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Introduction

Les premières expériences en classe sont essentielles pour apprendre à enseigner (Borko et Mayfield, 1995 ; Edwards, 1997 ; Gomez, Walker et Page, 2000 ; McNamara, 1995). Néanmoins, ces expériences sont vécues de façon conflictuelle (Adams et Krockover, 1999 ; Chaliès et Durand, 2000 ; Griffith, 1999 ; McCormack, 1997). Elles génèrent chez les enseignants débutants de l’anxiété, des doutes par rapport à leurs capacités à enseigner (Huberman, 1989 ; Scott, 1995) et aboutissent parfois à des échecs cuisants (Schmidt et Knowles, 1995). Peu d’expériences de vie ont un impact aussi important que celles des premières années d’enseignement (Gold, 1996 ; Macdonald, 1999).

Les débutants développent alors en classe des stratégies de survie en rapport avec des préoccupations typiques, par exemple contrôler la discipline en classe, motiver les élèves (Adams et Krockover, 1999 ; Behets, 1990). Ils éprouvent des dilemmes liés au caractère contradictoire de leurs préoccupations en classe (Berlak et Berlak, 1981 ; Tardif et Lessard, 1999). Les situations dans lesquelles les débutants éprouvent des dilemmes rendent compte d’une inadéquation entre les connaissances acquises en formation, leurs plans ou prévisions de ce que sera leur action en classe, et les connaissances construites lors de l’action en classe (Schmidt et Knowles, 1995).

Si ces recherches se sont attachées à typicaliser les émotions, les préoccupations et les connaissances des enseignants lors de leurs premières expériences en classe, elles ont procédé à partir de méthodes n’accordant pas directement le primat au point de vue de l’acteur en situation d’enseignement. En effet, elles ont principalement envisagé la question de l’expérience d’enseignement à partir de l’analyse des récits écrits (journaux de bord) ou oraux (entretiens post leçon ou en fin d’année) des enseignants et de questionnaires préétablis.

Notre étude décrit l’expérience des débutants au plus proche de l’action en classe, en repérant l’émergence de leurs émotions, de leurs préoccupations et des connaissances qu’ils construisent et mobilisent dans l’action. Elle tente d’élucider la façon particulière et récurrente dont ils éprouvent et interprètent leur situation de travail.

Plus largement, notre programme de recherche, s’inscrivant dans une approche d’anthropologie cognitive située[1], définit l’expérience comme une totalité dynamique, signifiante, organisée et située spatialement, corporellement et culturellement (Bertone, Méard, Flavier, Euzet et Durand, 2002 ; Bertone, Méard, Euzet, Ria et Durand, 2003 ; Durand, 1998 ; Durand, Ria et Flavier, 2002 ; Flavier, Bertone, Méard et Durand, 2002 ; Ria et Durand, 2001 ; Ria, Saury, Sève et Durand, 2001 ; Ria, Sève, Saury, Theureau et Durand, 2003). La finalité de ce programme est de dévoiler le sens que les enseignants donnent à leurs premières expériences en classe pour définir les bases des dispositifs de leur formation initiale. Dans cette perspective, notre étude s’est attachée à décrire l’expérience de treize enseignants lors de dix-sept leçons d’éducation physique dans des établissements français.

La théorie sémiologique du cours d’expérience

Inspirée de la sémiotique de Peirce (1978), la théorie sémiologique du cours d’expérience (Theureau, 2000) permet de décrire la dynamique de l’activité selon le point de vue de l’acteur. Cette théorie repose sur deux présupposés principaux. Le premier est que l’activité est située, c’est-à-dire indissociable de l’environnement dans lequel elle prend forme. Elle émerge d’un effort d’adaptation aux contraintes d’un environnement dans lequel l’acteur puise des ressources pour agir (Hutchins, 1995 ; Lave, 1988 ; Norman, 1993). En conséquence, elle doit être étudiée in situ (Kirshner et Whitson, 1997 ; Suchman, 1987). Le deuxième est que l’activité est une construction de significations. Ces significations ne préexistent pas à l’activité, mais se construisent au fur et à mesure de celle-ci (Eco, 1988).

Le cours d’expérience est « l’activité d’un acteur déterminé, engagé dans un environnement physique et social déterminé et appartenant à une culture déterminée, activité qui est significative pour ce dernier, c’est-à-dire montrable, racontable et commentable par lui à tout instant de son déroulement à un observateur-interlocuteur » (Theureau et Jeffroy, 1994, p. 19). La définition de cet objet théorique est fondée sur le postulat selon lequel le niveau de l’activité qui est montrable, racontable et commentable par l’acteur (c’est-à-dire ce qui est significatif de son point de vue) peut donner lieu à des observations, descriptions et explications valides et utiles (Theureau, 1992). Ce niveau significatif de l’activité permet une « description symbolique acceptable » (Varela, 1989, p. 184) de la dynamique du couplage structurel d’un acteur avec sa situation, c’est-à-dire une description de son activité et des caractéristiques de sa situation de travail construite et reconstruite à chaque instant par lui selon les circonstances.

L’expérience émerge in situ de l’ensemble des interactions d’un acteur avec son environnement. Ces interactions sont asymétriques dans la mesure où l’acteur n’interagit qu’avec les caractéristiques du monde qui lui sont pertinentes en fonction de l’histoire de ses couplages. L’acteur crée son propre monde de significations (Varela, 1989). Son expérience est ainsi constituée du flux ininterrompu de ses actions, de ses émotions, de ses préoccupations, de ses attentes et des connaissances mobilisées et/ou construites dans l’action en fonction de ce qui fait signe pour lui selon son univers.

