage « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse. » Or, toute l’histoire de l’exigence éthique montre que celle-ci tend à aller bien au-delà. Le précepte chrétien : « Aime ton prochain comme toi-même » passe du négatif au positif ; et une analyse même rapide du message évangélique montrerait que celui-ci est indissociable d’une intention pédagogique. Aimer son prochain comme soi-même, c’est vouloir le convertir à l’amour et à la foi qui sont les miens ; le convertir pacifiquement, patiemment, sans contrainte ni violence, par la seule vertu de l’exemple, de la charité et de l’attention désintéressée que je lui porte. L’éthique chrétienne n’est, en aucune façon, comme l’éthique libérale analysée par Charles Taylor, une éthique de « l’épanouissement de soi », de « l’accomplissement de soi-même » qui « implique un repliement sur soi et une exclusion, une inconscience même des grands problèmes ou préoccupations qui transcendent le moi, qu’ils soient religieux, politiques ou historiques » (Taylor 1999, p. 22). C’est ce qu’on pourrait appeler une « éthique pédagogique », pour autant que toute visée pédagogique implique, par son essence même, une transcendance, une sortie de soi, un projet ekstatique par lequel je me rapporte à autrui comme celui dont la conversion, encore une fois pacifique et non violente, est essentielle à mon existence et en constitue la trame même.

Démocratie libérale et démocratie républicaine

Cette distinction permet de mieux saisir la différence entre les deux concepts de démocratie libérale et de démocratie républicaine, qui correspond à la dualité droits de l’homme/droits du citoyen. L’exigence libérale démocratique consiste essentiellement dans le respect de règles procédurales (celles qui régissent le débat, pour permettre la libre expression de chacun et le respect de l’égalité dans la prise de parole ; celles qui régissent les modalités de prise de décision, pour garantir la légitimité de celle-ci). En revanche, elle ne scrute ni les coeurs ni les esprits. Je puis bien, dans la conception libérale, avoir des arrière-pensées peu morales, ne poursuivre, dans la défense de telle position, que mes propres intérêts, et dissimuler les aspects par lesquels elle lèse autrui : si les règles du débat sont respectées, si chacun a pu s’exprimer sans contrainte ni restriction, si le vote final a été régulier, alors l’exigence démocratique est satisfaite. Dans celle-ci, les intentions ne jouent aucun rôle et n’ont aucune place : seules comptent les actions et leur conformité à des normes prédéfinies. C’est pourquoi le concept de démocratie libérale est, dans le monde moderne et contemporain, d’origine et d’appartenance essentiellement anglo-saxonne, tout comme le béhaviourisme : l’un et l’autre relèvent des mêmes présupposés théoriques, ne s’intéressent qu’à ce qui est observable et aux effets qui s’ensuivent.

Toute différente est la perspective républicaine, telle qu’elle s’est développée à partir des conceptions de Rousseau. Comme celui-ci le dit fort bien, il ne saurait y avoir de citoyenneté (républicaine) sans vertu, c’est-à-dire sans conscience intime de la suprématie de l’intérêt général sur les intérêts particuliers, y compris les miens. Ce qui signifie que la citoyenneté républicaine, au contraire de la citoyenneté libérale, ne saurait faire l’économie des intentions et des représentations qui accompagnent les actes. Elle implique donc une théorie de la subjectivité comme prétention universalisante, c’est-à-dire comme normativité. Car l’idée de l’intérêt général à laquelle je souscris rencontre d’autres conceptions différentes et exclusives. Le débat républicain n’est plus simplement la confrontation d’une opinion ou d’une représentation à d’autres, c’est-à-dire la mise en oeuvre de la coexistence comme multiplicité et diversité qu’il s’agit d’ordonner, de gérer et de hiérarchiser pour parvenir à des compromis ou à des décisions majoritaires, selon le paradigme libéral qui met en oeuvre, dans le domaine des idées politiques, les mêmes principes de concurrence et de compétition que dans le domaine économique. Il prend la forme bien plus radicale et tragique d’un affrontement entre prétentions incompatibles ; car il ne s’agit plus pour chacun d’exprimer et de défendre ses intérêts, ses opinions, ses préférences propres, mais de se placer du point de vue du gouvernant pour formuler ce qui se donne à lui comme l’intérêt général.