Lorsqu’un acteur est invité à expliciter son activité a posteriori, il la découpe, de manière spontanée, en unités d’activité significatives de son point de vue. Chaque unité d’activité est la manifestation d’un signe, dit hexadique (Theureau, 2000) dans la mesure où il est constitué de six composantes. Chacune des composantes se réfère à une catégorie particulière de l’expérience de l’acteur tout en étant indissociable des autres. Ces six composantes sont : l’unité élémentaire, le représentamen, les préoccupations, l’actualité potentielle, le référentiel et l’interprétant. L’identification des composantes de ces signes discrétisés permet ensuite de reconstituer la dynamique plus globale de l’expérience de l’acteur dans sa situation de travail.

Méthode

Participants

Les participants étaient treize enseignants volontaires stagiaires (professeurs des lycées et collèges en deuxième année), effectuant leur année préprofessionnelle en tant que lauréats du concours du professorat d’éducation physique. Ces enseignants prenaient en charge des classes en responsabilité et avaient, au moment de l’étude, une expérience cumulée d’enseignement de trois à six mois correspondant à des stages vécus au cours de leurs précédentes années universitaires[2].

Recueil des données

Dix-sept leçons d’éducation physique se déroulant avec des élèves âgés de douze à dix-huit ans ont été observées dans des collèges et des lycées du centre de la France non classés comme établissements difficiles. Aucun conflit entre élèves ou entre l’enseignant et un élève n’a été observé au cours des dix-sept leçons. Sept spécialités sportives différentes ont été enseignées. Les enseignants débutants ont été observés lorsqu’ils intervenaient sur des disciplines sportives pour lesquelles ils n’étaient pas spécialistes[3] (disciplines non choisies lors de leur concours de recrutement et non pratiquées à titre personnel).

Deux catégories de données ont été recueillies : a) des données d’observation et d’enregistrement pendant l’action : l’enregistrement vidéo de l’action des enseignants et des élèves, b) des données d’autoconfrontation a posteriori : l’autoestimation des états affectifs des enseignants, sur une échelle analogique d’évaluation des états affectifs en sept points à partir du visionnement de l’enregistrement vidéo, et l’enregistrement de leurs verbalisations lors d’un entretien d’autoconfrontation.

L’échelle d’estimation des états affectifs (échelle EEA) a permis aux enseignants d’exprimer globalement le caractère positif ou négatif de leur expérience en classe (Ria et al., 2003)La fluctuation de leur estimation traduit la dimension fondamentale d’adaptation de l’activité humaine recherchant des états positifs, agréables, confortables et anticipant ou évitant les situations négatives, désagréables ou inconfortables. L’échelle EEA est constituée de sept points allant de +3 (très agréable, très confortable) à -3 (très désagréable, très inconfortable). Les enseignants ont estimé de façon synthétique le caractère positif ou négatif de leur expérience en classe immédiatement après la leçon en visionnant la vidéo. Ils pouvaient estimer leurs états affectifs à tout instant et modifier les valeurs sur l’échelle EEA sans avoir à les justifier ni recourir à des analyses.

Au cours du même visionnement de l’enregistrement vidéo et immédiatement après l’autoestimation de leurs états affectifs, les enseignants étaient invités à décrire et à commenter leur activité en classe. Les enseignants et le chercheur pouvaient arrêter le défilement de la bande vidéo et revenir en arrière. Les relances effectuées par le chercheur ne concernaient pas toutes les actions réalisées, mais portaient sur les actions qui avaient été significatives et, par conséquent, décrites et commentées par les enseignants et sur des événements à propos desquels le chercheur souhaitait obtenir des informations complémentaires. Elles portaient sur la description des actions et des événements, évitant les demandes d’interprétation et de justification (Theureau, 1992).

Traitement des données

Les verbalisations des enseignants et des élèves en classe ont été retranscrites verbatim, et leurs comportements ont été décrits. L’ensemble des verbalisations des entretiens d’autoconfrontation a été retranscrit verbatim.

L’identification des composantes des signes hexadiques

L’identification des composantes des signes hexadiques a été conduite à partir d’une analyse simultanée des comportements des enseignants en classe et de la retranscription de leur autoconfrontation, grâce au questionnement suivant.

L’unité élémentaire du cours d’expérience (U) est la fraction de l’activité qui est montrée, racontée ou commentée par l’acteur. Elle peut être une construction symbolique, une action (pratique ou de communication) ou une émotion. Elle a été identifiée par le questionnement suivant : Que fait l’enseignant(e) ? Que pense-t-il(elle) ? Que ressent-il(elle) ? (« Présente les consignes aux élèves en estimant que la gestion du temps lors de l’évaluation est difficile »).

Le représentamen (R) correspond à ce qui, dans la situation à l’instant t considéré, est pris en compte par l’acteur. Il peut être un jugement perceptif (« Je perçois ceci »), mnémonique (« Je me rappelle ceci ») ou proprioceptif (« Je fais ceci »). Il peut être un représentamen complexe constitué de plusieurs éléments significatifs. Il a été identifié par les questions suivantes : Quel est l’élément significatif dans la situation pour l’enseignant(e) ? Quel(s) élément(s) de la situation considère-t-il(elle) (« Les élèves sont assis ») ? Quel est l’élément rappelé, perçu ou interprété par celui-ci (celle-ci) ? (« Lors de la précédente séance avec cette classe, je n’ai pas eu le temps de faire tous les exercices »).

Les préoccupations (P) correspondent aux intérêts de l’acteur en fonction de son histoire. Elles sont les préoccupations saillantes à l’instant t en fonction de ce qui fait signe pour l’acteur, c’est-à-dire du représentamen. Elles ont été identifiées par le questionnement suivant : Quelles sont les préoccupations de l’enseignant(e) en lien avec l’élément (ou les éléments) pris en compte dans la situation ? (« Présenter les consignes aux élèves »).

L’actualité potentielle (A) est ce qui, compte tenu de ses préoccupations, est attendu par l’acteur dans la situation à l’instant t. Elle a été identifiée par les questions suivantes : Quelles sont les attentes de l’enseignant(e) à cet instant résultant de sa ou ses préoccupation(s) et de l’élément considéré dans la situation ? Quelle(s) modification(s) attend-il(elle) de sa situation de travail ? (« Attentes liées à la mise en action rapide des élèves »).

Le référentiel (S) correspond aux types appartenant à la culture de l’acteur qu’il peut mobiliser compte tenu de ses préoccupations et de ses attentes à l’instant t. Ces types constituent des éléments de connaissance issus des cours d’expérience passés. La notion de type est fondée sur l’hypothèse que, à l’instant considéré du cours d’expérience, la mise en oeuvre des connaissances issues du cours d’expérience passé s’effectue sur le mode de la typicité (Sève, Saury, Theureau et Durand, 2002 ; Theureau, 2000). Le référentiel exprime non pas l’ensemble des connaissances ou des types de l’acteur, mais celles qui sont effectivement mobilisées à l’instant t. Il a été identifié par le questionnement suivant : Quelles sont les connaissances mobilisées par l’enseignant(e) à l’instant t ? (« La présentation la plus claire possible des consignes aux élèves détermine la réussite d’une leçon »).

L’interprétant (I) correspond à la validation et à la construction de types à l’instant t. La validation d’un type consiste en la modification de sa plausibilité (Sève et al., 2002 ; Theureau, 2000). L’interprétant rend compte du fait que toute activité s’accompagne d’un apprentissage. Il a été identifié par le questionnement suivant : Quelles connaissances (in)valident ou construisent l’enseignant(e) à l’instant t ? (Validation du type : « Les élèves ne posent pas de questions à propos des consignes mêmes s’ils ne les ont pas comprises »).

L’analyse des composantes des signes hexadiques a été conduite pour chacun des dix-sept cours d’expérience des treize enseignants. Elle a permis de préciser les processus de construction de signification en action et, par conséquent, la dynamique pas à pas de leur expérience en classe.

L’identification du caractère typique de l’expérience

Quatre critères ont permis l’identification du caractère typique de l’expérience des enseignants.

  1. L’énonciation par les enseignants dans l’entretien d’autoconfrontation du caractère récurrent de leur expérience en classe (« Mes élèves sont en action… C’est frustrant à chaque fois, mais il faut que je les arrête » [Gaëlle, cours d’expérience n° 6]).

  2. La documentation des composantes des signes hexadiques relatifs à ces expériences récurrentes au sein d’un même cours d’expérience ( la documentation d’attentes indéterminées [Signe hexadique 1 - Tableau 1] ; la documentation de préoccupations concurrentielles [Signe hexadique 2 - Tableau 2] ; la documentation d’émotions contradictoires [Signe hexadique 3 - Tableau 3]).

  3. Une définition a priori de ces expériences récurrentes a été donnée pour favoriser l’accord inter-codeurs (un dilemme défini comme l’émergence de préoccupations concurrentielles ne pouvant se concrétiser simultanément).

  4. La fréquence d’occurrence de l’expérience au niveau d’un même cours d’expérience (Stéphanie a éprouvé neuf fois des préoccupations concurrentielles lors d’une même leçon [cours d’expérience n° 13]) ou au niveau des cours d’expérience de plusieurs enseignants (documentation d’attentes indéterminées pour treize cours d’expérience sur dix-sept).

Les critères de validité du traitement des données

Plusieurs procédures ont été utilisées pour garantir la validité du traitement des données. Premièrement, les transcriptions des données ont été présentées aux enseignants participant à la recherche pour s’assurer de l’authenticité de leurs commentaires, et pour leur permettre d’éventuelles modifications. Aucune modification majeure n’a été apportée par les enseignants après leur lecture des données. Deuxièmement, les signes hexadiques ont été documentés de façon indépendante par deux chercheurs. Ces deux chercheurs avaient une connaissance de l’enseignement en EPS et du cours d’expérience et avaient déjà codé des protocoles similaires. Leur agrément initial a été de 87 %. Chaque point de désaccord a été discuté de manière à atteindre un taux d’agrément de 100 %.

Résultats et discussion

Trois expériences typiques[4] ont été éprouvées de manière récurrente par les enseignants débutants. Elles se distinguent respectivement par leur caractère : a) indéterminé et anxiogène, b) contradictoire et c) exploratoire. Nous présentons leurs caractéristiques en les illustrant à partir d’extraits d’entretiens d’autoconfrontation de notre corpus, puis en décrivant un même cours d’expérience en s’appuyant sur la présentation de trois signes hexadiques.

Le caractère indéterminé et anxiogène de l’expérience des enseignants débutants en début de leçon

L’expérience des enseignants débutants est caractérisée en début de leçon, lors de la prise en main des élèves et de la présentation des premières consignes collectives, par des émotions désagréables et des attentes floues concernant le déroulement de leur leçon.

Les enseignants ont estimé de façon négative leur expérience en début de leçon en indiquant huit fois une valeur de -1 sur l’échelle EEA et six fois une valeur de -2 (82 % de valeurs négatives pour l’ensemble des dix-sept cours d’expérience). Ils ont affirmé être sur le qui-vive en évoquant des expériences négatives vécues précédemment avec ces mêmes élèves : « J’ai avec ces élèves un souvenir cuisant… Et l’on avait perdu dix minutes et pour moi pas mal d’énergie pour les recadrer ensuite » [Christophe, cours d’expérience n° 12. EEA = -1].