Cette exclusivité, si elle cherche à s’accomplir empiriquement, engendre nécessairement la violence, la pire des violences, à savoir la violence politique : la Terreur révolutionnaire, les purges staliniennes, la « révolution culturelle » chinoise en sont quelques exemples. L’unique alternative à la violence, c’est la pédagogie. Pour éviter la tentation de transformer autrui par la force ou la ruse, la contrainte ou la manipulation, il n’est d’autre issue que d’adopter une attitude éducative au plein sens du terme, c’est-à-dire non pas au sens des sinistres « camps de rééducation » des régimes totalitaires, qui n’avaient d’éducatif que le nom, mais au sens d’une démarche pédagogique qui m’oriente vers autrui dans la préoccupation à la fois de comprendre ses attitudes et croyances actuelles, et d’agir pour les faire évoluer de l’intérieur, par une maturation endogène plutôt que par une opération au sens chirurgical du terme.

Une telle démarche déborde de beaucoup la simple compétence argumentative. Celle-ci limite la relation à l’autre aux seules modalités et figures logiques du discours ; celle-là implique une double volonté d’identification et de transformation des habitus les plus profonds, des valeurs premières qui déterminent les comportements et les croyances.

Ce qui, en définitive, caractérise mon concitoyen, ce n’est pas seulement que je partage avec lui des valeurs et une culture communes, car celles-ci sont de plus en plus transnationales ; ni que je travaille ou collabore avec lui, car l’économie mondialisée déjoue les frontières ; ni que je discute avec lui, car les débats scientifiques et politiques sont eux aussi internationaux. Ce qui le caractérise, c’est peut-être que j’en ai la charge, non seulement sur le plan matériel (solidarité), mais aussi sur le plan pédagogique : je me dois de le préserver de toutes les dérives, déviations et perversions qui l’entraîneraient loin des chemins de la démocratie et de la justice. La citoyenneté est indissociable d’un sentiment de responsabilité éducative : le Front national en France, l’Autriche de Jorge Haider ou l’intégrisme musulman qui appelle dans tous les pays démocratiques où il se produit des réponses qui ne sont pas seulement juridiques et policières, mais aussi éducativess, tous ces exemples montrent qu’on ne saurait concevoir une éducation à la citoyenneté sans une éducation à la pédagogie, et que celle-ci est le seul remède au « despotisme doux » que Tocqueville attribuait à la société démocratique, à la « cage de fer » évoquée par Taylor (1999) pour caractériser la modernité libérale (p. 104).

Conflit et compétition

La distinction que nous venons d’opérer entre démocratie libérale et démocratie républicaine permet de distinguer deux notions voisines et souvent confondues, celles de conflit et de compétition. Au premier abord, elles semblent proches, dans la mesure où elles impliquent la même tonalité générale d’antagonisme, de lutte en vue d’une victoire, suggérant ainsi qu’il faut toujours un gagnant et un perdant.

Mais en fait, elles sont profondément différentes. La compétition, pour commencer par elle, évoque le plus souvent l’idée d’une lutte à distance, sans corps à corps, sans contact direct avec l’adversaire. Certes, on parle aussi de compétition dans le cas de sports comme le football ou la boxe, où l’affrontement physique est important ; mais ce n’est là qu’un emploi par extension. Le paradigme de la compétition, dans le domaine sportif, reste la course (à pied, à vélo, etc.) où chacun s’efforce de réaliser la meilleure performance et où les inégalités sont constatées à la fin, par comparaison des temps (par exemple, dans les « courses contre la montre », les compétitions de ski ou d’équitation).

Il y a donc dans l’idée de compétition plusieurs caractéristiques spécifiques. D’abord un individualisme foncier, fondé sur le principe d’une évaluation comparative des individus à partir de critères qui s’imposent à eux sans qu’ils puissent les choisir ou les modifier. De là découle le fait que la valeur de chacun est renvoyée à une transcendance, à une instance arbitrale supérieure et antérieure qui détermine cette valeur par comparaison, en référence à des règles définies et intangibles. Ce qui suppose également un champ homogène de coexistence qui rend la comparaison possible : mesure du temps écoulé, de l’espace parcouru, c’est-à-dire de la performance accomplie.