Les enseignants ont dit « être inquiets » par rapport au déroulement, difficilement prévisible, de leur leçon : « Le temps m’est compté parce que j’ai pas mal d’exercices dans la leçon… Cela m’inquiète… Plutôt par rapport au temps qui passe… » [Gaëlle, cours d’expérience n° 6. EEA = -1]. Bien qu’ils aient préparé scrupuleusement leur plan de leçon, leurs attentes en classe étaient floues et incertaines (pour treize cours d’expérience). Cette difficulté à anticiper le scénario possible de leur leçon concernait l’indétermination de leur propre action en classe : « Je vais mettre en place le matériel, je suis tendu, car je ne sais pas le temps que cela va prendre… » [Franck, cours d’expérience n° 5. EEA = -1], et celle des élèves : « C’est toujours pareil, ce moment de transition… Je ne sais pas combien de temps cela va prendre… Comment les élèves vont réagir » [Gaëlle, cours d’expérience n° 6. EEA = -2].

Ainsi, au début de la leçon, les enseignants débutants éprouvaient de l’anxiété, car ils estimaient que leur action et celle de leurs élèves pouvaient faire obstacle à leur projet. Cette anxiété était en rapport avec la conviction qu’une leçon est réussie lorsque son plan se réalise, conviction exprimée lors de quatorze entretiens d’autoconfrontation. De ce fait, dès que leurs élèves étaient en activité, ils en profitaient pour essayer d’anticiper, souvent sans succès, le scénario possible de la suite de leur leçon en adoptant des postures en trompe-l’oeil pour donner aux élèves l’illusion d’une surveillance étroite : « Là je fais semblant de surveiller leur activité, mais en fait je suis “ailleurs”… Je pense à la suite… À la façon de leur présenter la suite des consignes pour avancer dans ma leçon… » [Damien, cours d’expérience n° 4. EEA = 0].

L’expérience indéterminée de Fanny en début de leçon

L’expérience de Fanny illustre cette façon typique d’éprouver le début des leçons. Elle avait en charge depuis six mois une classe de sixième de 27 élèves, offrant un bon degré de coopération. Au cours de la troisième leçon d’un cycle de sept, elle travaillait simultanément avec deux autres enseignants d’éducation physique sur différents ateliers en gymnastique.

Fanny annonça aux élèves son projet de les évaluer pendant une durée limitée de 30 minutes sur deux des ateliers sur lesquels ils avaient travaillé au préalable. Elle se considérait dans l’obligation de réaliser les deux évaluations : « Là, c’est prévu sur ma feuille, donc je veux le faire… Je n’ai pas le choix de faire autrement… » Elle s’estimait inquiète quant à la gestion de la durée nécessaire à son projet : « Je ne sais pas combien de temps cela va me prendre pour les évaluer… » Elle reconnaissait manquer de repères : « C’est vraiment l’inconnu… Je n’arrive pas à me dire combien un élève prend de temps pour passer… Et, là je suis incapable de faire des calculs… » La seule solution à ses yeux était de présenter très rapidement les consignes pour préserver le plus de temps possible à ses deux évaluations.

L’incertitude temporelle pesait sur l’expérience de Fanny : « Ce temps, c’est vraiment une appréhension… » Elle indiqua la valeur de -1 sur l’échelle EEA et évoqua une expérience similaire avec cette classe : « Lors de la première situation d’évaluation [deux semaines auparavant], je me suis faite avoir par le temps, justement, car il y avait la moitié de la classe qui n’était pas évaluée à la fin de la séance… Je n’ai pas pu prendre en compte la deuxième évaluation… Je l’ai mal vécu… Donc, là je veux les évaluer sur les deux ateliers… » Fanny s’attendait à éprouver une nouvelle fois des difficultés : « Une fois cette évaluation lancée, je vais être totalement absorbée et, donc, je ne vais pas trop les regarder et cela va être à eux de remplir la fiche sans se tromper… Donc, j’essaye de leur dire ce qu’il faut qu’ils fassent pour qu’ils soient le plus calmes possible, qu’ils ne dérangent pas l’évaluation… » (Signe hexadique 1).

Tableau 1

Signe hexadique 1

Signe hexadique 1

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L’expérience de Fanny en classe était indéterminée dans la mesure où, bien que sachant ce qu’elle voulait évaluer, elle ne savait pas comment y parvenir. Ses attentes étaient vagues dans la mesure où elle éprouvait des difficultés à prévoir les comportements des élèves, mais aussi parce qu’elle ne possédait ni repères temporels, ni procédures pédagogiques efficaces pour mener à terme son projet. Ses attentes s’attachaient au souvenir d’une première expérience vécue de façon négative qui se prolongeait au sein de l’expérience présente. Ses émotions passées infiltraient son expérience présente.

Le caractère contradictoire de l’expérience des enseignants débutants

L’expérience des enseignants débutants est caractérisée par des préoccupations concurrentielles que ces derniers ne parviennent pas à concrétiser dans une même action et par l’épreuve d’émotions contradictoires.

Nos résultats montrent que les débutants ont éprouvé des dilemmes en fonction de ce qui leur était significatif dans leur situation d’enseignement, c’est-à-dire la préservation de leur plan de leçon et de l’action des élèves plus ou moins en conformité avec leurs attentes : « Je ne sais comment faire… Si je quitte les élèves quelques minutes pour mettre l’exercice suivant en place, ils vont s’arrêter de travailler, mais si je reste avec eux, je vais être complètement en retard par rapport à ma leçon… » [Damien, cours d’expérience n° 4]. Ils en éprouvaient des émotions négatives : « Je suis très mal à l’aise, car partagée entre les filles qui ne veulent rien faire et les garçons très agités » [Gaëlle, cours d’expérience n° 7. EEA = -2]. Lorsque les débutants éprouvaient des préoccupations concurrentielles, ils tentaient de les concrétiser simultanément. Mais ils abandonnaient quelques instants après l’une de leurs préoccupations en se focalisant uniquement sur celle jugée prioritaire à leurs yeux : « Je reste avec les garçons pour les contrôler… » [Gaëlle, cours d’expérience n° 7].