Le conflit, au contraire, même sous ses formes les plus primitives (guerre, lutte), implique toujours un corps-à-corps où les limites, les frontières entre les adversaires vacillent et deviennent floues ; une intrication mutuelle qui remet en cause la distinction des individus (image des corps emmêlés dans la lutte, des armées enchevêtrées dans les batailles). Dans le cas, en particulier, du « conflit cognitif » en pédagogie, l’enseignant, pour surmonter les obstacles liés aux représentations de l’apprenant, doit, d’une certaine manière, « se mettre à sa place », le comprendre de l’intérieur, refaire avec lui les démarches de pensée qui le conduisent à résister aux apprentissages nouveaux.

Conséquemment, l’issue de conflit ne dépend plus d’une instance arbitrale transcendante comme dans la compétition, mais demeure immanente à la relation actuelle des deux protagonistes. Dans le conflit, il n’y a pas de tiers permettant de dépasser la dualité complexe et confuse des protagonistes. Ainsi, encore, dans la pratique pédagogique, c’est l’enseignant qui est en dernier ressort seul responsable de l’échec ou du succès, du choix des outils et des stratégies à employer.

Le conflit tend ainsi à sortir d’une logique de coexistence simple pour pointer vers l’idée d’une altérité à la fois radicale et indiscernable, infinie et floue. Tout se passe comme si l’espace était pour ainsi dire trop petit, trop restreint pour contenir les deux protagonistes : il n’ y a pas de place pour deux, l’un doit en quelque façon disparaître, alors que dans la compétition, celui qui réalise une performance moindre est déclaré battu, mais subsiste à côté du gagnant. Ainsi, dans les batailles ou les luttes physiques, l’engagement est total, parce qu’il met en jeu la survie même de chacun des adversaires. D’où le caractère tragique du conflit : il y est question de vie et de mort, d’être et de néant, alors que la compétition est seulement dramatique, c’est-à-dire recèle un suspense quant à son dénouement, mais qui ne met pas en jeu l’existence même des protagonistes.

Pareillement, dans le conflit pédagogique, le projet idéal de l’éducateur est de rallier entièrement l’apprenant à un stade de compréhension qui le modifiera de fond en comble, qui lui fera appréhender soi-même et le monde d’une autre manière, plus proche, voire identique à celle de l’éducateur lui-même. Il y a là un projet de transformation radicale d’autrui – dans le respect de sa liberté – projet indissociable d’une exposition de soi au même risque de transformation radicale qui diffère de la simple coexistence dans l’inégalité qui caractérise la compétition.

Assurément, l’éducateur ne parvient jamais complètement à ces fins, et c’est heureux. Mais tout comme précédemment, le débat républicain, au contraire du débat dans la démocratie libérale, vise la convergence comme une exigence, une idée au sens kantien, c’est-à-dire comme un idéal régulateur et moteur, de même, il y a au fond du projet pédagogique, là aussi comme un idéal régulateur, une exigence d’égalité radicale qu’on ne trouve pas au même degré dans la démocratie libérale.

Nous pouvons avancer la thèse que la notion de compétition est constitutivement liée au concept de démocratie libérale : toute société démocratique est aussi méritocratique, c’est-à-dire qu’elle repose sur un double postulat :

  • Toutes les différences, tous les individus ont le droit de coexister et de s’affirmer dans un rapport de reconnaissance mutuelle, d’où la formulation des droits de l’homme et d’une égalité limitée, restreinte aux seuls  droits fondamentaux.

  • À partir de cette éclosion-explosion des différences, les meilleurs doivent l’emporter, et ce sera justice. Toute la question n’est que de définir des règles procédurales qui rendent la compétition juste, équitable, évitant toute tricherie et définissant à chaque fois les critères adéquats, par exemple, la majorité qualifiée des suffrages pour les différends politiques, la compétence pour l’accès aux postes techniques, le succès et la demande du public dans les domaines économiques et culturels, l’audience dans le domaine des idées, etc. La question est également de définir les limites acceptables de l’inégalité : c’est l’objet d’une réflexion comme celle de John Rawls, par exemple, autour du deuxième principe de la justice, le « principe de différence ».