Les débutants éprouvaient des émotions contradictoires à la fois agréables et désagréables liées à leurs expériences passées et présentes. Ils étaient souvent simultanément rassurés et inquiets ou encore satisfaits et affectés. Par exemple, Christophe [cours d’expérience n° 12] a évoqué lors de l’entretien d’autoconfrontation être à la fois agacé et satisfait. Ses émotions contradictoires provenaient de la contrariété éprouvée lors de l’installation inefficace du matériel, et de la satisfaction de voir enfin les élèves en action. Des phénomènes d’hystérésis émotionnelle correspondant au prolongement au coeur de l’expérience présente d’émotions éprouvées précédemment peuvent expliquer l’émergence simultanée d’émotions à tonalité inverse. Le caractère agréable de l’expérience de Christophe était minimisé par le désagrément passé qui se prolongeait au sein de son expérience présente.

Par ailleurs, les débutants éprouvaient simultanément l’envie d’être conviviaux et l’obligation de conserver le contrôle de la classe : « Là, les élèves me font rire et pourtant il faut que je sévisse, que je me montre autoritaire, pourtant je n’en ai pas envie… » [Stéphanie, cours d’expérience n° 11]. Ces émotions contradictoires reflétaient leur difficulté à intervenir de façon constante devant les élèves. Ils regrettaient aussi le décalage entre l’image qu’ils estimaient donner d’eux-mêmes aux élèves et celle qu’ils souhaitaient leur donner, par exemple, celle d’être aussi efficaces que leurs collègues plus expérimentés.

Lorsque les enseignants débutants éprouvaient des émotions déplaisantes, soit ils modifiaient leur plan de leçon, soit ils le maintenaient pour ne pas compliquer encore davantage leur situation de travail. Dans les deux cas, ils tentaient de masquer leur trouble et de rester conviviaux avec les élèves : « Je suis vraiment agacée par la tournure des événements, mais je ne leur montre pas… » [Maud, cours d’expérience n° 1. EEA = -2].

Les enseignants enchaînaient dans l’action pour se sortir d’une situation embarrassante et se donner une ligne de conduite plus adéquate face aux élèves. Par exemple, Christophe a recompté ses élèves au moment même où il s’est estimé perturbé : « Je sais que je vais devoir modifier ma séance… Oui je suis perturbé… Je les recompte … Pourtant je sais combien ils sont … Je ne sais plus trop où j’en suis… » [Christophe, cours d’expérience n° 3. EEA = -2]. Finalement, que la tonalité émotionnelle de leur expérience soit agréable ou désagréable, les débutants tentaient de donner l’illusion de contrôler les élèves en dissimulant leurs émotions.

La fluctuation de l’expérience de Fanny au gré des circonstances

L’activité en classe de Fanny pourrait paraître fluide. En effet, aucun comportement n’indiquait les multiples conflits intérieurs exprimés lors de l’entretien d’autoconfrontation. Cinq minutes après la présentation des consignes d’évaluation, Fanny évalua les élèves au premier atelier de gymnastique. Bien qu’impassible devant eux, elle indiqua -2 sur l’échelle EEA et exprima le caractère conflictuel de son expérience en classe : « Les élèves sont en train de parler juste derrière moi… Ils sont “dans mes oreilles” et j’ai du mal à me concentrer… Avec eux, je n’ai pas vu l’action de celui qui passe… Ça commence à m’agacer ce brouhaha derrière moi [quelques bavardages], et il faut que je me concentre, que je regarde attentivement… Cela fait trop de choses… » (Signe hexadique 2).

Le dilemme de Fanny se caractérisait par l’émergence concomitante de préoccupations concurrentielles au sein de son expérience : l’impossibilité de se concentrer sur l’évaluation tout en surveillant les autres élèves. Elle réduisit son dilemme en tentant de se concentrer uniquement sur l’évaluation des élèves. Ce qui lui semblait possible dans la mesure où les autres élèves étaient calmes : « J’espère qu’ils vont être calmes jusqu’à la fin… Mais je ne sais pas bien comment ils vont réagir… »

Trois minutes plus tard, Fanny posa sa feuille d’évaluation et aida une élève qui ne parvenait pas à monter seule sur l’appareil gymnique sur lequel elle devait être évaluée. Elle exprima son indécision : « Là, je ne sais pas comment faire… Je suis aussi embêtée, car je me dis que s’il y en a d’autres qui demandent de l’aide… C’est une évaluation et jusqu’à présent je n’ai aidé personne… » Fanny évoquait ici son intention d’évaluer le plus équitablement l’ensemble des élèves. Et l’aide à l’élève en difficulté lui semblait en contradiction avec son souci d’équité.

Fanny regarda sa montre à plusieurs reprises tout en continuant de se montrer impassible devant les élèves : « Je cherche à savoir le temps qui me reste… Mais je ne parviens pas vraiment à faire le calcul… Ça reste flou… » Elle manipula ses fiches pour avoir une idée du nombre d’élèves restant à évaluer : « Je sens avec les doigts qu’il m’en reste encore beaucoup… Je vais manquer de temps… » Elle dit aux élèves : « Dépêchez-vous ! » Elle indiqua la valeur de -2 sur l’échelle EEA lors de l’entretien d’autoconfrontation.

Tableau 2

Signe hexadique 2

Signe hexadique 2

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L’évaluation des élèves au premier atelier s’acheva. Fanny fut soulagée, car elle savait que les élèves auraient au moins une note. Pourtant, elle indiqua -1 sur l’échelle EEA et reconnut éprouver en même temps des émotions contradictoires de soulagement et de crainte : « Soulagée mais tendue encore, car c’est toujours l’incertitude… Je reste inquiète par rapport au fait que je ne sais pas combien de temps je vais mettre pour le deuxième atelier » (Signe hexadique 3).

À la vingt-cinquième minute, Fanny prit conscience subitement du temps qu’il lui restait avant de renvoyer les élèves aux vestiaires : « Là, juste maintenant, je réalise en manipulant mes fiches que finalement il me reste plus de temps que prévu… Là, il faut ralentir ! Parce que je n’ai pas envie d’avoir du temps sans rien avoir à leur faire faire ou à leur dire… Donc je dois gagner du temps… » Elle tenta dès lors de ralentir l’activité des élèves : « Attendez deux secondes… », et sa propre activité : « Attends, je ne suis pas prête pour évaluer… » Elle permit à quelques élèves de recommencer l’exercice qu’ils ne parvenaient pas à réaliser correctement.

Fanny parvint au terme de sa seconde évaluation : « Je suis contente d’avoir réussi à faire cette deuxième évaluation… Je regarde ma montre pour savoir combien il me reste de temps… » Elle demanda aux élèves de s’asseoir de nouveau. Elle indiqua -1 sur l’échelle EEA et exprima son embarras : « Je suis débarrassée de l’évaluation mais inquiète pour gérer ces dernières minutes… Je leur demande de se rasseoir alors que je n’ai rien à leur dire… Je me dis que le temps qu’ils s’assoient de nouveau, il ne restera plus beaucoup de temps… »

Tableau 3

Signe hexadique 3

Signe hexadique 3

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Fanny resta debout et immobile face aux élèves assis. Elle regarda à plusieurs reprises en direction des autres groupes : « Je suis encore bloquée… Là, je n’ai plus rien à leur dire… Je gagne du temps… C’est long… » Elle indiqua -2 sur l’échelle EEA. Elle décida de leur présenter ce qu’ils feront en gymnastique en 5e. C’était un choix par défaut pour les occuper quelques secondes. Et au moment où elle commença à leur parler, elle vit les élèves des autres ateliers se lever : « Cette fois, c’est fini… Ouf ! Là, c’est un soulagement… Là, j’accélère mes commentaires… Ce n’est plus important… C’est l’heure ! » Fanny dit calmement aux élèves : « Allez ! Vous pouvez y aller ! » Elle indiqua +2 sur l’échelle EEA.

Le caractère exploratoire de l’expérience des enseignants débutants

L’expérience des enseignants débutants est exploratoire dans la mesure où elle est source de construction de connaissances dans l’action et d’évaluation de leur pertinence immédiate pour agir en classe.

Nos résultats ont montré que les débutants, lors des leçons :

  1. menaient une activité d’enquête, par exemple, relative à l’action des élèves : « J’essaye d’interpréter la façon dont elles ont dû jouer… Je suis en train de chercher… » [Maud, cours d’expérience n° 1] ; « Je regarde mes deux élèves « têtes de classe »… J’essaye de savoir s’ils vont aimer cette activité » [Stéphanie, cours d’expérience n° 11] ;

  2. validaient des connaissances antérieures, par exemple sur leurs dispositifs pédagogiques : « Là, c’est toujours difficile… Ce passage de la mise en place du matériel à l’échauffement des élèves… » [Gaëlle, cours d’expérience n° 6] ; ou sur les élèves : « C’est toujours pareil, les élèves acquiescent même quand ils n’ont pas compris les consignes… Et là, c’est le cas, elle vient me demander d’autres explications… » [Maggy, cours d’expérience n° 16] ;

  3. invalidaient des connaissances antérieures, par exemple relatives aux élèves : « Je suis vraiment étonné… Je ne pensais pas que ces élèves pouvaient avoir ce niveau-là… » [Christophe, cours d’expérience n° 3] ; ou relatives à l’efficacité d’un dispositif pédagogique : « Finalement, je m’aperçois que ce travail par atelier n’est pas très efficace… Je suis en train de penser que j’aurais dû faire autrement… » [Damien, cours d’expérience n° 10] ;

  4. construisaient de nouvelles connaissances, par exemple relatives à la façon d’intervenir en classe : « Je m’aperçois que le fait d’arrêter les élèves me permet d’économiser ma voix… Sinon je suis obligée de crier… » [Maggy, cours d’expérience n° 16].

Les débutants apprennent autant sur les dispositifs pédagogiques, les agissements des élèves, que sur eux-mêmes, notamment sur les émotions qu’ils éprouvaient de façon récurrente dans des situations similaires : l’anxiété du début des leçons, l’incertitude des transitions entre les exercices, la difficulté à mettre en action les élèves, etc. Ils apprennent également à user de stratégies pour masquer leurs émotions en produisant un jeu de pertinence sociale en trompe-l’oeil, en ménageant les apparences même s’ils se sentent parfois dépassés par les événements de la classe.