La société démocratique n’est, dès lors, au fond, que la prolongation de la nature, régie par le principe de la concurrence vitale, dans l’ordre sociopolitique; elle ne vise qu’à élargir la compétition à d’autres critères que la simple supériorité physique qui caractérise la lutte pour la vie dans la nature, de manière à éviter qu’une compétition réduite aux seuls rapports de force n’étouffe cette possibilité d’une compétition élargie, voire généralisée. En un sens, elle s’oppose à la nature et à ses critères fondés sur la seule force ; mais en un autre sens, elle la prolonge, c’est-à-dire qu’elle la combat au nom de ses principes mêmes et pour étendre à tous les domaines de l’existence la logique qui la caractérise, parce qu’elle suppose que cette compétition élargie, généralisée, sera en fin de compte bénéfique à tous.

La notion de conflit en revanche implique une volonté d’identification radicale vis-à-vis d’autrui, donc un refus de la coexistence, une logique d’exclusivité. Cette exclusivité, dans les formes élémentaires et frustes du conflit, s’exprime par la recherche de la destruction pure et simple de l’adversaire. Dans les formes supérieures, elle s’accomplit au contraire en projet éducatif visant, comme on l’a vu précédemment, à se rapporter à autrui sur le mode du vouloir convaincre, vouloir changer, c’est-à-dire vouloir l’égaler à moi-même, non pas sur le fondement empirique d’une volonté de puissance cherchant à dominer son entourage, mais sur le fondement transcendental d’une normativité originaire, d’une exigence universalisante se donnant a priori comme inconditionnellement valide et légitime, et obligeant, pour cette raison même, à rechercher une identification d’autrui sans contrainte, violence ni manipulation, c’est-à-dire une conversion d’autrui, au sens chrétien de ce terme, et non une soumission forcée.

Or, on peut dire que dans l’école d’aujourd’hui, la compétition domine. La réussite scolaire prépare et conditionne, on le sait bien, la réussite socioprofessionnelle ; et la participation à la compétition scolaire sous toutes ses formes, y compris les plus coopératives (travail de groupes, débats, etc.), prépare et conditionne la participation à la compétition sociale, qu’elle soit économique, culturelle, politique ou tout simplement amoureuse.

Tout le problème de l’éducation à la citoyenneté est de substituer, autant que possible, le conflit à la compétition, c’est-à-dire de passer d’un rapport comparatif, par lequel chacun ne cesse de se situer vis-à-vis des autres, de se comparer, de repérer la place qu’il occupe dans la coexistence générale, à un rapport pédagogique où, conformément à l’éthique que nous avons appelée républicaine, il s’agit de s’intéresser à autrui à partir de l’étonnement radical qu’il provoque, de l’impossibilité fondamentale qu’il constitue ; « comment peut-il ? » (penser ce qu’il pense, croire ce qu’il croit, agir comme il le fait, etc.). Il s’agit de considérer la pédagogie non comme un moyen pour réaliser l’apprentissage de telle ou telle compétence, l’appropriation de telle ou telle valeur, mais comme une fin en soi, le principe même de l’éthique.

Ici encore, il ne s’agit pas d’opposer conflit et compétition et de remplacer l’une par l’autre. La compétition est certes inévitable et indépassable, dans la mesure où elle constitue, on l’a vu, la base de la socialisation démocratique en tant que compétition régulée, organisée dans une perspective d’égalité des chances. Mais toutes les avancées historiques décisives, par exemple, le christianisme, la révolution galiléenne et cartésienne, la révolution française, les luttes ouvrières des XIXe et XXe siècles, ont été le résultat de conflits normatifs, c’est-à-dire opposant des conceptions du monde, des valeurs, des projets fondamentalement incompatibles, et non de simples compétitions pour le pouvoir ou la richesse. La compétition est sans doute mieux à même de gérer des acquis existants dans une perspective de rendement et d’efficacité optimale. Mais le conflit seul est créateur et historiquement significatif. Il est donc essentiel, d’un point de vue éducatif, que les élèves aient la possibilité à l’école ou ailleurs de faire l’expérience du conflit et non pas simplement de la compétition.

Parmi les démarches qui aident à cette expérience, le monitorat entre élèves est certes l’une des plus significatives. Il convient d’en indiquer les lignes directrices.