Le caractère exploratoire de l’expérience de Fanny

Lors de cette deuxième leçon d’évaluation, Fanny a construit de nouvelles connaissances tout en validant ou en invalidant d’autres connaissances construites antérieurement. Elle a appris à utiliser sa grille d’évaluation. Au premier atelier, elle avait éprouvé des difficultés à observer l’action des élèves tout en les évaluant selon différents critères d’observation de l’action : « Là, je suis incapable de mettre une note… Je suis embêtée… Je dois lui mettre une note sans l’avoir vue… » Fanny avait indiqué -1 sur l’échelle EEA. Elle a trouvé ensuite un moyen efficace pour éviter d’être prise au dépourvu : « Du coup, je change de façon de faire, je ne note plus rien, je laisse l’élève faire son exercice jusqu’au bout avant de mettre mes notes sur les différents critères… ». Les quelques minutes de répit en fin de leçon lui ont aussi permis d’améliorer sa façon d’évaluer : « Je réfléchis davantage sur les critères d’évaluation… » Fanny a appris également qu’un dispositif d’évaluation pose la question de l’équité de traitement entre les élèves.

Fanny avait échoué précédemment dans sa tentative d’évaluer les élèves sur deux ateliers. Forte de cette expérience, elle a réussi à éviter cet écueil. Toutefois, cette deuxième expérience a renforcé sa conviction, acquise précédemment, qu’il est difficile de se concentrer simultanément sur l’évaluation tout en surveillant les autres élèves. Elle a aussi appris qu’il est difficile de faire coïncider la fin d’un travail dont l’estimation de la durée lui échappait à la fin du cours et, par conséquent, qu’il est difficile d’occuper les élèves lorsque leur travail s’achève.

L’efficacité de Fanny repose sur une plus grande familiarité de sa part avec les spécificités d’une situation d’évaluation : le caractère éphémère de l’objet de l’évaluation (l’action des élèves), le nombre important de critères à évaluer simultanément pour une même action, la lourdeur du dispositif matériel, la mobilité potentielle des élèves dans un espace ouvert. Elle a aussi appris sur sa propre expérience en classe, de façon plus explicite lors de l’entretien d’autoconfrontation, en repérant des régularités dans la façon d’éprouver la gestion d’une échéance temporelle : « Finalement de courir après le temps ou d’avoir à en gagner, cela reste inconfortable… »

Discussion générale

La discussion s’articule en trois points. Le premier souligne l’apprentissage permanent des enseignants débutants en classe. Le second s’attache à leur façon typique d’éprouver et de gérer le temps en classe. Enfin, le troisième envisage l’utilité de la reconnaissance de ces expériences typiques en formation initiale.

L’apprentissage permanent des enseignants débutants en classe

Admettre le caractère situé et singulier de l’expérience implique de décrire dans le détail le vécu dont l’acteur a un mode de saisie subjectif, personnel et immanent à sa réalisation (Gal-Petitfaux et Durand, 2001). Dans cette perspective, l’étude des phénomènes vécus en classe et explicités a posteriori par les enseignants favorise la description de leurs émotions, préoccupations et connaissances ayant émergé dans l’action. Cependant, notre but est moins de rendre compte du caractère irréductible et singulier de toute expérience humaine que de repérer les contenus de signification typiques d’une même communauté professionnelle (Durand et al., 2002).

Nos résultats mettent en évidence la difficulté éprouvée par les enseignants débutants à appréhender le futur, à gérer la durée d’une leçon, à anticiper l’agissement des élèves, à envisager les moyens pour concrétiser leurs intentions éducatives. Ils nous incitent à penser que l’indétermination de leur expérience est liée principalement à leur manque de connaissances professionnelles, de procédures pédagogiques efficaces pour mener à terme leur projet. Pour Borko et Putman (1996), les débutants ne possèdent que trop rarement un répertoire de stratégies d’enseignement spécifiques et de connaissances sur les élèves. Leur façon d’explorer leur situation de travail traduit cette quête permanente de nouvelles connaissances pour intervenir plus efficacement. Berliner (1988) a souligné chez les débutants l’absence de routines pour interpréter les événements en classe et discerner ceux qui sont importants de ceux qui le sont moins. Dans ce sens, nos résultats montrent que les débutants manquent d’indices typiques ou d’éléments familiers au sein de leur situation de travail pour interpréter et anticiper les événements de la classe. À l’instar de Fanny, qui agit en classe pour éviter de nouvelles expériences désagréables, leurs premières expériences constituent des marqueurs émotionnels positifs ou négatifs orientant leur activité future. Dans cette perspective, les émotions des débutants ne sont pas les résidus conséquents de leurs actions en classe, mais des contenus significatifs positifs ou négatifs enrichissant leur répertoire de connaissances professionnelles (Ria et Chaliès, 2003).

Nos résultats décrivent la concomitance chez les débutants de préoccupations relatives à des interventions convaincantes et efficaces (maintenir l’ordre en classe) auprès des élèves tout en dissimulant les enquêtes, doutes, hésitations et émotions relatifs à leur apprentissage de la classe. Nous pourrions l’analyser avec Wildman, Niles, Magliaro et McLaughlin (1989) comme l’expression d’un double métier en classe : celui d’enseigner et celui d’apprendre à enseigner. Plutôt que de séparer en deux registres distincts leur activité professionnelle, nous considérons l’apprentissage comme le processus permanent d’adaptation de leur activité en classe : les débutants apprennent en enseignant plus qu’ils n’enseignent et apprennent séparément.

Dans cette perspective, les trois expérience typiques traduisent cette dynamique d’adaptation professionnelle et donc l’apprentissage permanent des enseignants débutants en classe : si l’indétermination de leur expérience génère de l’anxiété, elle favorise l’exploration de solutions nouvelles et donc l’apprentissage en classe. Des contradictions, des conflits émergent de cette adaptation au gré des circonstances qui sont notamment liés à la tension générée par l’activité donnée à voir et celle retenue, masquée devant les élèves ou traduisant encore leur conflit intérieur entre les émotions désagréables liées aux expériences précédentes et l’intention de les éviter.