L’éducation à la pédagogie : le monitorat

S’il est habituellement admis qu’il ne saurait y avoir d’éducation à la citoyenneté sans apprentissage de la solidarité et de l’entraide, celles-ci ont été jusqu’ici envisagées surtout à partir de projets réalisés en commun ou de travaux de groupes dans lesquels les participants sont placés sur un pied d’égalité. En revanche, les difficultés qu’éprouvent certains élèves dans les apprentissages les plus fondamentaux sont considérées comme étant du ressort des seuls enseignants, qui doivent y faire face par des procédures de remédiation appropriées, notamment par une pédagogie différenciée qui tienne compte des particularités cognitives de chaque élève.

L’école se trouve ainsi devant une sorte d’antinomie. D’un côté, la lutte contre l’échec scolaire conduit à une pédagogie de plus en plus différenciée et individualisée, et amène donc à fragmenter le groupe classe dans ce qu’il avait autrefois de massif et de compact. D’un autre côté, l’exigence de plus en plus criante de l’éducation à la citoyenneté conduit au contraire à privilégier l’apprentissage de la vie en collectivité et à valoriser la communauté scolaire en tant que telle.

L’antinomie, jusqu’ici, est résolue par une distinction de plus en plus nette entre les activités d’apprentissage, qui relèvent de la première logique, et les activités d’expression et de coopération, qui relèvent de la seconde. D’une part, le recours aux nouvelles technologies fonde un nouveau triangle didactique (élève–logiciel–enseignant) qui estompe la relation collatérale des élèves entre eux ; d’autre part, les institutions coopératives et la pédagogie de projet mettent cette même relation au premier plan, mais en estompant les contenus de savoir, qui deviennent de simples occasions, voire des prétextes, à l’éducation aux valeurs et à la vie sociale et civique.

Devant le risque d’une véritable schizophrénie de l’école, il faut trouver des moyens de rapprocher les apprentissages fondamentaux de l’éducation citoyenne. Et ceci, d’autant que simultanément, les caractères de la compétition scolaire ont changé. Jusqu’à il y a une cinquantaire d’années, le destin scolaire et professionnel était très fortement corrélé à l’appartenance sociale, et limitait de ce fait la compétition à la marge. Du côté des classes populaires, par exemple, la plupart savaient qu’ils ne dépasseraient pas un certain niveau. L’abondance du travail les assurait d’un statut modeste, mais pourvoyeur du nécessaire. Seule une toute petite minorité de jeunes à la fois doués et fortement motivés se battaient pour s’arracher à leur milieu d’origine et accéder à des niveaux supérieurs. À l’autre extrémité de l’échelle sociale, à l’intérieur des classes privilégiées, même les plus indolents savaient qu’une position minimale leur était assurée dans la gamme des professions plausibles pour eux, de sorte qu’ici encore, seule une minorité ambitieuse se battait pour arriver au tout premier plan et pour conquérir les rênes du pouvoir.

Aujourd’hui, en revanche, deux phénomènes se conjuguent pour changer radicalement la donne. D’une part, la massification de l’enseignement secondaire et supérieur apporte aux enfants des classes populaires des chances inespérées, même si elles sont encore largement restreintes par rapport à celles de leurs camarades des milieux aisés. D’autre part, le chômage touchant tous les secteurs, y compris les cadres, crée une menace de déchéance sociale pour tous les jeunes, qu’ils soient issus des classes favorisées ou non.

Par ces deux extrémités, chances accrues de promotion et risques d’exclusion, la compétition scolaire se durcit, s’étend, se généralise. Tous ont désormais la possibilité du meilleur comme du pire, et il n’est donc plus possible, comme autrefois, de se retirer ou de s’abstenir de la compétition pour se contenter modestement de la position minimale garantie par son appartenance de classe.

Cette impossibilité de se retirer, de s’abstraire de la compétition, les élèves la sentent bien. Et elle vicie à la racine les trois modèles didactiques de l’éducation à la citoyenneté : l’expression de soi, l’activité coopérative aussi bien que le débat argumentatif peuvent donner lieu à une concurrence et une rivalité qui retourne, renverse leur valeur éducative du point de vue de la citoyenneté, c’est-à-dire qui substitue la primauté du désir de reconnaissance à toute autre préoccupation.