La façon typique des débutants d’éprouver et de gérer le temps en classe

L’analyse des trois expériences typiques des enseignants débutants offre l’occasion de comprendre leur façon spécifique d’éprouver le temps en classe : ils évoquent en permanence une course-poursuite qu’ils n’ont pas la sensation de maîtriser. À ce titre, Fanny agit d’abord pour gagner du temps, puis ensuite pour en perdre : d’un rythme crescendo pour accélérer l’action des élèves, elle passe à un rythme decrescendo pour ralentir leur action. Que les débutants aient le sentiment d’en manquer ou d’en avoir trop, leur perception du temps affecte de manière négative leur expérience en classe.

Si le début et la fin de la leçon constituent des points de repère tangibles pour les débutants, la durée qui les sépare du terme de leur leçon reste difficilement matérialisable : les regards furtifs et répétitifs à leur montre, leurs tentatives de calcul en classe de la durée restant se révèlent souvent sans grand profit. Ils essayent de construire des repères plus concrets, comme Fanny qui estime la durée nécessaire pour la fin de son évaluation en palpant l’épaisseur du paquet de fiches lui restant sous les doigts.

La perception du temps n’émerge pas in abstracto, mais en fonction de repères temporels liés à des échéances subjectives (Varela, 1997). L’horizon temporel des débutants est borné par la fin de leur leçon. L’intention qui s’y rattache est liée à l’attente obsessionnelle de parvenir au terme de leur plan, devenant davantage une contrainte à respecter qu’une ressource pour l’action. Leur perception du temps en classe n’est pas alors vécue comme un défilement linéaire et objectif, mais comme un flux subjectif dont la texture complexe mêle des éléments de leur histoire avec la classe et la tension produite par le risque de ne pas aboutir à leur intention. Leur expérience en classe porte l’empreinte émotionnelle de leurs expériences passées, mais est aussi marquée par la pesanteur anxiogène de la fin imminente de la leçon. C’est pour cette raison que les débutants vivent parfois « moins au présent » avec les élèves qu’avec les souvenirs de ces mêmes élèves et avec ce qu’ils espèrent leur voir réaliser dans un avenir proche. C’est aussi pour cela qu’ils usent de stratégies de surveillance pour anticiper sans cesse l’organisation de la suite de leur leçon, et qu’ils interrompent les élèves au moment même où ces derniers commencent à travailler. Leur présent constitue alors une entrave à leur avenir, et chaque action discrète d’interaction en classe est interprétée selon cet horizon temporel plus large.

L’expérience au présent des enseignants débutants se caractérise ainsi davantage par son adhérence à des préoccupations passées et par la projection incessante de préoccupations futures difficilement concrétisables. En d’autres termes, le passé et l’avenir participent sans cesse au volume de leur expérience présente et à sa tonalité émotionnelle, ce qui explique en partie le caractère contradictoire, conflictuel de leur expérience en classe.

La reconnaissance en formation initiale des expériences typiques des débutants en classe

Feiman-Nemser (1998) s’interroge sur la nécessité de se centrer sur ce que sont les enseignants débutants et sur leurs besoins pour définir les bases d’un dispositif d’aide en formation initiale. Nous sommes convaincus que la description de l’expérience professionnelle au plus proche des phénomènes vécus est essentielle pour comprendre l’accomplissement de leur expérience en classe.

Cette conviction repose sur deux arguments. Le premier concerne la nécessité d’adopter un double point de vue pour comprendre l’activité des débutants : une observation accompagnée de l’explicitation de leur action. En effet, l’observation ne peut permettre de comprendre la dynamique de leur expérience. À ce titre, l’expérience de Fanny est riche en indéterminations, conflits, contradictions au gré des circonstances de la classe. Elle répond à une adaptation dont la pertinence est à saisir de son point de vue. De plus, l’épaisseur, la tonalité de l’expérience de Fanny en classe sont difficiles à déceler dans la mesure où elle minimise ou dissimule en permanence en classe la façon dont elle perçoit et interprète son activité.

Le second argument concerne la faible utilité d’une comparaison systématique entre l’expérience des débutants en classe et celle des enseignants chevronnés. Les uns et les autres ne perçoivent pas les situations d’enseignement de la même façon. Ils vivent dans deux mondes différents : les premiers tentent de s’adapter en permanence à des situations nouvelles fortement imprévisibles en masquant leurs surprises et leurs émotions ; les seconds agissent dans un environnement familier en repérant les indices typiques de situations déjà vécues et en mobilisant à tout instant des connaissances construites antérieurement.

La reconnaissance de ces trois expériences typiques des enseignants débutants participe à la constitution d’un dispositif d’aide en formation initiale basé sur la compréhension et l’analyse de l’expérience professionnelle. Deux axes principaux d’organisation peuvent caractériser ce dispositif.

Le premier consiste à retenir l’action en classe comme le support privilégié à l’explicitation de sa propre expérience. L’enjeu est de montrer, raconter et commenter ce qui, par essence, est intime et singulier. L’effort d’explicitation favorise la prise de conscience des préoccupations, des émotions et des connaissances éprouvées et mobilisées implicitement dans l’action.

Le second tend à favoriser le partage de l’expérience. Avec l’accord des enseignants observés, leurs cours d’expérience deviennent les matériaux de réflexion et de transformation potentielle d’enseignants en formation qui reconnaîtront dans l’expérience d’autrui des éléments typiques de leur propre expérience en classe. La reconnaissance de ces traits typiques favorise la déculpabilisation des enseignants en début de carrière, qui reconnaissent chez autrui leurs propres tâtonnements, puis l’ouverture des possibles de leur activité future par une réflexion collective sur les procédures d’intervention en classe.