L’exténuation des fondements traditionnels du lien social (la famille, le travail, la participation à la parole publique) dénude les individus, les dépouille du tissu de relations qui les unissait, les rapportait à des groupes sociaux solidaires jusque dans leurs antagonismes ; elle les isole dans une compétition qui, selon le mot d’Alain Ehrenberg (1995), les rend incertains d’eux-mêmes. C’est pourquoi il devient urgent, non pas de supprimer la compétition, ce serait utopique et impossible, mais de proposer, à côté d’elle, un autre modèle de relation susceptible de la relativiser.

Ce modèle ne peut être que celui du monitorat pédagogique, par lequel la question de l’inégalité des résultats scolaires, qui détermine dans la société d’aujourd’hui l’inégalité sociale, est mise au centre de la communauté éducative, élèves aussi bien qu’enseignants. Cette institution du monitorat, là où elle a été tentée, respecte certaines règles sans lesquelles sa signification éducative disparaît. En particulier :

  • les élèves moniteurs, comme les élèves monitorés, doivent être volontaires  ;

  • un écart de deux à trois ans entre les premiers et les seconds est souhaitable pour asseoir la maîtrise du moniteur ;

  • les séances de monitorat se déroulent pendant l’horaire scolaire à l’école primaire ou en dehors au secondaire, dans un local spécifique, différent de la classe habituelle, et selon un calendrier régulier, en général une fois la semaine ;

  • les moniteurs sont préparés par les enseignants à leur tâche ; on leur fournit des outils didactiques, on leur suggère les démarches appropriées , mais l’enseignant n’intervient pas pendant la séance de monitorat, sauf à la demande expresse du moniteur ou du monitoré ;

  • un contrat engage le moniteur et le monitoré pour une durée d’au moins deux à trois mois, sauf en cas d’incompatibilité grave ;

  • après chaque séance, les moniteurs prennent le temps, avec l’enseignant qui les suit, de parler de leurs difficultés, d’analyser les stratégies employées, les émotions ressenties, etc.

Dans certaines classes, notamment primaires, le monitorat est instauré entre élèves du même âge et de la même classe. Il prend alors une forme un peu différente, par exemple celle-ci. Tout au long de la semaine est affichée en permanence une feuille divisée en deux colonnes : « Je n’ai pas compris »/« J’ai compris et je suis prêt à expliquer ». Au fil des leçons et des exercices, les élèves s’inscrivent librement dans l’une ou l’autre colonne, ce qui, pour l’enseignant, présente l’avantage de repérer les élèves en difficulté plus rapidement et mieux que par un contrôle ponctuel, car il émane du vécu subjectif de l’élève, de sa conscience de maîtriser ou non un savoir ou un savoir-faire. Une fois par semaine, à heure fixe, se tient une « bourse aux apprentissages » : ceux qui ont demandé un soutien s’apparient avec ceux qui ont proposé le soutien, et les uns enseignent aux autres avec l’aide du maître, qui circule d’un groupe à l’autre. Ce groupe peut être réduit à deux, le moniteur et le monitoré ; il peut aussi comprendre plusieurs monitorés pour un moniteur, ou inversement, selon l’offre et la demande.

On constate en général que l’élève moniteur passe, vis-à-vis de ses camarades en difficulté, par plusieurs étapes successives.

  • Une phase initiale idéaliste où l’élève moniteur est plein de bonnes intentions, animé par un désir de solidarité et d’aide aux plus démunis, et persuadé que cette intention bonne suffira pour aplanir toutes les difficultés.

  • Puis, dès que les problèmes surgissent, une phase de découragement, qui peut se tourner aussi bien contre le monitoré (« il est trop nul », « il ne comprend rien ») que contre soi-même (« je n’y arrive pas », « je ne sais pas y faire »).

  • Avec l’aide des enseignants, et au fil des séances de réflexion collective (très importantes à ce stade) surgissent des idées de stratégies possibles, de dispositifs susceptibles de contourner l’échec ou l’incompréhension du monitoré. On voit alors se développer une véritable imagination pédagogique, qui comporte aussi bien des aspects de problématisation (comment faire pour qu’il apprenne ?) que des aspects d’expérimentation et de tâtonnement (si j’essayais cela ?). Autrui échappe à l’opposition dualiste de l’objet, qu’on peut manipuler, transformer, bricoler sans contrevenir aux exigences éthiques, et du sujet qu’on devrait respecter, traiter comme une fin et non comme un moyen, etc. Il devient plutôt, pourrait-on dire, un projet, c’est-à-dire la cible d’actions et de tentatives toujours susceptibles de rajustements. L’intérêt pour autrui n’est plus de l’ordre de la reconnaissance, mais de l’engagement ; il n’est plus une différence à respecter, mais une divergence à résorber sans violence ni contrainte.

  • Ce travail débouche enfin sur une phase réflexive par laquelle la volonté pédagogique se retourne sur elle-même pour tenter de dégager sa propre signification et ressaisir l’altérité d’autrui dans son historicité : « Il a changé. » Ce qui alors se découvre, c’est que l’action éducative ne va pas sans réciprocité (Labelle, 1992) : « Moi aussi, j’ai changé. » Le moniteur s’aperçoit qu’en voulant transformer son camarade, il s’est lui aussi transformé, et que la relation unilatérale qu’impliquait l’intention initiale caritative (aider un camarade en difficulté) a cédé la place à une relation interactive où l’intention pédagogique vis-à-vis de l’autre implique une exposition au risque d’une pédagogie en retour. Cette réciprocité est peut-être ce qui définit en fin de compte la citoyenneté républicaine telle que nous avons tenté de l’analyser.

Conclusion

Le fondement de l’égalité citoyenne est en dernier ressort le postulat d’éducabilité, tel que l’a exposé et développé Philippe Meirieu : je considère mon concitoyen comme mon égal parce que et en tant que j’estime qu’aucune ignorance ou incompétence de sa part ne sont irrémédiables ; et que la tâche de cette éducation universelle de tous par tous incombe, non à des enseignants professionnels, dans des structures et à des périodes spécifiquement dévolues à cet effet, mais à tous et à tout moment. C’est là le sens qu’il faut donner à la définition que Dewey formule de la démocratie comme « maximisation des interactions » entre les membres d’une société : la démocratie ne se définit pas tant par les modalités de dévolution ou d’exercice du pouvoir que par la généralisation des interactions entre ses membres. Sur le plan objectif, ces interactions prennent la forme des échanges économiques, techniques et culturels ; sur le plan subjectif, elle ne peuvent revêtir que la forme de pratiques éducatives visant à transformer autrui dans le sens des valeurs et des exigences éprouvées comme nécessairement vraies et universalisables ; et dans ce cas, la démocratie se dépasse vers la république.

Dès lors, l’éducation à la citoyenneté ne saurait être complète sans faire vivre aux élèves cette éducabilité universelle ; ce qui ne peut se réaliser qu’en les plaçant en situation d’enseignants et non plus seulement d’apprenants.

L’éducation à la citoyenneté, en ce sens, est aussi une éducation à la pédagogie, qui va au-delà des acquis des pédagogies actives et des méthodes nouvelles. Le travail de groupe est certes une composante indispensable d’une éducation à la citoyenneté démocratique ; mais comme l’a montré Elizabeth G. Cohen (1994), il peut conduire, surtout dans les classes hétérogènes, à des phénomènes de relégation et d’exclusion. Suffit-il pour les éviter d’élaborer des stratégies qui donnent aux élèves dits « de bas statut » des compétences et des rôles qui les valorisent ? Ou bien faut-il aussi aborder de front le problème de l’inégalité et le thématiser explicitement comme objet de réflexion et d’expérimentation pédagogique ? Le débat reste ouvert. Mais le développement de pratiques à tous les niveaux qui mettent en oeuvre le monitorat entre élèves (Finkelstein, 1994) montre qu’un large champ de recherche demeure à défricher dans ce domaine.

Habituellement, l’éducation à la citoyenneté se réduit, soit à une simple acquisition de connaissances sur les structures politiques et les données culturelles de la nation, soit à l’acquisition de compétences sociales liées à la vie dans un groupe, aux capacités à participer à un débat collectif, à une action commune. L’introduction, dans cette éducation, d’une dimension d’ouverture pédagogique à autrui est de nature à faire le lien entre elle et les apprentissages proprement scolaires, alors que, jusqu’à présent, elle se juxtapose à eux sans que le lien soit perceptible.